Les Balkans
Pierre Mirel
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ENPierre Mirel
Directeur Balkans Commission européenne (2006-2013), Conseiller au Centre Grande Europe
Dans nos souvenirs, Bronislaw Geremek savait ce qui allait devenir une prémonition pour les Balkans occidentaux : « Trois périls guettent la transition post-communiste : le populisme, la tentation autoritaire et le nationalisme. » Les trois tendances se combinent dans des ethno-nationalismes qui font piétiner le processus de stabilisation et d’association des six pays[1] avec l’Union européenne. La quête de l’Etat de droit est d’autant plus difficile que les Balkans s’appauvrissent tout en enrichissant l’Union européenne. A l’Est, l’association avec l’Ukraine et la Moldavie a progressé, mais l’occupation russe perdure. La Russie a brisé l’ordre juridique international par son agression en Ukraine et elle combat les valeurs que l’Europe promeut et dont l’écho résonne dans les Balkans. L’Union européenne a répondu en relançant le processus d’adhésion avec ces derniers et en ouvrant les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie et, à terme peut-être aussi, avec la Géorgie. La complexité de ce double engagement, qui verrait l’Union européenne passer de 27 à 36 membres, exige que ses multiples défis soient posés ouvertement dans un « Agenda 2030 » avec intégrations graduelles au cœur d’un processus rénové.
Les « Fondamentaux » : le rocher de Sisyphe
On entend par « fondamentaux » dans les conditions d’adhésion[2] les critères de Copenhague. L’évaluation de la Commission est sévère : il y a quelques progrès… mais, dans la plupart des pays, le pouvoir judiciaire reste vulnérable et soumis aux pressions politiques ; sa crédibilité est faible avec un sentiment d’impunité ; la corruption reste inquiétante et la captation d’État persiste. D’où l’importance non seulement des réformes mais aussi de leur traduction concrète avec des résultats (track record). La Commission reste étonnamment modérée sur le recul démocratique de certains pays, comme la Serbie.
En Albanie, le processus de vetting – évaluation des compétences et du patrimoine des magistrats – a conduit à l’inculpation de ministres et de maires, fait plutôt rare dans les Balkans. Une nouvelle génération de magistrats anime un pouvoir judicaire plus indépendant. Le « cadre des négociations[3] » a été adopté lors de la première conférence inter-gouvernementale avec les États membres en juillet 2022. Une ombre se profile toutefois sur la seconde : la Grèce menace en effet de la bloquer suite à la condamnation à la prison du maire de la commune d’Himara, à majorité grecque, pour achat de voix durant les élections. Le climat politique serait bien meilleur si l’opposition ne se déchirait pas dans des luttes fratricides peu responsables. Elles facilitent la domination du Premier ministre, Edi Rama, dont le parti a obtenu la majorité absolue des sièges à l’Assemblée en avril 2021. Le volontarisme, l’habileté politique de ce dernier, et sa position contre l’agression de la Russie en Ukraine en font aujourd’hui le leader des Balkans avec l’Union.
La Macédoine du Nord a tenu ce rôle dès 2005, premier pays à avoir alors reçu le statut de candidat, mais a vu son élan brisé par certains États membres. Par la Grèce d’abord, exigeant qu’elle change de nom. L’accord de Prespa en 2018 a mis fin à cette querelle. Par la France ensuite, en 2019, demandant un changement préalable de la méthode d’adhésion. Par la Bulgarie enfin, qui a exigé que Skopje reconnaisse une minorité bulgare, ce qui a rendu nécessaire une modification constitutionnelle. Le cadre des négociations a été adopté en juillet 2022, mais leur ouverture dépendra du vote sur la Constitution, à la merci du résultat des élections, présidentielle le 24 avril et législatives le 8 mai. Or, les électeurs du VMRO, parti conservateur dans l’opposition, sont contre le ‘diktat’ de la Bulgarie. Pays fragile, la Macédoine du Nord serait le jouet du nationalisme de son grand voisin, qui se vante pourtant à Bruxelles de stabiliser la région. Est-ce à dire que le pays serait aussi avancé dans son adhésion sans ces blocages ? Sans doute. Ce serait toutefois oublier la dérive autoritaire et nationaliste de l’ancien Premier ministre Nikola Gruevski (2006-2016), condamné pour corruption, et réfugié en Hongrie. Ce serait négliger aussi le retour en arrière récent dans la lutte contre la corruption, dont une mission de magistrats européens a donné une image peu flatteuse. L’interaction entre blocages externes et réformes intérieures est certes indéniable et donne, à juste titre, des arguments à ceux qui blâment les États membres et l’Union européenne. La profondeur et la soutenabilité des réformes sont pourtant à questionner, comme l’attestent le Monténégro et la Serbie, en dépit de l’ouverture des négociations, respectivement en 2012 et 2014.
Le Monténégro, 28e Etat membre de l’Union ?
Le Monténégro aspire à devenir le prochain État membre parmi les Balkans. Et les ministres européens se rendant à Podgorica l’y encouragent. Bien qu’en négociation depuis douze ans, seuls trois chapitres ont été clos sur les trente-trois ouverts. C’est l’absence d’avancée sur les chapitres 23 et 24 – laquelle conditionne le progrès d’ensemble des négociations – qui explique ce surplace. Comment Milo Djukanovic – au pouvoir pendant trente ans – aurait-il pu réformer le système judiciaire et lutter contre la corruption, sciant ainsi la branche sur laquelle son parti DPS s’était imposé ? La perte des élections législatives par son parti en août 2020 a ouvert une instabilité politique jusqu’à la victoire en avril 2023 d’un jeune président, Jakov Milatovic, et la coalition de onze partis sous le mouvement « Europe maintenant ! (Pokret « Evropa sad! » PES), suite aux élections législatives de juin 2023 et la désignation du Premier ministre Milojko Spahic en octobre. L’adhésion à l’Union européenne est affichée comme partie intégrante et prioritaire de son programme.
L’intégration du parti serbe Nova à la coalition et l’élection de son président, Andrija Mandic, à la tête du parlement ont suscité des questions. Jusqu’alors proche de Belgrade et à la sympathie pro-russe affichée, d’aucuns doutent qu’il œuvre à l’adhésion, bien qu’il ait signé le programme de la coalition. Pourtant, n’est-ce pas la meilleure façon de combler la fracture née du référendum de 2006 où 45% des citoyens rejetèrent l’indépendance car se considérant comme Serbes ? Fracture qui a bénéficié à Milo Djukanovic jusqu’au moment où son conflit avec l’Église orthodoxe a dressé une partie du pays contre lui. L’intégration du parti serbe peut donc aider le Monténégro dans sa quête d’une identité propre. Hétérogène, la coalition reste toutefois fragile. Et la tâche sera ardue pour remplir les conditions sur l’État de droit, avec le DPS en embuscade. Si cette coalition devait échouer, d’aucuns imaginent déjà une alliance du PES avec un DPS rénové. L’évolution politique qui repose largement depuis 2020 sur une société civile active, force l’admiration dans une région figée dans ses stéréotypes. De nombreux États membres misent sur son succès, qui crédibiliserait le processus pour la région. Ses atouts sont évidents : petit pays de 600.000 habitants, à la culture politique en voie de pacification, aux communautés vivant en bonne entente, en paix avec ses voisins et membre de l’OTAN. Mais, outre les risques internes, le régime d’Aleksandar Vucic en Serbie ne sera-t-il pas tenté d’empêcher que son ancien territoire ne devienne le prochain pays des Balkans occidentaux membre de l’Union ?
En Serbie, le double-jeu autocratique entre Bruxelles et Moscou
Après la tuerie dans une école en mai 2023 et la réaction maladroite du pouvoir, le mouvement « Serbie contre la violence » (SPN) a lancé des manifestations hebdomadaires et obtenu des élections anticipées le 17 décembre 2023. Avec ces septièmes élections en onze ans, le pouvoir a joué à nouveau la stratégie de la tension dans un contrôle étroit des médias. Il a suscité peur et crainte d’instabilité en agitant menaces sur la souveraineté nationale et la neutralité face à la guerre en Ukraine, et pressions de l’Ouest pour reconnaître le Kosovo. Les résultats ont été à la hauteur des moyens utilisés : le parti du président (SNS) a gagné 128 sièges sur 250 avec 47% des voix. Le SPN n’a obtenu que 65 sièges avec 23% des voix. Mais à quel prix ? Des irrégularités et fraudes massives, sans précédent, ont été dénoncées. En particulier à Belgrade où le SPN a pourtant fait presque jeu égal avec le SNS, avec 43 contre 48 sièges. L’OSCE-BIDDH a dressé une longue liste de réformes dont les Etats-Unis et l’Union européenne attendent la mise en œuvre. Le Parlement européen a adopté une résolution par 461 voix contre 53 et 43 abstentions, demandant une enquête indépendante sur les irrégularités et la suspension de l’aide si le suivi n’est pas satisfaisant. Elle a déclenché l’ire du président serbe dans une violente diatribe contre l’Occident qui « diabolise constamment la Serbie et tente de la déstabiliser, à cause de soi-disant tendances non-démocratiques pour lesquelles il n’y a pas de preuve[4] ». Il a attribué la baisse du score de la Serbie dans Freedom House à une conspiration de la société civile serbe avec les ennemis du peuple pour la reconnaissance du Kosovo. Bien des Serbes y ont reconnu la rhétorique des années Milosevic.
C’est le fondement même des critiques de l’Union européenne qu’il considère comme une atteinte à la souveraineté nationale. Trop heureux de souligner, à son retour de Pékin en 2019 : « J’ai souvent subi des pressions de divers pays mais jamais de la Chine. » N’est-il pas temps pour l’Union européenne d’expliquer clairement que la demande d’adhésion, volontaire, du pays implique une réaction de sa part lorsque ses principes sont bafoués ? On a compris jusqu’alors le silence de Bruxelles comme la volonté de ne pas renforcer davantage les relations Serbie-Russie. D’où un ménagement sur les sanctions qu’elle n’applique pas. Ménagement aussi pour espérer un accord avec le Kosovo. Mais avec ces élections et les médias bridés, n’a-t-elle pas franchi le Rubicon ? D’autant que l’Union européenne doit plaider pour qu’une information sur l’aide soit diffusée par les médias, quand celle de la Chine, infiniment moindre, fait les gros titres.
De nouvelles élections seront organisées à Belgrade en juin prochain. Non pas en raison des fraudes mais par absence de quorum pour élire le maire. Et rien ne garantit qu’elles seront plus libres. Démocratie bafouée, ce qui ne semble pas avoir troublé le congrès du PPE auquel la première ministre Brnabic assistait le 6 mars dernier à Bucarest. Le régime Vucic ne garantit plus la stabilité. Ses actes ont un impact très négatif dans les Balkans : relais de la désinformation russe, attaques contre des « agents de l’étranger », exercices militaires près du Kosovo. Les discrètes fournitures d’armes à l’Ukraine tempèrent quelque peu les relations étroites affichées avec Moscou. Mais la poursuite de ce double-jeu met en lumière les contradictions de cet apparent non-alignement. On le comprend pour l’OTAN où le parlement serbe a déclaré la Serbie « neutre » en 2007. Mais il décrédibilise l’Union européenne qui le tolère. D’aucuns estiment qu’y mettre un terme ne rapprocherait pas davantage Belgrade de Moscou, car Aleksandar Vucic a tiré les leçons de Milosevic : l’opposition maximaliste à l’Ouest ne conduit qu’au désastre. Il a d’ailleurs souvent déclaré que l’adhésion à l’Union était le « seul avenir rationnel qu’il pouvait offrir aux Serbes[5] ».
Beaucoup doutent que le régime Vucic souhaite vraiment que la Serbie adhère à cette Union de valeurs qu’il piétine. Et qui demande la normalisation avec le Kosovo, ce qu’il craint, tant pour son pouvoir que sur pression de Moscou. Une majorité de citoyens semble s’accommoder de cette situation en refusant l’alignement sur les sanctions et en préférant cette « neutralité » entre Bruxelles et Moscou. D’autant qu’en dix ans, le salaire moyen a doublé, le chômage baissé et les infrastructures de transports beaucoup progressé. Mais le projet européen peut-il s’accommoder qu’un pays en négociation d’adhésion s’en écarte tant sans y perdre son âme ? Peut-il se compromettre ainsi dans les Balkans ?
Le triomphe des « entrepreneurs identitaires »
Pour asseoir son emprise sur la société et garder le pouvoir, le président serbe a construit un narratif sur une « humiliation » des bombardements de l’OTAN et de l’indépendance du Kosovo, face à l’Occident coupable. La Serbie devient ainsi la « victime » des guerres récentes, dont l’histoire n’a jamais été racontée. Bruno Tertrais l’analyse parfaitement : « Les nationalismes se nourrissent d’un passé idéalisé et instrumentalisé, que dirigeants et leaders d’opinion s’efforcent de sortir de la mémoire morte pour le faire entrer dans la mémoire vive de leurs peuples (…) Les traumatismes non résolus donnent naissance à la colère liée au ressentiment envers son propre passé[6]. » Le rôle des « entrepreneurs identitaires » y joue un rôle clé : Orban en Hongrie, Vucic en Serbie et des leaders en Bosnie Herzégovine.
C’est la « revanche des passions », exposée par Pierre Hassner où le projet européen, pragmatique, reste impuissant alors que « la substitution des intérêts aux passions ou de celle des passions calmes et consensuelles de l’économie aux passions violentes et conflictuelles de la religion et de la politique » a montré ses limites[7]. Dans la plupart des Balkans, on réécrit l’histoire dans la commémoration victimaire des massacres réciproques et dans une distorsion des faits qui maintient les antagonismes, affecte les survivants et forme les jeunes à un passé fantasmé. Des rues sont renommées du nom de criminels de guerre. Dunja Mijatovic, alors commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, a montré le recul dramatique dans la confrontation au passé où politiciens, médias et leaders religieux diffusent un narratif dangereux, notamment à la veille d’élections. La Commission européenne a apporté un soutien substantiel à la justice transitionnelle et pour contrer ces narratifs en facilitant la réconciliation. La pression européenne ne s’inscrit guère plus que dans la répétition, sommet après sommet, de « la nécessité d’efforts supplémentaires et décisifs pour favoriser la réconciliation », comme une vieille condition dont on sait l’inanité.
La Bosnie-Herzégovine est le pays par excellence des entrepreneurs identitaires. Ceux-ci profitent de la paix inachevée de l’accord de Dayton avec une Constitution muette sur les compétences entre l’État et les entités - à l’exception des relations extérieures et de la défense – pour tenter d’imposer leurs objectifs. D’un côté, les Bosniaques qui tentent de recréer un État unitaire centralisé pour effacer la frontière intérieure de la République des Serbes (Republika Srpska), héritée de la guerre. De l’autre, la Republika Srpska qui prétend que toutes les compétences peuvent être décentralisées puisque la Constitution n’impose rien. Il s’ensuit un bras de fer entre le président des Serbes, Milorad Dodik, et le Haut représentant de l’ONU[8], soutenu par les Bosniaques, et les Etats-Unis. Quant au troisième groupe, les Croates, dirigés par Dragan Covic, il aspire à une entité croate propre à l’intérieur de la Fédération, avec un soutien ambigu du Haut représentant qui exerce un protectorat disruptif. Seul le contingent de l’EUFOR-Althea pourrait maintenir le calme en cas de crise grave.
Chaque groupe ethnique instrumentalise le passé et amplifie les risques du présent dans une absurde course à la victimisation… en cherchant le soutien de l’État-parent : la Serbie pour les Serbes, la Croatie pour les Croates et la Turquie pour les Bosniaques. Le pouvoir à Banja Luka s’est radicalisé dans des rencontres régulières entre Vladimir Poutine et Milorad Dodik ; ou par des relations étroites avec Viktor Orban qui a sauvé la partie serbe de la banqueroute avec un prêt de 110 millions € en 2022. Comme à Belgrade, c’est un double-jeu entre critiques de l’Union européenne et souhait d’en devenir membre. Auquel s’ajoute la tension de menaces récurrentes de sécession, suivies par autant de dénégations, dans cette République des Serbes érigée en forteresse assiégée. La radicalisation d’éléments du parti bosniaque de Bakir Izetbegovic, SDA, répond à cette évolution, dans une relation étroite avec Recep Tayyip Erdogan.
L’Union européenne et les Etats-Unis ont échoué à rendre le pays fonctionnel face aux blocages des élites politiques. Au point que le Naser Nabil président du parti SBB, a écrit au président du Conseil européen, Charles Michel, en juillet 2022 que « les leaders tribaux ne veulent pas que la Bosnie-Herzégovine adhère à l’Union européenne parce que l’État de droit les conduirait en prison ». Il a donc plaidé pour que le statut de pays candidat lui soit accordé pour engager le processus de réformes. Ce que le Conseil européen a décidé en décembre 2022, précisant les quatorze conditions pour l’ouverture des négociations d’adhésion. Bien qu’elles n’aient pas toutes été remplies, la Commission l’a proposé le 12 mars, et le Conseil européen validé le 21 mars dernier. Il devenait trop difficile de contenir les frustrations accrues en Bosnie-Herzégovine par l’accélération du processus avec l’Ukraine et la Moldavie. Le cadre des négociations ne pourrait toutefois être adopté que si des progrès sont réalisés.
La Bosnie-Herzégovine est emblématique de cette oscillation incertaine et pernicieuse entre politiques de stabilité et de conditionnalité. La stricte conditionnalité a échoué puisque l’Union européenne y sursoit à chaque étape. Son application souple peut laisser espérer à ses dirigeants une marche flexible vers l’Union, tout en entretenant un sentiment d’impunité. Avec un impact évident sur les autres candidats.
Au Kosovo indépendant, la quête de la souveraineté
Indépendant depuis 2008, le Kosovo est toujours en quête de sa souveraineté et formellement sous le protectorat des Nations unies (MINUK). Souveraineté disputée au Nord, à majorité serbe, et internationale face à la non-reconnaissance de Belgrade, de Moscou et de cinq États membres de l’Union[9]. Le dialogue avec la Serbie, lancé sous l’égide de l’Union en 2011, n’en est que plus difficile. Plus de quarante accords ont été obtenus, dont près de la moitié mis en œuvre, totalement ou partiellement. Mais ce bilan mitigé a sapé la confiance. Il en va ainsi de l’association des municipalités à majorité serbe, décidée en 2013, destinée à leur offrir une certaine autonomie (santé, éducation, économie) mais que Pristina a jusqu’alors refusé de créer. L’Union prône une « normalisation » des relations dans un accord juridiquement contraignant. C’est la proposition que le président Vucic et le Premier ministre Kurti ont acceptée verbalement à Ohrid le 27 février 2023, mais sans signer l’accord. Les arrière-pensées, les critiques des deux côtés, puis les crises successives en ont empêché la mise en œuvre.
Côté Pristina, une décision précipitée sur les plaques automobiles en novembre 2022 a entraîné la démission de tous les fonctionnaires serbes qui avaient pourtant accepté de travailler sous souveraineté kosovare. Les Serbes ont boycotté les élections municipales dans le nord du pays. En février 2024, la Banque centrale a interdit les paiements en dinar, provoquant une nouvelle crise. Côté Serbie, un groupe a été appréhendé violemment par la police kosovare à Banjska le 24 septembre 2023, alors qu’il était en possession d’un redoutable stock d’armes de guerre. Le chef du groupe, criminel notoire, parade à Belgrade et le gouvernement ne semble pas pressé d’enquêter. Ce qui alimente les rumeurs de complot pour susciter la violence au Nord, sous prétexte de discrimination des Serbes…au bénéfice de Moscou ?
Instrumentalisation en Serbie, radicalisation au Kosovo. A Pristina, des décisions, sans coordination avec l’Union européenne et les Etats-Unis, vont à l’encontre de leurs efforts inlassables de dialogue. Cette stratégie de la tension où le protégé échappe à ses protecteurs affecte leur crédibilité. Sous leurs pressions, Albin Kurti a dû accepter en mars dernier le transfert de 24 hectares au monastère de Decani, en application de décisions de justice, que les gouvernements successifs refusaient depuis 2016. Ce qui pourrait ouvrir au Kosovo les portes du Conseil de l’Europe. Il n’y a pas d’alternative à l’application de l’accord d’Ohrid pour la normalisation. Sans cela et sans des progrès substantiels vers l’État de droit, le chemin vers l’Union européenne restera fermé à la Serbie. De même pour le Kosovo, qui a déposé sa candidature à l’adhésion en décembre 2022, mais sans illusion sur la suite qui y sera donnée. N’est-ce pas en brisant par des compromis difficiles le tabou d’une souveraineté limitée que Pristina pourra rendre sa perspective européenne plus sûre et moins lointaine ?
Les Balkans occidentaux enrichissent l’Union européenne !
Ce sombre tableau ne doit pas décourager. 385.000 personnes ont quitté la Serbie depuis 2011, selon l’Office statistique de Belgrade en 2020 : 170.000 pour la Bosnie en 2021 et 61.000 Kosovars au premier semestre de 2022. Tous les Balkans connaissent une hémorragie démographique due à des taux bas de fertilité qui s’ajoutent à cette migration. Hémorragie qui enrichit les pays d’accueil – Allemagne et Autriche en tête, et Italie pour les Albanais – mais appauvrit les pays d’origine. Les envois de fonds représentent certes 10% du PNB selon l’OCDE, mais pour des investissements peu productifs. C’est la classe moyenne actuelle ou potentielle qui part, renforçant les pouvoirs en place. Des villages se vident. La situation est telle que des employeurs ont recours à une main-d'œuvre asiatique au Kosovo, en Serbie et en Macédoine du Nord.
Pour doper les investissements, le projet de marché commun régional a été lancé en 2016 dans le cadre du Processus de Berlin avec pour objectif d’assurer les « quatre libertés » du marché unique européen. Le plan d’action signé en 2020 a permis des avancées. Mais le Kosovo refuse d’y être représenté par la MINUK et la Bosnie n’a pu trouver un accord interne. Les dirigeants albanais, macédonien et serbe ont donc décidé d’aller de l’avant en 2019 dans l’Open Balkan Initiative, où l’harmonisation des règles a progressé.
Quant à l’intégration économique avec l’Union européenne, deux chiffres la résument : premier investisseur avec 61% des IDE, et premier partenaire commercial avec 66% des échanges bilatéraux, selon Eurostat. En comparaison, la Chine représente 7%, la Turquie 5% et la Russie 3%. Le solde commercial est très favorable à l’Union européenne avec 9 milliards € par an en moyenne durant la dernière décennie. La zone de libre-échange établie par les accords d’association n’a donc pas eu le même succès qu’avec l’Europe centrale dans les années 1990. Espoirs douchés par des politiques erratiques, la faiblesse de l’État de droit, l’obsolescence des infrastructures, l’étroitesse des marchés et la lenteur du processus d’adhésion. L’aide européenne ne compense-t-elle pas ce transfert de ressources ?
L’aide budgétaire de l’Instrument d’Aide à la Pré-adhésion pour 2021-2027 (IPA) est de 14,2 milliards €, dont 9 pour des investissements et un fonds de garantie de 1 milliard. Ironie financière : ces 9 milliards pour l’ensemble des Balkans occidentaux correspondent à ce que recevra la Bulgarie dans la même période ! Ils correspondent aussi au solde commercial positif annuel de l’Union. Il faut certes y ajouter l’aide spécifique reçue durant la pandémie de Covid et 1 milliard en compensation de la hausse des coûts de l’énergie consécutive aux sanctions contre la Russie. De plus, un plan de croissance de 6 milliards € (2 milliards € du budget et 4 milliards € de prêts) proposé par la Commission devrait faciliter leur intégration dans le marché commun régional et le marché unique de l’Union. Malgré tout, le ratio de l’aide budgétaire reste de 1 à 8 entre les Balkans occidentaux et leurs voisins membres de l’Union. Le fossé économique s’accroît et la convergence s’éloigne. Combinées à une migration massive, voilà deux sources d’instabilité potentielle, plus inquiétantes que des interférences extérieures.
Ukraine et Moldavie : quel processus d’adhésion ?
L’Ukraine a déposé sa candidature à l’adhésion le 28 février 2022. La Moldavie et la Géorgie le 3 mars. Conseil et Commission ont franchi les premières étapes avec une célérité inhabituelle, jusqu’à la décision du Conseil européen d’ouvrir les négociations avec Kiev et Chisinau le 15 décembre 2023, sous réserve de réformes supplémentaires. Au vu des progrès accomplis, le Conseil européen de mars 2024 a demandé au Conseil d’adopter rapidement les cadres de négociation avec les deux pays. La Géorgie a reçu le statut de candidat en décembre 2023.
L’Union européenne, ses Etats membres et les institutions financières internationales ont mobilisé 82,6 milliards € en soutien à Kiev depuis février 2022, dont 25 d’aide militaire. Une « Facilité pour l’Ukraine » de 50 milliards € pour 2024-2027 (17 milliards € du budget et 33 de prêts) a été décidée le 29 février dernier. Se pose maintenant la question de la capacité de l’Union européenne à intégrer l’Ukraine et la Moldavie et des conséquences de leur adhésion puisque l’avis de la Commission ne contenait pas d’étude d’impact. On peut l’appréhender sur trois plans : critères d’adhésion, coûts financiers et sécurité[10].
Les évaluations de la Commission font état de progrès substantiels sur l’État de droit et la lutte anti-corruption. Le président ukrainien n’a pas hésité à limoger de hauts gradés en pleine guerre pour faits de corruption. Mais des décennies de faible gouvernance et de corruption endémique ne vont pas s’effacer rapidement alors que des aides colossales affluent. La BERD classait le pays parmi les derniers du continent sur la gouvernance en 2023. C’est sur la durée que l’Ukraine devra démontrer la soutenabilité et les résultats de ses réformes. Or, les dérives de la Hongrie et de la Slovaquie pourraient laisser craindre le risque d’évolutions semblables. Une conditionnalité budgétaire forte et une clause de réversibilité solide s’impose. Un atout puissant réside toutefois dans une société civile vigilante. Quant à la législation européenne, la mise en œuvre de l’accord d’association de 2014, couplé avec l’accord de libre-échange complet et approfondi (AA-ALECA) devrait en faciliter la reprise. Les exportations européennes devraient considérablement augmenter pour la reconstruction, mais les investissements dépendront de la stabilité et d’un accord de paix.
Bruegel a estimé le coût de l’adhésion à 136 milliards €, ou 110 si les territoires occupés devaient le demeurer : 32 pour la politique de cohésion, 85 pour la PAC. En comparaison, la Pologne reçoit 76 milliards €, pour une population équivalente. Le Financial Times[11] a cité un coût de 186 milliards €, selon une étude (non publiée) de la Commission. Sans oublier le coût de la reconstruction, estimé à ce jour à quelque 500 milliards €. Tous les États membres subiraient une baisse significative de l’aide budgétaire européenne et la PAC actuelle serait en question. Le blocage d’importations agricoles par la Pologne a déjà montré l’ampleur des chocs que cette adhésion entraînerait. Et la Commission a dû en limiter les effets en mars. Dès lors, on conçoit mal une adhésion dans les termes du processus actuel, même avec de longues périodes de transition. La Communication du 20 mars souligne d'ailleurs les défis de la convergence économique et sociale dans une Union européenne à plus de 30 membres. Le coût de cette expansion devra faire partie du prochain cadre financier pluriannuel.
C’est en matière de sécurité que les risques seraient les plus sérieux, curieusement passés sous silence par Bruegel. L’article 42.7 du Traité prévoit en effet : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir. » Ce n’est certes pas la clause de défense collective de l’article 5 de l’OTAN, mais comment penser que le soutien militaire exceptionnel actuel serait renouvelé dans la durée si la Russie élargissait le conflit ? Sauf à s’en remettre à la bonne volonté de l’OTAN et donc des États-Unis, dans une perte d’autonomie définitive ? Le texte de la Communication est très ambigu à cet égard : « Une Union élargie ne devrait pas introduire les nouveaux défis de disputes bilatérales. »
Ensuite, l’occupation de territoires des trois pays candidats dans des « structures créées et reconnues » par Moscou est un obstacle[12]. Intégrer ces pays en ignorant cet état de fait serait accepter le coup de force russe. Le refuser parce qu’ils sont divisés en rendrait l’Union otage, comme elle l’est de la Turquie à Chypre. On peut donc s’interroger sur la faisabilité d’une adhésion sans paix. D’autant que l’opinion publique risque de s’y opposer. Il serait hasardeux d’en minimiser ici le rôle accru dans les relations extérieures, en oubliant qu’une ONG néerlandaise a imposé au gouvernement un référendum contre l’accord d’association avec l’Ukraine en 2016 par crainte qu’il ne conduise à l’adhésion et à la fourniture d’armement !
Une alternative : intégration graduelle avec période de consolidation
A l’évidence, la méthodologie actuelle d’adhésion ne peut s’appliquer à l’Ukraine, à la Moldavie et a fortiori à la Géorgie. Il en va de même pour les Balkans occidentaux, à l’exception sans doute du Monténégro. Les vingt années passées prouvent en effet qu’une adhésion incertaine à un horizon lointain et indéterminé n’incite pas aux réformes. Une intégration graduelle est une alternative réaliste, comme déjà exposé. Rappelons-en les trois principes : mettre un terme au système binaire d’une aide pré-adhésion limitée, puis de fonds post-adhésion massifs ; progresser vers l’adhésion par étapes, chaque réforme donnant accès à des fonds accrus ainsi qu’aux programmes et institutions des politiques concernées ; établir une période de consolidation et de probation conduisant à l’adhésion totale. Cette approche pragmatique engagerait les candidats sur une voie concrète avec des bénéfices tangibles et progressifs selon les réformes. Le Conseil européen, la Commission et le Parlement ont repris cette approche.
L’idée d’une intégration au marché unique a été reprise par la Commission, qui l’a liée au plan de croissance à condition que les candidats adoptent un agenda de réformes et ouvrent leur marché sur le marché commun régional, excellente incitation à établir ce dernier. Cette approche étant trop réductrice, nous souscrivons aux recommandations du rapport Bourlanges ou de l’étude de Lukas Macek, pour lesquels la première étape devrait être un engagement politique fort, avec par exemple l’alignement sur la PESC et l’adoption de la Charte des Droits fondamentaux. Une approche plus élaborée a été proposée par le CEPS, avec adhésion par étapes de façon horizontale (tous secteurs confondus) plutôt que sectorielle, selon une notation qui permet de passer à l’étape suivante. Bien que complexe, elle pourrait être combinée avec l’approche sectorielle. Des secteurs pourraient être priorisés pour crédibiliser le processus, comme l’énergie et les transports qui font déjà l’objet d’un traité avec l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce que suggère la Communication en citant notamment, outre le marché unique, l’énergie et le Plan vert pour les Balkans.
L’élément central de notre approche reste la période de consolidation/probation, essentielle pour vérifier la mise en œuvre des engagements, réduire les risques de retour en arrière et préparer l’opinion publique. Dans l’avant-dernière étape, le pays serait ainsi « membre associé » avec l’essentiel des bénéfices de son intégration, mais sans commissaire, ni droit de veto au Conseil. Cette phase serait cruciale, notamment pour les pays en conflit : passer d’une normalisation entre le Kosovo et la Serbie à la reconnaissance, par exemple, ou d’un cessez-le-feu à un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie. Europe à deux vitesses ? Oui, si la géopolitique ou l’impréparation d’un pays l’exigent. Car la réaction rapide de l’Union européenne jusqu’alors face à l’agression de la Russie ne saurait se perpétuer par des décisions hâtives ou hasardeuses sans mettre en péril le projet européen. La Communication envisage d’ailleurs la « différenciation » comme une réponse à l’adhésion de plus de 30 membres.
Elle met surtout l’accent sur la nécessité d’une révision des politiques. Il appartient à la Commission d’exposer ouvertement les contraintes, les coûts et les risques du passage à 30, 33 ou 36 membres, autant que les avantages et bénéfices pour l’Union européenne, dans une proposition globale avec intégration graduelle. La Commission l’avait fait en vue du cinquième élargissement avec l’Agenda 2000. Dans cette période existentielle où l’Union européenne doit plus que jamais convaincre ses citoyens du bien-fondé de ses propositions, un document d’ensemble avec études d’impact est indispensable. En effet, si l’élargissement est « un investissement géostratégique pour la paix, la sécurité, la stabilité et la prospérité[13] » encore faut-il en persuader les citoyens. Car on ne saurait élargir l’Union sans les Européens. Le moment est donc venu d’adopter l’ « Agenda 2030 » !
[1] Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie.
[2] La législation a été divisée en 35 chapitres thématiques.
[3] Document cadre adopté par les Etats membres, qui définit les principes, la substance et la procédure des négociations d’adhésion avec chaque candidat.
[4] Discours télévisé le 1er mars.
[5] Interview à la FAZ, 29 avril 2019.
[6] « La guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires ». L’Observatoire, 2023.
[7] La revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique’. Fayard, 2015.
[8] Position créée pour superviser la mise en œuvre de la partie civile de l’accord de Dayton.
[9] Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie.
[10] « Institutional and Policy Changes for a Union of up to 36 Members », à paraître dans European Law Journal, avril 2024
[12] Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, Transnistrie en Moldavie, Donetsk et Louhansk en Ukraine.
[13] Déclaration de Grenade, 6 octobre 2023
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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