Démocratie et citoyenneté
Emmanuel Sales
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ENEmmanuel Sales
Président de la Financière de la Cité.
La visite récente du chancelier Olaf Scholz à Pékin a fait l’objet de nombreuses controverses. Depuis le tournant nationaliste de Xi Jinping, la plupart des entreprises occidentales se sont détournées de la Chine. Les investissements en provenance de l’étranger reculent, la bourse chute, la crise de l’immobilier continue de se propager. Pour compenser la contraction de son économie, la Chine a décidé de se tourner à grands renforts de subventions vers la production en masse de véhicules électriques et de batteries, au risque d’accroître les déséquilibres mondiaux et d’entraîner une crise de surproduction, au détriment de l’industrie européenne et de la Chine elle-même. Cependant, parmi les pays développés, seule l’Allemagne continue d’augmenter ses investissements directs en Chine.
Cet attachement de l’Allemagne au partenariat économique avec la Chine s’inscrit dans une stratégie de long terme, qui remonte à la façon dont Berlin a surmonté le choc de la réunification. Plutôt que de s’appuyer sur le développement de son marché intérieur, l’Allemagne a toujours privilégié une politique monétaire et budgétaire orientée vers la contraction de la demande interne, consommation et investissements, afin de dégager des surplus commerciaux. Cette stratégie « mercantiliste», étendue à l’ensemble du marché européen lors de la « crise de la zone euro », est à l’origine du décrochage européen depuis une quinzaine d’années. La réévaluation de la stratégie allemande et des choix budgétaires et monétaires qu’elle implique constitue donc un impératif pour les Européens.
La renaissance du « modèle allemand»
Depuis les années 1990, la croissance de l’Allemagne a reposé essentiellement sur la contraction de la demande interne, c’est-à-dire de la consommation et des investissements. Pour faire face au choc de la réunification, l’Allemagne s’est engagée dans une politique dite « de rigueur» fondée sur le démantèlement à marche forcée de l’économie de l’ex-Allemagne de l’Est (RDA), la hausse des taux d’intérêt, la compression des salaires et la refonte des règles d’indemnisation du chômage (réformes « Hartz») en vue de favoriser la « flexibilité » du travail.
Ces politiques déflationnistes ont produit leur plein effet à partir des années 2000. Les entreprises allemandes ont profité de la reprise américaine et de l’ouverture de la Chine à la suite de l’adhésion de celle-ci à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001. La Chine est devenue un marché d’exportation de premier plan pour l’automobile, la chimie et l’industrie des machines-outils, qui ont permis à Pékin de moderniser son capital productif et son armée. Cette envolée des exportations a profité au premier chef aux grands conglomérats industriels (BASF, Siemens, Volkswagen, Mercedes, ThyssenKrupp, etc.) mais également aux petites et moyennes entreprises du « Mittelstand » dont l’orientation à l’export a été financée par le réseau des Sparkassen.
Au fil des ans, l’Allemagne a ainsi enregistré une forte croissance de son excédent commercial, qui est devenu le plus important au monde à la veille de la « crise de la zone euro ». Ce résultat n’était pas dû à la qualité (Deutsche Qualität), par ailleurs incontestable, du « made in Germany », mais essentiellement au fait que les importations allemandes avaient progressé beaucoup moins vite que les exportations. L’orientation de l’appareil productif vers la recherche de « compétitivité » a favorisé une stagnation des salaires dans un marché par ailleurs caractérisé par la forte progression des emplois précaires faiblement rémunérés. Les entreprises allemandes ont ainsi enregistré au cours de la période une forte hausse de leurs excédents financiers, alors que l’investissement public et privé s’inscrivait en repli.
Ce phénomène a été accentué par le fait que l’Allemagne, sortant du choc de la réunification, est entrée dans la zone euro avec une parité de change favorable par rapport à celle de ses partenaires européens, principalement la France et l’Italie, qui s’étaient infligés un niveau de taux d’intérêt élevé durant la période précédente de convergence au prix de la dégradation de leur capital productif et, en particulier pour l’Italie, de l’augmentation de la dette publique. L’avènement de la monnaie unique a ensuite permis à l’Allemagne de constituer un excédent courant considérable sans subir l’appréciation de sa monnaie nationale comme c’était le cas dans les décennies précédentes lorsque l’Allemagne et la France procédaient conjointement à des « réévaluations » du Deutsche Mark par rapport au Franc.
L’Euro étant essentiellement un projet politique, les règles institutionnelles qui auraient permis de réduire les divergences de compte courant au sein de l’union monétaire n'ont pas été mises en œuvre, comme si la constitution d’excédents commerciaux constituait en soi une vertu. L’Allemagne a ainsi pu faire croître en toute impunité sa balance courante en bénéficiant de la bonne tenue de la consommation en France et dans les pays du pourtour méditerranéen. Comme elle maintenait une situation de sous-investissement et replaçait son épargne en dehors de la zone euro, essentiellement sous forme d’achat de titres américains (notamment les tristes « subprimes ») ou d’investissement directs en Chine, l’Allemagne a donc fonctionné pendant des années comme un Etat mercantiliste ne réinvestissant pas ses excédents.
Les élites européennes, notamment françaises, n’ont pas perçu les déséquilibres et les risques inhérents à la stratégie économique suivie par Berlin. Au contraire, les instituts de conjoncture et les milieux d’affaires ont largement fait la promotion du « modèle allemand », préparant la voie aux politiques de déflation qui allaient être menées au cours de la « crise de la zone euro». L’image vertueuse du « capitalisme rhénan » était constamment mise en avant pour démontrer l’efficacité des politiques de « l’offre » fondée sur la réduction des coûts salariaux et la contraction des investissements publics. La croissance de l’Allemagne était liée principalement à la bonne tenue de la consommation et des investissements des autres pays de la zone euro, en particulier de la France et des pays du pourtour méditerranéen (qui connaissaient un rattrapage de leur économie consécutif à l’entrée dans la monnaie unique) ; cependant l’excédent courant de l’Allemagne était considéré comme un signe de « bonne santé » qu’elle ne devait qu’à « ses efforts ». En réalité, c’est la «fourmi » allemande qui vivait au crochet des « cigales » européennes, et les Etats de la zone euro que l’on allait bientôt réprimander sur la gestion de leurs finances auraient pu légitimement demander à l’Allemagne de rendre des comptes sur des excédents qu’elle ne devait qu’au dynamisme de la demande interne des autres membres de la zone euro et qu’elle réinvestissait en dehors du territoire européen. D’ailleurs, Emmanuel Macron, Christine Lagarde (alors Directrice générale du FMI) et d’autres encore, s’y sont un moment essayé quand il s’est agi de tirer les leçons de la « crise de la zone euro », mais sans véritable succès. Ainsi, à de multiples reprises, la Directrice générale du FMI a mis l’accent sur la nécessité pour l’Allemagne, « de consommer et d’investir davantage » afin de réduire les « déséquilibres globaux », notamment dans les infrastructures publiques et le numérique. De même, le président de la République française a exhorté Berlin à dépasser son « fétichisme » perpétuel pour les excédents budgétaires et commerciaux, « car ils sont faits aux dépens des autres », ajoutait-il.
L’épisode auto-infligé de la crise de la zone euro
C’est dans ce contexte que s’est déclenché l’épisode malheureux et largement auto-infligé de la « crise de la zone euro ». Après la survenance de la crise des subprimes et le sauvetage de la plupart des banques américaines sous l’égide de la Fed et du Trésor américain, les marchés financiers se sont focalisés sur les pays les plus faibles de la zone euro, présentant un large déficit courant et un endettement en pourcentage du PIB supérieur à la moyenne. La Grèce, dont l’Europe s’était accommodée de l’aménagement des comptes publics afin de répondre aux critères de convergence, et l’Irlande, qui subissait de plein fouet les effets de la contraction du marché immobilier, ont été les premières cibles de ces assauts.
Alors que les taux d’intérêt des pays de la zone euro évoluaient depuis dix ans dans un mouchoir de poche, les marchés ont alors pris conscience en quelques jours que la Banque centrale européenne (BCE), à la différence de la Fed, n’était pas un prêteur en dernier ressort et n’entendait pas devenir « l’égout des mauvaises créances » suivant le vocabulaire en vogue dans les milieux doctrinaires. Les taux à long terme des pays du « ClubMed » ou des « PIGS», acronymes de marché servilement repris par les autorités prudentielles, se sont alors fortement tendus conduisant les banques à afficher de lourdes pertes sur les obligations d’Etat qu’elles détenaient en couverture de leurs engagements. Les banques européennes, qui avaient été pour l’essentiel préservées de la crise des subprimes du fait de l’importance de leur clientèle de détail et de normes prudentielles plus strictes que celles de leurs consœurs américaines, se sont retrouvées en grande difficulté, entraînant la chute de pans entiers du secteur bancaire.
Alors que les banques irlandaises étaient sauvées en catimini par la Banque centrale d’Irlande avec le concours de la BCE, ce qui permettra de consolider le «modèle » de croissance irlandais fondé sur l’installation des multinationales américaines à coups de réductions d’impôts, les pays « créditeurs » imposaient un régime de fer à la Grèce, obtenaient la démission du gouvernement et engageaient les pays les plus faibles à des politiques de contraction de la demande interne visant au rétablissement des finances publiques.
L’Europe décroche
Sous l’influence de l’Allemagne, les politiques menées quelques décennies auparavant pour intégrer les territoires de l’Est ont été alors mises en œuvre dans toute l’Europe : baisse des investissements, réduction des dépenses publiques, hausse des taux d’intérêt, vente des infrastructures à l’encan. Après la Grèce qui, avec un PIB égal à 2% de celui de la zone euro, faisait surtout figure « d’exemple », l’Italie a été la principale cible de la stratégie allemande. Malgré une situation d’excédent primaire structurel, Rome n’a pas eu d’autre solution que de s’engager dans une politique de « dévaluation interne », fondée sur la contraction de la consommation et des investissements. L’Italie, troisième économie de la zone euro, pays fondateur de la CECA, devenait pour une durée indéterminée le bouc émissaire de la crise des dettes souveraines.
Alors que les Etats-Unis adoptaient un vaste plan de relance de leur économie, accompagné par une politique monétaire accommodante et des mesures protectionnistes, l’Europe, dans une fascinante répétition des années 1930, prenait le chemin de la « rigueur », dans une logique expiatoire à laquelle on trouvait des justifications académiques incertaines. Il faudra tout le poids des autorités américaines pour que la BCE change de cap sous la direction de Mario Draghi, proclamant son engagement de sauver l’euro « whatever it takes » et évitant une nouvelle crise des dettes souveraines.
L’attitude des élites françaises durant ces années demeure un sujet d’étonnement et de tristesse. Paris aurait pu fédérer une majorité d’Etats pour proposer une politique économique favorable à la croissance analogue à celle des Etats-Unis. Mais le discrédit des « politiques de relance keynésienne » (sur lequel la « deuxième gauche » a bâti une forme de magistère moral), la confiance dogmatique dans l’efficacité des « politiques de l’offre », le confort intellectuel des décideurs, le rejet pathologique de la latinité, etc. tout un ensemble de forces ont joué dans le même sens. Il faudrait faire appel à des concepts issus de l’anthropologie historique, voire de la psychanalyse, pour expliquer cette étrange et navrante démission.
Le décrochage de la zone euro, dont les dirigeants européens prennent seulement conscience maintenant, est donc bien antérieur à la reprise post-Covid. Alors que la croissance de l’Europe et des Etats-Unis étaient alignées depuis l’après-guerre (la France ayant même une croissance supérieure à celle de l’Amérique durant les années 1970), l’Europe, qui était la première économie mondiale en 2008, enregistre une forte baisse de son PIB à partir de 2010 et se trouve reléguée au troisième rang. Les investissements publics sont reportés, les budgets de recherche et de développement plongent, des infrastructures stratégiques sont vendues à la Russie et à la Chine ; du fait de la rigidité des dépenses publiques à la baisse, les budgets militaires deviennent les principales variables d’ajustement. Partout l’activité recule, en particulier dans les territoires les plus touchés par l’austérité : Länder allemands de l’Est, Italie, Grèce, France « périphérique », qui constitueront quelques années plus tard les foyers du vote pour les partis extrêmes. L’écart se manifeste également sur les marchés de capitaux, avec un fort décrochage des bourses européennes par rapport à Wall Street et un retrait des investisseurs internationaux. L’Europe, qui apparaissait comme une terre d’avenir au tournant du siècle après l’élargissement aux pays baltes et d’Europe centrale et orientale, se présente désormais comme un continent fragmenté, retourné contre lui-même, sans stratégie de croissance. Comme le remarquait Mario Draghi dans un discours à Bruxelles le 16 avril 2024, « nous avons poursuivi une stratégie délibérée visant à abaisser les coûts salariaux les uns par rapport aux autres et en combinant cela avec une politique budgétaire procyclique dont l’effet n’a été que d’affaiblir notre propre demande intérieure et de saper notre modèle social » … et de rendre les populations plus sensibles à la propagande russe, ajouterons-nous.
Berlin, principal bénéficiaire des politiques d’austérité
Champion de la « déflation interne », l’Allemagne a été en revanche le principal bénéficiaire de la « crise de la zone euro », qui lui a permis de se débarrasser définitivement de ses concurrents européens. Malgré ses atouts à l’export, l’industrie italienne a en effet été durement affectée par la baisse des commandes consécutive à la contraction de la demande et à l’incertitude entourant la situation politique et financière du pays. De même, l’Espagne, qui était l’un des « moteurs » de l’économie européenne, a connu une stagnation de l’activité. Seule la France a connu une légère progression de son PIB, inférieure toutefois de 50% à la décennie précédente, et au prix d’une poursuite de la stratégie de délocalisation et de désindustrialisation commencée dans les années 1990. Le recul de la zone euro dans l’économie mondiale s’est ainsi accompagné d’une progression de la part de l’Allemagne au sein du PIB européen et d’un appauvrissement du tissu industriel du continent, désormais constitué pour l’essentiel des activités liées à l’automobile (pour combien de temps ?) et à l’aéronautique.
Dans ce contexte économique dégradé, le déclenchement de la crise migratoire consécutive à l’escalade de la guerre civile en Syrie a contribué à accentuer les désaccords européens. Alors que l’Allemagne a une faible population d’origine immigrée, du fait d’un empire colonial éphémère et de politiques migratoires plutôt … expansionnistes menées depuis la fin du XIXe siècle, Angela Merkel, dans un mouvement où le narcissisme moral le disputait à l’intérêt bien compris, se déclarait pour un accueil quasiment inconditionnel des migrants (« wir schaffen das »), s’aliénant définitivement les Britanniques, qui allaient voter en faveur du Brexit, déstabilisant la situation politique de l’Italie, en première ligne du fait de sa situation géographique et fragilisant les populations françaises les plus démunies confrontées de longue date à l’échec des politiques d’intégration.
L’occasion manquée du Covid-19
Avec la mise en place d’un fonds européen pour la « reprise » et la « résilience » doté de près de 700 milliards € directement financés par la Commission européenne, la crise du Covid-19 fit naître de nouveaux espoirs. Pour la première fois de son histoire, l’Europe mettait en commun ses capacités de financement pour assurer le développement de projets de long terme. Cependant, ces attentes furent rapidement déçues: d’une part, la lenteur du déblocage des fonds et surtout leur conditionnement à la mise en œuvre de « réformes structurelles » a limité l’impact du plan par rapport à des politiques visant directement le pouvoir d’achat des ménages ; d’autre part, l’Allemagne, par la voix de sa chancelière, a rapidement fait savoir que cette initiative -qui visait, sans qu’on le dise ouvertement, à réparer les dommages causés à l’Italie au cours de la période précédente-, était limitée au traitement des conséquences du Covid-19 et ne constituait nullement un pas vers la mise en place d’une « stratégie économique européenne » dont les Allemands se sont en effet toujours méfiés, y voyant l’ombre du « colbertisme » à la française et surtout le risque d’une « Europe des transferts » à laquelle ils se sont toujours refusés. Enfin, l’orientation « verte » du plan européen donnée par la nouvelle présidente de la Commission européenne, avec ses accents de millénarisme climatique, allait donner à Berlin, outre une nouvelle légitimité post-historique, de nouveaux outils pour déstabiliser le modèle énergétique français fondé sur la prédominance du nucléaire et justifier de nouveaux serrages de vis lors de la crise inflationniste qui allait suivre.
Après deux ans de confinement et de restrictions, la sortie de la pandémie s’est en effet accompagnée dans les économies occidentales d’un fort rebond de la consommation. Le retour à la vie normale, avec une reprise simultanée dans l’ensemble des pays développés, a entraîné une tension accrue sur les chaînes de production tandis que la Chine était encore sous un régime de strict confinement. La création de goulots d’étranglement consécutifs au retour de la demande (alors que la production était encore contrainte) puis l’intervention russe en Ukraine ont ainsi mécaniquement déclenché le retour de l’inflation. Cependant, à la différence de ce qui s’était passé durant la crise des subprimes, l’Europe, et en particulier l’Allemagne du fait de sa dépendance au gaz russe, était cette fois-ci en première ligne.
« La solution, c’est la récession ! »
Face à cette nouvelle crise, Berlin a une fois encore choisi de pénaliser les populations afin de préserver ses excédents commerciaux. Alors que les ménages européens n’avaient aucune part dans une inflation d’origine extérieure (et résultant largement des choix énergétiques allemands consistant à sortir du nucléaire en privilégiant le recours au charbon et au gaz russe), l’Allemagne a poussé la BCE a remonter rapidement ses taux directeurs, procédant ainsi au resserrement monétaire le plus important de l’histoire de la zone euro. Il fallait d’abord rompre avec l’ère Draghi et montrer aux lecteurs de Bild que leur « épargne » ne serait plus utilisée par « Draghila » pour financer les déficits des pays du « ClubMed ». L’idée était aussi de contenir à nouveau la demande interne, d’éviter à tout prix la progression des salaires afin de préserver la compétitivité des grandes entreprises allemandes à l’export. « La crainte de la récession ne doit pas nous arrêter » déclarait Joachim Nagel, président de la Bundesbank. L’impératif de lutte contre le changement climatique était même invoqué par Isabel Schnabel, représentante de l’Allemagne au directoire de la BCE pour justifier un nouvel agenda de hausse des taux d’intérêt. La crédibilité et la légitimité politique acquises par l’institution de Francfort au cours des années de crise et de pandémie furent ainsi gaspillées en quelques semaines avec une légèreté et inconséquence déconcertantes.
Les suites du durcissement des conditions financières sur l’économie n’ont pas tardé à se faire sentir : la croissance européenne, qui était sur le point de retrouver une trajectoire favorable, proche de la reprise américaine, a été stoppée net dans son élan. L’Europe n’aura pas connu ses « années folles». La forte progression des coûts de financement a directement frappé les jeunes actifs, les ménages, le secteur de la construction, l’investissement industriel. La hausse des taux s’ajoutant à la hausse des prix, les populations européennes ont fortement restreint leur consommation et leurs achats de biens durables. Au moment où l’Amérique tirait les fruits d’une stratégie de croissance appuyée sur le soutien à l’investissement dans les nouvelles technologies et le maintien d’une politique monétaire qui soutient l’activité, l’Europe, à dix ans d’intervalle, faisait une nouvelle fois le choix de politiques de contraction de son économie.
L’Europe, victime auto-désignée du complexe climatico-industriel chinois
Cependant, cette fois-ci l’environnement a changé. Le Vieux continent ne peut plus compter sur le rebond de la demande externe pour le tirer d’affaire. Durement touchée par la chute du secteur immobilier et le surinvestissement dans les infrastructures, l’économie chinoise n’a pas opéré sa transformation vers une économie de consommation à l’occidentale comme l’escomptaient les promoteurs de son adhésion à l’OMC. Dans une logique néostalinienne, Xi Jinping considère que le développement doit reposer principalement sur l’investissement plutôt que sur l’essor de la consommation. A la différence de ce qui s’était passé lors de la crise financière, où l’adoption d’un vaste plan de relance avait permis de fournir des débouchés à l’industrie européenne, la Chine est entrée dans une phase de production en masse de produits manufacturés subventionnés par l’Etat (panneaux solaires, batteries, véhicules électriques) qu’elle exporte vers les pays occidentaux. Les batteries et les véhicules électriques ont remplacé les immeubles et les infrastructures. La nouvelle figure du « rêve chinois » consiste désormais dans le développement et l’exportation de produits manufacturés produits à bas coûts qui permettront à Pékin d’imposer ses standards et d’assurer des revenus de long terme à son économie. Mais en exportant ses « technologies », la Chine reporte ses problèmes sur l’ensemble du monde développé, qui doit absorber les surplus d’une économie frappée d’un syndrome de surinvestissement et de sous-consommation.
Ayant fondé sa stratégie sur le « verdissement » de son économie, l’Europe apparaît comme la victime auto-désignée du complexe industrialo-climatique mis en place par Pékin. Du fait de son faible investissement dans les nouvelles technologies, l’Allemagne est également touchée. Sa balance commerciale avec la Chine, qui était légèrement déficitaire, s’affiche en forte contraction. Les exportations de véhicules de luxe et de machines-outils ne parviennent plus à équilibrer les exportations chinoises. Même les PME du « Mittelstand» demandent la mise en place de protections. Au-delà de l’Allemagne, toute l’industrie automobile européenne est directement concernée.
Dans ce contexte, l’Union européenne a révisé son approche de la Chine en la considérant comme un « rival systémique ». Cependant, en pratique, les réticences doctrinaires à taxer le commerce chinois demeurent vives. Et surtout, Berlin freine toutes les initiatives en ce sens. Plutôt que de relancer le marché intérieur, comme l’y incitent les dirigeants européens et comme le voudrait la logique de l’union monétaire, Berlin s’obstine à freiner toute reprise de l’activité par des hausses de taux d’intérêt et les appels à la rigueur budgétaire, espérant qu’une « paix juste » en Ukraine permettra à nouveau de bénéficier d’une énergie bon marché et de reprendre le commerce …comme avant.
La sortie d’Europe, stade suprême du mercantilisme allemand
Après avoir contribué à la stagnation de la demande, sur laquelle elles ont fondé l’essentiel de leur «compétitivité», les grandes entreprises allemandes ont en effet fait le constat que l’Europe, avec une stratégie de déflation et de surrèglementation « verte» ne pouvait plus constituer un vecteur de croissance à long terme. Dans cette logique, elles ont massivement investi d’une part aux Etats-Unis, profitant de la politique « keynésienne » de l’administration (que le gouvernement allemand et la Bundesbank ne cessent de contester lorsqu’il s’agit de l’appliquer en Europe, au nom du « respect des règles » et de «l’ordo-libéralisme»), et d’autre part, en Chine, afin de bénéficier de la faiblesse des coûts du travail et de la maîtrise de la production des métaux indispensables à la production des cellules de batteries qui alimentent les véhicules électriques, les appareils électroniques et la plupart des semi-conducteurs.
Ceux qui comptaient sur une « atténuation des risques» (« derisking ») avec la Chine en seront pour leurs frais. Entre le développement du marché intérieur et la rémunération de l’épargne allemande, les autorités ont fait leur choix : « nous avons besoin d’accroître le commerce avec la Chine en prenant en considération le besoin de diversification et d’atténuation des risques » a déclaré sans aucune ironie un ministre d’Olaf Scholz. Après avoir œuvré pour des politiques monétaires, économiques, migratoires, énergétiques et de défense qui ont conduit à l’affaiblissement du continent européen, les élites économiques d’outre-Rhin envisagent donc... de sortir d’Allemagne.
***
Au terme de cette brève rétrospective, deux questions se posent. L’Europe a-t-elle pris conscience des raisons de son retard ? N’est-il pas trop tard ? On peut considérer que la « crise de la zone euro » et ses suites malheureuses sont finalement une « ruse de la raison historique » qui permettra la mise en œuvre d’une politique économique et monétaire adaptée aux peuples du Vieux continent. Quinze ans de crises et de politiques déflationnistes ont profondément abîmé le capital productif de l’Europe. L’interdépendance des politiques européennes nous oblige à poursuivre l’intégration alors que le monde extérieur devient plus risqué et plus incertain. Nous avons la faiblesse de penser que c’est finalement cette voie qui s’imposera lorsque nous serons au pied du mur.
Mais de cette poursuite de l’intégration européenne, l’Allemagne demeure la clef. L’historien médiéviste Michel Pastoureau remarquait récemment que nos divergences en Europe résultaient du fait qu’en Allemagne, la nation avait de longue date précédé l’Etat, alors qu’en France, c’est l’Etat qui a fait la nation. Malgré son poids dans les institutions européennes et sa puissance économique, l’Allemagne ne semble pas avoir renoncé au modèle traditionnel d’économie nationale fermée que Fichte lui proposait à la sortie des guerres napoléoniennes. La longue histoire de villes commerçantes repliées sur leurs droits de bourgeoisie exerce toujours son influence sur les mentalités. Tout se passe comme si elle rechignait à se projeter totalement en Europe. Mais avec la fin de la guerre froide et avec l’avènement de l’euro, Berlin a désormais une responsabilité historique sur le destin des peuples du continent. Elle doit renoncer à son idéal mercantiliste et accepter son destin européen.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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