Avenir et perspectives
Jean-Dominique Giuliani
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Depuis la crise sanitaire, l’Union européenne s’est transformée. Depuis la guerre russe en Ukraine, ces changements se sont accélérés, au point que le visage qu’elle présente désormais a peu à voir avec ce qu’il était il y a cinq ans encore. Les institutions européennes ont dû s’adapter aux besoins exprimés par les États membres. Elles ont elles‑mêmes tiré des conséquences propres de l’évolution de la situation géopolitique. Ces bouleversements ont entraîné des avancées spectaculaires, mais aussi quelques erreurs.[1]
Pacte vert
Les Européens ont décidé d’être les mieux‑disants dans la lutte contre le changement climatique. Ils ont utilisé la dimension et les institutions européennes pour se fixer ensemble des objectifs ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre (–90 % par rapport à 1990 d’ici 2040) et parvenir à la « neutralité climatique » du continent en 2050. Cent soixante‑ neuf buts à atteindre en 2030, 3 milliards d’arbres à planter, 75 textes de lois européennes ont été décidés alors qu’un tiers des 1 800 milliards € des plans de relance et d’investissement est consacré à cette politique.
Dès son investiture en 2019, Ursula von der Leyen a fixé comme priorité de sa Commission la réalisation du « Pacte vert ». Celui‑ci a fait l’objet d’un très fort lobbying des organisations non gouvernementales et d’un engouement spontané et vibrant de la part des gouvernements nationaux. L’ensemble des institutions européennes, y compris la Banque centrale et la Banque européenne d’investissement, se sont alignées sur ces orientations, considérées comme susceptibles de générer une nouvelle croissance et de conférer à l’Europe une avance dans les transformations des modes de production et de consommation. L’engagement écologique est devenu, sous cette législature, le principal credo des politiques européennes.
Régulation extraterritoriale numérique
L’absence de régulation des grands acteurs du numérique et leur influence sur le marché européen ont conduit l’Union européenne à adopter des règles inédites et sévères qui s’appliquent erga omnes. Après le Règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté en 2016, la loi sur les marchés numériques (Digital Markets Act) depuis mai 2023 et la loi sur les services numériques (Digital Services Act) entrée en application le 17 février 2024 sont des innovations jamais et nulle part ailleurs tentées. Accompagnées d’autres textes législatifs imposant en 2022 de supprimer les contenus à caractère terroriste, de combattre les abus sexuels envers les enfants, de protéger le droit d’auteur ou l’intégrité du commerce en ligne, ces dispositions, et d’autres à venir, sont issues d’une « boussole numérique », véritable plan d’action destiné à faire des années 2020 la « décennie numérique » permettant à l’Europe un véritable tournant en la matière. Au‑delà de leur application au sein de l’Union, ces textes s’appliquent aussi aux grands acteurs étrangers présents sur son territoire. Compte tenu de l’importance du marché intérieur européen, ils ont donc vocation à devenir la règle pour ces entreprises et donc, peu à peu, à s’appliquer partout dans le monde. Face à l’absence de volonté des autorités américaines de réguler et à l’explosion des usages numériques, l’Europe s’essaye à l’extraterritorialité avec un vrai succès.
Outre les financements normaux du budget européen, près de 150 milliards € du plan de relance européen seront consacrés à l’économie numérique en Europe. Les Européens ont conscience de leur retard et sont décidés à le combler. Un plan de soutien à la fabrication de semi‑conducteurs et aux approvisionnements en matières premières critiques (terres rares), une numérisation accélérée des procédures et services aux citoyens (par exemple le système Entry‑Exit dans l’espace Schengen), l’euro numérique sur lequel travaille la Banque centrale, constituent des avancées considérables destinées à rattraper un retard identifié dans ces domaines.
Géopolitique
Ursula von der Leyen avait plaidé d’entrée pour une « Commission géopolitique ». Incontestablement, tout au long de son mandat, les politiques européennes se sont au fil du temps révélées influencées de plus en plus par les impératifs géopolitiques. Dans son domaine de compétences économiques, la Commission n’a pas cessé de proposer des mesures permettant d’assurer une plus grande autonomie de l’Union. Ce fut le cas pour les masques, les vaccins et les matériels sanitaires de lutte contre le Covid. Ce fut surtout le but d’une longue série de textes se préoccupant de réduire les dépendances européennes dans tous les domaines (batteries, composants industriels de toutes natures).
Parallèlement, l’impératif de réciprocité dans les échanges a gagné du terrain et plusieurs procédures ont été ouvertes, par exemple, contre les importations chinoises de véhicules électriques, de services ferroviaires ou de panneaux solaires.
Par ailleurs, en réponse à l’agression russe de l’Ukraine, les Européens ont immédiatement adopté des sanctions sévères contre la Russie et les ressortissants russes impliqués dans cette violation de la loi internationale. Le gel de 300 milliards d’avoirs de la Banque centrale russe par le G7, la décision de saisir les biens russes sur le territoire de l’Union ont conduit à l’immobilisation de nombreux yachts et de propriétés luxueuses, y compris appartenant au dirigeant russe ou à ses proches.
Treize trains de sanctions ont ainsi été adoptés et les intérêts des fonds russes gelés seront vraisemblablement transférés à l’Ukraine. Ces mesures ont eu un fort impact sur le commerce et l’économie russes. Elles ont permis aux Européens de se libérer spectaculairement en quelques mois, (à l’exception de quelques cas particuliers comme la Hongrie), de leur dépendance envers les fournitures d’énergie en provenance de Russie.
L’Union européenne a utilisé la Facilité européenne pour la paix pour rembourser aux États membres une part importante des équipements militaires qu’ils livraient à l’Ukraine. De 6 milliards €, elle est passée à 12 milliards et sera certainement abondée encore dans le futur. Elle a décidé de financer la fourni‑ ture d’un million de munitions à l’Ukraine à concurrence de 500 millions €. Elle a renforcé les programmes européens de coopération industrielle à des fins militaires dans le cadre du Fonds européen de défense et du programme européen d’investissement dans l’industrie de défense (EDIRPA).
À ce jour, l’aide européenne à l’Ukraine s’élève à plus de 88 milliards € dont 28 pour les équipements militaires. Nul n’aurait pu imaginer un tel engage‑ ment des États membres et des institutions communes pour faire face à un conflit. Et nul ne doute qu’en cas de défaillance américaine dans le soutien à l’Ukraine, l’Union européenne n’accroisse son aide. Un tournant majeur a été pris qui témoigne d’un réel changement dans la prise en compte de la situation géopolitique.
Quelques erreurs
Un tel bouleversement des politiques et pratiques européennes ne pouvait pas être totalement parfait. L’Union continue à décider selon les mêmes procédures, lentes, souvent bureaucratiques et toujours diplomatiques. Si la rapidité en souffre alors que la vitesse de décision est devenue indispensable, l’efficacité aussi en pâtit. L’accord de tous est nécessaire pour décider. Réfléchir à des délégations pourrait se révéler nécessaire pour l’avenir comme le permet déjà le Traité sur l’Union européenne en matière d’interventions civiles ou militaires (article 44). Pour autant, on sait désormais que l’Union est capable de réagir dans l’urgence. Les difficultés viennent plutôt de son incarnation. La rivalité entre Charles Michel et Ursula von der Leyen, entre le président du Conseil européen et la présidente de la Commission s’est révélée préjudiciable à l’image de l’Union sur la scène internationale. Elle a exacerbé une imprécision des traités qui disposent que : « Le président du Conseil européen assure, à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune, sans préjudice des attributions du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité » (Article 15 du TUE), pendant que l’article 17 stipule que : « À l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par les traités, elle (la Commission) assure la représentation extérieure de l’Union ».
Quant à l’article 18, il indique que « le haut représentant conduit la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union. Il contribue par ses propositions à l’élaboration de cette politique et l’exécute en tant que mandataire du Conseil. Il agit de même pour la politique de sécurité et de défense commune ». (al. 2) « Le haut représentant est l’un des vice‑présidents de la Commission. Il veille à la cohérence de l’action extérieure de l’Union. Il est chargé, au sein de la Commission, des responsabilités qui incombent à cette dernière dans le domaine des relations extérieures et de la coordination des autres aspects de l’action extérieure de l’Union » (al. 4). On comprend alors que seule la bonne entente des différents protagonistes permet une représentation extérieure harmonieuse à défaut d’être unique.
La présidente de la Commission, dotée d’une forte personnalité, et désireuse de répondre aux demandes des États d’une meilleure prise en compte des impératifs géopolitiques, a occupé une place qui a pu froisser les États membres. Cela a été le cas pour la solidarité avec l’Ukraine comme dans l’expression européenne pour le conflit à Gaza.
Il s’agit d’un problème récurrent : quand l’Europe est incarnée, ce qui est positif – et Ursula von der Leyen l’a bien fait au‑delà des usages habituels – on lui reproche sa précipitation ou ses prises de position. Quand elle est trop prudente, tout le monde regrette son absence !
Or une politique étrangère commune, recherche ancienne de l’Union, ne pourra vraiment se mettre en place qu’avec l’accord des États membres. Pour les convaincre de s’engager davantage vers une politique étrangère plus commune, il faut que l’Union européenne leur apporte quelque chose en plus et s’abstienne de donner le sentiment de vouloir d’abord prendre leur place. C’est à cette fin qu’avait été créée la fonction de haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, susceptible de devenir un vrai ministre des Affaires étrangères de l’Union. Or ce poste, malgré de louables efforts et une véritable présence sur la scène internationale de Josep Borrell, n’a pas toujours été utilisé comme il se devrait.
Vraisemblablement, « l’autonomisation » du Service européen d’action extérieure serait une solution à examiner dans l’avenir. Doté d’un vrai budget et d’un personnel ne dépendant pas de la Commission, ayant autorité sur tous les commissaires en charge de questions internationales, il y gagnerait plus facilement la confiance des États et de leurs appareils extérieurs, ainsi qu’une plus grande marge de manœuvre. C’est d’autant plus nécessaire que les questions de défense vont prendre une place de plus en plus importante dans les travaux des institutions. La présidente sortante de la Commission a déjà proposé la création d’un « commissaire à la défense », ce qui confirme un besoin; cela ne saurait régler pour autant la problématique ici décrite, au contraire.
Verdir mais comment ?
L’urgence de lutter contre le dérèglement climatique a été endossée par l’Union avec enthousiasme et efficacité. L’Europe peut se targuer d’être en avance sur ses grands partenaires mondiaux. Mais dans sa hâte à agir, elle a peut‑être sous‑estimé l’ampleur de la tâche et certainement la réaction des acteurs économiques, mais aussi surestimé le rôle des ONG.
Ces dernières ont pignon sur rue à Bruxelles et Strasbourg, car les institutions européennes sont les plus ouvertes de toutes les institutions démocratiques. Les ONG disposent d’un vrai savoir‑faire en lobbying et d’une stratégie de communication particulièrement efficace. Aussi apparaissent‑elles trop souvent comme les interlocutrices privilégiées des décideurs européens et nationaux en matière de climat, ce qui n’est assurément pas le cas auprès des autres grands « pollueurs » de la planète. Les opinions publiques ont pu parfois estimer que les politiques européennes en la matière étaient trop brutales, ne ménageant pas les transitions ou ne prévoyant pas suffisamment les mesures d’accompagnement nécessaires. La crise agricole, en ce début d’année 2024, a ainsi conduit la Commission et les gouvernements à reculer sur plusieurs des dispositions contestées des nouvelles mesures de la politique agricole commune, par exemple cette injonction de mettre 4 % des terres en jachère ou celle de réduire de 20 % l’usage des produits phytosanitaires.
La question de la méthode retenue pour atteindre les objectifs environnementaux que l’Union européenne s’est fixés demeure posée : la contrainte ou l’incitation, la règle ou l’accompagnement.
L’exemple de l’Inflation Reduction Act américain s’inscrit à cet égard en contre‑point de la politique européenne. Il privilégie les avantages fiscaux et la subvention et s’en remet aux acteurs économiques tandis que l’Union européenne, communauté de droit par excellence, préfère la règle. La « taxonomie », ce monstre d’absurdité technocratique, en est l’expression.
Les règles sont nécessaires, parfois même indispensables, mais les contraintes doivent être accompagnées de stimulants, d’aides à la transformation et toujours faire l’objet d’une étude approfondie quant à leurs conséquences économiques.
Certains des objectifs que s’est donnés l’Europe, comme l’interdiction de la commercialisation de moteurs thermiques pour les automobiles à partir de 2035 ou la réduction de 70 % des émissions de gaz à effet de serre dans l’aviation en 2050 et 80 % dans le transport maritime, risquent de ne pas être atteints. Les conséquences économiques et financières sur ces secteurs d’activité, pour lesquels l’Europe occupe le premier rang mondial, seront considérables et les acteurs, pourtant bienveillants, pourraient être conduits à remettre en question ces ambitieuses règles alors que beaucoup s’interrogent sur le décrochage de l’économie européenne par rapport aux États‑Unis.
De surcroît, fort de son influence croissante, le Parlement européen est souvent celui des acteurs institutionnels qui tente de les durcir au point de donner le sentiment de privilégier systématiquement la contrainte sur le soutien aux mutations, sans toujours en estimer le coût.
La perspective et les résultats des élections européennes pourraient aussi conférer plus de poids aux mouvements désireux d’alléger les contraintes et les règles qui pèsent sur les citoyens et les entreprises, ce qui constituerait un recul, voire un échec pour la transition environnementale. Au lendemain de ce scrutin, des choix décisifs, engageant l’Union européenne pour longtemps, devront être faits. Certains, comme Mario Draghi, appellent à une mutualisation d’emprunts européens pour financer les importantes transformations environnementales et numériques nécessaires à une croissance retrouvée.
Quelques leçons pour l’avenir
L’Union européenne s’est imposée comme une dimension indispensable du règlement des crises affectant les nations européennes. Ce sont les gouvernements nationaux qui se sont tournés vers elle et ont réclamé son intervention pour affronter des problématiques de plus en plus difficiles à résoudre sur le seul plan national. La crise sanitaire et la relance économique via des emprunts communs ont démontré la pertinence du niveau européen. L’Europe est capable d’adaptation face aux périls ; elle est devenue indispensable aux États membres.
Les défis que les Européens doivent désormais affronter concernent l’économie mais aussi, et surtout, la politique étrangère et la défense. Il est clair qu’il va leur falloir être plus imaginatifs, revoir leurs politiques économiques, repenser leurs politiques monétaires et budgétaires et ne plus se satisfaire des discours figés sur la rigueur et la discipline. S’agissant de la politique de sécurité au sens le plus large du terme, ils devront aller plus loin et plus vite dans des mesures efficaces pour affronter les menaces russes sur le territoire européen et les grands défis mondiaux, dont ils sont parties et comptables, qu’ils le veuillent ou non. L’environnement, bien sûr, mais aussi l’avenir du multilatéralisme et du règlement pacifique des différends, la liberté du commerce et de la navigation, la protection des droits fondamentaux de la personne face à un « Sud global » dont ce n’est plus la priorité. L’Union européenne va s’engager sur de nouveaux terrains qui relèvent encore de la souveraineté des États.
Actualité de la « méthode Schuman »
Pour réussir et convaincre les États membres d’œuvrer davantage ensemble, notamment dans les domaines de la politique étrangère et de défense, pour faire progresser dans le long terme l’intégration européenne, il n’y a qu’une méthode vraiment efficace apprise de Robert Schuman et qui devrait s’imposer aux institutions européennes : apporter aux États une vraie plus‑value.
En apportant aux autorités nationales, en mal d’efficacité dans les politiques publiques, des outils tangibles et des réalisations concrètes, la dimension européenne crée peu à peu une solidarité réelle, des réflexes qui vont au‑delà de la coopération et constituent le cœur de politiques européennes communes en devenir. Offrir dans la durée une plus‑value européenne plutôt que de vouloir remplacer tout de suite les politiques nationales est vraisemblablement la recette du succès.
La politique étrangère européenne a souffert de la concurrence entre les institutions communes alors qu’elle aurait pu bénéficier de son apport. Il en sera de même en matière de défense : si la Commission veut prendre la place des États, ceux‑ci se fermeront à la coopération ; si elle leur apporte de nouveaux outils économiques, financiers pour plus d’efficacité, ce seront les États et les acteurs qui réclameront son intervention.
L’envol d’Europol, agence intergouvernementale qui a permis beaucoup de succès récents dans la lutte contre la grande criminalité, s’explique par la plus‑value en assistance et outils qu’elle a offerte aux services de police nationaux. Le relatif échec de l’Agence européenne de défense s’explique par la réticence des complexes militaro‑industriels nationaux envers une instance qui apparaît vouloir se substituer à eux.
Pour affronter de nouveaux défis dans un horizon assombri par l’agression russe qui s’étend désormais à l’Union et ses États membres, avec son cortège d’ingérences dans le débat démocratique, l’Union européenne doit procéder à une véritable introspection en prenant le temps de la réflexion et en modifiant certaines pratiques. Il va falloir accepter d’avoir des ennemis, de s’opposer à leurs menaces hostiles ; il faut aussi accepter de revoir les poncifs les mieux partagés sur un continent riche et prospère s’agissant de la dette, de la politique monétaire ou du soutien à l’investissement. Saurons‑ nous les remettre en cause ? L’Union européenne et ses États membres ont la force de réussir ces transformations. Les États membres en auront‑ils la volonté ? Leurs institutions communes accepteront‑elles aussi d’adapter leurs pratiques ? De ces réponses dépend le succès commun dans une période de troubles et d’incertitudes.
[1] Ce texte est issu du « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2024 » Éditions Marie B., Paris, à paraître le 24 avril
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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