Les politiques européennes de lutte contre la propagande

Liberté, sécurité, justice

Marie Robin

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17 avril 2023
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Robin Marie

Marie Robin

Chercheuse postdoctorale au Centre Thucydide (Université Paris Panthéon Assas), Chercheuse associée au Center for War Studies (University of Southern Denmark)

Les politiques européennes de lutte contre la propagande

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"Sans communication, il ne peut pas y avoir de terrorisme[1]" Ce constat, dressé il y a plus de dix ans par Alex P. Schmid et Jenny de Graaf, avant même l'émergence de l'organisation "État islamique", n'a pas perdu de sa validité. Al-Qaïda, Daech et d'autres groupes armés faisant usage du terrorisme ont su mettre à profit les révolutions des technologies de l'information et de la communication pour diffuser leur cause, recruter et mobiliser des membres, mais aussi intimider des populations cibles, y compris au sein de l'Union européenne. Des acteurs étatiques ont su mettre à profit les armes communicationnelles et narratives pour faire avancer leurs intérêts dans un conflit et sur la scène internationale. Le 24 février 2022, l'invasion de l'Ukraine par la Russie s'est accompagnée d'opérations d'influence, de désinformation et de propagande, la plupart anti-européennes. Population-cible, objet de propagande, réceptacle de discours, l'Union européenne est directement concernée par les discours de propagande développés par certains acteurs étatiques et non-étatiques. Définie ici, suivant Edgar Henderson, comme "un processus qui tente délibérément, par des techniques de persuasion, d'obtenir d'une audience (propagandee), avant qu'elle ne puisse délibérer librement, les réponses souhaitées par les propagandistes[2]", la propagande peut inclure ou ne pas inclure des éléments falsifiés et fausses nouvelles (désinformation). Elle vise à influencer et manipuler une opinion afin d'obtenir d'elle des effets stratégiques servant l'intérêt du propagandiste. En lien avec les États membres, l'Union européenne tente donc de développer des stratégies de lutte contre les contenus propagandistes et leurs effets.

I) Le diagnostic

Comment se manifeste la propagande en Europe ? Le Conseil de l'Europe pose le constat explicitement: deux-tiers des citoyens en Europe déclareraient lire ou entendre des fausses nouvelles au moins une fois par semaine et 80% des Européens considèreraient que les fausses nouvelles ou la propagande sont un problème pour leur pays et pour la démocratie en général. Au sein de l'Union européenne, le Parlement européen dresse un constat similaire en mars 2022, notant que les citoyens "subissent une pression grandissante et systématique pour faire face aux campagnes d'information, de désinformation et d'informations trompeuses et à la propagande de pays et d'acteurs non étatiques, tels que des organisations terroristes ou criminelles transnationales dans son voisinage, qui cherchent à porter atteinte à la notion même d'information objective ou de journalisme éthique, en ne diffusant que des informations partiales ou servant d'instrument au pouvoir politique, et qui nuisent également aux valeurs et aux intérêts démocratiques". Qui diffuse de la propagande au sein de l'Union européenne ? Dans une "Communication stratégique de l'Union visant à contrer la propagande dirigée contre elle par des tiers", le Parlement européen dressait le 23 novembre 2016 un premier diagnostic des activités de propagande dirigée contre l'Union européenne - un diagnostic dont les principaux acteurs ne semblent pas avoir fondamentalement changé. - Le Kremlin : la principale menace identifiée quand il s'agit de propagande en Europe a trait à la propagande anti-européenne du Kremlin, vue comme un potentiel risque de "rideau de fer informationnel". Selon la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, "En ces temps de guerre, les mots ont leur importance. Nous sommes les témoins d'actes de propagande et de désinformation à très grande échelle au sujet de cette attaque scandaleuse menée contre un pays libre et indépendant. Nous ne laisserons pas les défenseurs du Kremlin déverser leurs mensonges toxiques pour justifier la guerre menée par Poutine, nous ne les laisserons pas semer les graines de la division dans notre Union". De même, pour le Haut-représentant Josep Borrell, "la manipulation de l'information et la désinformation systématiques par le Kremlin sont utilisées comme un outil opérationnel dans son agression contre l'Ukraine. Elles constituent également une menace importante et directe pour l'ordre public et la sécurité dans l'Union ". Le Kremlin use de narratifs et armes de propagande pour justifier sa guerre contre l'Ukraine tout en diffusant des récits anti-européens potentiellement déstabilisateurs. - La Chine : Pékin, dans une moindre mesure, est considéré comme un acteur de propagande visant l'Union[3]. Jugée particulièrement active durant la pandémie de Covid-19, la propagande chinoise est principalement dénoncée non pas pour ses propres intérêts directs, mais comme relais et soutien du Kremlin au sein de l'Union. - Le terrorisme jihadiste : Que la principale menace identifiée en termes de propagande provienne d'un État constitue un fait relativement nouveau pour l'Union. Depuis le début du siècle, les principales préoccupations en termes de propagande s'orientaient plutôt vers les groupes armés non-étatiques, dits terroristes, dont Al-Qaïda et Daech avaient constitué les principales incarnations. Depuis 2011, selon le Conseil, 4000 à 5000 ressortissants de l'Union ont voyagé ou tenté de voyager vers des zones de conflit (Irak et Syrie). Dès le début des années 2000, le coordonnateur pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, avait fait de la lutte contre la radicalisation le fer de lance de son mandat, incitant les États membres et les institutions de l'Union européenne à lutter contre les discours de propagande pouvant favoriser l'engagement de leurs citoyens dans des groupes armés terroristes[4]. À l'analyse des récits diffusés par ces groupes, s'était ajoutée une approche centrée sur les réseaux de diffusion de ces contenus (en ligne ou hors ligne) au sein de l'Union européenne. Dans ce contexte, les médias sociaux, dark web et applications de messagerie cryptée (WhatsApp, Telegram) avaient été passés au crible en raison des opportunités logistiques et de propagande qu'ils pouvaient offrir aux groupes terroristes cherchant à recruter et agir en Europe, opportunités que l'Union européenne a cherché à contrer. Les groupes armés jihadistes faisant usage du terrorisme parviennent à diffuser des discours anti-démocratiques faisant l'apologie du terrorisme. - L'extrême droite : Un danger supplémentaire relatif aux tentatives de radicalisation et de propagande provient de certains groupuscules d'extrême droite, appartenant aux mouvances suprémacistes, néo-nazies et/ou conspirationnistes, souvent inspirées des mouvements QAnon aux États-Unis. En France, en Allemagne et dans de nombreux États membres, les gouvernements prennent peu à peu conscience des dangers provoqués par les groupuscules promouvant ces idéologies, et tentent d'en interdire les rassemblements, voire l'existence. Au sein de l'Union européenne, quelques travaux et projets commencent à se pencher sur les dangers posés par les discours haineux et l'extrémisme violent de droite (anti-immigration, antiféminisme, conspirationnisme, antisémitisme, anti-élite[5]), sous l'impulsion principalement, pour l'heure, des experts du RAN (Radicalization Awareness Network). Les groupes d'extrême droite diffusent de plus en plus des contenus anti-démocratiques, visant à déstabiliser la cohésion européenne et à promouvoir des visions strictes des frontières, loin du projet supranational.

II) Les politiques de lutte

Face à ce diagnostic, comment lutter contre les contenus de propagande, terroristes ou non, destinés à déstabiliser l'Union européenne ou ses États membres ? Tout l'enjeu consiste à lutter contre ces contenus potentiellement dangereux pour la sécurité européenne, des États membres et des citoyens, tout en garantissant certains principes fondateurs : liberté des médias, accès à l'information, liberté d'expression, pluralisme des médias. Il semble possible de décliner l'action de l'Union européenne en matière de lutte contre la propagande en trois volets : identifier, supprimer, contrer (mais sans faire de contre-propagande).

A) Identifier et connaître

Pour lutter contre les contenus de propagande, encore faut-il pouvoir les saisir, les comprendre et les analyser. Pour ce faire, l'Union européenne a cherché à agir en tant que "forum de coordination" entre les États membres, favorisant le partage d'informations, l'échange de bonnes pratiques tout en développant, à l'échelle supranationale, des initiatives de recherche et de renseignement destinées à saisir ces contenus. En 2015, Europol a créé une unité spéciale (EU IRU) en son sein afin de lutter spécifiquement contre la propagande terroriste sur Internet. L'objectif de l'unité: "détecter les contenus promouvant le terrorisme et l'extrémisme violent en ligne". Au-delà des seuls objectifs de renseignement, elle diffuse des rapports annuels, comme le "Online Jihadist Propaganda - Year in review", qui dresse un état des lieux des récits diffusés (ici par les acteurs jihadistes), des acteurs et réseaux de diffusion. Dans cette lignée, le Parlement européen incite également les États membres et les institutions européennes à promouvoir et financer les recherches de groupes de réflexion et d'universitaires s'emparant de ces questions. Il demande ainsi à chaque État membre "d'enquêter sur les causes socio-démographiques sous-jacentes qui expliquent la vulnérabilité face à la radicalisation et de les combattre efficacement".

B) Supprimer

Au-delà de la seule connaissance et détection des contenus de propagande, le Conseil souhaite que "l'Union s'emploie à empêcher les terroristes d'utiliser l'internet à des fins de radicalisation, de recrutement et d'incitation à la violence". Comment empêcher ces utilisations et diffusions ? D'abord par la suppression, la plus rapide possible, des contenus concernés. Puis par l'établissement de mesures d'interdiction temporaires de diffusion. Par le règlement du 29 avril 2021., l'Union européenne contraint les plateformes et fournisseurs Internet opérant sur son territoire en leur octroyant une heure, après injonction par les autorités compétentes dans les États membres, pour supprimer tout contenu terroriste de leur plateforme "ou à en bloquer l'accès dans tous les États membres". La force de cette règle est qu'elle s'applique à tout fournisseur exerçant une activité de diffusion dans l'un ou plusieurs des États membres de l'Union européenne. Il n'est pas nécessaire que le siège de ladite plateforme soit domicilié au sein de l'Union. Sont concernés par ce règlement tous les contenus qui "incitent à commettre des actes de terrorisme ou contribuent à la commission desdits actes ; donnent des instructions sur la manière de commettre de tels actes ; sollicitent la participation à des groupes terroristes". L'intention de l'Union européenne est explicitement formulée : par ces injonctions de suppression rapide, elle espère éviter la viralité de certains contenus choquants sur les réseaux, comme cela a été vu en mars 2019 en Nouvelle-Zélande quand l'auteur des attaques de Christchurch avait diffusé son crime en direct sur Facebook, ou encore à Conflans-Sainte-Honorine en octobre 2020, quand des photos de la dépouille de Samuel Paty avaient circulé sur Twitter. Qu'en est-il pour les contenus de propagande n'appelant pas au terrorisme ? Et pour les contenus de propagande non-terroristes ? En réaction à l'invasion de l'Ukraine par les forces russes le 24 février 2022 qui, depuis le début, a été accompagnée d'opérations de propagande et de désinformation, les institutions européennes ont, à grand bruit, décidé de suspendre la diffusion de certains médias russes dans les Etats membres. L'objectif est ici d'empêcher la diffusion de contenus de propagande par des chaînes comme RT ou Sputnik, avant même qu'elle ne se produise. La décision a d'ailleurs été contestée par la chaîne russe RT France qui a saisi le Tribunal de l'Union européenne, où sa requête de réinstauration a été rejetée le 27 juillet 2022. Pour le tribunal, "dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l'arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s'inscrivent également dans le cadre de la poursuite, par l'Union, des objectifs qui lui ont été assignés". Une telle interdiction, nous dit la juridiction, ne contrevient donc pas au principe fondateur de liberté des médias puisque : "la requérante a fait l'objet d'une interdiction temporaire de diffusion de contenus en tant que média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, pour avoir mené des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l'agression militaire de l'Ukraine par la Fédération de Russie". Dans ce contexte, et désireux d'aller plus loin, le Parlement européen recommandait, en mars 2022, trois types de mesures pour véritablement "empêcher" la diffusion de contenu de propagande dans l'Union européenne : - Supprimer les contenus dans une temporalité rapide afin d'en éviter la viralité. - Interdire les médias qui diffusent des contenus de propagande. - Empêcher le recrutement par des acteurs propagandistes étrangers de relais d'influence au sein de l'Union à même de diffuser ces discours dans les États membres et d'y trouver un écho. Ainsi, les universités européennes étaient invitées à reconsidérer leur coopération avec les instituts Confucius, qui sont des plateformes de lobbying chinoises.

C) Contrer ?

Mais la suppression de contenus, seule, ne peut pas être un volet d'action suffisant pour lutter contre la propagande au sein de l'Union européenne. D'abord, parce que tous les contenus ne pourront pas toujours être supprimés. Ensuite parce ce que, même supprimés en une heure, certains contenus parviennent à être vus par des milliers/millions de personnes. Par ailleurs, l'adaptation continuelle des technologies et médias sociaux permet aux créateurs de contenus de propagande d'innover sans cesse sur de nouvelles plateformes dont les interdictions et filtres seraient moins stricts (de Facebook à Twitter, à Telegram/a>). Une fois la propagande vue, comment contrer son influence ? L'Union européenne a-t-elle ici un rôle à jouer ? L'approche européenne en matière de lutte contre la propagande est duale. D'un côté, elle refuse de faire de la contre-propagande[6], refusant de céder à des logiques de discours stratégiques tels qu'employés par ceux qu'elle combat, préférant plutôt les déconstruire (debunker). De l'autre, elle souhaite promouvoir des voix modérées et des discours alternatifs à même de présenter l'Union européenne sous un jour positif. - "Debunker la désinformation." Dès 2015, consciente des manipulations de l'information émanant de Russie, l'Union européenne a créé la Task force de communication stratégique dans le voisinage oriental (East StratCom Task Force) au sein du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) composée d'une quinzaine de personnes. Elle diffuse son travail sur son site EUvsDisinfo pour "expliquer et dénoncer les récits de désinformation et sensibiliser à l'impact négatif de la désinformation provenant de sources pro-Kremlin." Le slogan de son site "Don't be deceived. Question even more" est une claire référence à celui de RT (Question More) ; il propose des analyses et rapports sur les stratégies employées par le Kremlin pour imposer ses discours au sein de l'Union européenne. Sur Twitter, son compte @EUvsDisinfo est suivi par plus de 72 500 personnes. La Task Force entend ainsi exposer les mensonges, manipulations de l'information et autres interprétations partiales diffusés, au sujet de l'Union européenne mais pas seulement, par des acteurs pro-Kremlin cherchant à déstabiliser le projet européen. La propagande doit être identifiée et déconstruite. - Refus de faire de la contre-propagande L'Union européenne souhaite donc montrer le faux et exposer les mensonges proposés dans les discours de propagande. Pour autant, elle refuse explicitement de faire de la contre-propagande. Pour le Parlement européen, "il est contre-productif de lutter contre la propagande par de la propagande". La seule manière de lutter serait d'agir "en réfutant les campagnes de désinformation et en diffusant des informations et des messages positifs" autour des valeurs démocratiques et des politiques publiques proposées par l'Union européenne. Ainsi l'un des objectifs de la task force est de "développer des produits et campagnes de communication destinés à mieux expliquer les valeurs, les intérêts et les politiques de l'UE dans les pays du partenariat oriental (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine)." De même, contre la propagande russe anti-européenne, le Parlement "invite les États membres à élaborer des mécanismes coordonnés de communication stratégique pour soutenir la mention des sources et lutter contre la désinformation et la propagande afin de mettre au jour les menaces hybrides". Quelques États membres s'affichent en fer de lance de cette approche par les discours alternatifs : les pays baltes, surtout par rapport à la propagande russe, les pays scandinaves, ceux d'Europe centrale et, avant son départ de l'Union, le Royaume-Uni. Les propagandes terroristes liées au djihadisme ou aux mouvances néo-nazies se prêtent également à ce type d'approche faisant la promotion des voix modérées, favorables à l'Union européenne. Dans le cadre de sa lutte contre l'État islamique, le Parlement européen "demande à l'Union et à ses États membres d'élaborer un contre-discours de l'EIIL/Daech, en faisant participer le système éducatif et en renforçant la position et la visibilité des érudits musulmans modérés qui jouissent de suffisamment de crédibilité pour délégitimer la propagande de l'EIIL/Daech". - Former Pour mieux lutter contre les informations partiales ou erronées véhiculées par les discours de propagande ou de désinformation, l'Union européenne entend non seulement déconstruire les manipulations de l'information et promouvoir une vision positive de l'Europe en valorisant des voix plus modérées ; mais également former les citoyens pour qu'ils résistent en interne, aux tentatives de discours partiaux et erronés. Dans ce cadre, il est crucial, selon l'Union, de promouvoir un journalisme de bonne qualité : la task force œuvre ainsi au "renforcement de l'environnement médiatique global dans les pays voisins de l'Est et dans les États membres, y compris le soutien à la liberté des médias et le renforcement des médias indépendants" et les médias jugés rigoureux, y compris en interne. L'Union européenne entend responsabiliser et impliquer davantage la société civile. Tel est par exemple l'objectif affiché du réseau de sensibilisation à la radicalisation (RAN)), formé en 2015 et qui rassemble plus de 6000 professionnels de toute l'Europe pour un échange de bonnes pratiques entre policiers, travailleurs sociaux, victimes du terrorisme, surveillants pénitentiaires, chercheurs, etc. Au sein du RAN, une section "Communication et narratifs (RAN C&N)" s'attache particulièrement à produire des communications alternatives pour contrer la propagande extrémiste. Dans cette lignée et en lien avec les travaux de la task force pour le voisinage oriental, la Commission a publié, en 2018, un code de bonnes pratiques contre la désinformation actualisé en 2022, et un plan d'action contre la désinformation, destinés à former les citoyens, journalistes et décideurs politiques au fact-checking et autres pratiques de déconstruction de la désinformation. En décembre 2020, la Commission a proposé un plan d'action pour la démocratie européenne destiné à protéger la liberté des médias, notamment au moment des élections.

III- Les défis et enjeux

Eu égard au diagnostic posé, les mesures de lutte mises en œuvre par l'Union européenne semblent-elles appropriées et quels en sont les potentiels défis ? Deux enjeux semblent devoir être soulevés ici.

Une responsabilité duale

Dans l'ensemble de ses déclarations sur la lutte contre la propagande, qu'elle soit terroriste ou non, l'Union européenne insiste sur la complémentarité, dans cette matière, entre ses actions et celles des États membres. Le Conseil rappelle que "c'est aux États membres qu'il incombe au premier chef de lutter contre la criminalité et de sauvegarder la sécurité". Les institutions européennes reconnaissent aussi "une responsabilité commune", faisant de l'Union européenne le "principal forum de coopération et de coordination entre les États membres", y compris en matière terroriste. Suivant les principes des traités, les États membres et les institutions de l'Union européenne agissent donc de manière conjointe et complémentaire pour lutter contre la propagande, les informations partiales, erronées et fallacieuses. Cette dualité, louable en principe, puisqu'elle entend impliquer le maximum d'acteurs autour d'un sujet qui les concerne tous, peut néanmoins se révéler un obstacle en certaines occasions et conduire à de potentielles injonctions contradictoires. Ainsi, dès le milieu des années 2000 alors que l'Union européenne faisait de la lutte contre la radicalisation terroriste et, donc, contre les discours de propagande sa priorité, en France, la lutte contre le terrorisme adoptait à l'époque une approche plus répressive et sécuritaire, non pas centrée sur la prévention du terrorisme, mais plutôt sur sa neutralisation et sa détection[7]. Deux approches potentiellement contradictoires qui peuvent potentiellement dissoudre les moyens, mais aussi les responsabilités selon l'adage bien connu : "si tout le monde est responsable, alors peut-être qu'in fine, personne ne l'est".

Difficulté de l'Union à porter le discours démocratique ?

Face à la propagande terroriste et à la désinformation du Kremlin, l'Union européenne fait le choix de promouvoir un discours positif, une manière de souligner les bienfaits de ses politiques, son respect des valeurs démocratiques, ainsi que ses principes liés à l'Etat de droit. Ceci n'est pas sans obstacle dans un contexte de montée du populisme dans plusieurs États membres où est remis en cause le caractère fondamentalement démocratique de l'Union[8]. Alors que certains acteurs accusent l'Union européenne de technocratie ou de prise de décision made in Bruxelles[9], il revient aux institutions, si elles souhaitent être un contrefort efficace à la propagande anti-européenne, de rendre leur fonctionnement, et les mesures adoptées, accessibles et compréhensibles pour les citoyens. De façon tautologique, contrer les discours anti-européens proposés par des acteurs étatiques et non-étatiques dans et en dehors de l'Union européenne passe peut-être, avant tout, par le renforcement du projet européen, de la cohésion entre ses États membres et de son accessibilité auprès de tous les Européens.


[1] Schmid Alex P. and Janny de Graaf, Violence as Communication, Sage, 1982, p. 140, 170
[2] Henderson, Edgar, "Toward a definition of propaganda", Journal of Social Psychology, 18, 1943, pp. 71-87, p. 83.
[3] Julienne Marc, "L'Europe dans la stratégie chinoise. Je t'aime, moi non plus", Ramses 2021, 2020, pp. 130-133.
[4] Bonelli Laurent, Francesco Ragazzi, "La lutte contre la 'radicalisation'. Genèse et expansion d'un nouveau lieu commun administratif en France et dans l'Union européenne", Archives de politique criminelle, 2019.
[5] Farinelli Francesco, Théories du complot et extrémisme de droite - Réflexions et recommandations pour la prévention et la lutte contre l'extrémisme violent, Radicalization Awareness Network - Commission européenne, https://home-affairs.ec.europa.eu/system/files/2021-12/ran_conspiracy_theories_and_right-wing_2021_fr.pdf.
[6] Jeangène Vilmer Jean-Baptiste, "La lutte contre la désinformation russe : contrer la propagande sans faire de contre-propagande ?" Revue Défense Nationale, 6:801, 2017, pp. 93-105.
[7] Bonelli Laurent, Francesco Ragazzi, "La lutte contre la 'radicalisation'. Genèse et expansion d'un nouveau lieu commun administratif en France et dans l'Union européenne", Archives de politique criminelle, 2019.
[8] Costa Olivier, Nicolas Jabko, Christian Lequesne et al., "La diffusion des mécanismes de contrôle dans l'Union Européenne : vers une nouvelle forme de démocratie ?", Revue française de science politique, 51 :6, 2001, pp. 859-866.
[9] Saurugger Sabin, "Crise de l'Union européenne ou crises de la démocratie ?", Politique étrangère, 1, 2017, pp. 23-33.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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