Démocratie et citoyenneté
Pierre Andrieu
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ENPierre Andrieu
Diplomate (ancien Ambassadeur de France, Enseignant en relations internationales, Auteur de "Géopolitique de relations russo-chinoises", PUF, 2023.
La grande proximité russo-chinoise n’est en aucun cas une alliance solide et pérenne, mais un rapprochement de circonstance, raffermi par l’invasion russe de l’Ukraine[1] . Les fragilités de cette relation, basées sur l’Histoire et les déséquilibres structurels, subsistent et renforcent la défiance réciproque. Pour l’Union européenne, si toute discussion a disparu avec une Russie agressive et menaçante, la Chine reste à la fois « un partenaire de coopération et de négociation, un concurrent économique et un rival systémique » avec lequel il convient de poursuivre un dialogue nourri à la hauteur d’une Europe qui a commencé à affirmer sa dimension géopolitique au cours des deux dernières années.
Grande proximité des relations russo-chinoises
Les relations russo-chinoises ont connu des hauts et des bas au cours de leur histoire complexe. Au tout début des années 1950, après une période de « fraternité socialiste » entre l’URSS et Staline et la jeune République populaire de Chine (RPC) de Mao Zedong, elles sont devenues exécrables au cours de la période 1960-1980, pour s’améliorer considérablement avec l’arrivée au pouvoir de dirigeants pragmatiques, Mikhail Gorbatchev à Moscou et Deng Xiaoping à Pékin. Le rapprochement s’est accéléré avec l’accession à la présidence de Vladimir Poutine en 2000 et de Xi Jinping en 2012. Une véritable « alchimie personnelle » est née entre ces deux hommes forts qui se sont rencontrés une quarantaine de fois pour cultiver leur hostilité au « libéralisme occidental », ainsi que leur détestation de « l’hégémonisme » des États-Unis.
A ce facteur personnel il convient d’ajouter les intérêts politique, géostratégique et géoéconomique entre les deux pays, basés sur le Traité de bon voisinage et de coopération[2] signé en 2001.
L’invasion massive de l’Ukraine par Moscou en février 2022 a considérablement raffermi cette relation
Sur le plan politique, la relation entre les deux puissances a dépassé le stade d’un simple « axe de convenance », pour reprendre le terme du chercheur australien d’origine chinoise Bobo Lo, sans pour autant devenir une alliance formelle impliquant des obligations comme une assistance réciproque en cas d’agression, comme l’aurait souhaité Moscou. Les deux pays les qualifient d’une expression grandiloquente appréciée à Pékin : « partenariat complet et d’interaction stratégique, dans une nouvelle époque, qui ne connaît aucune limite ». Une alliance lâche, sans obligation réciproque, mais qui convient parfaitement aux besoins des deux pays.
De facto la Russie, soumise à des sanctions occidentales et isolée sur le plan international à la suite de son invasion de l’Ukraine, a trouvé dans son partenaire chinois un interlocuteur compréhensif. Pourtant, Poutine ne semble pas avoir prévenu Xi de l’ampleur de son « opération militaire spéciale » alors que Pékin insiste sur le respect des principes du droit international qui protège l’intégrité territoriale, ainsi que la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays.
Toutefois, la Chine, tout occupée par le « front taiwanais » et celui des mers du Sud, n’a pas souhaité se priver de la profondeur stratégique que lui procure sa très longue frontière avec la Russie et qui lui assure la poursuite des approvisionnements en matières premières et énergétiques nécessaires à son développement économique.
Les échanges commerciaux, déjà importants depuis le « tournant vers l’Est » engagé par Moscou au début des années 2000, se sont envolés depuis l’agression russe de l’Ukraine en février 2022. En 2023, ces échanges ont augmenté de 26,3% pour atteindre 240 milliards $, soit un chiffre bien supérieur à l’objectif officiel de 200 milliards $.
Cette tendance a accentué l’asymétrie du commerce bilatéral aux dépens de Moscou, la grande majorité des exportations russes étant composée de matières premières et énergétiques. Par conséquent, la Russie est devenue plus dépendante vis-à-vis du marché chinois, ce qui n’est pas le cas de la Chine qui exporte chez son grand voisin des produits manufacturés de grande consommation et de haute technologie en occupant le vide laissé par le départ des entreprises occidentales[3].
Ainsi, Moscou est devenue un « junior partner » commercial de Pékin, qui lui impose les conditions et les tarifs pour ses achats de gaz. Quant aux investissements chinois en Russie, limités au secteur énergétique et minier, ils se sont complètement taris en 2022. Moscou n’a pas profité de la gigantesque initiative des nouvelles routes de la soie « Belt and Road Initiative (BRI) » lancée en 2015.
Dans ces conditions, certains observateurs n’hésitent pas à parler de vassalisation d’une Russie, affaiblie et dépendante, par une Chine devenue la seconde puissance mondiale. Outre les relations personnelles entre les deux présidents et les rapports économiques, le vecteur étayant solidement les relations russo-chinoises est leur hostilité partagée vis-à-vis des « valeurs » de l’Occident et leur souhait de pérenniser leurs respectifs « régimes forts ». Mais aucunement une alliance solide qui serait fondée sur un accord en bonne et due forme et encore moins une confiance réciproque ou une proximité culturelle ou civilisationnelle inexistante.
L’Union européenne face à la Russie et la Chine
Il serait donc erroné pour l’Union européenne et ses États membres de traiter les deux pays de manière indistincte. Certes, leur rapprochement est appelé à durer. Mais les discordances entre les deux pays sont sans doute plus profondes que leurs convergences, alors que l’attitude de la Chine face au conflit ukrainien est loin d’être univoque. Pékin a un certain intérêt à voir la Russie poursuivre ses opérations militaires, qui contribuent à sa fragilisation mais qui présentent l’avantage de maintenir une pression sur les États-Unis et l’Europe, dont le soutien à l’Ukraine pourrait, selon Pékin, affaiblir leur effort militaire en Asie.
La Russie, pays qui partage une frontière de 2257 km avec l’Union européenne, y compris celles de l’exclave de Kaliningrad, assume ouvertement la confrontation avec celle-ci depuis son invasion de l’Ukraine et représente pour la sécurité de l’Union une « menace directe et durable ». De concert avec les États-Unis et d’autres pays occidentaux, l’Union européenne a adopté à l’égard de Moscou une position qui correspond à cette menace. Bruxelles a donc suspendu toute coopération politique, vise la fin de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et a adopté treize trains de sanctions ciblant les secteurs fondamentaux de l’économie russe et les élites politiques du pays. Le fossé entre l’Union européenne et la Russie paraît donc infranchissable, et pour longtemps.
L’état des relations entre l’Union européenne et la Chine est différent. L’Europe avait connu au cours des années 1980 et 1990 une période d’euphorie à l’égard de ce pays, qui venait de sortir de sa longue période maoïste, en soutenant fortement son entrée dans l’OMC dans l’espoir qu’il devienne une économie de marché et que son engagement dans la mondialisation suscite une libéralisation de sa politique intérieure. Mais cet espoir fut déçu et l’Union européenne refusa en décembre 2016 de reconnaître à la Chine le statut d’économie de marché. Trois ans plus tard, elle a publié une communication précisant une nouvelle stratégie vis-à-vis de la Chine. Dans ce document, la Chine a été qualifiée de « partenaire de coopération avec lequel l’Union partage des objectifs étroitement intégrés » ainsi que de « partenaire de négociation avec lequel l’Union doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts », de « concurrent économique dans la course à la domination technologique », et enfin de « rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ».
En 2020, après sept ans de négociations, Bruxelles et Pékin ont signé un accord global sur les investissements visant à réduire le déséquilibre créé par les investissements chinois massifs dans les États européens frappés par la crise de 2008. Mais ce texte fut suspendu l’année suivante suite à sa non-ratification par le Parlement européen.
La situation se détériora quelque peu lorsqu’en 2021 l’Union adopta des sanctions contre la Chine pour la répression des Ouïghours et en 2022 face aux mesures prises par Pékin à l’encontre de la Lituanie, à la suite de la décision de cet état balte de se retirer du forum euro-chinois « 17+1 » et d’ouvrir une représentation de Taïwan.
Enfin est survenue l’affaire ukrainienne lorsque la « neutralité pro russe » de la Chine l’a conduite à ne pas appliquer les sanctions européennes à l’encontre de Moscou. Lors de sa visite à Moscou en mars 2023, Xi Jinping a signé avec son homologue russe une Déclaration conjointe sur l’approfondissement du partenariat de coordination stratégique globale de l’ère nouvelle. Néanmoins, le libellé grandiloquent et plutôt creux de ce texte n’a pas été de nature à conforter une alliance russo-chinoise confiante et véritable.
Un dialogue euro-chinois qui reste difficile
Le sommet Union européenne-Chine d’avril 2022 n’a pu faire avancer le dialogue sur l’application par Pékin des sanctions européennes. Il en a été de même lors du sommet de décembre 2023, lorsque l’Union européenne a insisté sur la nécessité pour la Chine de s’abstenir de fournir des armes létales à la Russie et d’empêcher le contournement des sanctions, notamment par le biais d’entreprises chinoises et étrangères opérant sur son territoire.
Les relations entre l’Union européenne et la Chine connaissent aussi des irritants d’ordre commercial. Bruxelles a critiqué les entraves mises par Pékin à l’accès à son marché et à ses investissements. En 2022, les exportations européennes vers la Chine avaient augmenté de 3,2%, alors qu’en sens inverse la progression était de 32,3%. Le déficit commercial en faveur de Pékin avait atteint 396 milliards €, soit une augmentation de 58,2%. Au contraire, dans d’autres domaines comme le changement climatique, l’endettement des pays en développement, les questions de santé ou des finances durables, les deux parties poursuivent leur dialogue.
Pour Josep Borrell, vice-président de la Commission et Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, la Chine ne constitue pas une menace pour la sécurité nationale des Européens, contrairement à la Russie. Selon lui, « nous ne devons pas nous opposer à la montée en puissance de la Chine. La Chine deviendra une grande puissance, qu'on le veuille ou non. Ce qui importe, c'est la manière dont elle gérera sa puissance ».
2024 devrait être l’année du réengagement dans les relations euro-chinoises.
Outre la poursuite de la guerre ukrainienne, les élections à venir dans plusieurs États membres, au Parlement européen et aux États-Unis, ainsi que les crises dans le voisinage et au Moyen-Orient, notamment, auront une influence certaine sur ces relations.
Une fois constituée après les élections de juin, la nouvelle Commission européenne aura pour tâche de déterminer sa politique chinoise en encourageant Pékin à user de sa forte influence pour faire pression sur Moscou afin de mettre fin à l’agression contre l’Ukraine. Sur le plan commercial, la Commission utilisera les moyens que lui fournit la « boîte à outils défensive » dont elle s’est dotée pour lutter contre les distorsions du marché et l’absence de réciprocité de la part de Pékin. A cet égard, Bruxelles a lancé, en vertu du « règlement relatif aux subventions étrangères », une enquête concernant les subventions dont bénéficieraient les exportateurs chinois de véhicules électriques, ainsi qu’une enquête approfondie relative à une procédure de passation de marché public en Bulgarie, à laquelle a répondu un constructeur public de chinois, la CRRC Qingdao Sifang Locomotive Co.
On insiste à Bruxelles pour que ces initiatives soient mieux coordonnées avec celles des États membres, afin d’éviter toute rivalité dans la conquête du marché chinois, et notamment entre le chancelier Scholz, qui priorise les intérêts économiques allemands, et le président Macron, qui recherche une « troisième voie » entre la Chine et les Etats-Unis. Les idées exposées par le chef de l’État français rejoignent du reste celles exposées par Josep Borrell.
Les Chinois semblent très attachés à leurs relations avec l’Union européenne et particulièrement à leur accès à son marché. Au cours des six derniers mois, le ministre des Affaires étrangères Li Qiang a visité l’Irlande, la France et l’Allemagne et s’est entretenu avec Ursula von der Leyen à Davos, alors que le président Xi a eu un entretien téléphonique avec son homologue finlandais. Le 26 avril 2023, il s’est également entretenu avec le président ukrainien Zelenski, le premier contact entre les deux chefs d’État depuis l’invasion de l’Ukraine. Outre la poursuite du dialogue, ces contacts ont comme principal objectif de permettre à la Chine de se présenter comme le partenaire d'une démarche de paix en Ukraine qui finira bien par apparaître un jour.
***
Quelle que soit sa complexité, le dialogue entre l’Union européenne et la Chine s’impose alors que l’Europe a su depuis deux ans affirmer sa puissance géopolitique, notamment face à la Russie. Comme l’a expliqué Josep Borrell, « la coopération, la concurrence et la rivalité continueront à être au centre de la politique chinoise de l’Union [...] Il est évident qu’au cours des dernières années, l’aspect de la rivalité est devenu plus important. Car l’affirmation politique de la Chine est devenue beaucoup plus forte et parfois agressive ». Mais ce dialogue sera sans doute tout sauf linéaire.
[1] Voir Pierre Andrieu Géopolitique des relations russo-chinoises, PUF, Paris, 2023
[2] Ce traité est beaucoup moins contraignant que celui signé entre Staline et Mao en 1950, qui contenait des articles très défavorables à la jeune RPC créée en 1949.
[3] La Chine est le premier partenaire commercial de la Russie alors qu’en sens inverse, la Russie n’est qu’au 10ème ou 11ème rang parmi les partenaires commerciaux de la Chine.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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