Multilatéralisme
André Gattolin,
Emmanuel Véron
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ENAndré Gattolin
Ancien parlementaire et chercheur à l’Université Paris III Sorbonne-nouvelle
Emmanuel Véron
Géographe et enseignant- chercheur à l’Inalco et à l’École navale
Depuis cinq ans, les enjeux géopolitiques ont pris une place sans précédent dans l’agenda de l’Union européenne. Sa politique étrangère, longtemps balbutiante, commence enfin à prendre corps même si elle reste encore soumise aux décisions unanimes de ses États membres. Le temps où les politiques commerciales tenaient lieu de seul véritable levier de la politique extérieure européenne est désormais révolu. La brutalisation accrue des relations internationales n’est évidemment pas étrangère à ce réveil géopolitique encore timide de l’Europe. La politique extérieure de l’Union européenne comporte en effet de nombreux et dommageables angles morts.
L’un de ces « oublis » parmi les plus marquants se rapporte à la question des BRICS et de leur rapide développement au cours des trois dernières années. Créé en 2009, ce forum informel regroupant quatre grands pays émergents (Brésil, Russie, Inde et Chine), élargi à l’Afrique du Sud en 2011 et qui compte désormais dix pays, semble échapper encore à la considération de l’Union européenne. En quinze ans, les documents officiels de l’Union européenne traitant de cet ensemble se comptent sur les doigts d’une main. Plus descriptifs qu’analytiques, ils sont loin de permettre l’esquisse d’une position européenne à l’encontre de cet agrégat pourtant imposant.
Oubli, déni ou incapacité ?
Comme souvent en matière d’impensé européen, ces trois dimensions tendent à se superposer. La politique étrangère, introduite par le Traité de Maastricht et renforcée par le Traité de Lisbonne, ne constitue qu’une compétence d’appoint de l’Union européenne. Le Service européen d’Action Extérieure instauré en 2011 doit faire avec la part du lion accordée dans ce domaine aux États membres. La règle de l’unanimité qui continue de prévaloir conduit souvent les instances européennes – lorsqu’elles y parviennent – à produire des feuilles de route si tiède qu’elles laissent à chaque pays une très large latitude dans leur mise en œuvre.
Concernant spécifiquement les BRICS, il faut dire que les institutions européennes ne sont pas aidées : les principales chancelleries de l’Union européenne restent tout aussi taiseuses qu’elles sur le sujet, se contentant de mettre en avant les relations bilatérales qu’elles entretiennent avec chacun des pays qui composent cet ensemble, sans définir de position claire quant à ce groupement. Si, en coulisse, certains commencent à s’inquiéter de la constitution d’un bloc ayant velléité d’incarner un « Sud global », la rhétorique européenne se veut globalement rassurante : les BRICS ne semblent pas susceptibles d’affecter les politiques que l’Union européenne a patiemment tissées à coup de traités de libre-échange, d’accords stratégiques avec les pays du Sud, de politiques d’aides et de soutien au développement durable. Les critiques de plus en plus acerbes émises par certains BRICS à l’endroit de l’Occident sont surtout interprétées comme l’affirmation d’une défiance à l’égard des États-Unis. Nombre d’Européens ne jugent d’ailleurs pas illégitime leur demande de rééquilibrage de la gouvernance au sein de l’Organisation des Nations unies, du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale. En résumé, il n’y aurait pas péril en la demeure et les défis portés par les BRICS constitueraient même « une source d’opportunités pour l’Europe ».
Un ensemble composite et un élargissement trop rapide ?
Depuis sa création, l’Union européenne est traversée par les questions d’élargissement et d’approfondissement et l’interrogation sur la priorité à accorder à l’une ou l’autre de ces deux options. L’annonce, en août 2023, de l’entrée de six nouveaux pays au sein des BRICS n’a donc pas manqué de renvoyer l’Europe à ses propres dilemmes. Signe d’une indiscutable dynamique (d’autant que les candidats à l’adhésion se comptaient par dizaines), ce soudain élargissement semble avoir ouvert autant de doutes que de certitudes quant à la viabilité de l’opération.
De fait, les BRICS qui, dans leur version initiale, paraissaient déjà assez disparates et modestes dans les objectifs et les moyens mis en commun apparaissent dorénavant encore plus hétérogènes dans leur version étendue. Compte tenu de leur disparité interne, les BRICS+ ne peuvent plus être qualifiés de « club » des grandes économies émergentes. Leurs dissemblances en termes de régimes politiques et d’orientations diplomatiques sont plus accentuées que jamais. Quoi de commun en effet entre des régimes autoritaires confinant à la dictature comme la Russie, l’Iran et la Chine, dont l’objectif est de renverser l’ordre mondial actuel, des régimes féodaux comme l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et des démocraties plus ou moins approfondies comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud, qui n’entendent pas rompre avec les pays occidentaux ? Les rivalités profondes qui existent entre certains membres – comme l’Inde et la Chine – s’enrichissent des tensions bilatérales portées par les nouveaux accédants comme l’Égypte et l’Éthiopie ou, dans une moindre mesure, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. La décision de l’Argentine, pourtant admise au sein du club, de finalement ne pas rejoindre les BRICS après l’élection de Javier Milei à la présidence du pays illustre bien les difficultés inhérentes à une coalition associant des États autoritaires inscrits dans la durée à des régimes démocratiques plus volatils.
Un bilan économique très modeste
Il faut admettre qu’en dépit d’un effet de taille statistiquement impressionnant (46 % de la population du globe, un tiers des surfaces émergées de la planète et 37 % du PIB mondial), les BRICS+, en tant qu’association, ne sont guère éblouissants en matière de rapprochement de leurs économies et de leurs modèles de développement. Ils restent loin de constituer un bloc doté d’une dynamique endogène qui leur permettrait de se poser en véritable rival du G7 ou de l’OCDE. Et pour cause : à la différence de la période de la Guerre froide caractérisée par un cloisonnement net entre l’Ouest et l’Est, l’ensemble des grands acteurs de la planète continuent toujours, en dépit d’une dialectique Nord-Sud toujours plus affichée, à se mouvoir dans un environnement d’extrême interpénétration des économies. Au-delà des sommets annuels organisés de manière tournante par l’un des membres, les BRICS ne disposent guère d’instruments permanents de gouvernance commune. La seule véritable institution qui lui est attachée est la New Development Bank (NDB), créée en 2015, dont le siège est à Shanghai et qui, depuis mars 2023, est présidée par la Brésilienne Dilma Rousseff. Cette jeune institution, qui se veut une alternative au FMI en matière de financement d’infrastructures durables dans les pays en développement, comptait huit membres avant l’élargissement des BRICS. Accueillie avec intérêt et bienveillance par les Européens, son succès demeure mitigé et elle peine à s’imposer face à la Banque Asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) ou aux accords bilatéraux de financement promus par la Chine dans le cadre des « Belt and road initiatives ». Mais surtout, la NBD connaît une véritable crise de levée de fonds auprès des investisseurs occidentaux depuis la guerre en Ukraine et les sanctions imposées à la Russie. Les difficultés économiques rencontrées actuellement par la Chine n’incitent guère celle-ci à renflouer la NBD et il est trop tôt pour dire si l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis se risqueront à investir massivement dans cet établissement bancaire.
Une informalité plus structurante qu’il n’y paraît
Sur un plan organisationnel et politique, l’ensemble BRICS paraît encore plus évanescent. Il n’a ni siège, ni secrétariat permanent et encore moins de traité régissant son fonctionnement et établissant des orientations communes. Plus qu’une faiblesse, sa nature informelle est délibérée et elle constitue même un atout facilitant son expansion et son attrait auprès des pays tiers. Pluriel par définition, ce forum refuse de fixer des choix qui s’imposeraient à tous ses membres et il n’entend clairement pas évoluer vers une sorte de confédération économique ou politique. Dans leur déclaration commune à Johannesburg le 23 août 2023, les pays dits BRICS déclarent considérer « l’ONU comme la pierre angulaire du système international » et expriment « leur attachement au multilatéralisme et au droit international ». Ils se limitent – officiellement – à critiquer l’iniquité de traitement dont ils se disent l’objet au sein des grandes institutions internationales.
Composés de puissances non-occidentales, les BRICS pourraient aisément passer pour un groupe de pression des grands États du Sud. Très vocaux ces derniers mois, sont-ils pour autant devenus le nouveau porte-voix du « Sud global », l’héritier du mouvement des non-alignés ? En la matière, il convient de se garder de tout raccourci historique. Si la présence de l’Inde au sein des BRICS semble s’inscrire dans cette filiation, elle témoigne aussi de sa volonté de contrôler les ambitions de son puissant voisin chinois et de mettre en œuvre une diplomatie « qualifiable de pluri-multilatéraliste ». Il serait cependant inapproprié de parler de non-alignement concernant l’ensemble BRICS, dans un monde tendant vers une bipolarisation s’organisant autour de la Chine (membre fondateur des BRICS) et des États-Unis (incarnation incontestée de la puissance occidentale). En revanche, il serait insincère de ne pas reconnaître aux BRICS – en particulier depuis leur élargissement – le statut d’expression actuellement la plus visible du « Sud global ». Très autocentrés sur leur puissance relative ou émergente, les BRICS persistent à tenir à l’écart – à l’exception de l’Éthiopie – les pays les moins avancés (PMA) de la planète. Mais très clairement, ils sont sans conteste parvenus à phagocyter l’ancien forum de dialogue Inde-Brésil-Afrique du Sud (IBAS) et à renvoyer dans l’ombre le G77, cette coalition de l’ensemble des pays en développement créée en 1964 pour promouvoir les intérêts économiques et politiques des pays en développement au sein des Nations unies. Très récemment, l’initiative prise par l’Afrique du Sud d’engager un recours contre Israël devant la Cour internationale de Justice a eu un écho considérable en Afrique, au Moyen-Orient et bien au-delà.
C’est la force des BRICS que de laisser ses membres libres d’initiatives politiques, de s’y joindre ou de rester à distance pour, in fine, rallier de nouveaux soutiens et, parfois, diviser les opinions occidentales. Cette liberté d’initiative permet d’incarner une forme de résistance au monde occidental sans engager ouvertement les BRICS dans leur ensemble et créer de potentielles dissensions en leur sein. L’exemple le plus flagrant de cette « méthode » est sans doute le discours de guerre déclarée par Vladimir Poutine à l’Occident et à ses « valeurs décadentes ». Sans attirer les foudres sur les BRICS, il capte l’assentiment de nombreux pays du Sud. Mais ce qui séduit sans doute le plus les pays espérant bénéficier d’un soutien au développement moins dépendant des pays occidentaux, c’est le principe de non-conditionnalité politique qui préside au déclenchement d’accords de coopération ou de développement avec certaines puissances émergentes. Peu importe la nature du régime, de son orientation idéologique ou de son respect des droits fondamentaux, du moment que l’accord financier est tenu. C’est là ce qui fait toute la différence avec les mécanismes d’aides proposés par les États-Unis ou les pays européens.
L’éléphant chinois dans la pièce
« Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant » dit un fameux proverbe indien. Et de fait, ce serait faire preuve de cécité que de ne pas relever que ce principe de non-conditionnalité politique a été initialement conçu et propagé par la République populaire de Chine, en particulier lors du lancement de ses fameuses « nouvelles routes de la soie ». C’est ce même principe qui est affiché en ce moment par la Russie en Afrique en matière d’assistance militaire et sécuritaire à des régimes militaires ou autocratiques. L’Union européenne, dont les rapports sont parfois ambivalents avec les États-Unis, aurait tort de ne pas se sentir visée. La rhétorique chinoise qui met en avant dans le Tiers-Monde l’exemplarité de sa réussite économique et qui assimile les exigences de l’Europe en matière de droits de l’Homme et d’État de droit à une survivance de sa culture coloniale est désormais un classique décliné par plusieurs pays des BRICS. L’Union européenne, qui assoit sa puissance sur son commerce et sa capacité d’influence normative, se doit donc d’être plus vigilante quant à l’impact de ce nouveau récit.
Les BRICS, en tant qu’entité isolée, sont souvent perçus comme un « tigre de papier ». Mais dans un monde où les conflictualités se démultiplient et où les fantasmagories politiques tendent à prendre le pas sur les réalités économiques, il ne faut pas négliger l’importance des prophéties auto-réalisatrices dans la structuration du réel. Les notions de « BRIC(S) » ou de « Sud Global », inventées par des Occidentaux, ont été reprises par les pays concernés afin de leur donner une incarnation plus que symbolique. Depuis leur association informelle en 2009, c’est la Chine qui pense, conçoit et architecture les BRICS. Son objectif final et désormais avoué n’est pas uniquement de coaliser les pays du Sud mais, bel et bien, de bâtir un nouvel ordre global dont elle serait l’épicentre. Discrète au sein des BRICS (elle n’est que la quatrième lettre de cet acronyme), la Chine est bien davantage que la plus grosse des briques de cet édifice : elle en est le ciment et l’ouvrier effacé mais déterminé. Au cours des dix dernières années, 80 % de l’accroissement des échanges commerciaux observé entre les cinq BRICS initiaux impliquaient la Chine, soit en tant qu’exportateur, soit en tant qu’importateur. Se focaliser sur la nature informelle des BRICS, c’est oublier qu’ils s’inscrivent dans une démarche globale où Pékin tisse tous azimuts une toile plus large et plus dense à travers les nouvelles routes de la soie, l’Organisation de Coopération de Shanghai, diverses banques régionales de financement et une multitude d’accords bilatéraux de coopération stratégique ou de développement économique. Par ailleurs, et parce que son image s’est fortement dégradée à l’international depuis quatre ans, la Chine recourt de plus en plus à la perception plus policée des BRICS pour dérouler sa nouvelle politique d’influence auprès des élites européennes.
Des défis d’ampleur pour l’Europe
Les Européens auraient donc tort de ne pas s’intéresser davantage à la question des BRICS et aux incidences que leur élargissement pourrait avoir. En regroupant en leur sein quatre des plus gros exportateurs de pétrole (Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Russie et Iran) et deux des trois plus grands importateurs (Chine et Inde), les BRICS pourraient préfigurer la création d’une nouvelle OPEP qui porterait à des prix plus élevés les hydrocarbures importés par l’Europe et infligerait un coup au dollar comme monnaie d’échange internationale au profit du pétro yuan, des monnaies locales, des cryptomonnaies, voire du troc bilatéral déjà pratiqué par la Chine. Dans cette hypothèse, l’Union européenne verrait sans doute s’évaporer ses espoirs de faire de l’euro une grande devise de transactions. Lors de la COP 28 de Dubaï, on a vu combien l’Union européenne et sa politique de sortie rapide des énergies carbonées focalisaient la réprobation des grands producteurs de pétrole du Sud. Les risques de divergences entre l’Union européenne et les BRICS ont également été avivés par la multiplication récente des conflits armés. Concernant les BRICS, il en est un autre sujet peu analysé mais potentiellement explosif qui se rapporte à la souveraineté maritime. Il est frappant de constater que la quasi-totalité des BRICS sont des États disposant d’une assez large façade maritime mais d’une zone économique exclusive assez réduite au regard de leur superficie terrestre. Les enjeux de la mer, tant en termes de navigation commerciale que militaire, d’enjeux écologiques que de ressources exploitables, constituent un des principaux défis de ce siècle. Avec 25 millions de km2, soit près de six fois sa surface terrestre, l’Union européenne représente de loin le principal domaine maritime mondial. C’est le fruit de la géographie particulière de l’Europe, mais surtout de l’héritage de son passé colonial. Cette très profonde inégalité entre l’Union européenne et les BRICS pourrait générer à l’avenir des revendications embarrassantes à l’égard de certains pays européens.
Les risques de conflictualité entre notre continent et les BRICS, notamment si on se projette dans une perspective réaliste de renforcement de ces derniers, ne manquent pas. L’actuel impensé européen à ce sujet n’est pas l’apanage des institutions européennes mais concerne l’ensemble des chancelleries des États membres. Il faut lire là une opportunité pour l’Union européenne de s’emparer de cette question pour offrir à ses États membres un cadre de réflexion à la fois ouvert et anticipateur sur ce nouvel objet politique qui échappe encore largement à l’analyse géopolitique classique, plus habituée à une approche régionale que pluri-continentale. Comme dans bien d’autres domaines, la vocation profonde de l’Europe est en effet d’être bien plus que la somme des États qui la composent.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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