Ukraine Russie
Jean-Dominique Giuliani,
Pascale Joannin
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ENJean-Dominique Giuliani
Pascale Joannin
L'Union européenne ne cesse d'affronter des crises et des surprises stratégiques, toutes plus importantes et plus violentes.[1] La guerre russe en Ukraine constitue la dernière en date. Il n'y a plus de crises, il n'y a que l'accélération d'évènements imprévus et de mutations profondes. Après les subprimes, les finances grecques, les réfugiés syriens, la pandémie de Covid, voilà le spectre de la guerre de retour sur le continent.
Tous ces défis mettent à mal la plupart des politiques communautaires tout en confirmant la pertinence de la construction européenne.
Dans les crises, l'Union européenne a plus progressé en quelques mois qu'en trente ans.
Mais elle paie comptant ses retards et ses hésitations
Elle doit réviser nombre de ses politiques et se projeter résolument dans un monde global, nouveau et plus brutal.
L'Union européenne a déjà beaucoup progressé.
Dans la crise sanitaire, bien que le premier mouvement des Etats ait été national - fermeture des frontières, compétition pour les instruments anti-virus - il a rapidement cédé la place à une réaction commune qui s'est illustrée dans l'acquisition et la distribution des vaccins, dont l'Union européenne est vite devenue le premier producteur et le premier donateur mondial. Les Etats membres démunis se sont tournés vers la coopération européenne. Elle a fonctionné.
Le plan de relance qui a suivi a fait tomber nombre de tabous jusqu'ici infranchissables. NextGenerationEU, financé pour moitié par des emprunts communs, a ouvert la voie à des subventions directes des Etats les plus touchés par la pandémie. Du jamais vu. Il a donné une expression concrète à une solidarité européenne qu'on pensait régresser dans tous les domaines.
Enfin, la guerre russe en Ukraine a été l'occasion d'une réaction rapide et massive dans l'adoption de sanctions sévères envers nombre d'acteurs russes, au détriment parfois des intérêts économiques immédiats.
L'Union européenne s'est montrée beaucoup plus réactive qu'elle ne l'avait été jusqu'ici.
Face à l'urgence, le "réflexe européen", qui n'avait pas joué pour faire face à la vague migratoire de 2015, s'est exprimé fortement. Les institutions communes ont compris que le facteur temps était une condition pour démontrer leur efficacité. L'adoption rapide de règles nouvelles, à vocation internationale, a surpris. D'abord en permettant le contrôle des investissements étrangers, ensuite en acceptant les emprunts communs et un rôle pivot de la Commission européenne comme acheteur de vaccins, puis de gaz. Le Digital Market Act et les textes à venir qui vont encadrer les activités numériques sur le territoire des Vingt-sept ont sonné l'heure de règlementations européennes applicables à tous les acteurs du secteur, quelles que soient leurs nationalités. En matière de défense et de diplomatie, les Européens ont su adopter une "boussole stratégique", premier pas vers une véritable stratégie mondiale. L'accélération - hélas trop lente encore - de la prise en compte, au niveau européen, du nécessaire réarmement de l'Europe est la plus récente des évolutions vers une réactivité et une efficacité renforcée de la coopération et des institutions européennes.
A ce titre, on pourrait aussi noter positivement un tournant de l'action commune des Européens, "rajeunie" par son plan de relance, mais aussi vers de nouveaux champs de compétences jusqu'ici en sommeil ou inexplorés, par exemple, le soutien aux technologies de rupture, la politique spatiale, l'informatique quantique ou la production de composants électroniques (Chip Act).
Certains pourront estimer insuffisantes ces évolutions, mais nul ne pourra contester qu'il s'agît là de ruptures majeures avec les pratiques précédentes de l'Union européenne et avec ses propres règles, pour beaucoup mises en sommeil. On notera aussi des initiatives individuelles ou bilatérales des Etats qui s'inscrivent manifestement dans une analyse européenne, telles que "l'Airbus des batteries", le Cloud européen ou les plans "hydrogène" plus ou moins concertés, le rôle du couple franco-allemand se révélant parfois déterminant.
Il n'en demeure pas moins que l'Union européenne paie comptant ses retards, ses hésitations et ses divisions. C'est particulièrement flagrant en matière énergétique et de défense.
Les refus réitérés de tous les Etats membres de construire une politique énergétique commune ont généré des dommages qui éclatent au grand jour. La dépendance vis-à-vis de ses fournisseurs, trop longtemps considérée comme un atout pour la coopération et l'avancée de l'Etat de droit à l'est ou au sud, constitue désormais une entrave considérable à sa marge de manœuvre diplomatique.
En matière de défense, le fait de considérer la construction progressive d'une autonomie stratégique, c'est-à-dire d'une liberté d'action, comme une attaque de l'OTAN, a freiné les velléités d'arrêter le désarmement européen et de bâtir en commun un véritable pilier européen de l'Alliance. Les Européens se sont trouvés à la remorque de leurs alliés d'outre-Atlantique, peu désireux de s'impliquer en Europe dans un rapport de force avec la Russie, tout obnubilés qu'ils sont par leur rivalité avec la Chine. La guerre en Ukraine a vu les Etats-Unis et le Royaume-Uni aux avant-postes de la riposte contre la guerre d'agression, tant en matière de renseignement et d'analyse que de soutien tangible à l'Ukraine attaquée.
Cette situation au demeurant démontre a contrario la complémentarité entre l'OTAN et l'Union européenne. La dernière dispose des moyens financiers pour assister l'Ukraine agressée, tandis que la première est performante sur le plan militaire. Les livraisons d'armes financées par l'Union européenne démontrent à la fois les limites de son action et l'évolution de ses règles. Inédites, elles transgressent les règles communes en s'en remettant aux Etats membres pour agir. L'un, la France, assurant la présidence semestrielle du Conseil, maintient le seul canal occidental de communication avec le dictateur russe, les autres, avec la Pologne et les pays d'Europe centrale et orientale, garantissant que l'Union européenne n'acceptera pas de laisser tomber un voisin qui l'appelle au secours.
La révision, l'évolution ou le lancement de politiques communes européennes constituent donc les travaux indispensables de l'Union dans le proche avenir.
A l'évidence le pacte vert européen ne résisterait pas à une guerre prolongée, voire à un conflit qui impliquerait davantage les Etats membres. Le risque en est important. Dans de telles circonstances qui font passer l'urgence avant les politiques de long terme, on peut craindre des exceptions "obligées" et répétées à des dispositions déjà contestées par certains Etats membres. L'Union européenne doit adapter ses politiques avant d'être contrainte à passer à une économie de guerre.
La "taxonomie", dont se montrent si friands certains commissaires et le Parlement européen, a voulu exclure l'énergie nucléaire et a finalement accepté d'inclure le gaz dans les énergies "de transition". Ce compromis boiteux n'aurait jamais dû concerner l'énergie nucléaire qui contribue à l'indépendance énergétique de l'Europe, ni inclure le gaz dont tous souhaitent désormais se délivrer ou pour lequel ils envisagent dans l'urgence de changer de fournisseurs. Les industries de défense qui font aussi l'objet d'une mise à l'index devraient être exclues expressément des mêmes tentatives.
En matière agricole, le sort fait aux pesticides, sans étude d'impact, risque d'entraîner une diminution des productions de céréales et d'accroître les pénuries et le prix des denrées de base au moment où la Russie et l'Ukraine, les deux principaux fournisseurs des pays en développement, diminuent leurs exportations de manière drastique. L'Union européenne a le choix : ou poursuivre sa politique élaborée sous la pression du lobby excessif d'ONG militantes et contribuer aux famines et aux révolutions, notamment sur les rives sud de la mer Méditerranée, ou alors, comme les ministres de l'agriculture l'ont déjà manifesté, remettre en culture certains espaces, accroître dans l'urgence les productions de produits essentiels pour éviter les conséquences sociales et politiques de ces pénuries. Elle renforcerait ainsi son rôle géopolitique auprès des Etats dans le besoin.
Il va de soi qu'une solidarité européenne effective entre ses membres doit aussi prendre en compte la dimension énergétique. Les Etats dépendants doivent pouvoir s'appuyer sur leurs partenaires pour mutualiser certains de leurs approvisionnements ou pour bénéficier d'une force collective de négociation auprès de nouveaux fournisseurs. Peut-être sera-ce l'occasion de jeter les bases d'une politique commune plus réaliste dans ce domaine-clé de la souveraineté européenne ?
Il en va de même en matière de défense. Actuellement, l'Union européenne finance la distribution d'armes à l'Ukraine, ce qu'elle est incapable de faire en interne. L'accélération et le renforcement du financement des industries de défense en Europe constitue une priorité qu'exigent autant l'objectif d'autonomie stratégique que les instances de l'OTAN. La politique commune de sanctions a impressionné par son ampleur. Elle ne saurait suffire ni dans l'immédiat ni pour le futur. Après la boussole stratégique adoptée au printemps, la prochaine étape est un vaste plan de financement des investissements de défense. Il vaudrait mieux qu'il soit coordonné, les annonces du Chancelier allemand en la matière semblant bien solitaires.
L'Allemagne va d'ailleurs être au cœur des problématiques européennes à venir.
N'ayant aucune autonomie de défense, ne disposant pas d'une force armée efficace, ayant procédé à des choix énergétiques unilatéraux et peu solidaires de ses partenaires, dépendant de ses approvisionnements russes, souffrant de la fermeture des marchés chinois qui pourraient découler de la pandémie et des priorités politiques du parti communiste chinois, et devant gérer la conversion de son important secteur automobile, l'économie allemande va se trouver confrontée à de redoutables défis.
Evoluera-t-elle vers une intégration européenne renforcée comme elle l'affirme ou continuera-t-elle des politiques nationales qui ne manqueront pas d'avoir des impacts négatifs sur ses partenaires en leur faisant supporter une partie de ses erreurs passées ? Les réponses sont très importantes pour ce pays et pour l'ensemble de l'Union européenne.
La meilleure réponse serait de poursuivre résolument le parachèvement du marché intérieur, de l'Union bancaire et de l'Union des marchés de capitaux. L'Allemagne comme l'Union toute entière peuvent trouver dans ces chantiers une solution partielle aux urgences du moment et des solutions pérennes à une économie structurellement dépendante de pays tiers.
Les solutions sont européennes. Les réflexes des gouvernements et des citoyens deviennent de plus en plus européens. Les Etats membres pourraient y puiser la force de nouvelles initiatives, permettant de gommer les hésitations, les lenteurs, voire les erreurs du passé, pour se tourner résolument vers l'avenir.
La "tempête parfaite", c'est-à-dire violente, que traverse l'Union européenne est l'occasion de réviser certaines certitudes, d'adapter ses politiques et de conquérir un peu plus, par l'efficacité et la réactivité, le cœur des citoyens européens.
Le présent Rapport Schuman sur l'état de l'Union a été très largement nourri de contributions écrites avant le déclenchement de la guerre russe en Ukraine. Mais il demeure d'une grande actualité par les problématiques de long terme qu'il analyse et les propositions qu'il contient.
[1]Ce texte est issu du "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2022", qui vient de paraître aux éditions Marie B, mai 2022.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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