Franco-allemand
Hartmut Marhold
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Schuman vs. de Gaulle "Pendant la visite du Général de Gaulle la semaine dernière, j'ai pensé souvent à vous, l'homme qui a posé, par sa proposition de créer la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, les fondements de l'amitié qui désormais allait lier si étroitement nos deux pays l'un à l'autre. Je pense toujours à notre coopération avec beaucoup de reconnaissance. Je ressens le désir, surtout dans les circonstances actuelles, d'exprimer vis-à-vis de vous cette reconnaissance[1]. " écrivait le chancelier allemand, Konrad Adenauer, le 10 septembre 1962 à l'ancien ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman. Konrad Adenauer était soucieux de mettre les choses au point et d'éviter la naissance d'un mythe. Pour lui, la réconciliation franco-allemande, au service de la construction européenne, avait commencé le 9 mai 1950, par la " déclaration Schuman ". Elle n'allait pas commencer avec le Traité en chantier, futur Traité de l'Élysée. Robert Schuman, dans son " Témoignage sur Adenauer ", confirme ce fait : " Lorsqu'en mai 1950, le gouvernement français offrait aux nations européennes de s'asseoir sans discrimination de pays vainqueurs et de pays vaincus, dans l'égalité des droits et d'obligations, pour une œuvre de coopération commune garantie par un contrôle mutuel, cette véritable révolution politique posait comme préalable la réconciliation franco-allemande. Avant même de consulter nos amis et nos alliés, nous avions interrogé le chancelier Adenauer. En cas de refus, il ne pouvait y avoir ni d'Europe ni de construction européenne. Notre attente n'a pas été déçue[2]. " Trois ans plus tôt, lors d'une cérémonie solennelle, Konrad Adenauer avait déjà eu l'occasion d'adresser la parole à Robert Schuman devant un public franco-allemand, soulignant que c'était lui, Schuman, qui avait " définitivement mis fin à l'histoire franco-allemande pleine d'atrocités et de créer une amitié durable entre les deux peuples ". Il disait : " Vous, Monsieur Schuman, vous avez pris l'initiative pour ce grand œuvre et avez commencé à le réaliser. C'est pourquoi nous vous sommes profondément reconnaissant. " Le chancelier concluait en insistant que " c'était Monsieur Schuman qui avait jeté les bases d'une bonne et durable entente entre la France et l'Allemagne et d'un avenir européen, que l'Europe doit sa survie à son action[3] ". Ni Adenauer ni Schuman n'ont pu protéger la postérité contre le mythe que c'était le Traité de l'Élysée, la connivence entre le général de Gaulle et - toujours ... - Adenauer lui-même qui aurait lancé la réconciliation franco-allemande, un mythe continuellement répété et consacré par la diplomatie française aussi bien qu'allemande. Du côté français, le souvenir du Traité de l'Élysée efface complètement le " grand œuvre " de Schuman : " Après plusieurs décennies de rivalités et de conflits, l'Allemagne et la France envoyaient un message de réconciliation et jetaient les bases d'une coopération bilatérale étroite, au service de l'intégration européenne. [...] Le chancelier Konrad Adenauer et le président Charles de Gaulle [...] souhaitaient désormais tendre la main à l'adversaire d'hier. Avec ce traité, les deux signataires ont décidé d'instaurer une nouvelle relation afin de sceller une amitié durable. " L'Office allemand des affaires étrangères n'est pas moins formel : " Après la guerre, une réconciliation entre les deux pays voisins semblait d'abord inimaginable. Quand le futur président de la France Charles de Gaulle invitait le chancelier Konrad Adenauer dans sa demeure privée, ce geste était perçu comme historiquement sans précédent. L'objectif était la relance des relations franco-allemandes sur le plan culturel, économique et politique. Le processus d'unification bilatérale servait de moteur pour la construction européenne et le processus d'intégration, qui avait commencé avec les Traités de Rome et la fondation de la Communauté économique européenne[4]. " Il s'agit bien là d'une désinformation officialisée par les instances gouvernementales de la France et de l'Allemagne. Évidemment, la construction européenne n'a pas commencé avec la Communauté économique (CEE), mais avec la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) ; évidemment, l'initiative qui était la vraie " révolution politique ", point de départ de la réconciliation des deux nations qui se considéraient comme " ennemis héréditaires ", était celle de Robert Schuman, et il est indispensable de mentionner à cette occasion également Jean Monnet, " l'inspirateur[5] " de ce " grand œuvre ".
II - La vraie histoire du Traité de l'Élysée
La véritable histoire du Traité de l'Élysée est tout autre : quand le Général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, juste quelques mois après la mise en application des Traités de Rome, beaucoup d'observateurs supposaient qu'il allait demander une renégociation, une révision de ces traités - on savait qu'il était hostile à la voie communautaire de la construction européenne, en raison du partage de souveraineté qu'elle allait impliquer, inadmissible pour lui. Mais de Gaulle, homme d'État, respectait un principe de fer des relations internationales : " Pacta sunt servanda ", quel que soit le changement de gouvernement. Néanmoins, de Gaulle n'avait pas l'intention de se contenter du fait accompli - ne pouvant pas faire marche arrière, il décidait d'accélérer. Mais sur une autre voie, une voie alternative, une voie de coopération au lieu d'intégration. De Gaulle lançait donc, en 1961, son propre projet de coopération européenne, le " Plan Fouchet " (du nom de Christian Fouchet, haut fonctionnaire chargé à l'Élysée de son élaboration), qui proposait une coopération économique, mais aussi une concertation sur les vraies et grandes questions de destin et de survie des nations, une concertation et coopération tous azimuts et au plus haut niveau. La Communauté européenne et ses institutions allaient jouer le rôle de support administratif au cadre de coopération entre les gouvernements, et notamment leurs chefs. Attrayant, dirait-on - mais les autres pays fondateurs des Communautés refusaient catégoriquement l'avance du Général : pour eux, l'essentiel de la construction européenne était juste son caractère supranational, à tendance fédérale –Schuman n'avait-il pas annoncé, dans son discours du 9 mai 1950, que la " finalité " de sa " proposition réalisera les premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix[6] "? De Gaulle, profondément déçu de l'échec de son initiative, ne jetait tout de même pas l'éponge. Dans un deuxième temps, il relançait un projet semblable, mais cette fois-ci seulement à l'intention de l'Allemagne fédérale (RFA), spéculant qu'il pouvait séduire le chancelier Adenauer, homme d'État de la même stature que lui, foncièrement imprégné par la culture rhénane, à tendance francophile. De Gaulle ne s'était pas trompé : Adenauer allait accepter et le Général lui-même ne manquait pas de savoir-faire pour convaincre le public allemand : pendant sa fameuse campagne à travers la République fédérale d'Allemagne, il parla en allemand, lui qui dut apprendre mot-à-mot ses discours. Il flattait les Allemands, par exemple dans son discours à Ludwigsburg : " Ich beglückwünsche Sie ferner, junge Deutsche zu sein, das heißt Kinder eines großen Volkes[7] . " ("Je vous félicite d'être de jeunes Allemands, c'est-à-dire les enfants d'un grand peuple"). C'était cela que les Allemands voulaient entendre de la part de l'homme d'État français, et ils l'applaudissaient avec enthousiasme. [8] Et cette fois-ci, l'initiative gaullienne allait réussir : le résultat n'est autre que le Traité de l'Élysée. Ce traité n'est donc ni le début de la réconciliation franco-allemande, ni très favorable à la construction européenne, bien au contraire : il devait la vider de substance et substituer à la voie communautaire une méthode de coopération préservant l'entièreté de la souveraineté nationale (française, avant tout), puisque l'Allemagne fédérale n'avait pas encore récupéré sa pleine souveraineté, sans parler du statut incertain de Berlin-Ouest ou de sa partition en deux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la substance du Traité de l'Élysée n'est pas celle du texte convenu avec tant de pompe le 22 janvier 1963 - la substance définitive est tout autre, au grand regret du général de Gaulle et au regret plus tempéré du chancelier Adenauer. Pendant la ratification du traité, le Parlement allemand ajoutait deux protocoles au traité, deux textes qui allaient vider le traité de sa substance - en tout cas celle qui était d'importance aux yeux du général de Gaulle. Le premier de ces protocoles salue avec enthousiasme l'apport du traité à l'amitié franco-allemande, mais insiste que la voie par laquelle l'unification européenne devrait progresser est la voie communautaire, qui ne doit pas être mise en cause ou entraver par un bilatéralisme quelconque - c'est exactement ce que de Gaulle voulait. Le deuxième protocole accueille la dimension approfondie de l'entente franco-allemande, mais insiste sur le fait que la sécurité et la défense de la République fédérale se sauraient reposer sur aucune autre base fiable que sur le Traité de l'Atlantique, c'est-à-dire sur les États-Unis - ce qui revient à saboter le deuxième objectif du Général, qui voulait réduire la dépendance des Européens vis-à-vis des Américains et visait une défense européenne autonome. Décapité de ses deux composantes stratégiques, le Traité de l'Élysée ne valait plus grand-chose, au moins aux yeux du général de Gaulle. Suivit un échange de lettres personnelles avec le chancelier, des lettres lyriques exprimant une amertume profonde de vieil homme d'État : de Gaulle se plaignait de voir un jeune amour faner avant même de fleurir ; Adenauer, cultivateur de roses, lui répondait que certaines fleurs demandent de la patience, que leur floraison et leur épanouissement est l'œuvre de plusieurs générations. Le général de Gaulle, en n'insistant pas sur la renégociation des Traités communautaires par respect pour les principes fondamentaux du droit international, avait échoué non seulement avec son alternative multilatérale - le Plan Fouchet - mais aussi avec son projet bilatéral, le Traité de l'Élysée. Impuissant à orienter l'Europe vers ses propres objectifs, il était tout de même assez puissant pour empêcher l'Europe de progresser sur une voie qui, selon lui, serait inadmissible. Quand le Président de la Commission européenne, Walter Hallstein, juriste et fédéraliste allemand, négociateur du Traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier, annonça en mars 1965 que les préparatifs étaient assez avancés pour faire le saut qualitatif vers le Marché commun - comme promis dans le Traité de Rome instituant la Communauté économique - en passant du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée, le général de Gaulle y opposa son " veto " : le président français n'accepterait jamais une loi votée par une instance supranationale contre la volonté de la France. Les ministres et hauts fonctionnaires français n'allaient plus participer aux réunions des institutions européennes, suivant les ordres du Général. Ce fut la " crise de la chaise vide ". Sans les Français, aucune décision ne pouvait être prise. La réalisation du Marché commun était reportée plus tard. [9]
III - La vertu paradoxale du Traité de l'Élysée
Le Traité de l'Élysée était-il alors un échec ? Loin de là. S'il ne correspondait pas à l'agenda initial de son inspirateur, il a déployé des effets importants et bénéfiques, justement parce que le Bundestag l'avait privé de son potentiel destructif vis-à-vis de la construction européenne et de la défense. Le paradoxe de ce traité est qu'il pouvait générer un impact positif grâce à sa mutilation. Ceci se vérifie d'abord sur le plan de la coopération entre les institutions nationales des deux pays. Le traité n'a pas fait émerger une voie alternative à la construction communautaire européenne, comme c'était l'intention de de Gaulle ; au contraire, il a mis en chantier des mécanismes de concertation et de coopération entre la France et l'Allemagne qui, au lieu de les isoler de leurs partenaires européens et de les engager sur un bilatéralisme égoïste, se sont révélés extrêmement fructueux pour les Communautés et, plus tard, pour l'Union européenne. Les rencontres régulières, institutionalisées entre les ministres, entre les gouvernements dans leur intégralité, entre les parlementaires, tant d'autres formats de rencontres à tous les niveaux décisionnels des deux pays, ont implanté dans la génétique des institutions et de leur personnel une " ADN " qui - sinon toujours, mais très souvent - conduit à prendre contact, à s'entretenir, à se comprendre avant de prendre des initiatives unilatérales. Certes, il ne s'agit pas d'harmonie facile entre la France et l'Allemagne - la vertu des formats de concertation issus du Traité de l'Élysée a plutôt la fonction d'inciter les élites des deux pays à travailler sur des compromis dans les multiples cas de divergence. L'effet positif inestimable se trouve dans l'éducation des élites, l'expériences de ces concertations, à se considérer non plus comme antagonistes, mais comme complémentaires. L'expérience de ces cadres de coopération a pu éduquer les fonctionnaires et les responsables politiques des deux pays à comprendre que des accords obtenus grâce à la prise en compte de la position de l'autre ont souvent été la condition nécessaire pour parvenir ensuite à des décisions européennes. Une condition nécessaire, mais pas suffisante : c'est l'apport humble octroyé au couple franco-allemand grâce à l'insertion du Traité de l'Élysée dans une construction européenne suivant la méthode communautaire - contrairement à ses intentions initiales. En facilitant la recherche de conciliations franco-allemandes, le Traité de l'Élysée a rendu un service très important à la construction européenne, au profit de tous les membres de l'Union européenne. Mais ce n'est qu'un effet positif parmi d'autres du Traité de l'Élysée, qui a également ouvert un champ d'action important sur le plan de la société civile. Il a concerné la vie, l'expérience, le destin de beaucoup de Français et d'Allemands. L'exemple par excellence est l'Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ), qui a incité bientôt dix millions de jeunes Allemands et Français à se rencontrer, afin de mieux comprendre leur voisin[10]. Il y a donc de bonnes raisons de ne pas sous-estimer la contribution du Traité de l'Élysée à la réconciliation franco-allemande, même si celle-ci avait commencé treize ans plutôt avec l'initiative de Jean Monnet et de Robert Schuman, une réconciliation tournée en véritable amitié chez un grand nombre de jeunes - moins jeunes aujourd'hui - dont beaucoup ont assumé des rôles de multiplicateur. Le potentiel du Traité de l'Élysée n'est pas épuisé et reste précieux, comme les multiples étapes du développement du traité l'ont montré. Exemple : le " processus de Blaesheim ", du nom d'une commune alsacienne, qui a instauré, en 2001, l'intensification des rencontres politiques au plus haut niveau - chancelier, Président, Premier ministre, rencontres bimensuelles en complément des sommets biannuels entre les deux gouvernements. C'est toujours le Traité de l'Élysée qui a inspiré le Traité d'Aix-la-Chapelle, signé lors du 56e anniversaire en 2019, déclenchant un nouvel élan visant à mieux se comprendre de part et d'autre du Rhin. Le Traité d'Aix-la-Chapelle a pour objectif d'améliorer la connaissance des deux langues en soutenant des initiatives visant le bilinguisme notamment dans les régions frontalières. D'autres exemples pourraient compléter le tableau des réussites et bénéfices du Traité de l'Élysée, qui est un exemple unique (hélas ...) d'entente amicale entre deux pays qui se considéraient comme ennemis héréditaires, c'est-à-dire à jamais, pour des siècles et des siècles. Mais la construction européenne, lancée par Robert Schuman, soutenue de tout cœur par Konrad Adenauer, est aussi unique et a précédé le traité bilatéral, engageant la France et l'Allemagne sur une voie européenne que le Traité de l'Élysée n'a pas mise en cause, fort heureusement, mais confirmé. Une fois corrigée l'erreur de créditer le Traité de l'Élysée d'avoir été le départ de la réconciliation franco-allemande, nous avons beaucoup de raisons de rendre hommage à ce Traité, de nous en réjouir, de continuer à le développer et l'adapter aux nouveaux défis et de ne jamais oublier que l'amitié entre la France et l'Allemagne est loin d'être évidente en soi. Elle doit beaucoup aux hommes d'État qui ont eu le courage de " sauter dans l'inconnu " [11] d'une relation amicale entre anciens ennemis.
[1] Konrad Adenauer : Lettre à Robert Schuman. dans Marie-Thérèse Bitsch: Robert Schuman Apôtre de l'Europe. 1953-1963, Cahiers Robert Schuman, vol. 1., Peter Lang, Bruxelles, 2010, p. 335-337.
[2] Robert Schuman : Témoignage sur Adenauer. dans Marie-Thérèse Bitsch; op.cit., p. 332
[3] Archives de la Moselle, http://www.archives57.com Papiers de Robert Schuman, 34 J et 36 J. 34 J 29, et https://www.cvce.eu/obj/declaration_de_konrad_adenauer_sur_l_action_de_robert_schuman_10_juin_1959-fr-db839977-49de-45cd-93ef-223a482c5f55.html
[4] Site du gouvernement allemand (traduction de l'auteur)
[5] Pascal Fontaine : Jean Monnet. L'inspirateur. Editions Jacques Grancher, Paris 1988, préface de Jacques Delors
[6] Robert Schuman, Déclaration du 9 mai 1950
[7] Charles de Gaulle discours du 9 septembre 1962, Ludwigsburg, (traduction de l'auteur)
[8] L'anecdote veut qu'Adenauer, écoutant de Gaulle, aurait pensé que les Allemands enthousiastes auraient bien aimé avoir un de Gaulle comme chancelier, tandis que de Gaulle est supposé avoir pensé qu'il aurait bien aimé avoir un peuple aussi enthousiaste...
[9] Concernant l'OTAN : N'ayant pas pu substituer une organisation de défense européenne à l'Alliance transatlantique, le Général de Gaulle au moins pouvait retirer la France de la structure militaire de l'OTAN et expulser le quartier général de Paris. D'où le siège de l'OTAN à Bruxelles.
[10] Chiffres clés de l' OFAJ
[11] Par ces mots, Robert Schuman confirmait la question d'un journaliste qui l'interrogeait après la conférence de presse du 9 mai 1950. La citation est devenue le titre du livre de Victoria Martin de la Torre : L'Europe un saut dans l'inconnu, éditions l'Harmattan, 2021 Le Conseil a produit une vidéo documentaire sous le titre " L'Europe à travers les générations " ; on y évoque les origines de la réconciliation franco-allemande.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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