Les six premiers mois de Giorgia Meloni

Démocratie et citoyenneté

Anna Bonalume

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24 avril 2023
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Bonalume Anna

Anna Bonalume

Journaliste, docteure en philosophie de l'ENS-Paris

Les six premiers mois de Giorgia Meloni

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Comment l'Italie évolue-t-elle sous la direction de Giorgia Meloni, première femme présidente du Conseil ? A la date du 22 avril 2023, six mois se sont écoulés depuis l'installation du nouveau gouvernement dirigé par la coalition appelée "droite-centre" composée de Fratelli d'Italia (FdI) de Giorgia Meloni, de la Lega de Matteo Salvini et de Forza Italia de Silvio Berlusconi. Il est intéressant d'observer l'"expérience" avec cette extrême droite (comme l'a qualifiée le Financial Times) qui, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, se retrouve à la tête d'un pays fondateur de l'Union européenne au moment d'une nouvelle guerre. L'élection de Giorgia Meloni, le 25 septembre 2022, avait confirmé la recomposition rapide du paysage politique italien. Avec l'érosion du consensus de la Lega et du Movimento 5 Stelle (M5S) et le déclin de Forza Italia, un espace s'est ouvert pour l'affirmation d'un parti de droite conservatrice dirigé par l'ancienne ministre de la Jeunesse au sein du gouvernement Berlusconi, Giorgia Meloni. Élue en se prononçant en faveur de l'OTAN et se réclamant pro-européenne, après des années passées à pointer du doigt la technocratie bruxelloise et à affirmer sa proximité avec le modèle politique et social représenté par la Hongrie de Viktor Orban, Giorgia Meloni tente dorénavant de prendre ses marques en Europe. Les cent premiers jours de son gouvernement ont été salués positivement par la presse étrangère (Le Figaro, The Economist, Times). La cohérence de la présidente du Conseil italien avec l'engagement atlantiste et le dialogue avec l'Union européenne a été remarquée dès le 3 novembre, lorsqu'elle a effectué son premier déplacement hors d'Italie, à Bruxelles, où elle a rencontré la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Le 12 décembre 2022, le Sénat italien a voté en faveur de la poursuite du soutien militaire à l'Ukraine en 2023. En revanche, sur le front interne, six mois après la naissance du gouvernement, le consensus à l'égard de l'exécutif commence à se dégrader, passant de 50 % en octobre à 39 % en mars, d'après un sondage Swg pour la chaîne italienne La7. Plusieurs fronts d'incertitude restent ouverts. Ils concernent la réalisation du plan national de relance et de résilience (PNRR), les alliances européennes et, surtout, sur le plan intérieur, la gestion de l'immigration, un sujet qui revient au centre de l'actualité en vue des élections européennes de 2024.

I. Le front économique

a - Le plan de relance

Avec une dette hors de contrôle, 2.772 milliards € fin février, 144,4% du PIB fin 2022, et une dépendance aux marchés financiers, Giorgia Meloni a dû opérer une conversion européenne forcée. L'Italie a besoin de Bruxelles et de ses fonds pour faire face à la hausse des prix de l'énergie (gaz) et pour mettre en œuvre le Plan national de relance et de résilience, programme par lequel le gouvernement doit gérer les fonds européens du plan NextgenerationEU, c'est-à-dire l'outil de relance et de revitalisation économique mis en place par l'Union européenne pour compenser les pertes causées par la pandémie de Covid-19[1]. Élaboré par le gouvernement Draghi et approuvé par la Commission européenne en juin/juillet 2021, le PNRR italien a une structure articulée autour de six missions et des centaines d'interventions dans presque tous les secteurs de la vie publique. Pour obtenir le financement de 191,5 milliards €, dont 68 ont déjà été reçus, l'Italie doit respecter plusieurs échéances, tous les trois mois, sur plusieurs années, de 2021 à 2026. Malgré l'urgence nécessaire à la bonne marche de ce programme, le gouvernement Meloni a connu des retards qui ont mis en péril sa réalisation. Dans son rapport de mars 2023, la Cour des comptes souligne que "plus de la moitié des mesures affectées par les flux accusent des retards ou sont encore à un stade très précoce des projets". La précarité du personnel de l'administration publique, la lenteur de la bureaucratie, le manque d'infrastructures et de personnels techniques adéquats contribuent à ralentir la réalisation du plan. "Les méthodes de recrutement du personnel dédié au PNRR avec des formules instables ont conduit à l'émergence de quelques difficultés, pour les administrations, à garantir la continuité opérationnelle des structures qui, au contraire, nécessiteraient un certain cadre de ressources pour tout l'horizon temporel du Plan", lit-on dans le rapport de la Cour des comptes. Le ministre des Affaires européennes, Raffaele Fitto, responsable de la coordination du programme, l'a admis : "En ce qui concerne le PNRR, nous devons être clairs : certaines interventions entre aujourd'hui et le 30 juin 2026 ne peuvent pas être mises en œuvre." Giorgia Meloni a laissé entendre que le gouvernement Draghi pourrait être responsable du retard actuel des échéances du PNRR, une situation qui jette une ombre sur l'exécutif actuel[2]. Et ce malgré la flexibilité accordée par la Commission européenne, qui a accordé fin mars un troisième mois supplémentaire pour la vérification des cinquante-cinq objectifs du PNRR au second semestre 2022, reportant ainsi la troisième tranche d'aide de 19 milliards. D'ici fin avril, le gouvernement devra modifier certains projets du PNRR pour tenter de rattraper les réformes systémiques, de la justice à la concurrence, qui inquiètent la Commission. Les reports demandés par le gouvernement italien ne sont pourtant pas viables dans la configuration économique actuelle de l'Italie, avec une crise de la croissance et de la dette accompagnée d'une forte inflation. Jusqu'à présent, l'Italie n'a dépensé que 6 % des fonds reçus : sur les 191,5 milliards € du PNRR, l'Italie n'en avait dépensé que 23 milliards fin 2022.

b - Nominations dans les entreprises publiques stratégiques

Le gouvernement de Giorgia Meloni s'est occupé des nominations "politiques" au sein de cinq entreprises publiques ayant un rôle géopolitique et économique particulièrement stratégique. Les conseils d'administration d'ENEL, d'ENI, de Leonardo, de Poste Italiane et de Terna expiraient à la fin de 2022 et le gouvernement les a nommés le 12 avril 2023. L'administrateur délégué d'ENI, Claudio Descalzi, a été reconduit dans ses fonctions... pour la quatrième fois. Nommé en 2014 par Matteo Renzi, Claudio Descalzi a gagné la confiance de Giorgia Meloni au cours des derniers mois, en l'accompagnant lors de plusieurs voyages en Afrique afin de conclure des accords internationaux visant à diversifier les sources d'approvisionnement en gaz. Sous sa direction, ENI a participé au projet de fusion par confinement magnétique et s'est résolument tournée vers les biocarburants et les énergies renouvelables, en s'engageant à décarboner tous les produits et processus de l'entreprise d'ici à 2050. À ses côtés opérera le général de la police fiscale italienne Giuseppe Zafarana,, nommé président. Le nouveau président d'ENEL, géant de l'électricité et première entreprise italienne par son chiffre d'affaires[3], est Paolo Scaroni. Il est aussi le président de l'équipe de football du Milan AC et a été P-DG d'ENI de 2005 à 2014. Selon des sources de presse, la nomination de Paolo Scaroni, qui a une relation de longue date avec Silvio Berlusconi, a été à l'initiative de Forza Italia. Flavio Cattaneo, ancien vice-président d'Italo, société ferroviaire privée dirigée par Luca Cordero di Montezemolo, a été choisi comme directeur général d'ENEL. Dans le passé, il a occupé d'autres postes, par exemple à la Rai et à Telecom Italia, et selon des sources de presse, il a été soutenu par la Lega. A la tête de Leonardo, douzième entreprise mondiale de défense spécialisée dans les hélicoptères, les avions, les aérostructures, l'électronique et la cybersécurité, ont été nommés Stefano Pontecorvo en tant que président et Roberto Cingolani en tant qu'administrateur délégué. Stefano Pontecorvo est diplomate et a été conseiller diplomatique du ministre de la Défense entre 2013 et 2015. L'ancien ministre de la transition écologique du gouvernement Draghi, Roberto Cingolani, a aussi été conseiller en matière d'énergie du gouvernement Meloni.

II. Le front énergétique

a - Le gaz

Avant le début du conflit en Ukraine, l'Italie était le deuxième pays de l'Union européenne pour les importations de gaz naturel, dont elle dépendait à 95 %[4] : environ 40 % provenaient de Russie et 23 % d'Algérie. La part du gaz dans le mix énergétique (42 %) était nettement supérieure à la moyenne de l'Union européenne (24,4 %). En 2020, l'Italie a importé́ 66 milliards de m3 de gaz, derrière l'Allemagne[5]. Comme toute l'Europe, l'Italie a connu une diminution notable des importations de gaz russe : moins 46 % depuis le début de l'invasion, et moins 66 % au cours du mois d'août 2022[6].

Trois facteurs ont facilité cette réduction : l'ouverture du Trans Adriatic Pipeline (TAP) en 2021, l'augmentation des importations de gaz naturel liquéfié́ (GNL) et l'augmentation des approvisionnements algériens. Afin de poursuivre la diversification des sources énergétiques et la réduction des importations russes, donc de la dépendance de l'Italie, Giorgia Meloni travaille à la construction de relations bilatérales avec les pays du Maghreb, avec l'objectif d'atteindre l'indépendance vis-à-vis du gaz russe entre 2024 et 2025, comme l'a déclaré Claudio Descalzi[7]. La visite du 23 janvier 2023 en Algérie était la première mission bilatérale officielle de Meloni à l'étranger pour renforcer les relations entre les deux pays dans le cadre du "Plan Mattei" défendu par la présidente du conseil, en vue de renforcer l'axe méditerranéen pour faire de l'Italie "un hub énergétique pour l'Europe". Après la guerre en Ukraine, l'Algérie est devenue le premier fournisseur de gaz naturel : l'accord signé entre les deux pays pour "l'étude et la construction d'un gazoduc qui transportera du gaz, de l'hydrogène, de l'ammoniac et aussi de l'électricité" s'ajoute à d'autres accords dans le domaine de la coopération spatiale et dans les secteurs de l'automobile, du tourisme et de la construction navale.

b - Le nucléaire

Dans un contexte où se font face des pays favorables à l'énergie nucléaire (France, Bulgarie, Croatie, Hongrie, Finlande, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie) et d'autres qui y sont hostiles (Allemagne, Autriche, Espagne, Estonie, Danemark, Irlande, Lettonie, Luxembourg, Portugal), des signes d'un rapprochement stratégique et politique apparaissent entre la France et l'Italie, qui a participé comme observatrice à la réunion de Stockholm le 28 mars dernier. Après avoir refusé de participer à la rencontre organisée le 27 février pour discuter d'une alliance européenne pronucléaire, l'Italie est devenue plus disponible à l'égard d'une énergie dont on assiste au retour en grâce à l'échelle européenne. Le gouvernement italien semble prêt à soutenir les demandes de la France d'inclure l'énergie atomique parmi les sources vertes, considérées comme décarbonées et utiles dans la lutte contre le changement climatique. En retour, Giorgia Meloni espère un soutien sur la question des flux migratoires et celle des biocarburants. En effet, le gouvernement italien a pour objectif d'inclure les biocarburants parmi les énergies "zéro émission" afin de permettre la poursuite de la commercialisation des véhicules à moteur thermique... même après la date programmée de leur disparition, en 2035. Quant à l'utilisation de l'énergie nucléaire, l'Italie l'avait exclue lors d'un référendum en 1987, peu après les accidents de Tchernobyl et de Three Miles Island. Cependant, les récentes nominations à la tête d'entreprises publiques stratégiques, en particulier de Flavio Cattaneo chez ENEL et de Roberto Cingolani chez Leonardo, laissent entrevoir de nouvelles ouvertures sur ce front. Rappelons que l'ancien ministre de la Transition écologique en 2021 avait indiqué : "Il est certain que le nucléaire sera là dans la taxonomie européenne de la finance durable", ajoutant même : "Je suis absolument certain que la fusion nucléaire sera la solution à tout."

III - La question migratoire

Concernant l'immigration, Giorgia Meloni défendait, avant les élections, le blocus naval comme "seul moyen d'arrêter l'immigration illégale", c'est-à-dire un blocage des ports d'un État par les forces armées d'un ou de plusieurs autres États. Elle a changé d'avis sur la nature de ce blocus et, dans le programme du gouvernement, le blocus naval a été décrit comme la "création de hotspots dans les territoires non-européens, gérés par l'Union européenne, pour évaluer les demandes d'asile". La question de la gestion des flux migratoires reste ouverte et revient en force dans l'agenda politique. En effet, après trois ans de reflux des arrivées lié à la fermeture des ports, puis à la pandémie, l'Italie a vu arriver sur ses côtes 105 131 migrants[8] en 2022. Entre le 1er janvier et le 17 avril 2023, le nombre de débarquements en Italie a triplé par rapport à la même période de 2021 et 2022 : à ce jour 34 124 migrants ont débarqué. Qu'a fait concrètement le gouvernement pour gérer les flux ? Après un premier accrochage avec la France sur le non-débarquement en Italie de l'Ocean Viking de l'ONG SOS Méditerranée avec 234 migrants à bord peu après sa prise de fonction, Giorgia Meloni a dû gérer d'autres urgences en voulant limiter les sauvetages et décourager les migrations. Au mois de janvier, le décret-loi Piantedosi, du nom du ministre de l'Intérieur, a formalisé un code de conduite pour les ONG, dans lequel on retrouve une norme empêchant les "sauvetages multiples" : une fois qu'un sauvetage en mer a été effectué, chaque navire est tenu de demander immédiatement un port de débarquement au centre de coordination maritime et de s'y rendre sans délai, en évitant d'autres opérations. Ce décret-loi a été critiqué par le Conseil de l'Europe. Un autre évènement a provoqué une mesure législative immédiate : la tragédie de Cutro. Le 26 février dernier, 89 migrants ont perdu la vie dans un naufrage au large de Cutro en Calabre. Ce drame a ravivé les affrontements entre la majorité et l'opposition et provoqué l'indignation de l'opinion publique, notamment suite aux déclarations de l'actuel ministre de l'Intérieur, ancien chef de cabinet de Matteo Salvini (2018-2019) : "Le désespoir ne justifie pas les voyages qui mettent les enfants en danger." Suite à cette tragédie, le gouvernement a approuvé le 9 mars un décret-loi sur l'immigration, le "Decreto Immigrazione", qui prévoit des peines plus sévères pour les passeurs, introduit le délit de "mort ou blessure à la suite de crimes d'immigration illégale", accélère l'exécution des décrets d'expulsion et modifie la "protection spéciale", c'est-à-dire le permis de séjour pour raisons humanitaires introduit en 2020 par l'ancienne ministre de l'Intérieur Luciana Lamorgese (2019-2022), qui avait modifié le décret sur la sécurité de Salvini de 2018. Il s'agit d'un permis de séjour pour raisons humanitaires, avec évaluation du degré d'intégration de la personne concernée. Le décret-loi stipule que la loi sur les flux, l'octroi de permis de séjour pour raisons de travail selon un système de quotas introduit en Italie en 1998 devraient être planifiés sur une période de trois ans et non plus fixés chaque année[9]. Pour la gestion des migrants, le gouvernement a décrété le 11 avril l'état d'urgence, qui durera six mois sur l'ensemble du territoire, en raison de "l'augmentation des débarquements et de la surpopulation dans les centres d'accueil". Cette procédure lui permet, entre autres, de mobiliser de nouveaux financements prévus par le Fonds des émergences nationales ; 5 millions €, notamment pour la gestion des opérations d'identification, d'expulsion et de rapatriement. Cette décision intervient notamment après avoir tiré la sonnette d'alarme sur d'éventuels nouveaux flux en provenance de Tunisie, motivés par la crise économique et l'instabilité politique du pays géré par Kaïs Saïed. Sur ce point, Giorgia Meloni a trouvé le soutien du président français après une rencontre bilatérale suite au Conseil européen de mars au cours de laquelle Emmanuel Macron a reconnu que "depuis la Tunisie, la pression migratoire vers l'Italie et l'Union européenne s'accroît" et qu'il y a entre les deux pays "une volonté d'agir ensemble". Au niveau européen, Giorgia Meloni a reçu le soutien de son homologue polonais, Mateusz Morawiecki, lors du sommet européen extraordinaire du 9 février, celui-ci déclarant qu' "il est nécessaire de renforcer et de sceller les frontières, car la souveraineté des États membres ne peut être menacée". Le chancelier autrichien, Karl Nehammer, lui a fait écho : "Nous devons mettre un terme à l'asile dans toute l'Union européenne." Manfred Weber, président du Parti populaire européen (PPE), a insisté sur la nécessité de soutenir l'Italie dans la gestion des flux migratoires et de construire des murs financés par l'Union européenne pour défendre l'Europe[10].

IV - Quelles alliances européennes ?

Les possibles alliances en vue des élections européennes de mai 2024 commencent à se profiler. Début janvier, Giorgia Meloni, présidente du parti des Conservateurs et réformateurs européens (ECR), a rencontré pour la deuxième fois son homologue du PPE, Manfred Weber. Ce dernier a ensuite rencontré Antonio Tajani, ministre des Affaires étrangères, coordinateur de Forza Italia (PPE) et auteur avec Raffaele Fitto, ministre des Affaires européennes (FdI, ECR) de l'opération visant à consolider des liens entre le PPE et ECR. L'objectif de Giorgia Meloni est clair : libérer le PPE de l'accord traditionnel avec les socialistes (PSE), les deux partis étant, à ce jour, les deux plus importants au niveau européen, en tentant de construire une alternative qui rassemblerait les droites, avec pour mission politique déclarée de "changer l'Europe de l'intérieur". De nombreuses inconnues subsistent : qu'en pensent les Polonais Mateusz Morawiecki (PiS, ECR) et Donald Tusk (PO) figure de proue du PPE dont il était le président jusqu'en juin 2022 ? En effet, la rivalité électorale entre le PiS et la Plateforme civique est exacerbée à l'approche des élections parlementaires cet automne en Pologne, dans lequel les deux hommes s'affronteront. Les visées de Giorgia Meloni pourraient la conduire à opérer une série de changements internes au sein de ECR afin d'amorcer une "normalisation" des relations avec le PPE, mais cela requiert une complète transformation de son parti, Fratelli d'Italia, qui a des racines d'extrême droite, en un véritable parti conservateur. L'opération peut rappeler celle entreprise par Silvio Berlusconi en 2007 avec la création du Peuple de la Liberté (PDL), né de la fusion de Forza Italia avec Alleanza Nazionale (AN), parti postfasciste de Gianfranco Fini et mentor de Giorgia Meloni. La présidente du Conseil pourrait ainsi finaliser ce processus de transformation, d'acceptabilité et de modération de son parti, entamé en août 2022 lors de sa campagne éclair lors des élections parlementaires du 25 septembre. Elle avait alors tenté de se montrer responsable aux yeux des responsables européens. Cette tentative d'affirmation de la cheffe d'ECR en Europe n'a pas manqué de susciter le mécontentement de ses alliés de gouvernement, Silvio Berlusconi et Matteo Salvini, habitués à occuper le devant de la scène politique. Cependant, les ennuis de santé actuels de Silvio Berlusconi pourraient engendrer des tensions internes au sein de Forza Italia : une partie du parti pourrait s'aligner sur des positions pro-gouvernementales, sous l'impulsion d'Antonio Tajani, alors qu'une autre serait tentée par un rapprochement avec la Lega de Salvini, lui-même tiraillé entre ses positions extrémistes et la tentation d'un glissement plus central ! Ce qui semble clair, c'est la difficulté de réaliser le projet annoncé dans la déclaration commune d'une quinzaine de partis d'extrême droite ou ultra-conservateurs du 2 juillet 2021[11]. Le projet de création d'une "grande alliance" au Parlement européen semble d'ores et déjà s'essouffler. Il y a deux ans, la Lega de Matteo Salvini, le PiS de Jaroslaw Kaczynski, Vox de Santiago Abascal, Fratelli d'Italia de Giorgia Meloni, le Rassemblement national de Marine Le Pen et la Fidesz de Viktor Orban avaient uni leurs forces pour critiquer l'Union européenne. Celle-ci, écrivaient les signataires, "ne cesse de poursuivre dans la voie fédéraliste qui l'éloigne inexorablement des peuples qui sont le cœur battant de notre civilisation. Forts de ce constat, les partis patriotes les plus influents du continent ont compris toute l'importance de s'associer pour peser davantage dans les débats et réformer l'Union[12]". Les équilibres au Parlement de Strasbourg ont changé. Jordan Bardella, désormais président du Rassemblement national (RN) en France, s'est rendu à Rome pour rencontrer Matteo Salvini et parler de leur alliance : ils siègent tous deux au groupe Identité et Démocratie (ID) au Parlement européen, mais la rencontre a été plutôt fugace. Ce groupe perd du terrain : deux députés du parti des Vrais Finlandais (PS) viennent de le quitter, rejoignant ECR pour la "défense intransigeante de la civilisation occidentale et de l'architecture de la politique européenne de sécurité" qu'il représente. Le groupe ID est le sixième groupe à Strasbourg avec 62 élus, quand ECR en est le cinquième avec 66. Marine Le Pen a été claire dans son interview le 13 avril à La Repubblica[13] : elle a refusé l'appellation de "sœur jumelle" de Giorgia Meloni, confirmé sa "loyauté" à son allié Matteo Salvini et pris ses distances avec la présidente du Conseil italien en raison de ses positions favorables à l'OTAN et proeuropéennes alors qu'elle-même continue de se définir comme "eurosceptique". Ces déclarations pourraient faciliter la tâche de Giorgia Meloni d'attirer de nouveaux partis souverainistes en quête d'unité à l'approche des élections européennes, ou désireux de laisser derrière eux l'ombre des alliances avec la Russie et une politique étrangère ambiguë.

***

Dans un climat international politique, économique et social sous forte tension, les premières mesures du nouveau gouvernement italien illustrent, sur le plan économique, une forme de prudence, indispensable pour obtenir les aides financières de Bruxelles. En revanche, dans l'application de politiques migratoires visant à décourager les arrivées et l'accueil des migrants, les orientations de la majorité de gouvernement sont en désaccord avec celles de l'Union européenne[14]. Dans les mois à venir, il sera intéressant d'observer si les désaccords de stratégie politique électorale en vue des élections européennes au sein de la majorité gouvernementale ne seront pas à l'origine de nouveaux déséquilibres. Que signifie le travail d'approche entamé par le président du PPE Manfred Weber avec la présidente de l'ECR Giorgia Meloni[15] notamment sur le dossier migratoire ? Vise-t-il à miner une nouvelle candidature d'"Ursula" en 2024 ? De saper la traditionnelle entente entre les deux principaux groupes au Parlement européen ? De fomenter une "alliance" qui n'exclurait plus les partis de droite radicale des postes de pouvoir ? La Lega et Forza Italia accepteront-ils de se soumettre à la nouvelle influence politique exercée par Fratelli d'Italia ? Les divergences sur l'Europe sont-elles (ré)conciliables ? Des tensions politiques pourraient aussi ressurgir à propos du renouvellement des aides militaires octroyées à l'Ukraine ou d'autres mesures de politique étrangère. Dans sa tentative de consolider ECR, la présidente du Conseil italien pourra-t-elle convaincre les dirigeants d'autres pays européens, et notamment Viktor Orban avec laquelle elle a développé une relation privilégiée pendant des années, mais dont les positions prorusses sont aux antipodes des siennes ? Des désaccords supplémentaires pourraient émerger autour de la question de la gestion de l'immigration et notamment sur la modification du règlement de Dublin. L'adoption du Pacte sur la migration et l'asile peine à avancer en Europe : les pays du Nord s'inquiètent des mouvements de migrants débarqués sur les côtes et îles italiennes, tandis que la Hongrie et la Pologne font bloc, refusant toute répartition des demandeurs d'asile entre les États membres. Au niveau national, il sera intéressant de voir dans quelle mesure les promesses pour une réaffirmation de l'identité chrétienne de l'Europe visant à empêcher un "remplacement ethnique[16]", tel qu'il a été défini par le ministre de l'agriculture, Francesco Lollobrigida (FdI), seront appliquées, tout comme les mesures relatives aux droits des minorités. Les premières mesures économiques du gouvernement Meloni ont été conformes aux demandes budgétaires et de réforme de la part de la Commission européenne dans le cadre du PNRR. Pourtant, à la différence de Mario Draghi, son prédécesseur, son gouvernement a cumulé des retards significatifs et remarqués à l'occasion de la présentation des plans de réforme demandés par la Commission européenne. Cela pourrait être perçu, à terme, comme une faiblesse et un handicap. Sur l'immigration, Giorgia Meloni s'est montrée plus prudente que ses prédécesseurs : elle a pris ses distances avec la politique des ports fermés appliquée par Matteo Salvini (qui lui avait valu plusieurs procès pour enlèvement de personnes), tout en appliquant des mesures très strictes visant les opérations de sauvetage des ONG. La présidente du Conseil a affirmé son positionnement idéologique par l'adoption de certaines mesures de politique intérieure, notamment dans les domaines de la sécurité, de l'alimentation et de la culture. D'abord, avec un projet de loi incluant une répression controversée des rave parties, puis par l'interdiction de ChatGPT, suivie de l'interdiction de la viande synthétique. Début avril, le gouvernement a présenté un projet de loi visant à punir l'utilisation de l'anglais et d'autres termes étrangers dans les communications officielles par des amendes allant de 5 000 à 100 000 €. Enfin, pour défendre une forme de protectionnisme culturel, elle a annoncé la création du "lycée du Made in Italy" qui constituerait une forme d'antithèse à la culture plus littéraire et européenne assurée par le "lycée classique". Ces dernières années, cette culture, internationale, aurait été privilégiée au détriment des savoirs techniques et pratiques, d'après la ministre du Tourisme, Daniela Santanche (FdI)[17]. Les prochains mois montreront si la cheffe de Fratelli d'Italia sera en mesure de résoudre les problèmes liés à la stagnation dans laquelle le pays se débat. Le maintien du positionnement atlantiste du pays, malgré les tensions au sein de sa coalition, et une victoire aux prochaines élections européennes, lui permettraient d'affirmer son pouvoir, de profiter d'une stabilité politique inédite et d'affirmer son projet de société. D'autres droites conservatrices en Europe pourraient alors s'inspirer du "modèle Meloni".


[1] L'Italie est le principal bénéficiaire du programme.
[2] https://www.ansa.it/sito/notizie/topnews/2023/04/03/meloninon-mi-preoccupano-ritardi-su-pnrr-si-fa-allarmismo_6c09d201-f34f-4c08-becf-908a68bee4f5.html
[3] 84,1 milliards d'euros en 2021 https://www.ilsole24ore.com/art/industria-aziende-energetiche-guidano-classifica-fatturato-AEcA9JFC
[4] https://www.letelegramme.fr/monde/du-gaz-russe-coule-de-nouveau-vers-l-europe-21-07-2022-13119809.php
[5] https://dgsaie.mise.gov.it/pub/sen/relazioni/relazione_annuale_situazione_energetica_nazionale_dati_2020.pdf
[6] https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/russia-e-ue-alla-guerra-del-gas-36090
[7] https://finanza.lastampa.it/News/2023/01/23/descalzi-eni-italia-azzerera-gas-russo-dal-2024-2025/MzVfMjAyMy0wMS0yM19UTEI
[8] https://www.ansa.it/sito/notizie/cronaca/2023/04/12/nel-2022-sono-arrivati-in-italia-105-mila-migranti_60432d86-6966-40c7-aba9-460735dd4b16.html
[9] https://www.lavoro.gov.it/notizie/Pagine/Flussi-di-ingresso-e-contrasto-all-immigrazione-irregolare-Il-testo-del-DL-10-marzo-2023.aspx
[10] https://www.corriere.it/politica/23_aprile_17/weber-migranti-intervista-98972c6a-dc86-11ed-a957-6a12e2c879aa.shtml
[11] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/03/l-extreme-droite-europeenne-signe-une-declaration-commune-autour-d-orban-salvini-et-le-pen-mais-sans-s-unir-au-parlement_6086815_3210.html
[12] Ibid/
[13] https://www.repubblica.it/esteri/2023/04/13/news/marine_le_pen_meloni_nato_ue-395899767/
[14] Selon le haut représentant pour la politique étrangère, Josep Borrell, la "forteresse Europe" n'est pas une solution. "Le problème n'est pas d'arrêter l'immigration, mais de la gérer et de la gérer avant tout de manière humaine".
[15] https://www.governo.it/en/articolo/president-meloni-meets-president-european-people-s-party-manfred-weber/21440
[16] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/20/en-italie-un-ministre-met-en-garde-contre-un-remplacement-ethnique_6170308_3210.html
[17] https://www.ilmessaggero.it/politica/news/santanche_giovani_liceo_istituti_tecnici_cosa_ha_detto_oggi_3_4_2023-7325837.html

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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