Ukraine Russie
Simon Serfaty
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ENSimon Serfaty
Samuel Beckett aimait insister sur le fait qu'il ne savait pas qui était Godot, ni ce que ses deux personnages, Vladimir et Estragon, attendaient. Ce n'était pas la moindre des absurdités de sa pièce, qu'il avait écrite en français, disait l'auteur irlandais, parce qu'il ne connaissait pas bien la langue.
Sérieux ou non, Beckett ne décrivait-il pas la situation dans laquelle nous nous trouvons : ne sachant plus à quoi nous attendre, alors que nous entrons dans la deuxième, et peut-être la dernière, partie de la présidence Biden. Aux États-Unis, une démocratie à la dérive, s'éloignant de la " perfection " que leurs Pères Fondateurs espéraient réaliser ; en Europe, une sale guerre bloquée par les intransigeances de l'agresseur, se prenant pour Staline, en pire, face à l'héroïsme de sa victime, se présentant comme Churchill, en mieux ; et dans le monde, un moment de mutation que nous comprenons mal même si elle se fait entendre avec un petit accent américain. Dans l'attente, de qui ou de quoi, tels Estragon et Vladimir ? La moitié des Américains aspirent au retour prochain de Donald Trump à la Maison-Blanche et l'autre moitié espèrent le voir finir en prison ; une partie du monde qui salue le renouveau du leadership américain, et l'autre qui veut profiter de son déclin ; et partout, des appréhensions nouvelles face à une guerre que ses protagonistes ne peuvent réalistiquement gagner mais à laquelle tous deux refusent de mettre fin.
Après dix mois de guerre en Ukraine, qui sait ce qui nous attend ? " Nous n'avons encore rien commencé ", prévient Poutine durant la contre-offensive ukrainienne, comme pour rappeler qu'en dépit de l'évidence de son échec, la Russie reste en position de force puisqu'elle contrôle son escalade au-delà de ce que l'Ukraine peut concevoir et l'Occident envisager. " Nous n'avons rien perdu et nous ne perdrons rien ", affirme-t-il, en réponse à la promesse du président ukrainien " d'obliger la Russie à mettre fin à cette guerre " après la libération de chaque centimètre carré de son pays et la soumission du président russe. C'est l'enlisement et, dans l'enlisement, l'escalade, sans porte de sortie qui permettrait d'en finir. Au contraire, Joe Biden, qui se sait être inquiet, menace Moscou de représailles massives au cas où Poutine franchirait des lignes rouges encore inconnues et tracées en pointillé.
Ayant souvent dit ce qu'il ferait, est-ce que Poutine osera faire ce qu'il a dit ? Il ne s'agit pas là d'un retour aux 13 jours de la crise des missiles de 1962 : Poutine n'est pas Khrouchtchev, et ce qui se sait de lui suggère que, contrairement à son prédécesseur, il pourrait bien choisir la pire des mauvaises options pour sortir de l'impasse. Et ensuite - la surenchère dans les échanges de frappes nucléaires ?
Il est temps d'être réaliste, c'est-à-dire de comprendre la voie sur laquelle nous sommes engagés et, au besoin, de freiner avant qu'il ne soit trop tard. Échos de la guerre de Corée après la percée d'Inchon en septembre 1950, ou de la guerre du Vietnam après la destitution de Ngo Din Diem en novembre 1963, ou encore de la guerre d'Irak après la capture de Saddam Hussein en décembre 2003 - autant d'occasions manquées de mettre fin à une mauvaise guerre avant qu'elle n'entraîne des coûts insupportables et tragiques. Aussi pénible que cela puisse être, une réévaluation stratégique s'impose, politique et diplomatique plutôt que militaire, régionale plutôt que nationale, multilatérale plutôt que bilatérale - et le plus tôt sera le mieux. Une sale guerre qui se prolonge, un mauvais accord qui empire, inutilement et au prix fort.
Pour ceux qui craignent l'apaisement, la volonté de discuter ne fait pas écho à Munich, avant-guerre, ou à Yalta, après-guerre : l'Ukraine n'est ni l'Autriche de 1938, lorsque l'Allemagne nazie était encore faible et aurait pu être arrêtée militairement, ni la Pologne de 1945, lorsque la guerre en Europe était déjà gagnée par les démocraties occidentales et n'était pas prête pour une confrontation armée avec Moscou. Pour ceux qui croient en un statu quo ante bellum à la coréenne, après deux années de combats futiles, cette guerre ne bénéficie pas de lignes rouges mutuellement acceptées derrière lesquelles les belligérants peuvent attendre le " bon " moment qui permettrait l'ouverture des négociations. Pour ceux qui rêvent d'un retrait inconditionnel de Poutine ou d'un soudain changement de régime en Russie, il ne s'agit pas de la guerre en Afghanistan, menée par le dirigeant fatigué d'un État soviétique usé dont les meilleurs jours, s'il en fut, sont derrière lui. Il s'agit d'un moment à part, d'une crise mondiale existentielle comme il n'y en a pas eu en Europe depuis 1914, mais qui menace de s'enfoncer dans un bourbier toujours plus profond, potentiellement rempli de déchets nucléaires.
Un jour " il y aura un retour de bâton dangereux ", déclarait Jacques Chirac à propos de la Russie, un pays que Bill Clinton - indifférent aux avertissements de Boris Eltsine qui lui rappelait pourtant que " la Russie n'est pas Haïti " - pensait défunt à jamais. À l'aune d'un nouveau siècle, Poutine fut curieusement accueilli par George W. Bush comme une âme sœur, mais son choix entre coopérer avec les États-Unis ou manœuvrer contre eux était déjà fait : recharger rapidement pour revenir au temps de l'affrontement de la guerre froide avec l'élargissement comme alibi, le renflouement comme stratégie, l'Histoire russe comme motivation et, comme champ de bataille l'Ukraine, le point le plus sensible d'un effondrement que les Russes ont continué de déplorer à une large majorité bien après 1991. À l'été 2008, la courte guerre contre la Géorgie confirmait les intentions de Poutine, mais cet avertissement fut ignoré tant par Obama, qui n'aura respecté ni le président russe ni son pays, que par Trump, qui admirait Poutine mais méprisait la Russie.
Pour l'essentiel, Poutine n'a pas trompé ses interlocuteurs, mais il s'est trompé lui-même : sur son armée, sur le caractère de l'Ukraine, sur la détermination de Biden et sur l'unité de l'Occident. À l'automne 2021, les avertissements américains concernant un assaut russe à grande échelle contre Kiev n'ont pas été entendus au Kremlin, rassuré par la réticence de Biden à recourir à la force armée ; ils ont été ignorés par les Ukrainiens, sceptiques quant à la volonté de Poutine de se lancer dans un tel pari stratégique ; et ils sont restés en partie négligés par la plupart des alliés européens, que venaient de suivre la plus récente débâcle des États-Unis en Afghanistan.
La guerre serait courte, a-t-on donc anticipé non seulement à Moscou mais aussi à Washington et dans presque toutes les capitales concernées par le conflit - une nouvelle version du " shock and awe " américain en Irak, orchestrée cette fois à partir de Moscou. Compliquant les choses, les deux États belligérants projetaient une image encore floue - l'Ukraine n'étant plus la république soviétique de l'après-guerre, et la Russie n'étant plus la superpuissance de la guerre froide. Mais alors que la guerre se prolonge, l'impasse suscite des inquiétudes quant à sa direction et à ses conséquences, qu'elles soient voulues ou non.
À la recherche de la meilleure des pires options, la formule intraduisible de Churchill - " better jaw-jaw than war-war " - passe bien. Traiter Poutine de tous les noms en attendant qu'il quitte l'Ukraine, les mains vides et la tête basse, est une stratégie risquée. Comme l'a rappelé récemment Henry Kissinger - et ce n'est pas la première fois - le test du leadership consiste à modérer sa vision avec assez de prudence pour comprendre les limites de ce qui est réalisable à un prix qui reste acceptable. Kissinger connaît bien l'histoire, à laquelle il a distinctement contribuée en réponse aux crises qu'il a vécues, personnellement et en tant qu'homme d'État. Sa lecture des choses passées le laisse sensible au " bourdonnement " qui s'entend au-dessus du déjà-entendu des appels aux armes lancés au nom d'une justice qui punit en priorité ceux qui s'en font les héraults.
La Russie est le principal perdant de la guerre - c'est un acquis, probablement irréversible. Après dix mois de guerre, la voilà défaite, humiliée et isolée - son armée vaincue, son économie déséquilibrée et ses chefs humiliés. Au cours des 75 dernières années, les armes américaines ont rarement été aussi bien utilisées. Réduite à une petite cohorte d'alliés ou de partenaires contraints, soudoyés et marginaux, la Russie est désormais perçue par la Chine et d'autres États non-occidentaux comme un suppliant en manque de capacités sécuritaires, de partenaires commerciaux, de soutien financier et de réhabilitation stratégique. Attention, pourtant. Humilier la Russie n'est pas une stratégie gagnante, et chercher à l'enterrer en Ukraine sous les sanctions et les menaces, pourrait détourner sa colère aujourd'hui envers Poutine, l'architecte de la débâcle russe, vers l'Occident plus tard. Poutine est comme il est parce que la Russie est ce qu'elle est : son histoire conditionne les perspectives de ses dirigeants et les aspirations de son peuple, peu importe qui et peu importe quand - comme on l'a appris après les deux guerres mondiales et depuis la guerre froide. Pour l'après-guerre, songez plutôt à Kennedy en juin 1963, recherchant la détente à peine six mois après son face-à-face avec Moscou dans les Caraïbes.
La Russie n'est pas sur le point d'éclater, mais Poutine, lui, est probablement fini, avec des taux d'approbation clairement en baisse et des critiques plus répandues et mieux entendues. Il y a des précédents : la destitution de Khrouchtchev est intervenue deux ans après son fiasco dans les Caraïbes, et il ne faudra pas attendre longtemps avant que le soi-disant président à vie n'arrive au bout de son temps ; dès mars 2024, lorsqu'une nouvelle candidature sera problématique pour un président sortant qui a la hantise du chaos et qui voudra se donner la possibilité d'influer sur le choix de son successeur.
Mais un changement au Kremlin ferait-il une vraie différence ? Rappels insolites de Brejnev qui, après Khrouchtchev, fut l'auteur d'une doctrine associée à vingt années de confrontation de plus en plus globale ou, plus tôt, les chars soviétiques dans les rues de Budapest trois ans et demi après la mort de Staline. Certes, il y a Gorbatchev comme exception. Mais le banc politique au Kremlin est aujourd'hui limité à des candidats qui demandent plus de guerre et acceptent moins de lignes rouges. Après Poutine, autant s'attendre à un autre sosie– mais en pire ? Trois fois déjà au XXe siècle, les guerres de succession à Moscou n'ont pas tant affecté la façon dont la Russie est gouvernée - de Lénine à Staline en passant par Brejnev et Poutine en dépit de Khrouchtchev - ni ses relations avec l'Europe, quelle que soit sa représentation - blanche, rouge ou floue.
Alors que Poutine continue de s'enfoncer dans le trou stratégique qu'il a lui-même creusé, il se retrouve à court d'options : mobilisation partielle, annexion provocatrice, dégradation des infrastructures, un peu de cybernétique, bombardements des populations civiles et, dernier échelon de l'escalade pré-nucléaire, la menace d'utiliser une ou plusieurs bombes sales après l'évacuation préventive des territoires nouvellement annexés. Se tournera-t-il ensuite vers le nucléaire, une première depuis août 1945 ? Et après, le perdant-perdant des jusqu'au-boutistes - ne pas perdre sans mourir ou mourir pour ne pas perdre ?
N'en parler jamais... mais y songer toujours : la réalité reste qu'aucun président américain risquera une guerre nucléaire en l'absence d'une attaque directe sur le continent américain. Même dans le contexte de la crise des missiles de 1962, personne ne peut savoir, à ce jour, comment Kennedy aurait réagi si Khrouchtchev n'avait pas pris la rampe de sortie que lui offrait son homologue américain. À la logique du plus fort s'oppose celle du moins fou. Et Biden n'est pas Kennedy, moins conflictuel par tempérament et plus prudent par position.
À l'Ouest, il y a de quoi se réjouir : on disait de l'Europe qu'elle était orpheline, atrophiée et en risque d'Alzheimer ; on disait de l'OTAN qu'elle était divisée, usée et dépassée - un monument historique, pour reprendre l'expression, prématurée, de François Mitterrand ; on voyait la Russie dans son envol, plus que jamais une puissance incontournable en Europe et ailleurs. Les choses ont changé -- la Russie affaiblie, l'Amérique renforcée et l'Europe intégrée. Bravo Poutine, vous nous avez bien servis : l'OTAN s'est élargie, son identité et sa pertinence restaurées ; l'Amérique a retrouvé son élan et son autorité ; et le rôle de l'Union européenne a été assumé, ce que même les eurosceptiques professionnels applaudissent. Mais cela peut-il durer ? Défendre et armer Kiev est une chose, mais mourir pour elle - de froid, de faim ou tué - en est une autre. S'il en était autrement, il y aurait aujourd'hui des forces américaines en Ukraine et un véritable embargo européen sur les importations de gaz russe.
Alors que la guerre se prolonge, ses objectifs se font plus présomptueux : Poutine déchu, la Russie défaite et l'Ukraine triomphante rétablie dans ses frontières de 1991 - mais à quel prix ? Les avis (et devis) diffèrent, suivant qu'ils sont établis de part et d'autre de l'Atlantique, entre les membres de l'Union européenne et avec ceux qui restent hors de l'Union, ainsi qu'entre Ukraine et la cinquantaine de pays qui la soutiennent ou s'abstiennent. Quoi qu'on en dise, nous ne sommes pas tous Ukrainiens. Bénéficiant encore du soutien de deux Américains sur trois, la guerre a peu influencé les élections de mi-mandat en novembre dernier. Mais au lendemain de ces élections presqu'un Américain sur deux, inquiets d'un engagement excessif de leur pays en Ukraine jugé nuisible à d'autres priorités nationales, veut en finir avec cette guerre au plus vite, même au prix de quelques concessions territoriales. Aux dires de Biden, c'est à Zelensky de décider " si et quand " il sera prêt à négocier. Mais de combien de temps dispose-t-il avant de prendre sa décision ? À l'exception discrète de Macron, les Européens préfèrent, eux-aussi, ne pas se prononcer.
Tout en applaudissant l'unité des alliés, attendez-vous aux questions difficiles qui attendent leur moment. Après la courte guerre en Géorgie, les États-Unis ont-ils dissuadé l'agression russe ? Non. Ce qui renforce les arguments en faveur de l'autonomie stratégique. En prévision de la guerre, ont-ils répondu aux demandes d'armes de plus en plus pressantes de l'Ukraine ? Non. Ce qui appelle à augmenter les budgets militaires. N'ayant pas réussi à dissuader, ont-ils rejoint le combat ? Non. Ce qui encourage la recherche d'alliances complémentaires. Ayant sous-traité la guerre, au prix fort, ont-ils une stratégie pour y mettre fin ? Non. Ce qui renouvelle le besoin d'un concept stratégique propre à l'Europe.
Que les Américains aient eux aussi des questions à poser à leurs alliés en Europe et à leur Union est non moins certain – : non, rappellera ce président ou son successeur éventuel, aux 2 % demandés par l'OTAN, non à une plus grande indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, non à l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN ou à l'Union européenne. Après la guerre, les grands débats transatlantique et intra-européen menacent d'être difficiles. Rappelez-vous la crise des missiles de Cuba, qui, seulement trois mois après avoir démontré la cohésion des alliés, a troublé l'Alliance pendant les deux décennies qui ont suivi la déclaration du 14 janvier 1963 : mise à distance avec les Etats-Unis, confusion intra-européenne, recalibrage est-ouest et récrimination nord-sud jusqu'à ce que Reagan, après Carter, regagne la confiance des alliés et, éventuellement, en finisse avec l'Union soviétique.
En bref, l'OTAN a répondu présente en Ukraine, mais qu'en est-il de l'Alliance ? " America is back ", disait Biden pour rassurer ses interlocuteurs lors de sa première visite en Europe en tant que président ; " pour combien de temps ", lui demanda Macron. Alors que la prochaine présidentielle américaine se prépare, la dérive de la démocratie américaine ne rassure pas. Partenaires indispensables lorsque le leadership américain s'exprime dans la crise, les États européens devront faire preuve d'une volonté de fer et de relance, une fois la crise résolue et dans l'annonce de celles qui suivront. Après un niveau de consultation sans précédent non seulement au sein de l'OTAN mais entre l'OTAN et l'Union européenne - sans doute la meilleure gestion américaine de l'alliance depuis la première guerre du Golfe - il faut s'attendre à un repositionnement des États-Unis et de l'Europe l'un par rapport à l'autre : en Ukraine mais aussi avec la Russie, avec Biden mais aussi après lui, avec la Chine mais aussi partout en Asie, en Afrique et partout ailleurs dans le monde.
Ailleurs, l'aide accordée à l'Ukraine suscite un certain ressentiment. En fait, les trois décennies d'après-guerre froide suggèrent que les priorités occidentales ne définissent pas un ordre mondial stable, et que leurs pires conséquences retombent souvent sur les États tenus à l'écart de leurs décisions - inclus parmi eux un " who's who " des puissances montantes qui définiront la structure et le caractère d'un nouvel ordre mondial qui promet d'être tout à la fois uni-, bi- et multipolaire.
L'Ukraine renforce aussi l'impression que les guerres n'ont pas toutes la même importance, en fonction de leurs victimes et de leurs locations. " L'Ukraine doit gagner parce qu'elle est l'une des nôtres ", a déclaré maladroitement la présidente de la Commission européenne à Davos en juin 2022. C'est-à-dire qu'une guerre " chez nous ", dont les habitants sont facilement identifiables parce qu'ils nous ressemblent, méritent notre protection et notre aide - à l'inverse d'une guerre " chez eux " qui nous concerne moins ou pas du tout, qu'il s'agisse des guerres au Sahel et dans les régions du Tigré, ou de la reconstruction en Syrie et en Afghanistan, et bien d'autres conflits encore.
Un ordre " deux poids, deux mesures " qui fait écho à Sam Huntington ? Après près de 300 jours de guerre, l'aide américaine - militaire, économique et humanitaire - se chiffre à 68 milliards de dollars, auxquels s'ajoutent les 37,7 milliards d'aide supplémentaire demandés par Biden le 15 novembre pour le prochain exercice fiscal - soit une allocation mensuelle d'environ 1.5 milliard de dollars, sans compter les 41 milliards promis par la cinquantaine de pays associés à cet effort, la majorité d'entre eux étant européens. Mais entretemps, qu'adviendra-t-il des combats en Ukraine ? Déjà en préparation un plan de reconstruction estimé à 750 milliards de dollars, soit environ trois fois plus (en dollars constants) que le plan Marshall pour l'Europe après la Seconde Guerre mondiale - avec en prime une promesse d'adhésion à l'Union européenne à une date qui se dirait être certaine. En revanche, pour les autres qui ne sont pas des nôtres, chaque projet, chaque concession exige une mendicité sans fin. Ainsi, il a fallu 30 ans de débats pour accepter l'idée d'un fonds pour indemniser les pays, les plus petits, les plus pauvres et les plus vulnérables au changement climatique. Et encore, ce n'est encore qu'une idée à suivre, la provenance des fonds et leur distribution, sans parler de leurs bénéficiaires, restant inconnus.
Comme le secrétaire d'Etat, Antony Blinken, se plaît à le dire, la confiance est de retour mais l'humilité reste de rigueur. Certes, Biden, tel Carter il y a 45 ans, a refait l'image d'une Amérique plus accueillante des " autres ", en renouvelant, entre autres, le sommet avec les États africains qui avait été abandonné par Trump durant la totalité de sa présidence. Les initiatives sont applaudies - proposer l'Union africaine comme un membre permanent du G20, par exemple. De même sa promesse d'accorder 55 milliards de dollars en aide économique, sanitaire et humanitaire sur une période de trois ans.
Mais les critères ont changé : un petit geste qui ne promet guère de faire rempart à la Chine dont l'influence s'achète avec un carnet de chèques bien mieux rempli pour les biens qu'elle convoite, et se renforce avec des échanges commerciaux quatre fois plus importants que ceux des Etats-Unis en 2021 - et se protègent avec les bottes militaires qu'elle se propose de porter dans les territoires qu'elle revendique ou qu'elle voudrait adopter. Quant à Taïwan en particulier, l'échec de Moscou en Ukraine lui enseigne comment ne pas procéder, mais c'est là également qu'elle apprend ce qui n'est pas nécessaire de craindre des États-Unis et de leurs alliés.
Pour faciliter la deuxième longue marche de la Chine vers son rendez-vous avec l'Histoire en 2049, la Russie est une station-service idéalement située et disponible à bas prix, avec un vaste entrepôt d'armes stratégiques en guise de bonus. Face à des " changements abrupts, des vents violents et des tempêtes dangereuses ", selon Xi Jinping, qui de plus disponible que la Russie pour répondre au besoin de la Chine d'avoir des alliés à la fois capables et compatibles ? Cette perspective rendrait les risques d'une nouvelle guerre froide encore plus dangereux que la première, car à une Russie aigrie et revanchiste se joindrait une Chine porteuse d'un lourd bagage de revendications historiques et d'ambitions territoriales.
Biden s'est affirmé en Ukraine - sans doute la meilleure performance d'un président des Etats-Unis depuis Truman à Berlin en 1948 en termes de gestion de l'escalade, et la meilleure depuis George H. Bush en 1991 en termes de gestion de l'alliance. De même, l'apport de l'Europe a été le plus constant et le plus constructif depuis ces deux jalons de l'après-guerre. Cela dit, à l'approche du premier anniversaire de la guerre les appréhensions augmentent - la guerre en Europe, qu'on croyait à jamais démodée, menace à nouveau, y compris la guerre nucléaire, qu'on croyait impensable mais qui est dorénavant évoquée comme si c'était une guerre comme une autre, avec un scénario du type " moi, Tarzan, toi, Jane " - la jungle, quoi. Images floues du moment Sarajevo, décidé par l'Autriche-Hongrie, porteuse d'un chèque en blanc de l'Allemagne impériale, et de la Serbie, confiante du soutien illimité de la Russie (et, par association, de la France). En revivant ce moment, l'historien devient le juge-pénitent de Camus - juge pour la sentence mais aussi pénitent parce que celle-ci s'applique aussi à ses proches.
Convaincre Zelensky de repenser ses objectifs, quand bien même légitimes, de libérer les territoires occupés et d'en finir avec la Russie, c'est donner quoi à son agresseur. Mais ne pas ouvrir pour Poutine une porte de sortie qui lui permettrait d'accepter son échec, c'est exposer l'Ukraine au pire, alors même que la guerre l'a placée sous la protection certaine de l'OTAN pour ce qui est de sa sécurité et l'a installée comme un futur membre de l'Union européenne pour ce qui est de son identité. A quoi il fait rajouter l'acquis des réparations, inclus l'emploi éventuel des fonds russes gelés dans les banques occidentales pour la reconstruction des territoires occupés au nom d'une Ukraine unie, forçant sur le Kremlin le choix que Staline rejeta en 1947 lorsque l'aide Marshall fut offerte au pays satellites de l'Europe de l'Est.
Le moment est venu de rechercher une finalité qui n'affaiblit pas Zelensky, renforcé par ses succès, et ne renforce pas Poutine, affaibli par son échec. Certes, insister sur le besoin de négociations s'entend différemment, dans une confusion de tempéraments régionaux, d'objectifs géopolitiques, d'humeurs populaires, de pressions économiques et d'interprétations historiques. Sans aucun doute l'invasion de l'Ukraine par Poutine a été une grossière erreur stratégique. Mais son erreur est devenue un problème planétaire de nature existentielle. Et alors que l'hiver fait obstacle aux combats, le moment est venu d'insister sur le besoin de négociations - sans timidité pour les uns et avec remords pour les autres. Si ce n'est pas maintenant, quand ? Si ce n'est pas nous, Américains et Européens, qui ? Si ce n'est pas avec nos adversaires, inclus la Chine, avec ou sans qui ?
Craignez le bourdonnement de l'Histoire - les bruits que vous entendez ne sont pas ceux de la trompette de Jéricho mais ceux des canons d'août.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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