Démocratie et citoyenneté
Myroslav Marynovych
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Myroslav Marynovych
Recteur de l’Université catholique de Lviv
Depuis longtemps et à toutes les époques, les Ukrainiens ont toujours été conscients de l'appartenance de l'Ukraine à l'espace culturel européen. Comme le souligne Serhiy Plokhyi, professeur d'histoire ukrainienne à l'université Harvard, « ...les temps changent, les idéologies changent - le libéralisme est remplacé par le national-communisme... ou encore l'idée des droits de l’Homme émerge. Mais l'Europe reste une constante en tant qu'exemple de ce quelque chose d'autre qui est par excellence nécessaire à la survie du projet national ukrainien. »
Avant l'absorption de l'Ukraine par la Moscovie au XVIIe siècle, le fait que les terres ukrainiennes faisaient alors partie de la Rzeczpospolita (République polono-lituanienne) leur ouvrait une fenêtre culturelle naturelle sur l'Europe. C'est grâce à cet échange culturel vivace (bien que non dénué de problèmes) que le « baroque ukrainien » a pu voir le jour, entre autres. Toutefois, dès lors que l'Ukraine a fait partie de l'Empire russe, les nouvelles idées provenant de la civilisation occidentale ne parvenaient en Ukraine que par le biais du canal en langue russe, condamnant de ce fait la culture ukrainienne à un statut secondaire. Sur le plan politique, l'Ukraine a tout simplement disparu de la conscience des Européens en tant que sujet indépendant.
L'émergence de l'Ukraine indépendante en 1991 a offert aux Ukrainiens de nouvelles opportunités de rétablir leurs contacts culturels et politiques directs avec l'Europe. Immédiatement, la nécessité du « retour à l'Europe » s'est posée dans le débat public ukrainien. Au niveau politique, cela a eu une première conséquence : l'Ukraine s'est retrouvée à la fin d'une assez longue file d'attente d'États attendant de rejoindre le « club » de l'Union européenne. On supposait que ces États la rejoindraient au fur et à mesure de leur transformation (réformes législatives, modernisations économiques, lutte contre la corruption, etc.) Tout n'a pas été simple et ne s’est pas fait sans embûche, mais le vecteur de la vocation européenne (et de l'accession à l'Union européenne) dans l'évolution de l'Ukraine a sans aucun doute été le plus puissant, même s'il a été concurrencé par l'attachement des Ukrainiens de l'Est à l'espace culturel et politique de la Russie.
L'impact de l'agression à grande échelle de la Russie contre l'Ukraine déclenchée le 24 février 2022 a avant tout touché la partie pro-russe du pays. Ce sont les membres de cette population qui constituent la majorité des réfugiés et des personnes déplacées. C'est leur vision du monde qui a été bouleversée sur fond d'atrocités et de crimes génocidaires commis par les Russes. L'accession à l'Union européenne et à l'OTAN est donc devenue la condition sine qua non des aspirations de l'Ukraine, comme cela a été confirmé par plusieurs documents d'importance nationale. Désormais, outre la mémoire historique et les préférences purement culturelles, les priorités en matière de sécurité s'expriment clairement. L'Ukraine a commencé à mettre en œuvre les recommandations de l'Union européenne et à adapter son cadre juridique à celui de l'Europe. Toute campagne à l'encontre d'une intégration européenne ou la simple remise en question de la nécessité de cette intégration serait perçue par la société ukrainienne comme une trahison des intérêts nationaux.
Cependant, ces derniers temps, les opinions se sont quelque peu différenciées au sein de l'Union européenne. À côté des États qui ont été choqués par la brutalité de l'agression russe et qui ont déclaré leur solidarité avec le peuple ukrainien ainsi que leur volonté d'accepter notre pays au sein de l'Union, il y a aussi des États comme la Hongrie et la Slovaquie qui considèrent que l'accession de l'Ukraine à l'Union européenne est prématurée, voire erronée. Nous pouvons être à la fois optimistes et pessimistes. Optimistes, car les dirigeants européens et la majorité des États membres sont de plus en plus favorables à l'accession de l'Ukraine. Pessimistes, car les chances d'accession de l'Ukraine restent faibles tant que l'Union européenne conserve ses règles actuelles de prises de décision.
Pendant la guerre, les réactions de la société ukrainienne face à la réticence de la Hongrie et de la Slovaquie et face au blocage des frontières par les agriculteurs polonais, slovaques et roumains sont malgré tout restées discrètes. Les Ukrainiens sont conscients que l'accession de leur pays à l'Union européenne serait une solution au long cours et qu'il convient donc de garder une certaine retenue. Cependant, puisque personne ne connaît l'avenir, dans des circonstances défavorables, le ressentiment et donc la rancœur peuvent éclater dans la société ukrainienne.
C'est pourquoi il serait utile d'examiner cette situation non seulement du point de vue de la concordance formelle d'intérêts économiques et politiques conflictuels, mais aussi dans une optique plus large.
Particularités de la dimension européenne des Ukrainiens
Le choix européen de l'Ukraine reste en même temps évident et spécifique. Beaucoup d'Ukrainiens sont conscients que leur pays se trouve sur une ligne de fracture culturelle qui sépare des civilisations radicalement différentes. Ce que définit ainsi Serhiy Plokhyi : « Quant à l'Ukraine, son désir d'indépendance a toujours eu une dimension européenne. Cette dimension a intégré l'expérience de l'Ukraine en tant que pays situé sur une ligne de partage des eaux Est - Ouest, c'est-à-dire entre orthodoxie et catholicisme, entre empires d'Europe centrale et d'Eurasie, ainsi que les pratiques politiques et sociales propres mises en œuvre par ces empires. »
Autrement dit, le choix européen de l'Ukraine ne contredit pas le fait empirique que deux identités coexistent légitimement dans ce pays, qui conditionnent des pratiques politiques et sociales différentes. Nous sommes vraiment l'Europe, mais nous sommes une Europe particulière, née d'Orient et d'Occident.
Ce phénomène s'explique partiellement par le fait que la frontière orientale de la zone culturelle d'application du droit romain passe par l'actuel territoire ukrainien. Des territoires faisant autrefois partie de l'Autriche-Hongrie voisinent avec ceux qui faisaient partie de l'Empire russe, où le droit romain et ses traditions ne s'appliquaient pas ou, au mieux, n'étaient assimilées que dans la mesure où elles ne contredisent pas le principe de la suprématie monarchique. Ainsi, le contrat social en Ukraine conjugue vraisemblablement des éléments de deux contrats sociaux incompatibles.
Il est encore plus difficile de tracer clairement la ligne de cette fracture. À telle époque historique, elle longeait la rivière Zbroutch (marquant la frontière entre la Pologne et l'URSS jusqu'en 1939), à telle autre, c'était la ligne du pacte Molotov-Ribbentrop; quelques siècles auparavant, c'était la limite orientale de l'expansion du catholicisme dans sa version « gréco-catholique » lorsque la loi de Magdebourg atteignait même Kharkiv (ville d'Ukraine orientale près de la frontière avec la Russie). Ainsi nous pouvons constater que cette ligne est mouvante sur le plan historique. Cependant, ce n'est pas l'unique aspect de cette question. On dit que les Chinois ont une malédiction particulière : « Que tu naisses au tournant du siècle ! ». Les Ukrainiens vivent sous une malédiction légèrement modifiée : « Que tu naisses à la croisée des civilisations ! ». Pourquoi est-ce si difficile ? Car tout au long de notre histoire, nous ne sommes pas restés immobiles, nous avons oscillé sur une pendule civilisationnelle.
Dans les pays démocratiques, une certaine mouvance pendulaire existe, mais elle œuvre au niveau de la gouvernance interne (liberté économique contre intervention de l'État au nom de la protection sociale) et ne constitue pas une menace significative, car la sécurité extérieure de l'État est garantie. En Ukraine, la situation est différente, car nous vivons sur la ligne de fracture civilisationnelle. Par conséquent, cette pendule oscille entre deux choix civilisationnels : pro-occidental ou pro-russe. De ce fait, pour nous, il ne s’agit pas tant de passer d'une forme de gouvernance à une autre que d'avoir échoué, constamment et tragiquement propulsés, dans de successives formes de civilisation que nous n'aimions pas. Et notre idée de l'unité nationale consistait dans le fait de penser que l'autre partie devait s'assimiler à la nôtre. Comme le dit l'écrivain ukrainien Yuri Andrukhovych, « c'est notre version ukrainienne du disque LP /long play/ de Let My People Go ».
Il semblerait que la guerre de la Russie contre l'Ukraine ait arrêté le mouvement du pendule, car elle n'a laissé qu'une seule stratégie nationale possible : « loin de la Russie et ensemble vers l'Union européenne. » La guerre a beaucoup fait évoluer la position de l'Union européenne, qui commence à prendre conscience de l'importance de l'Ukraine pour son avenir. Toutefois, la règle de l’unanimité est suspendue sur l'Ukraine comme une épée de Damoclès, car il suffit d'un véto d'un seul État membre pour empêcher son adhésion. Par conséquent, personne ne peut malheureusement dire avec certitude si l'Europe a finalement surmonté la formule de Realpolitik mentionnée par le chercheur ukrainien Mykola Riabchuk : « Un exemple typique de cette Realpolitik est un rapport secret préparé en 2000 par les Ministères des affaires étrangères allemand et français : " Accepter l'Ukraine ", dit ce rapport, " signifierait l'isolement de la Russie. Par conséquent, il convient de se limiter simplement à une coopération étroite avec Kyiv. L'Union européenne ne devrait pas s'étendre davantage à l'Est". »
Comment les Ukrainiens perçoivent-ils l'Europe ?
Selon le diplomate ukrainien Oleksandr Chtcherba, « l'Ukraine aime une Europe qui n'existe pas vraiment ». Les pères fondateurs de l'Europe se sont battus pour les valeurs européennes et ont jugé que celles-ci méritaient un certain nombre de sacrifices. Les générations actuelles d'Européens considèrent ces valeurs comme acquises (taken for granted), mais nous constatons aussi une croissance du nombre d'Européens qui les considèrent comme un fardeau inutile empêchant la mise en œuvre de certains intérêts mercantiles. C'est alors qu'apparaît la tentation d'organiser le monde de façon plus « intelligente » en rejetant l'ensemble des valeurs éternelles comme étant dépassées.
Rien n'illustre mieux les dernières mises en cause des principes européens que l'infection manifeste du continent par la logique de l'égoïsme national, cet égoïsme qui a entraîné l'Europe vers la catastrophe au cours du XXe siècle. Et même si l'engouement actuel pour cette logique est temporaire, il peut faire beaucoup de dégâts.
Bien entendu, je ne propose pas aux lecteurs une conclusion du type « monde russe » selon laquelle l'Occident est en déclin spirituel, alors que nous vivons dans le royaume des valeurs nobles. Ce n'est pas aux Ukrainiens qui mènent une lutte incessante contre la corruption, le népotisme et le paternalisme, de reprocher à l'Europe la perte de ses valeurs. Cependant, en traçant notre chemin vers l'Europe, il est important que nous évaluions l'état de la destination. La Conférence de Munich sur la sécurité de 2020 l'a fait de manière explicite, en intitulant son rapport « Westlessness » (L'état de l'absence de l'Occident).
Il semble que nous soyons dans une sorte de contre-phase : les Ukrainiens s'efforcent de s'élever vers les valeurs européennes dont les Européens, atteints par les menaces qui pèsent sur leur sécurité, semblent se détourner.
Lors de mon intervention à la Fondation Robert Schuman à Paris, le 24 octobre 2023, j'ai partagé les réflexions suivantes. L'Union européenne est un projet réussi de la seconde moitié du XXe siècle. Comme l'a dit Oleksandr Chtcherba, elle « a réalisé l'impossible : elle a rendu les valeurs plus importantes que les frontières et a placé la politique au-dessus de l'égoïsme national ». Mais désormais, le monde et l'Ukraine débattent d'une autre question : ce projet sera-t-il autant réussi au XXIe siècle dans la nouvelle construction géopolitique qui commence à se dessiner ? Car plus l'Union européenne s'étend, plus elle couvre de zones culturelles. Par conséquent, l'unification procédurale contredit en certains aspects l'hétérogénéité de l'espace européen, notamment l'hétérogénéité culturelle, économique et, en partie, l'hétérogénéité en termes de valeurs. Le Brexit et la menace de nombreux autres problèmes similaires en sont devenus des illustrations frappantes, quoi que le débat européen plus ancien sur « l'Europe à plusieurs vitesses » signalait déjà l'émergence de profondes déformations structurelles au sein de l'Union.
D'un point de vue historique, l'Union européenne a été organisée autour d'un noyau occidental (latin), tandis que les représentants de l'ancien monde byzantin, tels que la Grèce ou la Bulgarie, n'ont fait que le rejoindre, en reconnaissant et en adoptant ses règles. Dorénavant, l'unité autour de ce noyau devient de plus en plus instable. Les malentendus prennent divers chemins : non seulement entre l'Occident latin et l'Orient byzantin, mais aussi entre le Nord protestant et le Sud catholique. Il semblerait que l'Europe unie et cohésive soit confrontée à la nécessité d'une certaine restructuration.
Même avant l'actuelle guerre russo-ukrainienne, cet état d'esprit avait semé une certaine confusion et une fragmentation parmi les Ukrainiens pro-européens. Un groupe pensait qu'il n'y avait pas d'alternative à l'Union européenne. Un autre groupe, comme l'écrivain ukrainien Tarass Prokhasko, a observé les hésitations européennes avant la guerre et est devenu désillusionné, voire pessimiste : « Les gènes ukrainiens ont clairement fixé deux programmes. Premièrement, nous avons toujours été en Europe et nous resterons des Européens sans aucun doute et pour toujours. Deuxièmement, nous ne devons pas compter sur la soi-disant Europe, car elle nous ignore et nous abandonne. Comme une sorte d'expérience d'avant-poste trahi. Le dilemme se situe dans la zone frontalière, dans la zone limite. Sans nous, vous [les Européens] sauriez ce que sont la Russie et les Ottomans pour de vrai ? »
Un dernier groupe, que nous pouvons considérer comme intermédiaire, comprend qu'une certaine solution aux problèmes globaux peut et doit être trouvée en Ukraine. Voici ce que la journaliste ukrainienne Yulia Mostova a écrit à ce sujet en 2020 : « La vocation de l'Ukraine n'est pas de copier bêtement la Russie ou l'Union européenne. Ni nous ni le monde ne pouvons osciller dans cette amplitude usée entre dictature et libéralisme. Il est temps de faire preuve de créativité à grande échelle. »
Sans doute la contradiction entre ces vecteurs n’est-elle qu'apparente. Après tout, l'appartenance de l'Ukraine à l'Europe, et donc son « choix européen », c'est la même chose. Mais l'adhésion à l'Union européenne est quelque chose de tout à fait différent. Les transformations de l'Europe conditionneront son avenir.
À l'ère moderne, deux modèles fondamentaux, quoique dialectiques, se manifestent simultanément :
- Le développement des nations ne peut pas suivre
des trajectoires arbitraires et ignorer complètement leurs déterminants culturels ;
- Les nations ne sont pas les otages de leur histoire et peuvent donc apporter des changements significatifs à leur développement.
Chacune de ces configurations, examinée de manière isolée et sans tenir compte de l'autre, mène à l'impasse. Les matrices culturelles ne peuvent être ni ignorées ni surestimées. Un espoir injustifié dans un cas ne vaut pas mieux qu'un désespoir profond dans l'autre.
L'Ukraine n'a pas participé à la constitution de l'Union européenne actuelle et n'a pas beaucoup trouvé sa place dans le système mondial de sécurité sur lequel l'Union européenne s'est construite. Cependant, il est tout à fait possible que la future (et hypothétique) réorganisation du système de sécurité européen donne naissance à d'autres modèles de fonctionnement, auxquels l'Ukraine pourra alors participer. Nous pouvons supposer que la révolte des identités culturelles est déjà en cours, notamment à travers l'intéressant processus de multiplication des traités d'alliance. Ainsi, l'alliance « anglo-saxonne » des États-Unis, du Royaume-Uni et de l'Australie (AUKUS).
En d'autres termes, les lignes de démarcation culturelles peuvent être à l'origine non seulement de fissures dans l'unité européenne, mais aussi de nouvelles unions structurelles. Les bouleversements que connaît l'Europe ne sont pas une fatalité. L'historien ukrainien Yaroslav Hrytsak a raison : « Face à des concurrents comme la Chine ou les États-Unis, les pays européens n'ont aucune chance d'être compétitifs à titre individuel ; l'Europe ne peut l'être qu'en tant que grande communauté. » Toutefois, cela ne signifie pas que le modèle actuel soit le seul juste et le seul possible. L'Europe a plus d'une fois trouvé la force de surmonter les défis auxquels elle a été confrontée. Tant que la liberté de pensée et l'esprit de recherche y règneront, il sera possible de sortir des difficultés actuelles avec honneur.
Ainsi, l'Europe reste pour l'Ukraine « une constante nécessaire à la survie du projet national ukrainien » (Serhiy Plokhiy), mais la place et le rôle de l'Ukraine en Europe dépendront principalement de deux facteurs. Premièrement, l'Ukraine doit adhérer à l'Europe unie en tant que sujet étatique à part entière, entité qui comprend son identité et dispose d'une élite consciente des intérêts nationaux du pays. Deuxièmement, il est probable que l'Union européenne subisse alors un certain reformatage, notamment que sa structure future soit plus clairement marquée par des particularités culturelles. Il s'agit bien sûr d'une hypothèse, dont l'avenir proche montrera à quel point elle peut être réaliste.
Traduit de l’ukrainien par Maria Malanchuk et Viktoria Piavka
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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