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Elise Bernard,
David Fajolles
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ENElise Bernard
Docteur en droit, responsable des études de la Fondation
David Fajolles
Maître de conférences à Sciences Po
Depuis sa prise de fonction le 1er décembre, le nouveau président du Conseil européen, António Costa, 63 ans, a respecté un agenda bien rempli : visite en Ukraine avec un entretien avec le président Zelensky ; réunion de travail avec la présidente de la Commission européenne pour afficher l’apaisement des relations entre les deux côtés de la rue de la Loi ; rencontre préparatoire avec les dirigeants des Balkans occidentaux avant le sommet le 18 décembre. António Costa s’est rendu à Londres le 13 décembre pour rencontrer le Premier ministre britannique Keir Starmer, instigateur du « EU Reset ». L’objectif est de passer outre les mauvais souvenirs du Brexit, de se montrer unis sur les dossiers ukrainien et syrien et d’affirmer un attachement commun au Cadre de Windsor et à l’Accord de libre-échange. Il présidera son premier Conseil le 19 décembre. En moins de deux semaines, l’ancien Premier ministre portugais (2015-2024) occupe le terrain car, dans le triangle institutionnel de l’Union, le président du Conseil européen joue un rôle crucial.
Chargé d’assurer la continuité et la stabilité des travaux du Conseil européen en vertu de l’article 15 §5 TUE, et élu pour un mandat de deux ans et demi renouvelable une fois, le président du Conseil européen garantit la cohérence à long terme des travaux et des priorités des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union.
Considéré comme une incarnation de la volonté de l’ancien président de la République française Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981) de doter l’Europe d’une direction politique claire et cohérente, capable de répondre aux crises, le Conseil européen regroupe depuis décembre 1974 les chefs d'État et de gouvernement des États membres des Communautés afin de faire entendre « la voix de l’Europe » en donnant des impulsions. Dans le contexte des années 1970, les défis économiques et politiques nécessitaient une meilleure coordination au plus haut niveau, notamment pour faire face au choc pétrolier. Valéry Giscard d’Estaing et le Chancelier allemand Helmut Schmidt partageaient alors une vision commune de la nécessité d'un cadre où les dirigeants européens puissent se rencontrer de manière informelle pour débattre de grandes orientations stratégiques.
En 1986, avec l’Acte unique, le Conseil européen est formellement reconnu comme un organe contribuant à la définition des grandes orientations des Communautés. En 1992, le Traité de Maastricht le place au cœur du processus décisionnel européen, sa présidence étant exercée à tour de rôle. Enfin, le Conseil européen devient une institution à part entière avec le Traité de Lisbonne qui modifie l’article 13 TUE.
Après Herman Van Rompuy (2009-2014), Donald Tusk (2014-2019) et Charles Michel (2019-2024), António Costa est le quatrième président du Conseil européen. Sa désignation est intervenue dans un contexte où les dirigeants espèrent renforcer le rôle de médiation du président du Conseil, notamment après des épisodes de relations tendues entre les institutions européennes sous le mandat précédent[1].
Avant son investiture, António Costa a effectué un tour des capitales européennes pour consolider son programme et recueillir les attentes des États membres. Il a également exprimé sa volonté d'organiser des discussions régulières et informelles entre les dirigeants pour traiter des enjeux prioritaires comme la sécurité et la coopération internationale, un point central de son mandat. Il a enfin promis de favoriser un dialogue constructif, en particulier sur des questions comme la défense de l’Europe, ce qui implique nécessairement des relations de bonne qualité avec le Royaume-Uni.
Un socialiste du sud-ouest de l’Europe
Difficile d’établir un profil type du président du Conseil européen. Pour l’instant, leurs points communs sont d’être de sexe masculin, tous anciens Premiers ministres dans leur pays, et aussi tous déjà précédemment élus au suffrage universel direct. Mais, à la différence de ses trois prédécesseurs, belges ou polonais, António Costa vient du Sud du continent. Il est aussi le premier titulaire socialiste, après deux PPE et un libéral. Ce choix politique s’explique par la volonté de représenter la majorité européenne (PPE, S&D, Renew) qui existait déjà en 2019. Ursula von der Leyen (PPE) ayant été réélue pour un deuxième mandat à la présidence de la Commission, l’alternance s’est appliquée aux autres postes : la Haute représentante Kaja Kallas (Renew) succède à Josep Borrell (S&D) et António Costa (S&D) à Charles Michel (Renew). Cet équilibre a bénéficié du soutien tant de la présidente de la Commission que de l’actuel Premier ministre portugais, Luís Montenegro (PSD).
Au moment d’envisager une présence sur la scène internationale, rappelons l’article 15§6 TUE : « Le président du Conseil européen assure, à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l'Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune, sans préjudice des attributions du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. »
La création du Conseil européen avait symbolisé le rapprochement franco-allemand. Donald Tusk symbolisait la réunification du continent, António Costa entend incarner une certaine réconciliation et c’est probablement le message transmis à Keir Starmer. Le choix d’António Costa peut être perçu comme celui d’un symbole d'ouverture et de diversité, à l’heure où les ennemis de l’Union européenne attaquent son modèle et ses valeurs. Né à Lisbonne, António Costa a grandi entre un père écrivain, Orlando da Costa (auteur de O Signo da Ira, une critique du colonialisme) et une mère, Maria Antónia Palla, personnalité féministe parmi les première femmes journalistes sous Salazar[2], auteure de Viver Pela Liberdade. Lisboète d’ascendance indienne et franco-mozambicaine par son père, António Costa incarne l’un des multiples héritages postcoloniaux du continent européen. Sous son gouvernement, le Portugal avait d’ailleurs amorcé un débat public sur la mémoire coloniale, notamment avec des initiatives comme la reconnaissance des crimes liés à l'esclavage et la création d’un musée des Découvertes. Il peut donc être perçu comme capable de faire de la diversité un atout, incarnant une Europe moderne et ouverte sur le monde, en rupture avec les divisions héritées du passé et celles que d’autres tentent de réintroduire.
Dans un hommage rendu à Mário Soares à la Fondation Gulbenkian à l’occasion des cent ans de la naissance de l’ancien Premier ministre et président de la République disparu en 2017, António Costa a tenu à se revendiquer de l’engagement européen porté alors par la figure de la transition démocratique du Portugal, dont l’intégration dans la Communauté économique européenne en 1986 a profondément changé la société, en s’appropriant les valeurs de l’intégration, de la tolérance et du cosmopolitisme. António Costa a alors rappelé que cette inspiration restait plus que jamais d’actualité pour le Portugal et l’Union européenne pour assumer la confrontation « à ce qui tente de nous séparer : les pulsions impériales, les tentations protectionnistes, les intentions nationalistes, les intuitions xénophobes, les propos de désinformation, les projets de disruption ».
Il faut toutefois rappeler qu’António Costa n’est pas le premier Portugais à exercer de hautes responsabilités au sein de l’Union européenne : José Manuel Barroso, lui aussi ancien Premier ministre (PSD), a été président de la Commission européenne de 2004 à 2014. Au cours de ses deux mandats, il s’était efforcé de consolider l’Union européenne avec l’élargissement à vingt-cinq, vingt-sept, puis vingt-huit États membres.
Architecte de « ponts créatifs »
Le rôle de président du Conseil européen est complexe[3] en raison des mécanismes de prise de décision européens. Dans la plupart des cas, la décision repose sur la majorité qualifiée : 55 % des États membres (au moins 15 sur 27) qui doivent représenter 65 % de la population de l’Union européenne. Le président doit rallier un nombre suffisant d’États, ce qui implique des négociations bilatérales intenses et des concessions mutuelles. A cela s’ajoute la responsabilité de collaborer avec la Commission européenne et le Parlement européen, qui poursuivent leurs propres objectifs. Ces mécanismes impliquent des exigences variables de majorité, qui influencent la manière dont les décisions sont négociées et adoptées au sein de l'institution.
Certaines décisions nécessitent l’accord de tous les États membres : c’est le cas notamment de la politique de sécurité et de défense commune, ou de l’acceptation d’un nouveau candidat à l’Union européenne, ainsi que des diverses étapes de la négociation d’adhésion[4]. L’unanimité peut entraîner des blocages, car chaque État dispose d’un droit de veto et certains s’en servent pour faire passer leurs ambitions nationales avant celles de l’Europe. Le président, comme ses prédécesseurs, devra faire preuve de diplomatie pour concilier des intérêts divergents et assumer un rôle de médiateur pour surmonter ces impasses, en proposant des compromis.
On se situe en pratique assez loin de ce que semble impliquer l’article 15 §6 TUE : présider et animer les travaux du Conseil européen. La difficulté tient à ce que les travaux se déroulent dans un esprit de coopération et d'efficacité pour que les dirigeants prennent des décisions. Le président est ensuite chargé de garantir le suivi et la cohérence des décisions stratégiques et les priorités politiques adoptées par le Conseil européen (article 15§1)[5]. Il doit donc jongler avec ces contraintes tout en donnant une direction politique claire. Lorsqu’en 2015 il devient Premier ministre en parvenant à construire une alliance inédite entre les partis de gauche, António Costa réussit en effet à concrétiser une coalition dont Álvaro de Vasconcelos, ancien directeur de l’Institut d’Etudes de sécurité de l’Union européenne, nous rappelle qu’elle était impensable, dans un contexte politique national où les tensions entre PS, Bloc de Gauche et PC semblaient historiquement insurmontables.
Cette coalition, surnommée "la Geringonça" (la "bricole" en portugais), a démontré sa capacité à dépasser les clivages idéologiques pour offrir une stabilité politique inattendue dans un pays qui sortait d'une grave crise économique. Cette expérience a permis de réconcilier des segments de la société traditionnellement opposés, en combinant rigueur budgétaire et politiques sociales. Il est réputé pour un certain pragmatisme et un style diplomatique, favorisant le dialogue, renforçant ainsi l’équilibre entre États. Son expérience et son engagement en faveur d’une Europe solidaire et stratégique pourraient faire de lui un président visionnaire et opérationnel. Son passé démontre qu’il possède les compétences pour gérer des situations complexes et mobiliser les acteurs européens autour d’objectifs communs.
Ce pragmatisme réaliste, à la fois ferme lorqu’il s’agit de la défense des valeurs communautaires (constant sur l’Ukraine) et systématiquement non confrontationnel, est une ligne de fond que l’on retrouve dans l’ensemble de ses positions les plus récentes à l’international, comme par exemple favoriser la qualité des relations commerciales avec la Chine ; tirer le meilleur parti possible des relations avec la future présidence de Donald Trump ; jouer la prudence du consensus préalable sur les propositions française de réformes institutionnelles de l’Union ; privilégier, concernant la Palestine et à la différence de son ancien ministre des Affaires étrangères, l’établissement d’un consensus communautaire en amont d’une reconnaissance de l’Etat palestinien, à préférer selon lui aux initiatives individuelles des Etats membres comme l’Irlande et l’Espagne ; ou encore, en intra-communautaire, toujours privilégier le maintien du dialogue avec Viktor Orban sur les confrontations court-termistes.
De nouvelles méthodes de travail
Durant ces neuf années comme Premier ministre[6], António Costa a assisté à près de quarante Conseils européens et s’est fait remarquer pour sa capacité à défendre les intérêts de son pays mais toujours dans un intérêt commun et européen. Son action a renforcé l’idée que les pays « de taille moyenne », comme le Portugal, peuvent avoir une influence significative lorsqu’ils adoptent une approche stratégique et coopérative. Il est reconnu comme ayant réussi à réconcilier les exigences de rigueur budgétaire imposées par l’Union européenne avec la nécessité d’investir dans des politiques sociales[7]. Lorsqu'il est nommé en 2015, le Portugal sort juste d'un programme d'assistance financière et António Costa se montre rapidement investi pour plaider en faveur d'une approche plus souple des règles budgétaires européennes, dans l'intérêt des pays du Sud de l’Europe[8]. Fervent défenseur d’une révision du Pacte de stabilité et de croissance, il prône une approche qui favorise davantage les investissements à long terme. Il s'est fait remarquer pour son habileté à bâtir des consensus entre des camps souvent divisés en particulier avec les pays dits frugaux sur les questions budgétaires. Toutefois, il n’a pas hésité à adopter une posture ferme pour défendre les intérêts du Portugal, notamment dans la négociation des fonds structurels et de cohésion. Sa bonne connaissance de ce sujet peut s’expliquer par son expérience comme maire de Lisbonne[9] pendant sept ans.
Pendant la crise pandémique de 2020-2021, António Costa s’est révélé être un acteur majeur dans la coordination des efforts européens. Lors de la présidence portugaise du Conseil de l’Union au premier semestre 2021, il a annoncé trois priorités : une reprise économique durable, la transition numérique et verte, et le renforcement de la souveraineté stratégique, avec notamment l'entrée en vigueur des premiers financements NextGenerationEU. António Costa a plaidé pour une réponse collective face à des crises qui transcendent les frontières, en insistant sur la nécessité d'un mécanisme européen robuste pour soutenir les économies les plus touchées, en particulier les pays du Sud de l’Europe, souvent fragilisés par les retombées économiques. Ardent défenseur de l’émission de dette commune, un sujet sensible, afin de financer les mesures de relance, il a réussi à trouver un écho de cette position, autrefois marginale, en juillet 2020, lorsque le plan NextGenerationEU a été approuvé.
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Fort de son expérience (ancien Premier ministre, ancien vice-président du Parlement européen et maire de Lisbonne), il a proposé dès son discours d’inauguration une méthode pour les réunions du Conseil, dont la durée sera réduite désormais de deux à un jour. Autre élément possible de changement : sur les questions d’élargissement, ne recourir ni à la production d’obstacles imprévus ni aux dates-limites artificielles, se démarquant ainsi des bras de fer précédents.
Perçu comme moins technocrate que Charles Michel, António Costa semble annoncer une méthode plus engageante et fédératrice, adaptée aux défis géopolitiques complexes pour les cinq prochains semestres. Comme ce fut le cas pour Donald Tusk, son engagement politique s'inscrit dans le contexte d'un pays en reconstruction démocratique post-autocratique[10]. Au fil de ses diverses fonctions, il a toujours soutenu le développement des institutions démocratiques, l'intégration européenne et des réformes modernisatrices. Son parcours reflète une volonté de renforcer les valeurs démocratiques et la réconciliation, dans le prolongement des idéaux nés de la transition post-Salazar.
Avec Fabio Tomasic, assistant de recherche à la Fondation.
[1] Trois personnalités représentent l'Union européenne au niveau international. On se rappelle ici notamment du sofagate.
[2] Pendant près de cinquante ans, le Portugal a vécu sous un régime autoritaire. La fin de la dictature de Salazar et de l’Estado Novo (1926-1974), avec la Révolution des Œillets marque le début d’une transition démocratique complexe dans un contexte de décolonisation.
[3] Dans ce documentaire, Sommets, dans le secret des négociations européennes, on suit l’emploi du temps chargé de Charles Michel, avec quelques scènes où l’on saisit bien la nécessité d’amener les représentants des Etats, parfois peu coopératifs, à s’accorder.
[4] Par exemple l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne de juin 2024, décidée à l’unanimité par le Conseil européen.
[5] Il doit aussi en rendre compte au Parlement européen, institution qu’Antonio Costa connaît puisqu’il a occupé le siège de vice-président de 2004 à 2005.
[6] Selon l'article 201 de la Constitution portugaise, le Premier ministre est le chef du gouvernement, chargé de conduire la politique générale du pays et de représenter le Portugal dans les relations internationales.
[7] Les réalisations sont marquées par une maîtrise de l’inflation (environ 1%), une baisse de la dette publique (passant de 130% à 118% en 2019), une réduction du chômage (5,6% en juillet 2020 contre 12% en 2015) et une croissance de 18% du PIB.
[8] D’ailleurs, en 2019, alors qu’il est déjà pressenti au poste de président du Conseil, António Costa a choisi de ne pas se porter candidat, préférant se consacrer aux réformes au Portugal et à la gestion de la présidence portugaise du Conseil de l’Union en 2021.
[9] Il est maire de la ville qui accueille la signature du dernier traité réformant les institutions européennes, en 2009.
[10] Le Portugal a fêté les cinquante ans de la « révolution des œillets » en 2024.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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