L'UE et ses voisins orientaux
Régis Genté
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L'année 2023 est cruciale en Géorgie. Elle risque même d'être historique, en espérant qu'elle ne devienne pas dramatique. A la fin de l'année, les vingt-sept membres de l'Union européenne doivent décider d'octroyer ou non à l'ancienne république soviétique le statut de pays candidat[1]. Cette décision est attendue avec anxiété par les 3,7 millions de Géorgiens, plus des trois quarts d'entre eux affirmant vouloir rejoindre la famille européenne. Une tendance qui a crû au cours des trois dernières décennies. Mais ce statut avait été refusé à la Géorgie en juin 2022 par le Conseil européen, qui sanctionnait ainsi la politique de rupture avec l'Occident méthodiquement mise en œuvre depuis 2021 par le parti au pouvoir, le " Rêve géorgien ", de l'oligarque Bidzina Ivanichvili. Il y a un an, le Conseil européen a confirmé la " perspective" européenne de la Géorgie mais lui a donné une liste de douze " priorités " à mettre en œuvre d'ici fin 2023 si elle veut recevoir le statut de " candidat ". Depuis lors, le gouvernement géorgien a adopté quelques lois pour satisfaire auxdites " priorités ", afin de ne pas susciter la colère d'une opinion massivement pro-occidentale. Mais il a surtout continué son travail de sape des relations avec l'Occident et de rapprochement avec Moscou, qui lui avait pourtant livré la guerre en 2008. Cette entreprise a culminé en mars dernier avec un projet de loi initié en sous-main par le " Rêve géorgien " sur les " agents étrangers ", tout droit inspiré de la loi russe de 2012. Le texte prévoyait d'obliger les organisations et médias à se déclarer " agent de l'étranger " si plus de 20% de leur budget provenait d'un autre pays. Ce texte ne pouvait pas être plus contraire à la lettre et à l'esprit des " douze priorités ". Mais après deux jours de manifestations, le gouvernement a retiré son texte. Un délicat dilemme attend donc les Européens pour la fin de l'année. Faut-il ou non donner à la Géorgie le statut de pays " candidat " à l'Union européenne ? Le lui donner, c'est récompenser et renforcer un gouvernement dont tout indique qu'il continuera sa politique de rupture avec l'Occident. Le lui refuser, c'est risquer de susciter une colère populaire aux conséquences graves. Souvenons-nous que la question du rapprochement avec l'Europe, fin 2013, a conduit le Kremlin à déstabiliser l'Ukraine et à lui faire la guerre. Par-delà les positionnements politiques, ce sont les possibles conséquences pour la sécurité et la stabilité du pays qui semblent devoir aussi être prises en compte.
1. Un profond désir d'Europe
Les derniers sondages montrent que 82% des Géorgiens " approuvent le but déclaré du gouvernement de rejoindre l'Union européenne "[2]. Certes, nous manquons de données sociologiques quant au type d'Europe dont rêvent les Géorgiens. Au fil des entretiens et des ans, certains rêvent d'une Europe des droits de l'Homme et des valeurs libérales (plutôt les " élites " actives, politisées) ; d'autres estiment qu'elle est synonyme de bien-être matériel (grâce à l'État de droit, l'absence de corruption, etc.), alors qu'elle est d'abord une terre chrétienne pour certains segments de la société. Selon leur vision de l'Europe, les uns et les autres prônent ou pas la prudence vis-à-vis de la Russie et sont plus ou moins enclins à tolérer l'influence de Moscou dans le pays, mais avec une extrême minorité de prorusses. Ce désir d'Europe s'inscrit dans le temps long. La nation géorgienne moderne s'est construite ces deux derniers siècles avec le sentiment d'appartenir à la famille européenne[3]. Cela explique le rejet actuel des projets géopolitiques russes, de l'URSS au " monde russe " cher à Poutine. Un rejet qui s'est accentué après que la Russie a arraché au pays, au début des années 1990, les régions sécessionnistes de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, soit près de 20% du territoire national, et qu'elle ne l'attaque à nouveau lors de la guerre de l'été 2008. Cette atmosphère conduit la Russie, notamment depuis l'arrivée au pouvoir du " Rêve géorgien " fin 2012, à déployer dans la république caucasienne du soft power moins " positif " (venez dans notre " monde russe ") que " négatif " (rejetez l'occident " décadent "). Dans ce contexte, où l'on pense que le meilleur moyen de se protéger de la Russie est de se placer sous le parapluie sécuritaire de l'OTAN (73% y sont favorables selon un récent sondage, comme dix ans plus tôt)[4], le " Rêve géorgien " a été contraint en 2018, à la faveur d'un compromis avec l'opposition, d'ajouter à la loi suprême un article 78 disposant que " les organes constitutionnels prennent toutes les mesures dans le cadre de leurs compétences pour assurer la pleine intégration de la Géorgie dans l'Union européenne et l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord ". En échange, le parti de Bidzina Ivanichvili parvenait à placer en l'article 30.1 que le mariage est une " union d'une femme et d'un homme en vue de fonder une famille ". C'est ce même contexte qui a conduit le " Rêve géorgien " à demander à adhérer à l'Union européenne en mars 2022, après que Bruxelles a précipité la procédure concernant les deux autres pays du Partenariat oriental que sont l'Ukraine et la Moldavie, du fait de l'invasion de la première lancée par la Russie quelques jours plus tôt. L'écrasante majorité pro-occidentale du pays obligeait le pouvoir à se mettre dans les pas de Kiev et de Chisinau, la population exprimant sa peur de " manquer le train européen ", d'être abandonnée seule face à une Russie désormais des plus agressives.
2. Stratégie de rupture avec l'Occident
A son arrivée aux commandes du pays fin 2012, Bidzina Ivanichvili et le " Rêve géorgien ", parti créé ex nihilo l'année précédente, ont dit vouloir poursuivre la politique d'euro-intégration de la Géorgie tout en " normalisant " ses relations avec Moscou. Le pari semblait intenable alors que le Kremlin s'était montré intraitable au sujet des relations avec l'Ouest de l'Arménie (contrainte en septembre 2013 par Moscou de se retirer des négociations pour un " accord d'association " avec l'Union européenne[5]) et de l'Ukraine (obligeant le président d'alors, Viktor Ianoukovitch, à abandonner l'" accord d'association " avec l'Union européenne, en novembre suivant, ce qui déclenchera la révolution du Maïdan, et par réaction l'annexion de la Crimée par la Russie puis le déclenchement de la guerre dans le Donbass). Jamais l'équipe dirigeante de la Géorgie n'a été inquiétée par Moscou. Tbilissi a affiché une bonne volonté vis-à-vis de Moscou, restaurant, en l'absence de relations diplomatiques depuis 2008, une plateforme de dialogue au moyen d'envoyés spéciaux. Mais très vite Bidzina Ivanichvili a fait distiller des signes forts destinés à satisfaire Moscou : soutien à la création de partis politiques prorusses (comme l'Alliance des Patriotes), réintroduction d'intérêts économiques russes (le géant Rosneft obtenant le droit de prendre des parts du terminal pétrolier de Poti), développement d'une propagande faisant écho à celle de Moscou (sur les valeurs traditionnelles, l'Ouest décadent, etc.). Pendant huit ans, avec une politique d'intégration euro-atlantique qui a suivi son cours cahin-caha, obtenant même début 2017 l'exemption de visas pour les Géorgiens qui se rendent dans l'Union européenne, l'équipe de Bidzina Ivanichvili a mené cette politique faite de prudence à l'égard de la Russie et de " patience stratégique " (pour atteindre son objectif de rapprochement euro-atlantique[6]), concepts suggérés par les partenaires occidentaux de Tbilissi au sortir de la guerre de 2008. Mais elle s'accompagnait aussi d'une diabolisation de l'équipe dirigeante sortante, celle du très pro-occidental et ennemi juré du Kremlin Mikheïl Saakachvili (président de 2004 à 2013), et de divers signes de dégradation des relations avec l'Occident. Cette tendance s'est accélérée à compter de l'été 2021, dans un contexte de fortes tensions régionales après que Moscou a déployé 100.000 hommes autour de l'Ukraine et est devenue au fil des mois comme une politique de rupture avec l'Occident. Les décisions, les pratiques et les déclarations du gouvernement et du parti au pouvoir ont visé de plus en plus à être perçues comme inacceptables par les partenaires européens et américains : dénonciations d'accords politiques passés avec le président du Conseil européen Charles Michel, nomination de juges à la Cour suprême par le seul " Rêve géorgien " de façon contraire à l'accord signé avec le Conseil européen, rhétorique permanente très dure et parfois insultante à l'égard des représentants des Occidentaux[7], soutien tacite à des forces anti-occidentales se réclamant du traditionalisme et de l'orthodoxie et " autorisées " à recourir à la violence de rue contre les segments proeuropéens de la société[8]. Et ce jusqu'à la condamnation à trois ans et demi de prison le 16 mai 2022 de Nika Gvaramia, directeur de la principale chaîne de télévision d'opposition Mtavari, pour une affaire que les organisations de défense de droits de l'Homme jugent unanimement politiquement motivée[9]. Le lendemain de cette condamnation, prononcée par une justice que l'on sait aux ordres, le Premier ministre Irakli Garibachvili devait se rendre à Bruxelles pour y discuter de l'octroi ou non à la Géorgie du statut de pays candidat. Un procès aussi manifestement monté de toutes pièces et heurtant de front les valeurs européennes ne pouvait qu'être conçu pour pousser Bruxelles à ne pas octroyer au pays ce statut. Ce que le Conseil européen a décidé le 22 juin 2022. L'emprisonnement, depuis octobre 2021, de l'ancien président de la République de Géorgie, Mikheïl Saakachvili, s'inscrit dans la même logique. Certes, les affaires pour lesquelles il a été jugé ne sont pas sans fondement, mais la motivation de sa détention est clairement politique. " Sa première condamnation, pour laquelle il purge une peine de six ans, est peut-être fondée en droit. Mais elle est néanmoins contraire aux normes internationales. Mikheïl Saakachvili a notamment été jugé initialement in absentia et aurait donc dû être rejugé depuis sa détention en Géorgie. Or, il ne l'a pas été. Par ailleurs, il y a eu plusieurs violations de son droit à la vie privée et il a possiblement subi des traitements inhumains ou dégradants ", explique Giorgi Gogia, de Human Rights Watch. L'homme a perdu plus de cinquante kilos en vingt mois de détention et sa santé devient extrêmement précaire.
3. Le " moment Ianoukovitch "
Cette stratégie de rupture a culminé début mars 2023 avec la tentative, par le parti du pouvoir, de faire adopter une loi " sur l'enregistrement des agents étrangers " et la " transparence de l'influence étrangère ". Le projet de loi ressemblait en tous points au texte adopté en 2012 en Russie et voulait obliger les médias et organisations non-gouvernementales du pays à s'inscrire sur un " registre des agents d'influence étrangère " dès lors que plus de 20 % de leurs revenus viendraient d'une " puissance étrangère ". Au moment d'être adopté, le texte a suscité un tel rejet de pans entiers de la société et notamment de la jeunesse que deux jours de manifestations ont suffi pour que le gouvernement retire son projet. L'intention politique était certainement de museler les voix pro-occidentales du pays. Elle était aussi de forcer les vingt-sept États membres de l'Union européenne à rejeter le statut de " pays candidat " auquel le gouvernement a dû postuler en mars 2022 dans la foulée de l'Ukraine et de la Moldavie. Un texte aussi contraire aux valeurs européennes ne pourrait qu'inciter au moins quelques États membres à refuser d'octroyer à Tbilissi ce statut, alors que le Conseil européen doit prendre sa décision à l'unanimité. Comment un gouvernement qui a eu beaucoup de mal à remporter les dernières élections a-t-il pu vouloir adopter une loi allant autant à l'encontre de la volonté de plus de 80% des Géorgiens ? Réponse de nombre d'observateurs : le vrai initiateur du texte n'est autre que la Russie. Nous n'en avons pas la preuve bien sûr, mais la mémoire de la façon dont le Kremlin a forcé l'Arménie et l'Ukraine, en 2013, à rompre les négociations avec Bruxelles au sujet d'un " accord d'association " plaide fortement en faveur d'une telle hypothèse. D'autant plus qu'une des motivations premières du Kremlin dans sa guerre actuelle en Ukraine est le maintien d'une influence dominante, sinon exclusive, dans son " étranger proche ". La Géorgie figure au rang des premiers concernés, ayant eu à subir la première guerre de la Russie de Poutine hors de ses frontières en 2008, précisément pour les mêmes motivations. C'est ce qui a poussé des experts géorgiens à voir dans la tentative d'adoption de ce texte sur les " agents étrangers ", sitôt baptisé par ses détracteurs de " loi russe ", à parler de " moment Ianoukovitch ". A savoir ce moment où le Kremlin pousse la direction d'une ancienne république soviétique à rompre ses liens avec l'Occident. Pour l'ancien diplomate Sergi Kapanadzé, " la Géorgie [en est à son] moment Ianoukovitch. Après avoir raté le statut de candidat en 2022, le parti au pouvoir a tout fait pour " persuader " les partenaires européens qu'il ne le méritait pas. L'arrestation du journaliste Nika Gvaramia, les mauvais traitements infligés à l'ancien président Saakachvili, la polarisation accrue [de la vie politique], le torpillage délibéré de la médiation [européenne] du processus électoral et la réticence à adhérer aux politiques de l'Union européenne et aux sanctions contre l'Ukraine ont suffi à repousser même les plus grands amis européens de la Géorgie. Cependant, l'introduction de la loi sur les agents étrangers, selon les manuels de jeu russes[du KGB/FSB], amène les plus ardents partisans de la Géorgie à se demander si tout cela n'est pas délibérément fait pour obtenir le rejet du statut de candidat à l'Union européenne de la part des pays membres de l'Europe. "[10] Le retrait du projet de loi suite à la pression de la rue n'a pas découragé le gouvernement de continuer dans la même direction depuis mars dernier : lancement dans le débat public de l'idée de lois heurtant de front les valeurs européennes, restauration des vols directs entre la Russie et la Géorgie (quand les partenaires occidentaux appellent au renforcement des sanctions[11]), récit au sujet de la guerre en Ukraine qui aurait commencé en raison de la volonté de Kiev de rejoindre l'OTAN[12], suppression des drapeaux lors de cérémonies officielles en ce printemps 2023[13], affichage de plus en plus fort des relations avec la Hongrie de Viktor Orban[14].
4. Pourquoi cette stratégie de rupture ? Le rôle inouï de l'oligarque
Le cours résolument anti-occidental suivi depuis l'été 2021 a surpris, notamment ceux qui avaient cru à la position officielle, menant soi-disant, une politique de prudence vis-à-vis de la Russie, approche louable en soi. Mais cette lecture de la politique dirigée en sous-main par Bidzina Ivanichvili, qui n'a été Premier ministre de la Géorgie qu'un an, d'octobre 2012 à novembre 2013, faisait fi de l'essentiel, à savoir que l'homme est un oligarque, qui a été au cœur-même du pouvoir russe dans les années 1990. Un oligarque, dans le contexte des régimes autoritaires ou dictatoriaux, ne s'affranchit jamais du pouvoir. Il n'existe pas d'exemples d'oligarques russes[15] ou ayant fait fortune en Russie ou du fait de ses liens avec la Russie qui échappent à une forme de contrôle ou d'influence sur lui de la part du Kremlin. Par quel miracle Bidzina Ivanichvili échapperait-il à l'influence du Kremlin alors qu'il a pris les rênes d'un pays stratégiquement très important pour Moscou ? La question est fondamentale puisqu'un oligarque est un acteur géopolitique. C'est d'autant plus vrai dans un pays où la fortune de l'intéressé, 4,5 milliards € selon le magazine Forbes, représente 26% du PIB et 70% du budget national (2022). De passage à Tbilissi en 2012, Boris Berezovski, qui connaissait extrêmement bien Bidzina Ivanichvili pour l'avoir invité dans le petit groupe de milliardaires qui allait fonder nu russe en 1996, expliquait que l'homme joue toujours " selon les règles établies par le gouvernement russe "[16]. Mieux : le " père " de l'oligarchie russe soulignait " qu'il n'y a pas d'hommes d'affaires en Russie qui soient épargnés par les problèmes avec le gouvernement et, en même temps, ne soient pas des partisans et porteurs de sa politique ". De fait, jamais depuis onze ans, il n'a été entendu ou lu la moindre critique à l'égard de Bidzina Ivanichvili venue de Russie. Avec sa puissance financière, mais aussi et d'abord avec sa connaissance du fonctionnement politique des États post-soviétiques, Bidzina Ivanichvili a réussi à établir un règne quasi sans partage sur la scène politique géorgienne. L'opposition est en lambeaux tandis qu'aucun des ministres du " Rêve géorgien " n'a eu d'existence politique après avoir quitté le gouvernement[17]. Au point qu'avec l'affaiblissement des institutions du pays qu'il orchestre, la Géorgie, tout en conservant une certaine dynamique démocratique, prend les airs d'une curieuse autocratie d'un oligarque qui n'a aucune fonction officielle. Les principaux ministres sont ses hommes, comme le chef du gouvernement qui a été son factotum en Géorgie depuis 2005 ou le ministre de l'Intérieur Vakhtang Gomelaouri, qui a dirigé sa sécurité personnelle. Il tient le système judiciaire, des institutions clés comme la Banque nationale, la commission électorale centrale ou les services de sécurité, et a indirectement la haute main sur nombre de médias du pays. Fort de cette gamme d'outils impressionnante, M. Ivanichvili semble sur le point de réussir à détourner tout un peuple de son cours historique, de faire renoncer la Géorgie à trente ans d'efforts de rapprochement avec l'Europe pour la ramener dans le giron de l'ancienne puissance coloniale russe. Cette politique est servie par une approche fondée sur la peur (celle de la guerre, mais en tant qu'elle viendrait de la volonté occidentale d'ouvrir en Géorgie un second front contre la Russie[18]) et les intérêts pécuniaires : depuis mai 2023, le Premier ministre et des membres du parti au pouvoir affirment que l'économe géorgienne ne peut vivre sans celle de la Russie.
5. Douze " priorités "
Dans ce contexte, la façon dont le gouvernement du " Rêve géorgien " allait mettre en œuvre les douze " priorités " recommandées par la Commission européenne le 17 juin 2022 et adoptées par le Conseil cinq jours plus tard ne pouvait qu'être problématique. Celles-ci sont toutes politiques : - Remédier au problème de la polarisation politique (...) ; - Garantir le bon fonctionnement de toutes les institutions publiques (...). Continuer à améliorer le cadre électoral (...) ; - Adopter et mettre en œuvre une stratégie de réforme judiciaire (...). Garantir un pouvoir judiciaire pleinement et véritablement indépendant (...) ; - Renforcer l'indépendance de son agence de lutte contre la corruption (...) ; - Mettre en œuvre l'engagement de démanteler les oligarchies en éliminant l'influence excessive des intérêts particuliers dans la vie économique, politique et publique ; - Renforcer la lutte contre la criminalité organisée (...) ; - (...) Garantir un paysage médiatique libre, professionnel, pluraliste et indépendant (...) ; - Agir rapidement pour renforcer la protection (...) des groupes vulnérables (...) ; - Renforcer (...) les efforts en faveur de l'égalité entre les hommes et les femmes (...) ; - Garantir la participation de la société civile aux processus décisionnels à tous les niveaux ; - Adopter une législation visant à ce que les tribunaux géorgiens tiennent compte de manière proactive des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme (...) ; - Veiller à donner la préférence à une personne indépendante lors de la procédure de désignation d'un nouveau défenseur public (médiateur) (...). Le " défi " pour ce gouvernement et la majorité parlementaire était, compte tenu de son choix d'orientation désormais prorusse et de l'opinion massivement pro-occidentale, de faire croire à sa bonne volonté quant à la mise en œuvre desdites " priorités " tout en faisant en sorte que les Européens jugent ces " efforts " insuffisants. C'est bien ce qui s'est passé. Fin mai, un diplomate européen rencontré à Tbilissi le déplorait : " Nous ne voyons pas les progrès. Le pouvoir judiciaire reste sous l'emprise du " Rêve géorgien ", la polarisation de la vie politique demeure le fait d'abord de l'équipe dirigeante qui diabolise l'opposition à l'envi et lui dénie dans sa rhétorique le droit à l'existence, les nouveaux amendements à la loi sur la radiodiffusion accroissent les moyens du pouvoir pour fermer les médias critiques sur la base d'une définition vague de ce qu'est un " discours de haine ", le point n° 5 dit sur la désoligarchisation a donné lieu à une loi qui vise tout ce qu'on pourrait appeler " oligarchie " dans ce pays sauf M. Ivanichvili qui est le seul à y agir en oligarque proprement dit. Cette loi donne en fait de nouveaux moyens au " Rêve géorgien " pour réprimer l'opposition. " Un collectif d'ONG géorgiennes évalue ainsi, au 30 avril, la " mise en œuvre " des douze " priorités "[19] : - Cinq ne sont pas mises en œuvre : indépendance de la justice, dépolarisation de la politique intérieure, liberté des médias, association de la société civile aux décisions politiques, désoligarchisation ; - Quatre ne sont que partiellement mises en œuvre : réforme électorale, nomination du défenseur des droits, protection des groupes vulnérables, mesures anti-corruption ; - Deux sont plutôt remplies : égalité hommes/femmes, lutte contre le crime organisé ; - Une est complètement remplie : prise en compte par les tribunaux géorgiens des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme.
6. La Géorgie " candidate ", un casse-tête
Alors que le parti au pouvoir en Géorgie, pour des raisons très fortement liées au type d'acteur géopolitique qu'est l'oligarque Bidzina Ivanichvili, fait tout avec le soutien manifeste du Kremlin pour inverser le cours pro-occidental de la politique étrangère de la république caucasienne, la décision que doivent prendre les Européens fin 2023 est porteuse de grands risques pour la stabilité du pays. Comme souvent, ce que la propagande du Kremlin prête à ses adversaires révèle plutôt ses propres intentions. La Géorgie pourrait servir de second front à la Russie, vis-à-vis de la guerre en Ukraine dont un des sens premiers est d'imposer au monde une " Pax Russica " dans ce que Moscou considère comme son " étranger proche ", ne serait-ce que pour pouvoir se targuer d'avoir remporté une victoire dans son bras de fer contre ce qu'elle appelle " l'Occident collectif ". Elle montrerait ainsi aux anciennes républiques soviétiques qu'il faut accepter le joug russe. En octobre, la Commission européenne doit rendre son traditionnel " rapport analytique " dans lequel elle évaluera les progrès faits par Tbilissi dans son rapprochement avec l'Union européenne ainsi que l'avancement des douze " priorités " fixées par le Conseil européen. Dans la foulée, probablement en décembre, les vingt-sept États membres, par un vote à l'unanimité, décideront ou non d'octroyer ledit " statut " à la Géorgie. Trois types de solutions s'offrent aux Européens : - Ne pas octroyer le statut de " pays candidat " à la Géorgie, en sanctionnant ainsi un gouvernement qui fait tout pour rompre avec l'Occident. Mais ce serait du même coup punir tout un peuple qui, à plus de 80%, aspire à devenir membre de l'Union européenne. Ce refus pourrait conduire à de fortes protestations populaires, tant la crainte de manquer le train de l'histoire est forte dans le pays, surtout si Kiev devait effectivement entamer ses procédures d'adhésion dès 2024. - Octroyer ledit " statut " afin de récompenser la volonté du peuple géorgien, en risquant de renforcer un pouvoir, qui pourra se vanter d'avoir obtenu ce que le peuple voulait. Ce qui ne l'empêchera pas, à terme, de poursuivre sa politique anti-occidentale. Reporter la décision ou l'octroyer sous condition (mettre en œuvre les " priorités " non correctement remplies, tenir des élections législatives libres et justes en 2024, etc.) Les Géorgiens, comme les diplomates et politiques européens, sont divisés. Aucune solution n'est satisfaisante. Selon un ambassadeur d'un ancien pays du bloc de l'Est, " on ne peut pas récompenser ce que fait le gouvernement, qui s'emploie à systématiquement rompre les liens avec l'Occident. Pour certains États membres, comme la Pologne ou certains États Baltes, le traitement réservé à l'ancien Président Mikheïl Saakachvili sera pris en compte et pèsera en faveur du non-octroi du statut de candidat ". D'autres plaident pour l'octroi dudit " statut " au peuple géorgien, même si une telle formulation ne fait pas sens juridiquement. Dans son discours devant le Parlement européen le 31 mai dernier, la Présidente géorgienne Salomé Zourabichvili, qui ne dispose que de pouvoirs honorifiques, a déclaré que " accorder le statut de candidat à l'Union européenne à la Géorgie permettrait de faire reconnaître la lutte incessante du peuple géorgien pour son identité européenne. Cela assurerait également la protection et la sécurité d'une Géorgie qui a connu de multiples occupations russes, contribuerait à la sauvegarde de la démocratie, et consoliderait le rôle du pays en tant que force pro-européenne dans le Caucase "[20]. Politiquement, les deux positions se défendent. Il faut donc d'abord mesurer quel sera l'impact de la décision prise. Le plus grave serait la déstabilisation du pays, interne ou provoquée par la Russie. Celle-ci est la plus probable en cas de non-octroi du statut de " pays candidat ". La population pourrait se révolter comme elle l'a fait début mars 2023 contre le projet de loi sur les " agents étrangers ". Le caractère historique de ce choix et le sentiment d'abandon que ressentiraient probablement nombre de Géorgiens, notamment les minorités actives de la jeunesse, pourraient susciter une grande colère populaire. Il semble que l'octroi dudit " statut " mettrait l'Union européenne en porte-à-faux, tant le " Rêve géorgien " s'est employé à ne pas satisfaire aux douze " priorités ", notamment les plus importantes d'entre elles. La solution préférable pourrait résider dans le non-octroi direct du " statut ", d'abord pour montrer aux 3,7 millions de Géorgiens que l'Union européenne ne les abandonne pas et veut récompenser les réels efforts produits par le pays depuis plus de deux décennies ; mais aussi pour dire au gouvernement qu'on ne peut lui faire ce cadeau tant il a travaillé dans le sens contraire à celui préconisé en juin 2022 par la Commission et le Conseil européen. Ce non-octroi assorti de conditions (à commencer par la mise en œuvre réelle des " priorités ") placerait le pouvoir en position de devoir répondre au peuple de son travail en faveur du rapprochement avec l'Union européenne. La façon dont l'Union européenne va communiquer sur ces sujets auprès de la population géorgienne sera cruciale. Elle devra expliquer au mieux la démarche des Européens et s'employer à distinguer ce qu'elle dit du peuple géorgien, d'un côté, et du pouvoir actuel, de l'autre. L'importance de la question du soutien financier à la Géorgie (1,5 milliard de lari - autour de 500 millions € - rien que dans le cadre du soutien face à la pandémie de Covid-19 par exemple) et de celle du régime libre de visas pourraient être évoqués afin de souligner leur importance pour la Géorgie. La possibilité de leur remise en question serait probablement d'un certain poids dans le débat public en Géorgie dans les mois à venir.
[1] Le jeu politique national a fait de l'octroi ou non du statut de pays candidat à l'UE une question clé du futur de la Géorgie, auprès des élites du pays ainsi que de la population. Mais à vrai dire, cette question est bien moins importante que celle de l'octroi de la " perspective " européenne, donnée elle en juin 2022.
[2] NDI (National Democratic Institute), "Taking Georgians' pulse - Findings from March 2023 telephone survey" (carried out for NDI by CRRC Georgia, May 2023, page 50
[3] Lire, par exemple, Stephen Jones "Socialism in Georgian Colors: The European Road to Social Democracy, 1883–1917", Harvard University Press, 2005, 410 pages. Ronald Suny, "The Making of the Georgian Nation", Indiana University Press, 1994, 419 pages.
[4] NDI, ibid. p. 54.
[5] Armen Grigoryan, "Armenia Chooses Customs Union over EU Association Agreement", Cacianalyst, 18 septembre 2013
[6] Prônée par Washington au lendemain de la guerre russo-géorgienne de 2008, sous la présidence de Mikheïl Saakachvili.
[7] Entre le 24 février et le 30 juillet 2022, le président du parti au pouvoir Irakli Kobakhidzé a fait 9 déclarations critiques à l'égard de la Russie, 57 à l'égard de l'Occident et de ses représentants, 26 à l'égard de l'Ukraine et de ses représentants, 15 à l'égard des sanctions et du soutien à Kiev. Cf. Shota Kincha, "Irakli Kobakhidze: The face of Georgia's turn from the West", OC-Media, 1er août 2022 -
[8] Ce fut notamment le cas lors d'une journée qui se devait d'être une " marche des fiertés " de la part des organisations de défense des droits LGBTQ, le 5 juillet 2021, et qui a tourné en contre-manifestation de la part de mouvements se réclamant du traditionalisme et de l'église orthodoxe. Ce jour-là, suite à des déclarations notamment du Premier ministre Irakli Garibashvili qui s'en était pris aux militants désireux d'organiser la marche des fiertés " lorsque 95% de notre population est contre l'organisation d'un défilé de propagande de manière démonstrative ", la police est restée passive malgré la grande violence déchaînée dans les rues de la capitale et aucun des meneurs n'a à ce jour été condamné.
[9] " La condamnation de Nika Gvaramia est un acte flagrant de poursuites à motivation politique en représailles à ses opinions dissidentes et à ses critiques des autorités", a affirmé aujourd'hui Marie Struthers, directrice d'Amnesty International pour l'Europe de l'Est et l'Asie centrale " (" Amnesty Int'l, HRW Decry Critical TV Chief's Imprisonment ", Civil.ge, 17 mai 2022).
[10] "The Introduction of a "Foreign Agent" Law in Georgia Quick Comment - insights from SCEEUS's experts on breaking news and hot topics", The Stockholm Centre for Eastern European Studies (SCEEUS), 7 mars 2023 -
[11] Ce qui ne signifie pas, selon plusieurs sources dans les chancelleries européennes, que les partenaires occidentaux de la Géorgie souhaitent que le pays s'associe aux sanctions contre la Russie, sachant combien il est exposé face à l'agressivité russe. " Nous ne lui demandons que de rester neutre à la matière ", nous explique par exemple un diplomate européen en charge du Partenariat Oriental à Bruxelles.
[12] Déclaration faite à Bratislava lors du forum Globsec 2023 : "PM: NATO Enlargement "One of the Main Reasons for Ukraine War", Civil.ge, 30 mai 2023.
[13] Depuis 2004, la Géorgie arbore des drapeaux européens devant les édifices publics. A vrai dire, il s'agit en tant que tel du drapeau du Conseil de l'Europe organisation à laquelle appartient la Géorgie.
[14] "Georgian Prime Minister Advocates for Conservatism and Slams "False" Values at CPAC", Civil.ge, 4 mai 2023 -
[15] En fait il n'y a plus en tant que tels d'" oligarques " en Russie depuis une vingtaine d'années, l'affaire Khodorkovski (du nom de ce magnat du pétrole qui a été dépossédé de son entreprise Youkos et emprisonné) ayant servi à Poutine pour mettre au pas les milliardaires du pays et les contraindre à abandonner toute volonté de s'immiscer dans la vie politique russe. L'oligarchie russe n'a existé en fait que de 1996 à 2002, de la réélection du président Boris Eltsine (élu grâce au soutien financier de la semibankirschina - les " sept banquiers " qui étaient en fait une dizaine de banquiers et hommes d'affaires dont M. Ivanichvili) et l'affaire Khodorkovski.
[16] "Boris Berezovsky: Ivanishvili plays according to the rules set by the Russian government", Tabula, 24 mai 2012
[17] La seule exception, fort modeste, est l'ancien Premier ministre Guiorgui Gakharia (septembre 2019 - février 2021) qui avec son parti " Pour la Géorgie " a récolté moins de 8% des suffrages lors des élections locales de l'automne 2021.
[18] Thème développé depuis juin 2022, faisant écho aux propos tenus par des responsables politiques et sécuritaires russes ou proches de la Russie.
[19] "State of implementation of 12 priorities - EU candidacy check", GRASS, 16 mai 2023 - Le document fait le point de façon synthétique sur le niveau de "mise en œuvre" de chacune des douze " priorités ".
[20] Ces propos sont salués en Géorgie, mais le parcours de la Présidente et son action actuelle font d'elle une personne très décriée dans le pays. Beaucoup rappellent qu'elle ne doit son élection de 2018 qu'au soutien que lui a apporté le " Rêve géorgien " de M. Ivanichvili, alors que celui-ci était déjà perçu par nombre d'observateurs du pays comme un " agent du Kremlin ", et au fait que l'oligarque avait promis dans l'entre-deux tours de racheter 600.000 prêts contractés par les Géorgiens, ce qui a influencé de façon déterminante un scrutin où de l'avis des experts elle n'aurait pas pu l'emporter. Par ailleurs, son insistance à faire du président Saakachvili le principal responsable de la guerre russo-géorgienne de 2008, plus que M. Poutine, ont aussi affecté sa crédibilité. Mais son changement de position sur ces sujets après le début de l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022 lui ont permis de jouir de davantage de soutien populaire. L'opposition et la plupart des organisations de la société civile lui reprochent de ne pas user de son droit de grâce à propos de MM. Saakachvili et Gvaramia, directeur de la principale chaîne de télévision de l'opposition. Certes, son " pardon " ne suffirait pas à faire libérer ces deux personnalités, le pouvoir ne l'acceptera probablement pas, mais donnerait du poids à leur défense et pour mettre en lumière les motivations politiques de leur emprisonnement
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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