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Charles Fries
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Il est souvent dit, à juste titre, que l'Europe n'avance que sous l'effet des crises. Ce ne serait que dans des circonstances dramatiques que l'Union européenne parviendrait à progresser réellement dans son intégration. On l'a vu par exemple avec la crise financière de 2008 ou, plus récemment, la pandémie de Covid quand en 2020, pour la première fois, les vingt-sept États membres ont accepté de mutualiser leur endettement pour relancer leur économie[1].
Une nouvelle donne géopolitique
La guerre en Ukraine en fournit une nouvelle illustration tragique. Ce retour de la guerre sur le territoire européen a d'ores et déjà changé l'Europe : - en mettant fin à une vision trop idéalisée - certains diraient naïve - des rapports internationaux dans laquelle, grâce aux échanges et à l'inter-dépendance économique, les instincts de conquête et de domination diminueraient spontanément grâce aux vertus du commerce : cette guerre a démontré combien il était temps de réduire nos vulnérabilités vis-à-vis de l'énergie russe ou nos dépendances excessives à l'égard du marché chinois ! - en faisant revenir au premier plan le conflit conventionnel de haute intensité entre des États, accompagné de plus en plus de menaces hybrides (comme l'instrumentalisation des flux de migrants et de réfugiés, la désinformation ou les cyberattaques) alors que, depuis la fin de la guerre froide, on pensait avoir à mener surtout des interventions de type expéditionnaire, loin de l'Europe, et à affronter des attaques terroristes ; - en poussant les Européens à défendre plus que jamais un ordre international fondé sur des règles et la coopération multilatérale - issu de la Charte des Nations unies - face à des puissances qui le contestent ouvertement, nostalgiques de leur passé impérial et adeptes du seul rapport de force. Avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité/Vice-président de la Commission, Josep Borrell, avait souligné combien l'Europe était en danger. À ses yeux, si l'Union européenne veut encore compter sur la scène internationale, elle doit surmonter ses frilosités, affronter le monde tel qu'il est et non pas tel que nous l'aurions rêvé, se donner pour ambition de devenir un véritable acteur géopolitique et se doter des outils lui permettant de parler le "langage de la puissance". L'invasion de l'Ukraine par la Russie a amplifié et accéléré cette prise de conscience. En témoignent les décisions spectaculaires prises par plusieurs États membres et qui auraient été inconcevables avant le 24 février 2022 : les candidatures de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, le référendum au Danemark permettant à ce pays de rejoindre la politique de sécurité et de défense commune de l'Union (après trente ans d'"opt-out") ou l'annonce d'une hausse de 100 milliards € des dépenses de défense par le Chancelier allemand. La guerre en Ukraine a donc été un brutal rappel à l'ordre sur la nécessité pour les États membres, dans un environnement stratégique de plus en plus dangereux et imprévisible, d'augmenter leurs budgets militaires et de faire bloc.
La réaction européenne
L'Union européenne a su, à son niveau, réagir vite et fort : adoption par le Conseil de plusieurs paquets de sanctions d'une portée sans précédent contre la Russie ; rupture de sa dépendance énergétique à l'égard de Moscou ; appui massif fourni à l'Ukraine, à travers une assistance humanitaire, économique, financière et, bien sûr, politique avec la reconnaissance, par le Conseil européen en juin 2022, que l'Ukraine et la Moldavie avaient vocation à adhérer à l'Union. Mais c'est par son appui militaire que l'Union européenne a innové le plus dans sa réaction à la crise ukrainienne. Pour la première fois, elle a décidé en effet de recourir à la Facilité européenne pour la paix (FEP) afin de financer la livraison d'armes et de munitions à un pays tiers. La FEP, lancée en 2021, est un fonds intergouvernemental (les Traités interdisent en effet au budget communautaire de financer des dépenses militaires opérationnelles), alimenté par des contributions de chaque État membre calculées selon une clé PIB. Ce fonds, doté initialement d'une enveloppe de 5,7 milliards € pour la période 2021/2027, vise d'une part à financer le coût des opérations et missions militaires de l'Union et, d'autre part, à financer des équipements militaires, y compris à caractère létal, au profit des partenaires de l'Union (cela peut concerner aussi bien des organisations régionales comme l'Union africaine que des pays pris individuellement). Dans le cas de l'Ukraine, le recours à la FEP a été massif puisqu'au début 2023, plus de la moitié de l'enveloppe globale (3,6 milliards € sur un total de 5,7) lui était consacrée. C'est pourquoi, voyant le succès de cet instrument, les vingt-sept États membres ont décidé d'abonder la FEP de 2 milliards €, avec la possibilité d'y ajouter ultérieurement une enveloppe de 3,5 milliards € supplémentaires d'ici 2027 si nécessaire. En pratique, les États membres fournissent directement leurs matériels militaires à l'Ukraine et peuvent ensuite en demander le remboursement auprès de la FEP. L'état-major de l'Union vérifie que les transferts d'armes ou d'équipements correspondent aux demandes expressément formulées par Kiev et que ces livraisons ont bien eu lieu ; il transmet ensuite les dossiers ainsi validés au Comité de la FEP (regroupant les vingt-sept pays de l'Union) responsable pour approuver les remboursements. En proposant aux États membres de prendre ainsi en charge tout ou partie de leurs transferts d'équipements militaires, il est indéniable que cet instrument de solidarité financière les a incités à donner davantage et plus rapidement les matériels requis par l'Ukraine. Cet exemple illustre donc l'importance de la FEP dans la palette des instruments mis à disposition de l'Union pour affronter une crise. La FEP est incontestablement un "game changer" dans la façon dont l'Union européenne peut venir en aide à des pays tiers dans le secteur de la défense : il ne s'agit plus seulement pour l'Union de conseiller ou de former des forces armées mais aussi de livrer les matériels (véhicules, équipements de protection du soldat, éventuellement armes) permettant à nos partenaires d'affronter plus efficacement les menaces pesant sur leur stabilité et sécurité. Outre le financement de la fourniture d'armes à l'Ukraine via la FEP, l'Union européenne a lancé en novembre 2022 une mission d'assistance militaire (EUMAM) pour aider l'Ukraine à régénérer ses troupes dans la durée. Là aussi, l'Union européenne s'est montrée rapide et créative puisque, pour la première fois, une mission militaire de PSDC est déployée non pas dans le pays bénéficiaire (comme le prévoient les Traités et comme cela a toujours été le cas avec nos missions de formation militaire - principalement implantées en Afrique jusqu'à présent) mais sur le territoire même des États membres. Il était en effet exclu de déployer des formateurs militaires européens en Ukraine, sauf à apparaître comme prenant part directement au conflit. Cette mission, sous commandement militaire de l'Union, va permettre de former 30 000 soldats ukrainiens d'ici la fin 2023, à travers des entraînements collectifs et spécialisés (par exemple, la lutte contre le déminage), aidant l'Ukraine à préparer ses offensives du printemps. Presque tous les États membres participent à cette mission, en proposant des formations sur-mesure sur leur sol ou sur celui de pays plus proches de la frontière ukrainienne (notamment en Pologne) : une fois encore, en proposant de mutualiser les ressources et les instructeurs des différents États membres, en permettant une meilleure synchronisation des offres de formation, en assurant une étroite coordination avec nos principaux alliés (États-Unis, Royaume-Uni et Canada) eux-mêmes engagés dans de tels programmes, l'Union européenne illustre sa valeur ajoutée pour amplifier les efforts nationaux. Cette réponse européenne à la crise ukrainienne s'inscrit dans une démarche plus globale, celle adoptée par les vingt-sept États membres en mars 2022 à travers la "Boussole stratégique", visant à ce que l'Union européenne soit un pourvoyeur de sécurité plus efficace et crédible dans le monde et prenne davantage de responsabilités pour assurer la protection de ses propres intérêts. Ce premier "Livre blanc sur la défense européenne" ne se contente pas de présenter une analyse, partagée par les vingt-sept États, des menaces, risques et défis auxquels doit faire face l'Union : c'est un véritable guide pour l'action, avec une liste d'environ quatre-vingts objectifs concrets assortis d'échéances précises réparties jusqu'à la fin de la décennie. Le Haut représentant Josep Borrell et son équipe du Service européen d'Action extérieure (SEAE) en ont été les inspirateurs (en bonne coordination avec la Commission et l'Agence européenne de défense) et sont donc les garants de sa bonne mise en œuvre. En mars 2023 à l'occasion de l'anniversaire de l'adoption de la Boussole, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l'Union réunis à Bruxelles ont dressé un premier bilan et discuté des prochaines étapes à franchir. Un des objectifs principaux de la Boussole est de permettre à l'Union européenne d'agir plus rapidement et de façon plus robuste en cas de crises. D'où la création, à l'horizon 2025, d'une "Capacité de déploiement rapide de l'Union", pouvant aller jusqu'à 5 000 hommes, et susceptible d'être utilisée, par exemple, pour une opération d'évacuation de citoyens européens ou pour venir en aide à un pays menacé de déstabilisation. Ce nouvel instrument de gestion de crise sera exclusivement réservé à des situations où les intérêts européens sont menacés à l'extérieur de l'Union ; cette Capacité n'interviendra donc pas dans la défense collective du territoire européen qui est du seul ressort de l'OTAN pour les États qui en sont membres. D'ici 2025, les États membres vont devoir s'accorder sur tous les paramètres nécessaires au succès de ce nouvel outil : définition des scénarios d'utilisation ; accord sur les capacités requises en termes, par exemple, de transport stratégique ou de drones pour appuyer les groupements tactiques et les modules de forces constitutifs de cette Capacité ; recours à des exercices en dimension réelle, dès 2023, pour tester notamment la chaîne de commandement UE ; accord sur ses modalités de financement, etc. Nul doute que cet instrument a le potentiel de permettre à l'Union européenne de répondre plus efficacement à une crise externe si les États membres en jouent tous pleinement le jeu.
Préparer l'avenir
Il est clair toutefois que si l'Union européenne veut agir plus efficacement pour défendre ses intérêts en se dotant d'une capacité de projection, renforcer sa résilience face aux menaces hybrides, pouvoir accéder librement aux nouveaux espaces stratégiques qui sont de plus en plus contestés (maritime, cyber, spatial), elle doit plus que jamais investir davantage dans ses capacités de défense. C'est là la clé de toute politique européenne de défense sérieuse et crédible. Or force est de constater qu'en dépit de progrès récents, l'Europe est à la traîne. Au cours des vingt dernières années, les dépenses militaires cumulées au sein de l'Union ont crû de 20 % alors que celles des États-Unis augmentaient de 66 %, celles de la Russie de près de 300 % et celles de la Chine de 600 %. Si, au cours de la période 2000/2020, les Européens avaient respecté l'objectif d'allouer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires, ils auraient dépensé 1 300 milliards € supplémentaires. Les États membres ont non seulement sous-investi dans le secteur de la défense mais ils l'ont fait avant tout selon des logiques purement nationales : en 2021, seulement 18 % des achats d'équipements militaires ont été réalisés dans le cadre d'une coopération européenne alors que l'objectif visé est d'atteindre le seuil de 35 % ; par ailleurs, 60 % des achats se sont faits en dehors de l'Union européenne. vie pour la défense est en réalité celle qui a été adoptée pour les vaccins contre la Covid et celle retenue actuellement pour le gaz : en achetant ensemble, le but est de réaliser des économies d'échelle, d'avoir des prix mieux maîtrisés et d'éviter le chacun pour soi qui avantage toujours les mêmes pays. Il ne faut pas sous-estimer l'ampleur des avancées réalisées ces derniers mois : après le Fonds européen de défense qui finance depuis 2020 des projets en matière de recherche et développement, le budget communautaire va maintenant prendre en charge une partie des coûts liés à des achats conjoints d'équipements militaires. C'est un nouveau pas en avant considérable dans la mise en place progressive d'une Europe de la défense. Chaque État membre restera bien sûr souverain pour acheter ce dont il a besoin pour assurer sa défense et procéder comme il le souhaite. Mais si plusieurs pays décident de mutualiser leurs commandes et demandent à bénéficier d'un soutien budgétaire de l'Union, autant s'assurer que l'argent du contribuable européen serve aussi à l'essor de l'industrie européenne de défense.
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Des progrès indéniables ont donc été enregistrés ces dernières années dans la façon dont les institutions européennes ont répondu aux crises. Et on ne répètera jamais assez que tous ces efforts menés pour permettre à l'Union européenne de devenir un acteur plus solide et doté de capacités militaires renforcées sont complémentaires de ceux réalisés par l'OTAN car une Europe qui investit davantage dans sa défense et qui sait agir plus rapidement, c'est aussi in fine une Alliance plus forte, avec un partage du fardeau mieux équilibré. Face à la montée des tensions géopolitiques et une multipolarité de plus en plus désordonnée, l'Union européenne a compris l'impérieuse nécessité de faire preuve de "responsabilité stratégique", afin de pouvoir mieux défendre ses intérêts de sécurité, en partenariat chaque fois que possible et de façon autonome dès que nécessaire. Beaucoup de chemin reste naturellement à parcourir mais l'Union européenne dispose dorénavant d'une Boussole qui lui fixe le bon cap.
[1] Ce texte est issu du "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2023", éditions Marie B, Paris, avril 2023
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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