L'UE et ses voisins méditerranéens
Alexia Kefalas
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Que s'est-il réellement passé à Prague le 6 octobre ? Cette question taraude les analystes européens depuis le dîner organisé dans la capitale de la République tchèque, en marge de la première réunion au sommet de de la Communauté politique européenne.
Entre la presse internationale et les 44 chefs d'Etat et de gouvernement, les versions divergent.
Après plusieurs rebondissements, toutes semblent concorder sur le fait qu'après une altercation entre Kyriakos Mitsotakis, Premier ministre grec et Recep Tayyip Erdogan, président turc, ce dernier aurait quitté la salle, précipitamment.
Selon le New York Times, le président turc "a coupé sèchement la parole au Premier ministre grec, qui parlait des violations d'espaces maritimes et aériens en mer Egée". Pour le quotidien américain, Erdogan aurait "créé un malaise", mais le gouvernement grec n'adhère pas à cette version.
Dans un entretien au magazine français Le Point, Kyriakos Mitsotakis affirme, qu'au contraire, c'est "le président turc Erdogan qui a pris la parole en premier, pour pointer du doigt la Grèce, en l'accusant d'être responsable de l'instabilité en Méditerranée" Il poursuit "Au préalable, j'avais informé Charles Michel, président du Conseil Européen, que si de telles accusations infondées étaient proférées, j'exercerais mon droit de réponse. C'est ce qui s'est donc passé. J'ai ainsi eu l'occasion de bien souligner qui est à l'origine des tensions actuelles - tout en invitant Monsieur Erdogan à s'engager dans un dialogue sérieux sur la base du droit international, comme le font tous les dirigeants responsables".
Après quoi, le président turc serait effectivement parti. Selon certaines sources européennes, il devait "de toute façon partir plus tôt", même si d'autres sources ont également vu le Premier ministre grec faire de même, mais aucune version n'est confirmée.
Si cet incident préoccupe toujours les experts, comme la classe politique hellénique, c'est parce qu'il est le miroir de longs mois d'escalade, qui inquiètent de plus en plus les autorités.
Le Premier ministre grec veut y voir une étape révélatrice de la situation en Méditerranée orientale[1]. "Mes collègues ont pu se rendre compte qui est le véritable agresseur. A présent, les choses sont claires pour tous. Une communauté politique se fonde sur des valeurs et des principes communs. La France, qui est à l'origine de l'initiative du sommet de Prague, a bien fait d'inviter la Turquie. Mais c'est à cette dernière qu'il incombe désormais de décider si elle veut vraiment y adhérer" a-t-il déclaré.
Si Kyriakos Mitsotakis se veut rassurant, son entourage l'est moins. Les menaces proférées par la Turquie envers la Grèce ne sont pas nouvelles. Ankara remet clairement en cause la délimitation des frontières maritimes, du plateau continental, et de la zone économique exclusive (ZEE), mais elles revêtent une autre dimension depuis l'invasion russe en Ukraine. "Les déclarations des dirigeants turcs sur le rêve d'une patrie bleue, une grande Turquie, sont forcément inquiétantes quand elles interviennent dans le contexte actuel. Ankara veut que la guerre en Ukraine créé un précédent et redouble d'agressivité dans sa rhétorique. Surtout que la Turquie continue de s'étendre dynamiquement en Afrique, dans les Balkans et se veut incontournable au Moyen-Orient" observe Constantinos Filis, directeur de l'Institut des relations internationales.
Le président truc, après avoir déclaré rompre tout dialogue avec le gouvernement grec qui "n'est pas à son niveau", a annoncé, au lendemain du dîner de Prague, le 7 octobre, en marge d'une conférence de presse, que son pays "pouvait envahir la Grèce de nuit"[2] .
Quelques jours plus tard, Ibrahim Kalin, porte-parole de la présidence turque a sommé la Grèce de désarmer ses îles "pour ne pas en subir les conséquences".
La communauté internationale et la classe politique grecque, au pouvoir comme dans l'opposition, à l'image de l'ancien Premier ministre Alexis Tsipras, (SYRIZA, gauche radicale) a appelé "à cesser les tensions et à un retour rapide au dialogue entre les deux pays". Mais la Turquie ne répond pas.
Cette position martiale, entretenue à dessein par Ankara, concerne surtout l'attaque des îles du Dodécanèse situées face aux côtes turques.
Les autorités grecques ont en tête le petit îlot d'Imia, dans le Dodécanèse, devenue zone grise en 1996, pour éviter l'étincelle, alors que des Turcs y avaient planté leur drapeau et que les Grecs s'apprêtaient à défendre leur territoire. "C'est une plaie encore vivace pour tous les Grecs. Car une zone grise signifie que cet îlot n'appartient à personne. C'est désolant et forcément, les dirigeants grecs sont contraints de prendre au sérieux toute menace territoriale, violant les principes de base du droit international" ajoute Sotiris Dallis, professeur de relations internationales à l'Université d'Egée. Cet expert n'est pourtant pas aussi inquiet que d'autres sur la rhétorique turque. Il estime surtout que deux membres de l'OTAN ne peuvent en venir aux armes, tout en affirmant que l'agressivité turque s'explique aussi par l'approche des élections en juin 2023.
Pendant ce temps, les avions, drones et navires turcs violent des dizaines de fois par jour l'espace aérien et maritime hellénique. A la tribune de l'Assemblée générale des Nations Unies, en septembre dernier, le Premier ministre grec a plaidé la position grecque, tout en refusant de participer à une escalade verbale contre-productive.
Kyriakos Mitsotakis continue de mobiliser ses homologues internationaux, comme le Président français Emmanuel Macron, ou encore le Président américain Joe Biden, soutiens actifs de la Grèce.
Un partenariat stratégique a d'ailleurs été signé avec la France en 2021, prévoyant une assistance mutuelle en cas de danger. Mais rien ne semble arrêter l'appétit hégémonique turc. Les îles grecques intéressent la Turquie pour de nombreuses raisons.
Ainsi, le 27 novembre 2019, le président turc a dessiné, avec le gouvernement libyen de Fayez al-Sarraj, un tracé de zone économique exclusive (ZEE), pour préparer l'exploitation offshore pétrolière et gazière, comprenant le plateau continental d'îles grecques, dont la Crète et Kastellórizo. "Une manœuvre illégale" dénoncée par le gouvernement grec et non reconnue par la communauté internationale.
Il n'empêche, le 3 octobre dernier, à Tripoli, un mémorandum opérationnel a été signé entre des ministres turcs et le gouvernement intérimaire libyen d'Abdel Hamid Dbeibah afin de commencer la recherche d'hydrocarbures sur cette zone. Si les navires turcs, pour le compte du gouvernement libyen, voguent dans l'espace maritime grec, ce sera clairement un casus belli pour le gouvernement grec.
C'est pourquoi la Grèce n'hésite pas à montrer les dents en renforçant son artillerie. Après l'acquisition de vingt-quatre avions de combat Rafale et de trois frégates de défense et d'intervention (FDI) à la France, ainsi que de F-35 aux Etats-Unis, et de drones, le pays compte acheter des corvettes rapidement. Des contrats à venir qui attirent l'attention de pays producteurs d'armes. En visite à Athènes, le 27 octobre, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a, pour la première fois, affiché clairement son soutien à la Grèce, face à la Turquie, a qui pourtant Berlin a vendu plusieurs sous-marins. "Il n'est pas possible que des partenaires de l'OTAN remettent en question la souveraineté d'un autre (membre)" a déclaré le chancelier allemand dans un entretien au quotidien grec Ta Nea, avant d'ajouter que "toutes les questions doivent se voir apporter une réponse sur la base du droit international". Après un long tête-à-tête avec Kyriakos Mitsotakis, en marge duquel Olaf Scholz a pu abordé la prochaine acquisition de chars blindés Lynx KF-41 par la Grèce, il a affirmé lors d'une conférence de presse qu'il était "inacceptable que la Turquie conteste la souveraineté de la Grèce, et donc d'un pays européen". Ces déclarations qui ont fait l'effet d'un coup de massue dans les médias turcs, mais qui montrent une prise de position claire dans une conjoncture difficile. Olaf Scholz, qui estime que "la crise énergétique ne peut être résolue que de manière solidaire" s'assure ainsi d'un allié, au Conseil européen, sur ce sujet épineux, mais pourrait aussi décrocher bientôt de nouveaux contrats d'armement avec Athènes.
Le seuil de 2% de son PIB prévu pour l'armement est largement dépassé mais, pour le Premier ministre grec, cela entre dans "une logique défensive".
En juillet 2020, quand Ankara a envoyé en mer Egée un navire de recherches en hydrocarbures, escorté par quatre bâtiments de guerre, les réactions ont été vives contre les violations turques du droit international. Il convient notamment de souligner le grave incident survenu entre la Turquie et la France le 10 juin, une frégate turque mettant en joue un navire de guerre français, du jamais vu entre partenaires de l'OTAN.
La Grèce avait alors procédé à un inventaire de son matériel de guerre, maritime et aérien. Et s'est à ce moment-là rendue compte qu'un renouvellement s'imposait.
Pendant les dix années de crise et d'austérité qui ont pesé sur l'économie grecque, il était impossible de moderniser son armement. Maintenant que la situation économique semble nettement meilleure, et face à la menace, le gouvernement veut rattraper son retard.
Elle est d'ailleurs intransigeante sur ses fournisseurs.
Par exemple, le rapprochement entre la Turquie et Israël explique sans doute l'annulation à deux reprises, en six mois, de la visite du ministre israélien de la défense à Athènes. Au même moment, les autorités grecques se disent ouvertes à suivre l'exemple donné par Israël et le Liban, deux pays voisins en guerre qui se sont accordés pour la recherche commune d'hydrocarbures offshore. "Coopérer avec les voisins constitue toujours l'option idéale. C'est exactement ce que l'on a fait avec nos voisins au sud et à l'ouest, l'Egypte et l'Italie respectivement, avec qui nous avons délimité, en bonne foi, nos frontières maritimes. Mais ce n'est pas en mettant en cause, en préalable, les droits souverains de la Grèce que nous pourrons arriver à une solution" a clarifié le Premier ministre grec.
Une autre pierre d'achoppement s'invite dans cette escalade géopolitique, géostratégique, politique et énergétique : l'immigration.
Le gouvernement grec estime que la Turquie instrumentalise les milliers d'exilés er réfugiés qu'elle abrite sur son territoire "comme une arme contre l'Europe". Il se réfère au mois de mars 2020, quand des dizaines de réfugiés ont tenté de franchir la frontière terrestre bordant le fleuve d'Evros (au nord du pays), en quête d'Europe.
La Grèce, appuyée par Frontex, a fait obstacle et s'est fait appeler "le bouclier d'Europe" par les dirigeants de l'Union européenne, qui ont fait le déplacement. Sauf que cela implique de repousser des migrants.
Nombre d'ONG accusent ainsi la Grèce de "push back" pratique illégale de refoulement de réfugiés. A cela, Kyriakos Mitsotakis répond qu'en tant que "Premier ministre d'un pays européen situé en première ligne, je me dois de protéger nos frontières et d'empêcher les migrants d'entrer illégalement en Europe - tout en respectant évidemment les principes humanitaires". En outre, lorsqu'on connaît la proximité des îles grecques et de la côte turque, il est bien improbable de distinguer des "refoulements" à des interdictions de départs. Cette polémique, instrumentalisée par des ONG du Nord de l'Europe, porte gravement atteinte à l'identité européenne toujours à la recherche de frontières sécurisées et est contraire aux décisions européennes qui ont même prévu d'armer les gardes-frontières de Frontex.
Le Premier ministre grec déplore les pratiques des Turcs envers les exilés, et notamment cette image choquante des 92 réfugiés nus, abandonnés près du fleuve Evros. "C'est la négation de l'humanité" reprend Constantinos Filis, "quand on voit les réactions de la Turquie, on comprend que le ton belliqueux va continuer et s'intensifier. D'autant que les ministres turcs accusent la Grèce d'être à l'origine d'une mise en scène à travers ces photos. La Turquie compte utiliser les migrants dans sa campagne pour fustiger la Grèce mais aussi faire passer le message d'une saturation de l'accueil des réfugiés sur son territoire en raison la crise économique qui plane sur le pays".
En mars 2016, un accord a été signé entre Ankara et l'Union européenne, moyennant l'accueil de réfugiés contre quelques 6 milliards € de subventions. Ces derniers mois, cet accord n'est plus respecté ce qui ajoute aux tensions entre les deux pays, ennemis héréditaires. L'Union européenne et ses services devraient se montrer plus ferme, comme le souhaitent les citoyens de l'Union. Et ainsi contribuer à apaiser des tensions qui ne se nourriront que de la faiblesse et de l'indécision.
[1] Lire à ce sujet l'article de l'Amiral Jean Casabianca "Méditerranée ; paradigme des conflictualités contemporaines" dans "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2020", éditions Lignes de repères, Paris, mai 2020
[2] En référence à l'invasion de la partie Nord de l'île de Chypre en juillet 1974 par l'armée turque, suite à un coup d'Etat manqué de rattachement à la Grèce. Depuis, cette partie Nord de Chypre est toujours occupée par 30 000 soldats trucs
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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