États membres
Katerina Kolozova
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ENKaterina Kolozova
Professeur de philosophie politique, directrice de l’Institut des Sciences humaines et sociales de Skopje
Avec le retour de la guerre de haute intensité, les États membres et les institutions européennes envisagent différemment l’élargissement de l’Union européenne. Le sujet semble être devenu moins technocratique et plus géopolitique avec notamment l’acceptation des candidatures des trois anciennes Républiques soviétiques que sont l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie.
Pour les « anciens » candidats comme la Macédoine du Nord, ancienne République yougoslave, il s’agit a priori d’une bonne nouvelle car cet aspect géopolitique ne semble jamais avoir été pris en considération depuis que Skopje a déposé son dossier de candidature auprès des institutions européennes, en mars 2004, quelques mois après le grand élargissement portant l’Union de 15 à 25 membres.
Pendant deux décennies, la Macédoine du Nord a fait face à l’opposition de certains États membres dans son cheminement vers l’Union : la Grèce d’abord, pour les questions liées à la dénomination de l’État, puis la Bulgarie. Le soulagement permis par le déblocage de la situation, lors de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022, n’aura malheureusement été que de courte durée[1]. La levée du veto bulgare à l’ouverture des négociations, à l'été 2022, a provoqué un revirement inattendu dans l'opinion publique macédonienne. L’Union européenne serait devenue « injuste, arrogante et propice au chantage » avec la Macédoine du Nord, pour reprendre les termes de ces détracteurs.
Depuis que l’ouverture des négociations est permise – après vingt années d’opposition n’ayant d’ailleurs rien à voir avec le caractère démocratique ou économique de l’élargissement d’ailleurs - la situation est toujours au même point. Le blocage n’est pas provoqué cette fois-ci par un État membre, il est exclusivement interne. La « Position commune » sur l'ouverture des négociations, y compris le « Cadre des négociations » qui l'accompagne, ne serait plus acceptable côté macédonien. Des manifestations de citoyens appellent à refuser de telles conditions de négociations car elles seraient fondées sur un révisionnisme historique qui effacerait l'identité nationale du pays. Des slogans tels que « Non à une Europe comme celle-ci », « Non à une Europe non démocratique » sont diffusés par les partis nationalistes comme le VMRO-DPMNE et Levica mais aussi par des acteurs de la société civile et du monde universitaire supposés favorables à l’adhésion à l’Union européenne.
L’heure est grave pour la construction européenne dans ce pays, déjà « ancien » candidat, non pas pour des raisons liées à ce qu’on appelle « l’eurofatigue » mais du fait d’une montée inexorable du nationalisme et de l'euroscepticisme au sein de la population. Il nous semble donc nécessaire que les institutions européennes - et la Commission en particulier - prennent maintenant leurs décisions, à propos de la Macédoine du Nord, en connaissance de cause car l’issue de ce blocage ne peut pas simplement se trouver à l’issue des résultats des élections présidentielle et législatives des 24 avril[2] et 8 mai.
La candidature à l’Union européenne au cœur de la vie politique macédonienne
La question de l’adhésion à l’Union européenne est toujours centrale dans les débats politiques. En 2008, les sociaux-démocrates reprochaient aux chrétiens-démocrates d’être responsables du fait que Skopje n’ait toujours pas été invitée à rejoindre l'OTAN et qu’il n'y ait toujours pas de date fixée pour les négociations avec l'Union européenne. Ce à quoi Nikola Gruevski[3] répondait que l’intégration à l'OTAN et l’adhésion à l’Union européenne constituaient bien des priorités pour son gouvernement et son parti, tout en défendant les intérêts macédoniens. Quatre ans après l’obtention de son statut de candidat à l’Union européenne, la question de la date d’ouverture des négociations était déjà un élément essentiel pour les électeurs macédoniens et brûlant entre les candidats.
L’objectif ici n’est pas de dire que l’un a mieux fait que l’autre pour l’adhésion de la Macédoine du Nord à l’Union européenne. Nous relevons que le premier obstacle au parcours européen et atlantiste n’a pu être levé que quinze ans plus tard, d’abord grâce au travail acharné de l’Union, des Nations unies et à la main finalement tendue par la Grèce. Le référendum du 30 septembre 2018 posant la question de l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN en acceptant l’accord signé avec la Grèce[4] a vu s’impliquer la diplomatie occidentale, avec des visites encourageant le vote en faveur du « oui », de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, de Sebastian Kurz, alors chancelier autrichien et d’Angela Merkel, alors chancelière allemande.
Il y a cinq ans, les promoteurs d’un régime pro-européen à Skopje étaient donc rassurés avec l’élection de Stevo Pendarovski, ancien coordinateur national pour l’adhésion à l’OTAN, à la tête du pays. Mais il convient d’admettre que les résultats favorables à une trajectoire européenne des scrutins n’ont pas suffi.
En d’autres termes, le nouvel élan européen de la Macédoine du Nord n’a pu se réaliser que sur impulsion de l’Union, l’encouragement de ses États membres et une population enthousiaste dans toutes ses composantes, y compris ses minorités. La représentativité des Albanais de Macédoine est indiscutablement soignée dans le système politique macédonien. L’actuel Premier ministre, Talat Xhaferi, prône la réconciliation entre les peuples : si les relations sont pacifiées avec les Albanais et leurs droits constitutionnellement reconnus, il envisage la même chose pour la minorité bulgare. Le pays est plurinational, il peut en être fier et il nous semble évident que la minorité bulgare de Macédoine a aussi droit à cette reconnaissance.
C’est ce qui semblait avoir été acquis lors de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne : le Premier ministre bulgare de l’époque, Kiril Petkov, avait accepté la levée du veto en juin 2022. Avec ce veto, la Bulgarie a fait pression pour que les représentants de Macédoine du Nord admettent la reconnaissance de la minorité bulgare dans la Constitution, au même titre que celles albanaise et rom. La campagne de 2024 se joue là : une telle reconnaissance revient-elle à nier l’existence d’un État macédonien ?
La montée du nationalisme en Macédoine du Nord : un frein à la construction européenne
Malheureusement, depuis l’été 2022, alors que tout est prêt à Bruxelles, on peut lire dans les médias macédoniens que l'Union européenne est « antidémocratique » parce qu'elle répondrait à l'intimidation nationaliste bulgare. Nous estimons qu’il s’agit d’une manipulation qui n’a pour seul effet que d’empêcher l’ouverture des négociations.
Certes, le sujet est épineux. En effet, si la Macédoine du Nord est un « candidat ancien » à l’Union européenne, l’État est toujours jeune, puisqu’il est indépendant de la fédération yougoslave depuis septembre 1991. Si l’on peut comprendre la nécessité de devoir justifier et légitimer sa spécificité étatique en se distinguant de la Bulgarie voisine, rejeter violemment la reconnaissance d'un groupe minoritaire séparé appelé « Bulgare » au sein de l’État macédonien ne se justifie pas. C'est même une position étrange, si l'on considère qu'une telle reconnaissance témoignerait indiscutablement de la distinction de la majorité macédonienne fondant l’État macédonien, avec les autres peuples Bulgares, Albanais et Roms en particulier. La situation dans le pays est tellement polarisée par ce paradoxe que le destin européen de la Macédoine du Nord s’en trouve - encore – bloqué, alors que ces cinq dernières années elle pouvait se vanter d’un exécutif pro-européen assorti d’une Assemblée favorable.
Particulièrement inquiétant est le résultat du sondage de l’International Republican Institute, faisant état de ses enquêtes menées, dans les États des Balkans occidentaux, entre février et avril 2024.
Selon ce sondage, seuls 31 % des Macédoniens sont favorables à l'intégration dans l'Union européenne et on peut supposer que la majorité d’entre eux sont des citoyens ne se sentant pas concernés par la question de la nation macédonienne (23 % des citoyens de Macédoine du Nord appartiennent à la minorité albanaise). Ces chiffres dilués entre « pro-Europe» et « pro-Russie » semblent dire que les citoyens ne comprennent pas ce que l’Occident, la Russie ou l’Union européenne peuvent leur apporter. Le seul point d’accroche pourrait donc se trouver dans le rejet de la minorité bulgare.
Ceci expliquerait que l'Assemblée de Macédoine du Nord n’a toujours pas voté la reconnaissance de la minorité bulgare dans la Constitution ni même les autres réformes attendues par la Commission européenne[5]. Ces avancées nécessaires pour l’adhésion se font attendre du fait de débats houleux qui semblent être d’un autre temps. Les négociations sont donc gelées et le processus d'adhésion, une fois de plus, (re)placé dans un état d'arrêt indéfini. Les esprits chagrins en arrivent à la conclusion que les Macédoniens font surtout des efforts pour rester candidats… mais certainement pas pour adhérer à l’Union.
En finir avec le statut « d’éternel candidat » de la Macédoine du Nord
Le fait même que la Commission se soit surnommée « Commission géopolitique » témoigne d'un engagement en faveur d'une nouvelle vision des fondements de l'Union européenne et de ceux qui aspirent à la rejoindre[6]. Le discours promouvant des objectifs et des valeurs - résumés dans des slogans tels que « Pour une Europe géopolitique », ou « Unis dans la diversité » - mériteraient un soin particulièrement poussé en Macédoine du Nord, pour toutes les raisons expliquées au préalable. L’Union européenne développe une vision géopolitique de son avenir s’appuyant sur la cohésion du continent dans ses politiques sectorielles[7] mais elle doit aller plus loin et plus nettement avec ses « anciens candidats » pour qu’ils ne demeurent pas d’éternels candidats.
Le Parlement européen s’est déjà prononcé en ce sens. En novembre 2022, deux recommandations adoptées mériteraient une action claire de la Commission pour répondre au blocage macédonien :
- Aucune alternative ne doit remplacer l'élargissement.
- Les négociations d'adhésion devraient être conclues d'ici 2030.
Cette fermeté manque à la gardienne des traités. Nous recommandons que la prochaine Commission européenne, que nous espérons encore plus politique, adopte une approche plus pragmatique avec ses candidats.
La Macédoine du Nord est candidate à l’Union européenne parce qu’elle aspire à en devenir membre. Et non pour recevoir les subventions européennes attribuées aux candidats et percevoir ces subventions sans modifier sa législation. La Commission européenne doit procéder à un examen approfondi pour déterminer si les fonds versés aux organisations de la société civile contribuent à la construction d'une Macédoine du Nord qui partage les mêmes valeurs que l’Union, respecte la Charte des Droits fondamentaux et promeuve la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, comme le réclame le rapport de suivi des avancées vers l’adhésion.
On attend d’un État candidat qu’il œuvre en faveur de l’adhésion pas qu’il se complaise dans ce statut d’attente qui garantit des fonds de préadhésion avec aucune obligation de résultat[8]. Le règlement de 2021 instituant l’instrument de pré-adhésion l’IPA III est pourtant clair à ce sujet : cet instrument a vocation à « aider les bénéficiaires (…) à s’aligner sur les règles, normes, politiques et pratiques de l’Union en vue de leur adhésion future à celle-ci, en promouvant des réformes politiques, institutionnelles, juridiques, administratives, sociales et économiques ».
La prochaine Commission doit donc lutter contre l’idée que l’on peut se substituer au processus d'adhésion à l’Union européenne, afin d’accélérer et compléter le processus d’adhésion et s’opposer aux acteurs de la société civile promoteurs du nationalisme anti-minorités, anti-bulgares, et des solutions alternatives à l’adhésion à l’Union.
Certes, sur le chemin de la construction européenne, nous nous heurterons régulièrement au mur obstiné des romantismes nationaux concurrents, dans les Balkans. Cependant, ce mur n’est pas infranchissable : la Commission européenne peut se montrer plus ferme et plus cohérente à l’égard des décideurs macédoniens. Les États membres peuvent encourager et partager leur expérience en matière d’État plurinational. Les autres organisations internationales ne doivent pas hésiter à exposer le fait que la Macédoine du Nord compte, en ces temps troublés par la guerre, et que sa qualité d’État candidat est non seulement méritée, mais aussi profitable.
[1] Du mois de juin 2022, lorsque la position commune et le cadre de négociation de l'Union ont été divulgués à l'opinion publique macédonienne, au 16 juillet 2022, date à laquelle le gouvernement a accepté la soi-disant « proposition française ».
[2] A l’issue du premier tour de ce scrutin, Gordana Siljanovska Davkova VMRO-DPMNE est arrivée en tête avec 40,09% des suffrages, devant Stevo Pendarovski 19,93% et Bujar Osmani avec 13,34%. Le taux de participation a été de 49,75%. Voir aussi le Rapport de l’OSCE.
[3] L’ancien Premier ministre de 2006 à 2016 est actuellement réfugié en Hongrie.
[4] Accord de Prespa qui prévoit de rebaptiser l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM) en République de Macédoine du Nord.
[5] Discours d’Ursula von der Leyen à Skopje, le 30 octobre 2023 : « (...) assurer une administration publique efficace, des finances publiques saines et un meilleur environnement des entreprises. Il est également essentiel de poursuivre les réformes en faveur de l'indépendance du pouvoir judiciaire et de lutter contre la corruption. Toutes ces réformes doivent être menées pour garantir des conditions de concurrence équitables entre le marché unique européen et le marché commun des Balkans occidentaux ».
[6] Cette autodéfinition a tellement surpris qu’elle a été accueillie avec scepticisme, voire condescendance. En d’autres termes, la Commission serait incapable – ou ne devrait pas s'aventurer – à agir en tant qu’acteur géopolitique si l’on en croit Nicole Koenig, “The ‘Geopolitical’ European Commission and its Pitfalls”, IWM - Vienna Blog, Nous prenons personnellement position contre cette idée.
[7] En témoigne par exemple la stratégie 2030 du nouvel Espace européen de la recherche qui souligne le lien indissociable entre l'innovation, la croissance économique et la pertinence géopolitique mondiale.
[8] Les fonds sont votés, versés aux États candidats mais il n’y a pas d’obligation d’avoir adopté une législation conforme à l’acquis communautaire pour recevoir de nouveau ces fonds de soutien, l’année suivante. Il n’y a pas de conditionnalité pour le versement des fonds de préadhésion.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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