2004-2014 : bilan d'une décennie d'élargissements

Élargissements et frontières

Gilles Lepesant

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28 avril 2014
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Lepesant Gilles

Gilles Lepesant

Directeur de recherche au CNRS (Géographie-Cités). Auteur de Géographie économique de l'Europe centrale, Presses de Sciences Po, 2011

2004-2014 : bilan d'une décennie d'élargissements

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En 1989 comme en 1918, l'Europe centrale a vu s'ouvrir une période favorable à la recomposition de la carte politique sur les ruines d'empires défaits. En 1918, le processus avait été interrompu à cause à la fois de l'instrumentalisation des minorités présentes dans les États nouveaux, des conséquences sociales, économiques et politiques de la crise de 1929 et du refus de l'Allemagne d'accepter les règlements territoriaux de l'après-guerre.

 

Fait marquant par rapport à 1918, la recomposition post-1989 s'est effectuée dans un cadre européen. La rencontre entre une demande d'Europe et le modèle économique et politique de l'Union européenne a permis, sauf dans le cas yougoslave, d'organiser une transition pacifique. L'Europe centrale a ainsi eu en 1989 l'opportunité de se départir d'une position géostratégique d'entre-deux, de concilier une fragmentation politique demandée par les nations et un grand marché nécessaire au développement économique.

 

Au final, l'Union européenne a changé de physionomie. À la suite des élargissements de 2004, 2007 et 2013, le nombre des États membres a quasiment doublé (passant de 15 à 28) au gré d'une politique fondée sur des critères (définis lors du Conseil européen de Copenhague de 2004), une assistance massive, une libéralisation asymétrique des échanges et une reprise échelonnée dans le temps de l'acquis communautaire.

 

1. Une nouvelle géographie économique de l'Union européenne

 

"La notion même de solidarité en Europe, entre l'Est et l'Ouest, entre les riches et les pauvres, entre les anciens et les nouveaux États membres est posée. Les réussites des trente dernières années, du marché intérieur à l'euro en passant par l'élargissement vont être mises à l'épreuve comme elles ne l'ont jamais été"[2]. Posé dès les débuts de la crise financière en 2008 par D. Miliband, alors ministre des Affaires étrangères britannique, ce diagnostic s'est en grande partie vérifié les années suivantes.

 

L'Europe centrale fut au centre des débats au début de la crise en raison des difficultés financières rencontrées par certains États baltes et par la Hongrie. "L'Europe centrale est l'homme malade des marchés émergents" écrivait l'économiste Nouriel Roubini[3]. Quel état des lieux dresser en 2014 ? La crise a stoppé momentanément le processus de convergence. En 2009, tous les nouveaux États membres (à l'exception de la Pologne) ont connu une croissance inférieure à celle de l'Union européenne, en raison d'un reflux massif des capitaux étrangers et de la dépendance des économies concernées à l'égard des exportations.

 

Source : Eurostat

 

Néanmoins, dès 2010 plusieurs d'entre eux connaissaient une meilleure conjoncture et en 2011 un seul État enregistrait un taux de croissance inférieur à celui de l'UE.

 

Source : Eurostat

 

Sur la période 1990-2012, la convergence est avérée même si l'Europe centrale est plus que jamais diverse. Le processus d'adhésion a permis aux pays d'Europe centrale de gagner en stabilité et d'importer un cadre législatif familier à la plupart des investisseurs étrangers par ailleurs attirés par des coûts du travail modestes. Si dans les années 90, l'Europe centrale resta peu attractive, le stock des investissements directs étrangers y tripla entre 1998 et 2004 et la tendance s'est poursuivie jusqu'à la crise en 2009. Par habitant, les flux à destination de l'Europe centrale ont dépassé ceux destinés à d'autres pays émergents tels que le Brésil, le Mexique ou la Chine[4].

 

Source : Eurostat

 

Par rapport aux voisins orientaux, le choix européen affiché à la chute du communisme a payé comme en témoignent les progrès accomplis respectivement par les pays d'Europe centrale et par l'Ukraine.

 

Source : Banque mondiale

 

En 1990, les PIB/habitant de la Pologne et de l'Ukraine étaient similaires. Deux décennies plus tard, le rapport était de 1 à 4 entre les deux pays. Par rapport aux pays du sud de l'Europe, certains États ayant adhéré en 2004 ont atteint, voire dépassé, en 2012 la Grèce et le Portugal. En somme, une nouvelle géographie économique européenne est apparue dont la mise en place a été accélérée par la crise.

 

L'une des craintes affichées au sujet des pays d'Europe centrale à la veille de leur adhésion concernait leur capacité à intégrer et à mettre en œuvre l'acquis communautaire. Selon le Tableau d'affichage du marché unique dressé par la Commission européenne[5],  la moitié des pays les plus vertueux en la matière étaient en 2012 des pays d'Europe centrale tandis qu'un seul d'entre eux (la Pologne) figurait parmi les 10 pays connaissant le plus grand nombre d'infractions.

 

Le processus d'intégration à l'Union européenne a donné lieu à une franche réorientation des échanges, l'Union européenne et notamment l'Allemagne devenant le principal partenaire commercial à la suite de la dislocation du bloc communiste. Depuis les années 2010, une double évolution apparaît. La Russie renforce sa présence en raison d'une hausse des investissements opérés dans la région et d'une intensification des échanges - il est vrai encore largement dominés par les livraisons d'hydrocarbures. Les exportations des pays d'Europe centrale vers la Russie ont été multipliées par 5 entre 2004 et 2011 (6,6 milliards $ à 30,5 milliards tandis que les importations passaient de 21 à 66 milliards)[6]. Au total, la part de la Russie dans les exportations de l'Europe centrale s'est maintenue à un niveau proche de celui de 1993 (5% contre 6% après 2,5% en 2004). La situation varie néanmoins d'un pays à l'autre, la part de la Russie étant significative dans le cas des États baltes (16%) tandis qu'en Roumanie elle ne dépasse pas 2%. La part de la région dans les échanges de la Russie s'est également stabilisée. Elle s'élevait à 12% des exportations et à 9% des importations de la Russie en 2012[7]. Néanmoins, la place des hydrocarbures est si importante que seuls 2 pays ont pu dégager des excédents commerciaux avec la Russie au cours des années passées (l'Estonie et la Lettonie)

 

Par ailleurs, certains pays d'Asie comme la Corée du Sud et le Japon avaient renforcé leur présence dès les années 90. Apparue plus tardivement, la Chine s'impose peu à peu comme un partenaire majeur. Certes, les investissements chinois à l'étranger n'ont pas dépassé 1 milliard $ par an entre 2004 et 2008 mais ils ont atteint 3 milliards en 2009 et en 2010 puis environ 10 milliards en 2011. Cette évolution s'inscrit dans la stratégie chinoise d'internationalisation du "Zou Chu Qu"[8] qui vise l'accès à des technologies, à des marques, à des ressources naturelles et participe d'une diversification des réserves de change[9]. L'objectif chinois a été formulé par le Premier ministre lors d'un déplacement en Pologne en 2012 : doubler les échanges avec l'Europe centrale et orientale d'ici à 2015. En 2012, la Chine était le 3e importateur en Pologne (pour un montant plus de deux fois supérieur au montant des biens importés de France).

 

Point ultime de l'intégration, l'adhésion à la zone euro est inscrite dans les Traités d'adhésion que tous les nouveaux États membres ont signé. Depuis 2004, 4 pays d'Europe centrale y ont adhéré (Slovénie, Slovaquie, Estonie, Lettonie) et aucun des États ayant adhéré en 2004 et en 2007 ne connaissait en 2013 un déficit ou un endettement équivalents à ceux de la France (à l'exception de la Croatie pour ce qui concerne le déficit). Compte tenu des attentes des populations et des besoins d'investissement, cette performance n'est pas anodine et explique que la zone euro ait poursuivi son expansion. Certains nouveaux États membres ont consenti des efforts inédits. Ainsi, la crise dégrada fortement les finances publiques des États baltes, lesquels optèrent pour l'austérité avec un soutien financier substantiel de l'Union européenne et du FMI. La Lettonie retrouva dès 2012 son PIB d'avant la crise. 7 ans après avoir connu un déficit de 22%, elle entrait dans la zone euro le 1er janvier2014. Dans plusieurs pays de la région, l'opportunité d'adhérer à l'euro fait néanmoins débat, le souhait d'être partie intégrante du " cœur " du projet européen s'opposant à des arguments eurosceptiques ou aux craintes relatives à l'état de préparation des économies. En Pologne, Marek Belka, directeur de la Banque centrale, a ainsi mis en garde contre une adhésion prématurée à la zone euro[10], le pays ne s'étant pas encore affranchi d'un modèle de développement fondé sur la compétitivité-prix. A l'inverse, les partisans d'une intégration rapide à l'union monétaire invoquent la pression forte que celle-ci exercerait en faveur d'une montée en gamme rapide des économies. Or, cette dernière est précisément le défi de l'Europe centrale pour les années à venir.

 

2.10 ans après l'adhésion, quel modèle de développement ?

 

Si la crise n'a pas remis en cause le processus de convergence de l'Europe centrale, elle a néanmoins réactivé les questions qui se posaient à propos de son modèle de développement. Ce dernier repose sur une main d'œuvre de qualité sur le plan technique, sur une population jeune, sur une attractivité fiscale, sur des salaires modestes, sur une législation sociale flexible, sur une souveraineté monétaire encore préservée (dans certains cas) et sur la proximité géographique. Or, certains de ses atouts, notamment l'atout démographique, sont appelés à disparaître peu à peu.

 

À ce jour, l'Europe centrale a la population la plus jeune d'Europe mais elle fait l'objet des prévisions les plus pessimistes pour la période 2008-2060. Plusieurs pays enregistreront au cours de cette période une forte diminution de leur population, notamment la Bulgarie (-18%), la Lettonie (-26%), la Lituanie (-24%), la Roumanie (-21%) et la Pologne (-18%)[11]. Cette dernière devrait compter 31 millions d'habitants en 2060 contre 38 millions en 2008. Corollaire de cette évolution, le taux de dépendance dans les nouveaux États membres devrait augmenter sensiblement. Cette évolution résulte principalement d'une chute de la natalité depuis la fin des années 80, à laquelle s'ajoutent des départs souvent définitifs.

 

Entre 1998 et 2013, l'Estonie a perdu 7% de sa population. Entre 2001 et 2012, la population de la Lettonie s'est réduite de 7,6%, celle de Lituanie de 10,1% (semblable scénario dans le cas de l'Espagne aurait correspondu à la perte de 11 millions d'habitants)[12]. Adapter les systèmes de retraite, s'ouvrir à l'immigration, créer les conditions d'un regain de la natalité : autant de défis inédits qui seront ceux de l'Europe centrale au cours des années à venir.

 

Autre défi : organiser un modèle de développement qui ne repose plus sur la seule compétitivité-prix. Le coût du travail devrait rester durablement inférieur à celui de l'Europe occidentale. Il oscille à ce jour entre 30 et 35 € en Europe occidentale, 5 et 7 € en Pologne et en Hongrie. La productivité augmentant faiblement, le coût unitaire du travail a en réalité fortement augmenté jusqu'à la crise. Pour ne pas être confinés au statut de pays à revenu intermédiaire, les pays d'Europe centrale doivent accroître leur productivité et investir dans l'innovation. Or, sur ce plan, les dépenses publiques et privées en R&D rapportées au PIB sont parmi les plus faibles de l'Union européenne et les brevets déposés sont peu nombreux (8 pour 1 million d'habitant en 2010 en Pologne, 109 dans l'UE). Pour autant, les investissements étrangers opérés dans l'industrie manufacturière (peu à peu relayés par le développement du secteur tertiaire), même lorsqu'ils ne s'accompagnent pas d'implantations de centres de R&D, fournissent une contribution non négligeable à l'acquisition de nouveaux savoir-faire. Le fait que la région soit devenue la base arrière de l'industrie automobile européenne (à l'instar de la péninsule ibérique dans les années 80) a ainsi étoffé les compétences de la région dans ce secteur, au risque de créer une dépendance périlleuse à l'heure où le marché européen apparaît saturé.

 

Quel rôle peut jouer la politique de cohésion dans cette nécessaire montée en gamme ? Pour la période 2014-2020, 40% des fonds européens (d'un montant total de 351 milliards €) seront destinés à l'Europe centrale. Pensée à l'origine pour accompagner la mise en œuvre du marché intérieur, la politique régionale apparaît de plus en plus comme un facteur nécessaire à la réussite de l'Union monétaire. Cette dernière prive en effet les pays souffrant d'un déficit de compétitivité du recours récurrent à la dévaluation. En outre, l'intégration des marchés ayant devancé l'intégration des politiques, l'euro ne dispose pas des mécanismes d'ajustement caractéristiques d'un État fédéral. Dans ce contexte, les fonds alloués au titre de la politique de cohésion sont de nature à transformer la structure des économies à condition qu'ils ne se réduisent pas à une politique d'équipement.

 

De ce point de vue, le fait que les " anciens " pays de l'UE les plus affectés par la crise aient été les principaux bénéficiaires de la politique de cohésion depuis leur adhésion confirme la nécessité d'accompagner la perception des fonds européens de politiques favorables à l'innovation et à l'éducation. Sans pouvoir empêcher la formation d'une bulle immobilière, l'Irlande avait initié des mesures pour stimuler l'innovation et fonder un développement endogène sur la base d'investissements étrangers importants. L'Europe centrale est de nos jours confrontée au même défi.

 

3. Les défis politiques et sociaux de l'élargissement

 

En Europe centrale, l'irruption de forces populistes ne saurait surprendre en raison des efforts exigés de la part de la population depuis les débuts de la transition et des fractures politiques héritées de la période communiste. En Pologne, le parti eurosceptique PiS (Droit et Justice) accéda ainsi au pouvoir en 2005 en arguant que le renouvellement des élites restait inachevé et en exploitant les difficultés des groupes sociaux et des régions les plus désavantagés par la transition. Le populisme a également connu des succès en Slovaquie et surtout en Hongrie, sur fond d'un sentiment d'injustice historique et de la crise économique. Le 1er janvier 2012, une nouvelle "  Loi fondamentale" et plusieurs lois organiques controversées y entrèrent en vigueur. Dans un tel cas de figure, la Commission ne dispose plus des moyens qu'elle peut faire valoir au cours des négociations d'adhésion. Elle peut user du large éventail de ses compétences pour lancer des procédures d'infraction (3 ont été mises en œuvre contre la Hongrie)[13] ou recourir à l'Article 7 qui prévoit une suspension des droits de vote d'un État fautif. Face à la difficulté de recourir à cette ultime disposition, la Commission a adopté en mars 2014 un dispositif d'alerte susceptible d'être déclenché face à tout pays suspecté de ne pas respecter l'État de droit. En outre, un " mécanisme de coopération et de vérification " a été institué lors des adhésions en 2007 de la Roumanie et de la Bulgarie afin d'évaluer leurs progrès dans le domaine judiciaire et dans la lutte contre la criminalité organisée et la corruption. S'agissant de cette dernière, 8 des 15 États les plus vertueux dans le monde sont des pays européens mais aucun pays d'Europe centrale ne figure parmi eux[14].

 

Dans la partie occidentale, l'élargissement a été souvent perçu à travers les thèmes des délocalisations et de l'immigration. S'agissant des délocalisations, rien n'indique que ces dernières aient été à l'origine d'un nombre significatif de destructions d'emplois. Selon une étude de l'INSEE de 2007[15], les délocalisations (déplacements vers l'étranger d'une activité existant précédemment en France) ont détruit entre 20 000 et 34 000 emplois par an entre 2000 et 2003. Néanmoins, peu de délocalisations ont concerné l'Europe centrale et les emplois détruits ne sont guère significatifs par rapport aux emplois créés parallèlement. Surtout, ces délocalisations sont à rapporter aux nouvelles opportunités que les économies européennes ont trouvées en Europe centrale pour y investir et y exporter. La France a ainsi disposé avec l'Europe centrale d'une des rares régions avec lesquelles son commerce extérieur a été excédentaire depuis les débuts de la transition et elle figure parmi les premiers investisseurs étrangers.

 

S'agissant de l'immigration, les Traités d'adhésion de 2004 et de 2007 avaient prévu des périodes transitoires résumées à travers la formule 2+3+2. Les deux premières années suivant l'élargissement, les "anciens" États membres étaient autorisés à restreindre l'accès à leur marché du travail. Pour les trois années suivantes, cette mesure pouvait être prolongée après notification à la Commission européenne. Au cours des deux années suivantes, les restrictions n'étaient possibles qu'en cas de risque significatif de déstabilisation du marché du travail. 3 États, l'Irlande, le Royaume-Uni, la Suède ne sollicitèrent aucune période transitoire et seules l'Allemagne et l'Autriche exploitèrent la période transitoire maximale de 7 ans. Au final, le Royaume-Uni connut l'une des plus importantes vagues migratoires de son histoire (plus de 560 000 arrivées sur le marché du travail entre mai 2004 et mai 2006). Depuis, les arrivées se sont poursuivies à un rythme moins élevé pour atteindre un total d'environ 1,5 million de personnes[16]. Différentes études ont conclu que ces arrivées avaient eu un impact dépressif faible sur les salaires (et uniquement sur les salaires les moins élevés) et un impact positif sur l'économie du pays.

 

Fait marquant : la crise a provoqué le retour d'une partie des migrants mais n'a pas empêché de nouvelles arrivées, au profit notamment du secteur agricole. L'ouverture des marchés du travail des autres États membres a néanmoins contribué à réorienter les flux, notamment vers l'Allemagne qui attira également des populations du sud de l'Europe après la crise de 2008. En 2012, l'Allemagne a au final accueilli davantage d'immigrés qu'au cours des 17 années précédentes (1,08 million de personnes). Si le flux a concerné en priorité les pays d'Europe centrale, notamment de Pologne (176 000), de Roumanie (116 000), de Bulgarie (59 000), les contingents ayant connu les plus fortes hausses furent les Espagnols, les Grecs et les Italiens. Dans les cas de la Roumanie et de la Bulgarie, 9 États membres demandèrent la période transitoire la plus longue (jusqu'à la fin de 2013), parmi lesquels le Royaume-Uni. Après avoir sous-estimé les arrivées d'immigrants en 2004, ce dernier s'inquiéta d'une nouvelle vague massive.

 

Face à la difficulté de remettre en cause la liberté de circulation, l'une des quatre libertés qui fondent le projet européen, le débat s'est porté sur la question des travailleurs détachés[17]. Des abus ont en effet été médiatisés au Royaume-Uni comme en Allemagne  et en France, ces 2 derniers pays accueillant le plus grand nombre de travailleurs détachés en Europe. En mars 2014, un accord fut trouvé entre la présidence grecque du Conseil et le Parlement européen pour encadrer les pratiques en la matière et amender une directive datant de 1996[18], elle-même destinée à l'époque à réguler les flux de travailleurs consécutifs à l'adhésion de l'Espagne et du Portugal.

 

Bien que corroborés par aucune étude, les effets supposés néfastes de l'ouverture des marchés du travail ainsi que les délocalisations ont contribué à dénaturer le sens des élargissements, par ailleurs peu défendus par les "anciens" États-membres. L'une des principales lacunes de la stratégie d'élargissement semble ainsi d'avoir été peu explicitée. Les acteurs politiques favorables à un repli sur soi des États ont pu en conséquence pointer les risques migratoires et les conséquences sur l'emploi des délocalisations. La crise a naturellement amplifié les appréhensions des opinions publiques. Si fin 2008, 36% des citoyens européens s'opposaient à tout nouvel élargissement, ce pourcentage monta à 53% en 2013 tandis que 37% des citoyens se déclaraient favorables à de nouvelles adhésions[19]. Les pays ouest-européens étaient en 2013 les plus opposés à de nouvelles adhésions (60%) tandis que les États entrés le plus récemment approuvaient de nouveaux élargissements (à hauteur de 71% en Pologne). Les pays les plus hostiles étaient des États contributeurs (Allemagne, France, Finlande) et les pays les moins désirés étaient la Turquie, le Kosovo, l'Albanie tandis que les pays disposant du soutien le plus large (Suisse, Islande, Norvège) étaient des pays peu enclins à adhérer à brève échéance.

 

4. Vers la fin de la politique d'élargissement ?

 

L'adhésion de la Croatie le 1er juillet 2013 laisse à penser que la politique d'élargissement se poursuit d'autant que les négociations d'adhésion avec la Serbie ont débuté en janvier 2014. Dans les faits, les progrès sont lents et l'élargissement n'est plus un volet majeur de la politique européenne d'autant que l'Union européenne insiste plus que jamais sur le respect de l'État de droit et sur les capacités administratives des États candidats. Le succès des négociations avec la Serbie reste suspendu au statut du Kosovo que 5 États membres ne reconnaissent toujours pas. Avec le Monténégro, les négociations ont débuté en 2012. Avec la Turquie, 3 chapitres seulement ont été ouverts depuis le lancement des négociations (en 2005) et 8 chapitres sont écartés des négociations en raison du refus de la Turquie d'appliquer le protocole d'Ankara[20]. La Macédoine (ARYM) bénéficie d'une recommandation de la Commission favorable à l'ouverture de négociations d'adhésion mais le désaccord avec la Grèce sur son nom a empêché l'ouverture des négociations. La Commission recommanda en 2012 l'octroi du statut de pays-candidat à l'Albanie, une proposition refusée par le Conseil en décembre 2013. La Bosnie-Herzégovine a peu progressé, les rivalités ethniques et le morcellement des structures politiques empêchant une vision partagée de l'avenir du pays.

 

Depuis 2004, l'Union européenne a par ailleurs proposé aux pays limitrophes une politique de voisinage (PEV) axée sur un dialogue politique et un renforcement des liens économiques avec l'Union qui est d'ores et déjà le premier partenaire commercial d'une grande partie de ses voisins. Déclinée par la Russie, l'offre européenne a été précisée à travers l'Union pour la Méditerranée (UpM) en 2008 puis par le Partenariat oriental en 2009 et s'est traduite par la négociation d'accords d'association.

 

À l'origine, la Commission voyait dans la politique de voisinage la possibilité de créer un vaste marché paneuropéen bénéficiant des quatre libertés du marché intérieur sans que la question d'élargissements ultérieurs ne soit tranchée. Cette perspective n'a pas été retenue par les États membres mais elle demeure sous-jacente aux initiatives prises. En effet, les accords de libre-échange approfondis et complets (ALEAC) qui constituent le cœur des accords d'association ne se limitent pas à une réduction asymétrique et progressive des droits de douane. Ils prévoient également une reprise par les partenaires d'une partie de l'acquis communautaire. Cette politique ne saurait pour autant être perçue comme un prolongement de la stratégie d'élargissement. D'une part, les pays partenaires ont pour la plupart un niveau de développement inférieur à celui des pays d'Europe centrale, et sont confrontés à des États de droit défaillants et à des conflits internes ou frontaliers (à l'exception de la Biélorussie). D'autre part, l'Union propose une offre certes ambitieuse (l'accord d'association avec l'Ukraine prévoit sur 1000 pages la reprise de nombreuses directives) mais dépourvue d'une perspective d'adhésion explicite et d'une assistance (12 milliards € pour 2007-2013) comparable à celle des fonds de préadhésion. Il reste que cette offre, accompagnée de partenariats pour la mobilité, est de nature à élargir le périmètre d'une partie du marché intérieur dès lors que les pays voisins adopteront les politiques d'accompagnement nécessaires.

 

En septembre 2013, l'Arménie renonça à signer cet accord à la suite de pressions russes susceptibles d'affecter sa sécurité dans le contexte du contentieux qui l'oppose à l'Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh. Fin novembre 2013, l'Ukraine a décliné l'offre européenne provoquant en retour d'importantes manifestations violemment réprimées. À  la suite du départ de Viktor Ianoukovitch, elle en a signé l'accord politique le 21 mars 2014. le 16 mars, la Crimée a sollicité son rattachement à la Russie qui l'a entériné au mépris du droit international. Après la Moldavie et la Géorgie, l'Ukraine est ainsi devenue le troisième pays à perdre le contrôle d'une partie de son territoire sous l'effet de mouvements irrédentistes soutenus par le Kremlin.

 

À court terme, les conséquences du rattachement de la Crimée à la Russie entérinée par la Douma ne sont pas anodines : la Roumanie partage de nouveau une frontière avec la Russie, la cohésion des États membres est mise à l'épreuve (l'Europe centrale abritant à la fois les plus fermes et les plus indulgents d'entre eux à l'égard de la Russie) et l'initiative russe rend de facto impossible toute adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. La décision russe risque en outre de relancer le débat sur l'intangibilité des frontières en Europe, un thème provisoirement occulté depuis les guerres survenues dans l'ex-Yougoslavie mais toujours présent dans le débat dans certains pays d'Europe centrale. À plus long terme, la décision prise par la Russie de remettre en cause l'intégrité territoriale des voisins risquant d'échapper à son influence pourrait néanmoins lui porter préjudice. D'une part, cette décision accrédite l'idée que le risque géopolitique demeure en Russie alors que le pays fut en 2013 la deuxième destination des investissements étrangers dans le monde. D'autre part, elle encourage les pays visés par les pressions russes à diversifier leur approvisionnement énergétique, à rechercher des garanties de sécurité, notamment en Pologne où l'image des États-Unis s'était pourtant dégradée ces dernières années en raison du refus de Washington de supprimer l'obligation de visa[21].

 

Au final, les gains territoriaux réalisés au titre du projet eurasiatique de Vladimir Poutine d'exalter une grande Russie en substitut d'une Union soviétique regrettée pourraient ainsi être dérisoires sur le long terme. Ils semblent par ailleurs incongrus à l'heure où l'activisme croissant de la Chine dans l'ex-URSS appellerait logiquement à un partenariat renouvelé avec l'Union européenne.

 

De son côté, cette dernière peine à définir un projet qui puisse avoir le même effet que l'élargissement sur les systèmes politiques, économiques et sociaux sans pour autant remettre en cause l'économie du projet européen. Elle propose à ses voisins de reprendre son acquis sans que ceux-ci aient la volonté et les capacités des pays d'Europe centrale et sans reprendre certains éléments essentiels à la réussite de l'élargissement, à savoir un calendrier, une perspective claire, une assistance significative. Ce décalage entre les objectifs particulièrement ambitieux de la politique de voisinage et les moyens mis à disposition des pays partenaires risque de fragiliser la crédibilité de la politique de l'Union européenne comme celle des aspirations européennes des voisins. Après une longue séquence consacrée aux élargissements, l'Union est en outre confrontée à la redéfinition de son projet, un thème que les révisions constitutionnelles successives n'ont pas épuisé même si l'élargissement n'a guère ralenti la production législative européenne. La crise, qui sembla un temps menacer l'existence même de la monnaie unique, a finalement abouti à un renforcement de la gouvernance de la zone euro, accréditant ainsi le scénario d'une autonomisation politique croissante de celle-ci[22]. Un tel scénario réactualiserait les craintes de certains pays centre-européens d'être de nouveau confinés à la périphérie de l'Europe mais pourrait également susciter un débat sur l'ambition que chaque pays de la région nourrit pour lui et pour l'Union européenne[23].

 

Conclusion

" Pour comprendre le caractère de l'Europe centrale, écrivait Guido Zernatto[24], il faut constamment avoir présent à l'esprit que toute forme de civilisation humaine y est toujours remise en question : l'État, la nation, les fondements de la société et de l'économie. " Alors que la Seconde Guerre mondiale venait de commencer, ce dernier souhaitait pour ces États " une possibilité de réaliser leurs désirs nationaux tout en vivant dans des communautés politiques où les points de friction soient réduits au minimum, et dans le cadre d'une organisation économique, qui, fondée sur la raison, tienne compte des exigences des temps actuels ". La séquence ouverte à partir de 1989 a permis d'exaucer ce vœu. Les progrès accomplis en termes de stabilité et de développement entre la mer Baltique et la mer Adriatique ces dernières années ont été spectaculaires et le cadre européen a permis de conjurer les périls récurrents de l'Europe centrale. Certains défis majeurs restent à relever mais, signe que la transition a réussi, ils sont communs à l'ensemble des États membres. Les relever suppose non pas de concilier des intérêts antagonistes mais d'articuler des perceptions différentes héritées de l'histoire et liées à la géographie. Le retour de la géopolitique constitue l'un de ces défis tant la transformation, amorcée à Moscou, ne saurait s'achever sans une clarification du modèle que la Russie entend suivre. Un défi que Vaclav Havel résuma ainsi : "La Russie ne sait pas vraiment où elle commence ni où elle finit. Le jour où nous conviendrons dans le calme où termine l'Union européenne et où commence la Fédération russe, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra"[25]


[1] Ce travail se focalise sur l'Europe centrale et ne prend par conséquent pas en compte Malte et Chypre.
[2] David Miliband, ministre britannique des Affaires étrangères, An EU " Fit for Purpos' in the Global Age ", conférence à la London School of Economics, 9 mars 2009.
[3] Nouriel Roubini, "Will The Economic Crisis Split East And West In Europe?", Forbes, 26.02.09.
[4] G. Medve-Ba´lint, "The Role of the EU in Shaping FDI Flows to East Central Europe". Journal of Common Market Studies, Vol. 52, No. 1, pp. 35–51, 2014.
[5] édition 02/2014, http://ec.europa.eu/internal_market/score/index_fr.htm
[6] Zagorski, Andrei (ed.) : Russia and East Central Europe After the Cold War: A Fundamentally Transformed Relationship, Moscou, 2013.
[7] Ibid.
[8] L'expression signifie littéralement "aller à l'étranger".
[9] G. Lepesant, "Pologne : vers un nouveau mode`le de de´veloppement e´conomique et territorial ?", Questions internationales, La Documentation française, Paris, 2013.
[10] Poland's Eurozone Tests, Project Syndicate, 19 février 2014.
[11] Commission européenne, The 2012 Ageing Report Economic and budgetary projections for the 27 EU Member States (2010-2060), European Economy, 2|2012.
[12] Martin Wolf, "Why the Baltic states are no model", Financial Times, 30.04.2013
[13] Les récriminations de la Commission européenne à l'encontre de la Hongrie ont été détaillées en avril 2013 par la Commissaire Viviane Reding : http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-13-324_en.htm?locale=en.
[14] Indice de la perception de la corruption 2013, Transparence internationale.
[15] "L'économie française : comptes et dossiers", Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 2007.
[16] Ces chiffres renvoient aux inscriptions au Worker Registration Scheme (WRS). Les estimations varient en raison d'un nombre significatif de personnes originaires d'Europe centrale, déjà installées au Royaume-Uni et qui se sont déclarées à la faveur de l'ouverture officielle du marché du travail britannique.
[17] Se´bastien Richard, L'encadrement du de´tachement des travailleurs au sein de l'Union européenne, Question d'Europe, n°300, 27 janvier 2014, Fondation Robert Schuman.
[18] Directive 96/71/CE du Parlement europe´en et du Conseil du 16 de´cembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectue´ dans le cadre d'une prestation de services (JO L 18 du 21.1.1997).
[19] Source : Eurobaromètre.
[20] Signé en 2005 par l'UE et la Turquie, le protocole d'Ankara visait à compléter l'accord d'association UE-Turquie de 1963 (dit Accord d'Ankara) afin, notamment, d'ouvrir les frontières commerciales de la Turquie à Chypre. La Turquie décida néanmoins d'assortir cette signature d'une déclaration unilatérale réaffirmant qu'elle ne reconnaissait pas l'État chypriote. Considérant que dans ces conditions le protocole d'Ankara n'était pas appliqué, l'UE décida de geler les négociations concernant 8 chapitres relatifs à la libre-circulation des marchandises.
[21] Lors de perte de contrôle de l'Ukraine sur la Crimée, 72% des sondés en Pologne indiquaient craindre pour la sécurité de leur pays. In: CBOS news, 09/2014, Varsovie.
[22] Le ministre allemand des finances Wolfgang Schaüble se prononça ainsi en janvier 2014 en faveur d'un Parlement européen limité aux pays de la zone euro. http://www.reuters.com/article/2014/01/27/germany-eurozone-parliamentidUSL5N0L13KX20140127
[23] F. Bafoil, Europe centrale et orientale, Mondialisation, européanisation et changement social, esses de Sciences Po, Paris, 2006;  L. Macek, L'élargissement met-il en péril le projet européen ? La Documentation française, Paris, 2011; M. Foucher, La République européenne, entre histoires et géographies, Belin, Paris, 1999.
[24] G. Zernatto, "L'Autriche et l'Europe centrale", Politique étrangère, 5 (1),1940
[25]Le Monde, 23.02.2005.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

2004-2014 : bilan d'une décennie d'élargissements

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