Élargissements et frontières
Radu Magdin
-
Versions disponibles :
FR
ENRadu Magdin
Grande comme la Suède, la mer Noire abrite de nombreux ports de l'OTAN, quelques ports russes et turcs, ainsi qu'une poignée de ports géorgiens et ukrainiens. Depuis la fin de la guerre froide, c'est également l'espace maritime qui a concentré le plus grand nombre de conflits militaires[1] : la guerre du Dniestr (1992), la guerre d'Abkhazie (1992-1993), la guerre civile géorgienne (1991-1993), les guerres en Tchétchénie (1994-1996 ; 1999-2000), la deuxième guerre d'Ossétie du Sud (2008), la guerre du Donbass, commencé en 2014 et qui se poursuit à la suite de l'invasion russe du 24 février 2022.
"Lac soviétique" pendant des décennies, le pays aurait presque perdu son influence dans la mer Noire et son accès aux "eaux chaudes" aurait été limité aux ports de Rostov, de Novorossisk et au littoral de Sotchi[2], si la Russie n'avait pas envahi la Géorgie en 2008 et l'Ukraine en 2014 et 2022. En effet, la mer Noire est devenue petit à petit, avec l'élargissement de l'OTAN et de l'Union européenne, un "lac européen", comme la mer Méditerranée était, autrefois, un lac romain. Moscou a pourtant transformé la région, depuis 2014, avec l'annexion de la Crimée, en nouveau territoire de partage des sphères d'influence occidentale et orientale. Elle est devenue "un nouveau rideau de fer" qui ne demande qu'à être parachevé sur terre, ce que la Russie s'est empressée de faire le 24 février.
De la "mort cérébrale" au changement d'époque[3]
Consumé par la mondialisation, la lutte contre le terrorisme et l'avancement technologique, le monde des années 1990 et 2000 avait d'autres sujets à traiter que de tenter de maîtriser une Russie qui n'était plus dirigée par des réformateurs comme Gorbatchev ou Eltsine, mais par des dirigeants soucieux de réécrire l'histoire et de saper les dividendes de la paix de l'après-guerre froide. L'idée de "la paix par le commerce", une réinterprétation du concept de Wandel durch Handel, a dominé la doctrine des pays occidentaux quant à la définition des relations avec la Russie post-soviétique, mais aussi avec la Chine.
En 2019, cinq ans seulement depuis l'annexion de la Crimée par la Russie, le président français, Emmanuel Macron, avait qualifié l'OTAN, garant de la sécurité pour les États membres de la région, de "brain death"[4] (en état de mort cérébrale) comme pour décrire le refus de l'Europe de faire face à la réalité dans son arrière-cour. Il a fallu des "efforts" considérables de la part de la Chine et de la Russie pour que l'Europe se réveille : trois guerres d'occupation (Géorgie 2008, Ukraine 2014 et 2022), la stratégie des "nouvelles routes de la soie", les tensions dans la mer de Chine méridionale, l'ingérence antidémocratique - notamment lors des élections américaines de 2016 et du vote sur le Brexit - la pandémie de Covid-19 et l'instrumentalisation de l'énergie et des denrées alimentaires par Moscou en 2022.
En effet, ce "changement d'époque" n'a pas été déclenché par l'annexion de la Crimée en 2014, ni par la menace de missiles russes placés à Kaliningrad ou en Crimée - qui ont une portée -de quelques centaines à deux mille kilomètres- pouvant atteindre Londres, Paris, Stockholm, Rome ou Le Caire - ni par l'utilisation par la Russie de missiles antinavires lors de ses opérations en Syrie et en Méditerranée orientale, au cours desquelles elle a démontré qu'elle avait la capacité de fermer l'accès de l'Europe à la mer Rouge et à l'Asie via le canal de Suez.
Ce sont plutôt les menaces pesant sur les chaînes de valeur industrielles, déclenchées par la pandémie de Covid-19, celles pesant sur les pénuries d'énergie et celles d'une récession économique qui ont incité l'Europe à prendre des mesures extraordinaires et à faire volte-face par rapport à ses intérêts géopolitiques.
La mer Noire, un point d'étranglement mondial ignoré
Dans un monde de "menaces existentielles" liées notamment au changement climatique, où l'on attend de l'Europe qu'elle prenne le leadership, nous n'avons pas réussi à nous préoccuper des points d'étranglement des approvisionnements énergétiques et alimentaires mondiaux.
En ce sens, la mer Noire est au monde des chaînes de valeur alimentaires et énergétiques ce que le canal de Suez est au commerce, le golfe d'Aden au commerce du pétrole, et ce que le détroit de Malacca est à région de l'Indo-Pacifique en termes d'énergie et de commerce. Ce sont tous des points d'étranglement clés dans un système d'échange mondial optimisé pour être efficace, mais avec une configuration conceptuelle datant des années 1950, axée sur la production à grande échelle, l'efficacité et la spécialisation. La mer Noire achemine environ 40 % des céréales du monde et une large proportion d'engrais minéraux et de gaz naturel. Pour l'Europe, soucieuse de sa prospérité économique, ou pour l'Afrique si dépendante des engrais pour nourrir sa population en pleine expansion, la mer Noire semblait, jusqu'à présent, un point d'étranglement inconnu.
Dorénavant, alors que la Russie instrumentalise une crise alimentaire mondiale, l'Afrique est coincée entre le marteau et l'enclume : selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), "près de cinquante pays dépendent de la Russie et de l'Ukraine pour au moins 30 % de leurs besoins en blé d'importation. Ce pourcentage atteint même 5 0% pour vingt-six de ces pays[5]". L'Europe a une production alimentaire suffisante pour se nourrir elle-même, mais pas assez pour couvrir le déficit de l'Afrique. Injecter seulement de l'argent ne peut pas résoudre le problème, alors que l'Europe est le plus grand contributeur à l'aide internationale pour le développement. Dans ce contexte, il est peut-être compréhensible que la plupart des États africains n'aient pas voté avec les pays occidentaux aux Nations unies pour condamner l'agression russe en Ukraine : pour ne pas risquer leur approvisionnement en nourriture et en engrais, ils ont préféré rester en dehors de l'affrontement.
Sur le plan énergétique, la Roumanie et la Turquie ont récemment commencé à exploiter de nouveaux champs de gaz sous-marins, ce qui pourrait contribuer à atténuer la pénurie provoquée par la Russie. Mais cela ne produira des effets tangibles que dans quelques années et les nouvelles ressources pourraient n'avoir qu'une incidence régionale - une perspective que certains Européens ont soutenue avec enthousiasme, mais qui implique également qu'il n'y ait pas de sabotage par la Russie des capacités et des actifs des autres pays riverains de la mer Noire.
Qui se soucie de quoi ?
Le spectre des intérêts et des préoccupations autour de la mer Noire est très varié et, en même temps, très occidental. L'Organisation de coopération économique de la mer Noire, créée en 1992, aurait dû assurer la sécurité et la prospérité dans tout le pourtour de la mer Noire, il n'en est rien : trois des six États riverains sont membres de l'OTAN (Bulgarie, Roumanie, Turquie) et deux sont aussi des Etats membres de l'Union européenne (Bulgarie, Roumanie).
Les États riverains sont préoccupés par la sécurité, les armes de haute technologie, la connectivité, les réseaux énergétiques transcontinentaux, la qualité de vie, les finances et les capacités industrielles. Mais ils sont surtout inquiets des questions d'identité et de valeurs car, à l'instar de l'affrontement des années 1920 et 1930, entre le communisme et la démocratie, un camp se nourrit de l'exploitation de la naïveté de l'autre, se préoccupe de réécrire l'Histoire et a besoin de conditions d'engagement asymétriques afin de pérenniser sa propre existence. Dans le même temps, les autres sont préoccupés par les questions du développement qui intègrent désormais le changement climatique aux perspectives de croissance économiques.
Ankara
La Turquie, qui contrôle l'accès de la mer Noire, aventurière dans la vision de son président d'un engagement avec l'Asie centrale et le Moyen-Orient, l'Asie et l'Afrique, doit se concentrer sur la confrontation avec la Russie voisine sur l'autre rive de la mer Noire. Mais aussi sur une économie sous tensions, car l'inflation y est galopante et l'épuisement des réserves et des actifs étrangers la poussent à développer un système commercial mercantile. En théorie, elle se soucie toujours de son rapprochement avec l'Union européenne, mais comme elle a déjà accès au "marché unique", elle cherche à tracer sa propre voie en tant que puissance moyenne de la région. Avant la guerre en Ukraine, la Turquie avait opéré un certain rapprochement avec la Russie, notamment l'achat du système de défense antiaérienne et antimissile S-400. Les intérêts des deux pays restent néanmoins divergents, qu'ils s'agissent de la Libye, de la Syrie ou du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.
Bucarest
La Roumanie, en tant qu'acteur politique le plus stable et le plus responsable de la région, cherche à devenir le plus important pilier d'engagement de l'Europe dans la région de la mer Noire au sens large, en devenant la forteresse régionale en termes de sécurité et de défense, le connecteur en termes d'engagements et d'initiatives multilatérales. Sur le plan économique, Bucarest voudrait contribuer activement à la reconstruction de l'Ukraine (avec lequel le pays à une frontière, ou avec le delta du Danube) et souhaite aider ardemment Kiev et Chisinau dans leur chemin européen.
Sofia
La Bulgarie est maintenant confrontée à un avenir incertain. Outre la chute de son gouvernement, elle s'est vu refuser l'adhésion à la zone euro et doit encore trouver une solution durable pour son approvisionnement en gaz. Bien qu'elle ait des perspectives d'implication dans les Balkans occidentaux, afin de soutenir sa propre économie et de servir de pivot d'engagement dans les Balkans occidentaux, elle pourrait ne pas avoir assez de poids pour réussir, par rapport à d'autres pays de la région, comme la Grèce et la Turquie.
Tbilissi et Kiev
L'avenir de la Géorgie et de l'Ukraine demeure incertain. Tant que l'occupation russe se poursuit, sur la base des traités existants, cela leur interdit, en pratique, de rejoindre l'Union européenne ou l'OTAN. Toutefois, dans le cas de l'Ukraine, l'Europe a envoyé un signal fort, en lui accordant le statut de pays candidat à l'adhésion et l'Union européenne peut trouver des moyens pour intégrer le territoire - après la fin de la guerre - dans le giron européen.
Cela serait probablement utile à l'Ukraine à court terme, plus que de transposer l'ensemble de l'acquis communautaire alors que la guerre fait rage. Comme l'exemple des pays d'Europe centrale et orientale le montre, la convergence réelle est difficile et souvent douloureuse. La stratégie actuelle, confirmée par la récente réunion du G7, semble viser la mise en place d'une sorte de plan Marshall, qui pourrait être vital pour inscrire l'Ukraine dans une véritable trajectoire européenne.
Les espoirs de la Géorgie d'adhérer rapidement à l'Union européenne ont été mis à mal puisque le statut de pays candidat à l'adhésion lui a, pour l'instant, été refusé lors du Conseil européen des 23 et 24 juin, "Le Conseil européen est prêt à accorder le statut de candidat à la Géorgie une fois que les priorités énoncées dans l'avis de la Commission sur la demande d'adhésion de la Géorgie auront été prises en compte", ce qui en dit long sur la volonté de l'Europe de s'engager dans la région.
La mer Noire et l'autonomie stratégique européenne
Avec l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, les contours de l'Europe forment désormais presqu'un arc allant du cercle polaire au golfe Persique. Sur cette ligne de contact, des pays comme la Biélorussie, l'Ukraine, la Turquie, la Géorgie sont des tampons et, dans des rares cas, des ancrages de stabilité. Dans ce contexte, la mer Noire est devenue le lieu de la plus grande instabilité et le terrain où l'Europe géopolitique peut être mis à l'épreuve.
La stratégie européenne pour la mer Noire a été structurée notamment par la "synergie de la mer Noire - Une nouvelle initiative de coopération régionale", lancée à Kiev en 2008 et qui s'inscrit dans le cadre de la politique de voisinage. Elle se concentrait sur la bonne gouvernance, l'environnement, la sécurité et l'énergie. Le Parlement européen s'était saisi de la question, adoptant en 2011 la résolution sur une stratégie de l'Union européenne pour la mer Noire, rappelant que "la région de la mer Noire a besoin de politiques actives et de solutions durables pour relever les défis transnationaux de taille auxquels elle est confrontée".
Actuellement, alors que la guerre en Ukraine se poursuit, la clef pourrait être la recherche commune de l'autonomie. Pour qu'une Europe géopolitique voie le jour, l'Europe doit être active et disposer de capacités dans la mer Noire, qui est en amont de nombreuses opportunités et de multiples défis. La militarisation de la Crimée, depuis 2014, a permis à la Russie d'accroître son influence en Méditerranée orientale et de soutenir ses opérations en Syrie. L'Europe doit donc à la fois s'occuper des remous en Méditerranée orientale et commencer à s'engager de manière active dans la mer Rouge, le golfe d'Aden et le golfe Persique. Ces quatre étendues d'eau sont convoitées par la Russie et la Chine qui cherchent à les contrôler et à les soumettre à leur vision du monde.
Car, au-delà des considérations stratégiques et sphères d'influence, ce qui se joue dans la mer Noire, dans le contexte de la guerre en Ukraine, c'est une bataille pour les valeurs.
Pouvons-nous imaginer un monde dirigé par une mafia, dotée d'armes nucléaires ? Un monde dans lequel l'État de droit et la protection des droits de l'Homme et de la sécurité de la population sont facultatifs ? Un monde plus isolé, comme l'Iran et l'Afghanistan ?
C'est la vision que la Russie propose et qui s'oppose à l'ordre qui a dominé les relations internationales depuis la chute du mur de Berlin. Nous devrions nous en inquiéter, car les récits de la propagande russe ravagent le Sud, comme le démontre le cas de la crise alimentaire.
Le fait que la Russie joue avec les mondes afro-indien et musulman devrait constituer un signal d'alarme pour les Occidentaux. Au-delà des allégeances géopolitiques à court terme, la vision du monde dans ces sociétés sera considérablement et durablement affectée par des récits qui maintiendront le monde divisé au cours des décennies à venir. Alors que l'Europe s'efforce de maintenir des conversations inclusives dans les forums économiques mondiaux, dans l'espoir de mettre en place un partenariat mondial pour le développement et la lutte contre le réchauffement climatique, la recherche par de nombreux pays d'une troisième voie, pourrait finir par devenir la proie du travail de sape russe. Un "nouveau rideau de fer" se profile à l'horizon, et il encercle l'Asie, de la mer Noire aux mers de Chine. La question est de savoir si les Européens utiliseront le véritable potentiel de la région de la mer Noire pour promouvoir les valeurs de liberté et de démocratie.
***
Laisser le conflit en Ukraine se conclure par un compromis favorable à la Russie donnerait le coup de grâce à l'ordre mondial que l'Europe espère construire. À la fin de la guerre, les décisions concernant les eaux territoriales ukrainiennes dans la mer Noire pourraient, de plus, constituer un précédent dangereux pour la mer de Chine méridionale.
[1] Maximilian Hess, Welcome to the Black Sea Era of War, Foreign Policy, 25 avril 2022.
[2] Voir Jean-François Drevet, Confrontation ou coopération dans le bassin de la mer Noire ? Confluences Méditerranée 2010/3 (n° 74), p. 119 à 132.
[3] Zeitenwende, terme utilisé par Olaf Scholz dans son discours du 27 février.
[4] Terme utilisé par le président français dans son entretien avec The Economist, 7 novembre, 2019.
[5] Impact du conflit russo-ukrainien sur la sécurité alimentaire mondiale et questions connexes relevant du mandat de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), 13-17 juin 2022.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Sur le même thème
Pour aller plus loin
Asie et Indopacifique
Pierre Andrieu
—
25 novembre 2024
Multilatéralisme
Aifang Ma
—
18 novembre 2024
Élargissements et frontières
Snizhana Diachenko
—
12 novembre 2024
Marché intérieur et concurrence
Jean-Paul Betbeze
—
4 novembre 2024
La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :