Afrique et Moyen Orient
Joël Dine
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ENJoël Dine
Président de Fraternité Afrique
L'Europe doit modifier entièrement sa politique vis-à-vis de l'immigration. Elle doit passer d’une « Europe-forteresse » à une Europe qui organise son immigration, afin que celle-ci soit favorable à son développement économique. Elle doit le faire pour retrouver les valeurs humaines qui ont entouré sa construction depuis près de soixante-quinze ans. Le spectacle de ces milliers de personnes qui périssent noyées en mer Méditerranée, dans la Manche et l’océan Atlantique, ou de ces personnes abandonnées dans le désert ou dans les villes, pourchassées par les polices et à la merci des trafiquants et passeurs de toutes sortes est un affront journalier à nos consciences.
Au milieu de cet enfer où sont plongés des dizaines de milliers de jeunes Africains, il y a peut-être une solution. Elle passe par l’organisation d’une « immigration régulée » dans les pays de départ de cette immigration. Cela correspondrait à un changement total des politiques européennes menées jusqu'à présent. Mais le mouvement migratoire est une force, pratiquement insurmontable, inscrite dans la nature humaine. L'Histoire le prouve amplement ! S'opposer à la libre-circulation des hommes - et de la manière dont cela est pratiqué actuellement- est une entreprise vouée à l'échec. S'il est possible de faire changer les choses, n’hésitons pas à le faire.
L’Europe, citadelle « investie »
Les citoyens européens ont assisté, depuis plusieurs années et notamment la situation syrienne de 2014-2016 et la politique d’ouverture de la chancelière Angela Merkel en Allemagne, à la transformation de l’Europe en un « continent-forteresse » face à une poussée migratoire venant du Sud et de l’Est.
En France, le débat lors des élections européennes puis législatives de 2024 a tourné autour de l’immigration de masse non contrôlée. Les effets sur la composition des Assemblées européenne et française, où les partis d’extrême droite dépassent 30%, auront des conséquences sur les politiques menées à l’avenir en matière de migration. Ainsi, les slogans de certains partis d’extrême droite font accroire que l’immigration est la principale responsable de la délinquance et de l’insécurité en Europe et qu’il faut lutter plus efficacement contre elle.
Déjà, les mesures contre l’immigration irrégulière se sont accélérées ces derniers temps : en témoignent la loi « Immigration et asile » votée en France en décembre 2023, le Pacte européen immigration et asile adopté en avril-mai 2024, la tentative d’un accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda, les accords sur l’immigration entre l’Italie et la Tunisie, voire celui entre l’Italie et l’Albanie, contesté par la justice italienne.
De nombreuses mesures ont été expérimentées comme le déploiement de forces de police européennes dans des pays de départ (Mauritanie-Espagne-Union européenne) ou financées par des fonds européens (par exemple en Tunisie) avec des succès très relatifs et, surtout, les droits fondamentaux des migrants foulés au pied. Le droit maritime international qui oblige à porter secours à toute personne menacée et en danger a été souvent bafoué lorsque les bateaux affrétés par certaines ONG ont été empêchés d’accomplir leurs tâches.
Les gouvernements sont comme « tétanisés » dès qu’un fait divers tragique implique un migrant irrégulier ou face à la progression électorale de l’extrême droite. Ils n’hésitent alors pas à remettre en cause les accords de libre circulation dits de « Schengen ». Ce qui a pour effet de toucher tous les citoyens dans leur vie quotidienne comme récemment avec la décision du chancelier allemand, Olaf Scholz, de rétablir les contrôles aux frontières. Sous prétexte de diminuer la « supposée » attractivité sanitaire de la France vis-à-vis des migrants, Bruno Retailleau, alors ministre français de l’Intérieur, a envisagé de supprimer l’aide médicale d’État (AME).
Pour quels résultats ? Malgré toutes ces mesures, on estime à 380.000 le nombre d’entrées illégales en Europe en 2023. Un chiffre important qu’il faut néanmoins relativiser si on le compare à la population de l’Union européenne estimée à 447 millions d’habitants, soit 0,8 migrant pour 1000 habitants. Pourquoi ce flux de plusieurs centaines de milliers de migrants se maintient-il ? Parce qu’il existe en face une poussée migratoire irrésistible de la jeunesse africaine !
Les dirigeants européens, comme Ursula von der Leyen, Giorgia Meloni et Pedro Sanchez, multiplient les missions dans les pays de départ pour négocier avec les autorités de ces pays des plans pour réduire le flux migratoire. L’« externalisation des frontières » en Mauritanie, au Niger, au Tchad et en Tunisie sont des opérations coûteuses, et souvent inefficaces.
Donnons la parole aux démographes, sociologues et économistes pour étudier leurs projections de l’avenir des nations européennes à l’horizon 2050, voire de la fin du XXIe siècle.
Une Europe qui se dépeuple
Pour ceux-ci, le « vieillissement » des populations va bouleverser les sociétés des pays riches, y compris les Etats-Unis d’Amérique, au cours de ce siècle. Dans ce terme de « vieillissement » se conjuguent l’allongement de la durée de vie et la baisse de la natalité. Grâce aux progrès de la médecine, la proportion de personnes âgées augmente. Ainsi, le Japon est le pays le plus vieux avec 29,1% de la population qui a plus de 65 ans, devant l’Italie (22%).
Parallèlement, la natalité s’est effondrée dans tous les pays développés. En 2023, la France a recensé 678.000 naissances, soit 20% de moins qu’en 2010. Le nombre d’enfants par femme en âge de procréer est partout en dessous des 2,1 nécessaires pour assurer le renouvellement de la population d’un pays. En France, il est tombé à 1,68. Il est de 1,2 en Italie. Les écoles sont obligées de fermer des classes. La moitié des pays européens sont en situation de « décroissance démographique ». Plus généralement, dans l’ensemble des pays développés, la population a atteint un pic de 1,3 milliard d’habitants et a entamé un recul progressif pour en perdre environ, d’ici la fin du siècle, 100 millions selon l’ONU et 450 millions d’habitants selon James Pomeroy, économiste auprès de la banque HSBC. « L’allongement de la durée de vie est une bonne nouvelle. Cela veut dire qu’on vit plus longtemps, y compris en bonne santé, mais il faut quand même en gérer les conséquences » indique Vincent Touze, économiste à l’OFCE.
Ces phénomènes démographiques provoquent déjà trois effets : un ralentissement de la croissance, une hausse des dépenses publiques et des risques politiques et sociaux. Le ralentissement de la croissance est lié à la diminution de la population active. En France, la population active stagne. De nombreux secteurs sont en manque de main d’œuvre salariée, en particulier dans les secteurs de la restauration, de la construction, de l’artisanat et des services à la personne. La population active va encore diminuer à partir de 2040 et le financement des retraites par les actifs est menacé.
La hausse des dépenses publiques est due à l’augmentation du nombre de retraités, des frais de santé et de la prise en charge de la dépendance. Des risques politiques et sociaux sont à craindre du fait de l’augmentation de la fiscalité et des impôts, de la baisse possible du niveau des retraites ou du recul de l’âge du départ en retraite. Pour augmenter la population active, faisons travailler davantage les seniors qui le peuvent ou régulons l’immigration dont nous avons besoin. Or les migrants se pressent aux portes de l’Europe pour y chercher du travail en prenant tous les risques.
Une poussée migratoire irrésistible
Cette poussée migratoire irrésistible ne décourage pas les passeurs qui exigent des sommes faramineuses. Elle ne fait baisser ni la probable mortalité durant la traversée du désert, ni le nombre de ceux qui périssent en mer sur des rafiots, ni les atrocités vécues, ni les vexations subies dans les pays de transit. Les plus résistants et téméraires arrivent à leurs fins même si leur périple peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années.
Abdoulaye Ngom, sociologue sénégalais, résume l’état d’esprit de la jeunesse de son pays : « Les jeunes préfèrent mourir en mer que mourir socialement au pays ! » Ils considèrent qu’ils n’ont pas d’avenir dans leurs pays.
En prenant du recul, on peut en déterminer les raisons. En premier lieu, la pauvreté dans les pays de départ. Le PIB par habitant représente entre le 1/10e et le 1/20e de celui des pays européens. A titre de comparaison : le SMIC sénégalais est de 0,55 € de l’heure quand le SMIC français est de 11,65 €.
En second lieu, la démographie « galopante » a été multipliée en Afrique par près de cinq entre 1960 et 2023, passant de 283 millions à 1.384 millions d’habitants, d’après les Nations unies.
En troisième lieu, les instabilités politiques et les conflits qui touchent plusieurs pays africains (pays du Sahel, Éthiopie, Soudan, Érythrée).
En quatrième lieu, le chômage des jeunes qui voient leur avenir bouché sur place, en particulier la jeunesse formée et l’espérance d’une vie meilleure (trois jeunes Sénégalais sur dix se déclarent sans travail ou à la recherche d’un emploi).
En cinquième lieu, les familles qui, espérant des contributions de la part de l’émigré une fois qu’il travaillera dans le pays d’arrivée, se cotisent pour payer son passage : une sorte de « retour sur investissement ».
Les autorités des pays de départ ne réagissent que mollement tout en acceptant les fonds européens destinés à lutter contre l’immigration clandestine. En effet les virements de leurs diasporas équivalent aux investissements étrangers et à l’aide publique au développement.
Face à cette immigration, les Européens ont la mémoire courte : les émigrations de l’Europe vers les Etats-Unis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont concerné des millions de personnes, motivées par des raisons en partie identiques.
Vers une migration « régulée »
On trouve un précédent dans les années 1960-70 : les dirigeants des entreprises Renault, Peugeot, Citroën allaient dans les pays du Maghreb chercher la main d'œuvre indispensable à leurs usines de montage. De son côté, la mairie de Paris recrutait au Mali le personnel nécessaire pour le nettoyage des rues de la capitale française. En 2006, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, prônait « l’immigration choisie » pour les métiers « en tension ». Récemment l’Allemagne et le Kenya ont signé un accord migratoire prévoyant que des chauffeurs de bus sont formés sur place pour des postes de travail en Allemagne.
Un système de formation adapté à l’emploi
Il existe dans tous les pays africains de nombreux centres de formation professionnelle qui forment du personnel pour de nombreux pans de l’économie. L’aide européenne a contribué à leur création et leur équipement.
Ne peut-on pas concevoir et mettre en œuvre un vaste programme de formation professionnelle dans une vingtaine de pays de départ de l’immigration ? Il aurait pour objectif d’intensifier les formations existantes, dont la qualité laisse à désirer. Certains domaines correspondant à des secteurs en tension dans les pays européens seraient privilégiés : construction-bâtiments, transport, tourisme, hôtellerie, restauration, artisanat, agriculture, aide à la personne, santé, sécurité, informatique, etc. De plus, il serait dispensé pour les jeunes « candidats au départ », au-delà des techniques, des formations linguistique, en droit, en connaissances sur les pays d'accueil.
En aval de cette formation professionnelle, se situerait l’instruction des demandes d'emploi face à des offres qui seraient émises par des entreprises européennes par l’intermédiaire d’agences de recrutement en lien avec les postes diplomatiques.
L’avantage, pour les pays africains qui n’arrivent pas à créer suffisamment d’emplois à des millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, serait d’en offrir à une partie d’entre eux. Les frais du programme (formations, recrutement, transport) seraient partagés entre les intéressés, les employeurs et les bailleurs de fond. Les entreprises européennes pourraient y rechercher leur personnel manquant déjà en partie formé. Les besoins en main d'œuvre estimés par les entreprises européennes se montent actuellement à plusieurs centaines de milliers de personnes par an, ce qui correspondrait à une formation de plusieurs milliers de jeunes par pays de départ. Il n’est pas interdit de penser que les jeunes Africains qui seront venus travailler en Europe pourront, après un séjour de quelques années, retourner dans leur pays avec un peu d’argent et y créer une entreprise.
C’est un vaste programme de formation professionnelle qu’il faut concevoir et qui devrait intéresser près d’une vingtaine de pays africains. Les personnels formés devraient, à l’issue de leurs formations, rejoindre la plupart des pays européens. Qui mieux que les services de la Commission européenne et leurs délégations sur place peuvent concevoir et mener à bien un tel projet ?
Ce programme ne peut être décidé et mené à bien qu’au sein d’un vaste accord diplomatique entre pays de départ et pays d’arrivée sous l’autorité de l’Union européenne. Cette émigration économique officiellement acceptée par les pays concernés devrait avoir pour contrepartie de limiter l'immigration irrégulière. Les avantages mutuels pourraient être nombreux et ce pourrait être un processus gagnant-gagnant.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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