Les Balkans
Pierre Mirel
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ENPierre Mirel
Directeur Balkans Commission européenne (2006-2013), Conseiller au Centre Grande Europe
Dans son "Serment de Strasbourg" au Parlement européen le 9 mai 2022, le président français Emmanuel Macron a proposé "une Communauté politique européenne" pour organiser l'Europe d'un point de vue politique, plus large que l'Union européenne. Il visait les candidatures à l'adhésion de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie. Il n'en a pas moins créé un trouble dans les Balkans occidentaux, même s'il a précisé dans sa conférence de presse que "pour les Balkans, le chemin est déjà tracé", sous-entendu celui de l'adhésion.
Cette inquiétude est compréhensible alors que la perspective européenne leur a été offerte il y a presque vingt ans, lors du Conseil européen de Thessalonique le 21 juin 2003, et que de nombreuses voix s'élèvent désormais pour accorder aux nouveaux candidats à l'Est ce statut formel à l'adhésion, voire même pour ouvrir déjà les négociations. Le Conseil européen des 23-24 juin sera doublement important : quel destin européen pour les trois nouveaux candidats ? La Bulgarie lèvera-t-elle son veto à l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Albanie et la Macédoine du Nord ? Maintenir ce veto affaiblirait encore la crédibilité de l'Union européenne alors que la Chine et la Russie affichent leurs ambitions avec force.
Le jeu complexe de Belgrade entre Bruxelles, Moscou et Pékin
Les rapports adoptés par la Commission européenne le 19 octobre 2021 n'ont pas globalement noté de grands progrès dans les Balkans occidentaux, à l'exception de l'Albanie et de la Macédoine du Nord. Mais on y dénote une tonalité plus indulgente sur la Serbie. Celle-ci a pourtant régressé, notamment par un contrôle des grands médias qui jouent sur la victimisation du pays par l'Occident et sur un narratif populiste et extrémiste, en glorifiant le président Vucic et son gouvernement tout en dénigrant l'opposition, par ailleurs très divisée. Cette stratégie a été récompensée par la réélection d'Aleksandar Vucic le 3 avril 2022 avec plus de 58 % des voix.
La présidente de la Commission a félicité le gouvernement serbe le 30 septembre 2021 pour son "travail intense sur les réformes fondamentales", et l'Union européenne a ouvert quatre nouveaux chapitres en décembre. Comment les Serbes ne seraient-ils pas interpellés par ce fossé entre des déclarations tonitruantes et leur vie quotidienne ? Pourquoi cette "cacophonie de l'Union européenne qui entrave sa capacité à articuler une position commune honnête et crédible", pour reprendre les mots de Srdjan Majstorovic, ancien membre du groupe des négociations avec l'Union européenne[1] ? La Serbie est certes essentielle à la stabilité des Balkans mais bien des ONG dénoncent, à Belgrade comme ailleurs dans la région, une "stabilocratie" dont s'accommode l'Union. Il faut y voir aussi le jeu habile mais souvent inconfortable de Belgrade avec les grandes puissances.
Le président Boris Tadic avait défini les quatre piliers de la politique extérieure serbe en 2009 : Union européenne, États Unis, Russie et Chine. Le président Vucic a renforcé les deux derniers et joué l'ambiguïté avec les deux premiers. La relation avec la Russie obéit à des raisons historiques et culturelles, outre une dépendance énergétique forte pour l'approvisionnement et le raffinage. Mais elle correspond aussi à la recherche d'un contrepoids face aux pressions occidentales pour reconnaître l'indépendance du Kosovo. La Serbie s'est beaucoup rapprochée de la Russie : achat d'armement, exercices militaires conjoints, accord de libre-échange ainsi qu'avec l'Union économique eurasienne. Tout en participant à bien plus d'exercices militaires avec l'OTAN et ses membres, mais en se déclarant neutre. L'obsession de Moscou est que ni la Serbie ni la Bosnie-Herzégovine ne rejoignent l'Alliance atlantique.
L'irruption spectaculaire de la Chine
Cette irruption a changé la donne depuis le partenariat stratégique conclu par la Serbie en 2009. Ses prêts visent d'abord à financer une connexion sûre entre le port grec du Pirée, que possède la Chine, et Duisbourg, axe majeur sur la Belt and Road Initiative. Ses investissements dans la mine de cuivre de Bor et l'aciérie de Smederovo, entre autres, lui assurent des approvisionnements tout en évitant à Belgrade l'héritage d'entreprises en difficulté. Sa diplomatie sanitaire des masques et des vaccins, modèle de soft power, restera comme un point noir sur ses relations avec Bruxelles : posters géants sur l'amitié avec son "frère Xi Jinping", discours de Vucic sur le conte de fée de la solidarité européenne et son "abandon par l'Union".
L'Union européenne a pourtant aidé bien davantage la Serbie, après une erreur initiale sur l'accès des Balkans aux fournitures sanitaires, très vite corrigée. En attestent les 93 millions € du premier paquet d'aide. Il faudra une réaction forte de la Délégation de l'Union européenne à Belgrade pour atténuer ces emballements. Les liens avec Pékin se sont encore resserrés avec la signature annoncée le 4 février 2022 d'un accord de libre-échange et l'achat d'armement, premier pays européen à le faire. À cette occasion, Aleksandar Vucic déclara : "Je n'ai jamais été soumis à aucune pression de la Chine." Il faut comprendre qu'il n'y a aucune conditionnalité, contrairement à ce qui se passe avec l'Union européenne. Belgrade se place souvent en porte-à-faux entre Moscou et Bruxelles, tout en introduisant Pékin dans le jeu pour contenir la Russie et l'Union européenne lorsque c'est nécessaire.
Identités en conflit : le poids de l'histoire freine la transition
Comme la Serbie, le Monténégro est toujours à la recherche d'un difficile État de droit. Le président Milo Djukanovic comptait pourtant sur son attitude pro-européenne et sur l'adhésion du pays à l'OTAN pour avancer plus rapidement avec l'Union européenne. Au pouvoir depuis 1991, comme président ou Premier ministre, il a vu son parti (DPS) perdre les élections législatives en 2020. Depuis lors, le gouvernement de coalition qui en est issu a recherché un accord entre partis pro-serbes, soutenus par l'Eglise orthodoxe - qui n'ont jamais accepté la séparation des deux pays en 2006 - et partis principalement liés par leur opposition à Djukanovic. Le Monténégro est toujours en quête d'une identité propre. Le 28 avril 2022, un gouvernement minoritaire emmené par Dritan Abazovic, leader du parti civique (URA), a reçu l'aval du Parlement, avec le soutien du DPS. Cette alternance devrait renforcer l'État de droit, priorité du nouveau gouvernement, et permettre ainsi des progrès avec l'Union européenne.
Identité contestée en Macédoine du Nord par la Bulgarie, qui a mis son veto à l'ouverture des négociations d'adhésion. Sofia demande que la Macédoine du Nord reconnaisse ses racines bulgares et que sa langue en dérive, et nie l'existence d'une minorité macédonienne en Bulgarie, tout en demandant que son équivalent bulgare en Macédoine soit reconnu ! Cette situation semble burlesque, tant les Balkans ont des histoires imbriquées. Elle reflète un syndrome balkanique fort : le poids de l'histoire, l'affirmation de son identité contre l'autre et l'équilibre difficile à trouver pour les droits des minorités, souvent invoqués abusivement par les États[2]. Il s'ajoute à l'autre syndrome le mieux partagé des Balkans : la victimisation. Si les frontières physiques n'empêchent pas une coopération régionale active, des frontières mentales fortes se perpétuent.
Une solution pourrait intervenir en juin 2022. Ce serait justice pour ce pays, auquel la porte de l'Union européenne avait été fermée par Athènes pendant plus de dix ans jusqu'à son changement de nom dans l'accord de Prespa en 2018, ce qui lui a permis de devenir le 30e membre de l'OTAN en 2020. Fermée aussi par la France et les Pays-Bas en 2019. La Macédoine du Nord reste fragile en raison de sa courte histoire comme État, de son faible développement et de sa composition ethnique parfois turbulente - 58,4% de Slaves macédoniens et 24,3% d'Albanais, selon les résultats du recensement de mars 2022.
En Albanie, pour assainir son système judiciaire corrompu, le Premier ministre Edi Rama a lancé en 2017 une évaluation des compétences et du patrimoine acquis de tous les magistrats, en étroite coopération avec la Commission européenne. Exercice sans précédent, ce "vetting" a déjà conduit à écarter 190 magistrats sur un total de 810, tandis que 70 ont préféré démissionner. Avec 74 sièges sur 120, le parti socialiste (PSSh) a gagné à nouveau les élections législatives en avril 2021, confortant la position d'Edi Rama. L'Albanie reste toutefois otage du litige Bulgarie-Macédoine du Nord, que l'Union européenne ne souhaite pas dissocier pour l'ouverture des négociations d'adhésion, notamment afin de maintenir la pression sur Sofia.
Bosnie-Herzégovine et Kosovo : Etats inachevés en situation instable et incertaine
En Bosnie-Herzégovine, les Serbes, Croates et Bosniaques s'opposent plus que jamais pour assurer un État fonctionnel et parlant d'une seule voix à l'extérieur. Devenus majoritaires, les Bosniaques n'acceptent pas que les accords de paix de Dayton (1995) aient consacré la Republika Srpska (RS) sur la ligne de front. Et la surenchère nationaliste du leader de la RS, Milorad Dodik, maintient le pays en état de crise. Il fut pourtant poussé par Washington dans les années 2000[3]. Appuyé dorénavant par Moscou, il a refusé en mai 2021 la nomination du nouveau Haut Représentant, Christian Schmidt, dont le poste a été créé par l'ONU pour superviser la mise en œuvre des aspects civils de Dayton et auquel des pouvoirs exécutifs ont été conférés. Il est vrai que son prédécesseur, Valentin Inzko, avait plus attisé les tensions qu'il n'avait réglé les litiges. Or, le HR vient d'annuler une loi foncière de la RS, arguant qu'une entité ne peut décider seule de l'affectation des biens du pays. Décision logique qui ouvre la voie à un énième litige.
On touche là à l'un des problèmes clés de la constitution de Dayton, qui définit a minima les compétences de l'État et laisse aux entités toutes les autres. Un autre grand problème étant "l'intérêt vital" que les trois groupes ethniques invoquent tour à tour pour s'opposer à des réformes. Bien que quelque 140 compétences aient été conférées à l'État central au cours des années, on voit ressurgir régulièrement l'opposition entre la RS qui exige le strict respect de Dayton et les Bosniaques qui poussent à établir un État unitaire, centralisé, comme le programme de leur parti majoritaire (SDA) le demande. Or on oublie à Sarajevo la mise en garde de Richard Holbrooke, le négociateur de Dayton, de ne jamais tenter d'établir un État unitaire sous peine d'ouvrir la porte à l'instabilité. Le compromis étant rarement possible, c'est à la Cour constitutionnelle de trancher mais elle est contestée par Milorad Dodik, notamment parce qu'elle comporte encore trois juges étrangers sur neuf membres.
On assiste de plus à une complicité objective entre Dodik et le leader des Croates, Dragan Covic, qui paralyse le pays. C'est aussi le rapport de forces entre le SDA et le HDZ qui est en cause dans cette Fédération Bosno-Croate de dix cantons multi-ethniques devenue ingouvernable. Alors que l'actuelle loi électorale a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'Homme pour discrimination envers des minorités, le HDZ bloque sa réforme. La prééminence de l'ethnicité est un autre obstacle qui freine l'obtention du statut de candidat à l'adhésion. Depuis que la Russie accroît ses liens avec la RS, on assiste à une présentation de Dodik comme le seul fauteur de troubles, sans évoquer le jeu du SDA et en minimisant celui du HDZ. Il est temps pour l'Union européenne et les États Unis de pousser les autorités bosniennes à mettre à plat, sans tabou, la question clé des compétences pour un consensus sur un État fédéral sui generis fonctionnel, afin de sortir de cet "Absurdistan", comme l'a appelé le journaliste Srecko Latal.
Le Kosovo est encore bien loin de cette étape : avec cinq Etats membres de l'Union européenne qui ne reconnaissent toujours pas son indépendance[4]. Le dialogue avec la Serbie sous l'égide de Bruxelles n'en est que plus difficile, d'autant plus que la libéralisation des visas par l'Union européenne se fait toujours attendre. Il n'a guère progressé depuis 2015. Le dialogue, soutenu par Donald Trump qui a abouti à l'accord économique de Washington, le 4 septembre 2020, était largement vide. Une farce pour beaucoup, destinée à présenter Trump comme un grand négociateur à la veille des élections et à rapprocher Israël des deux pays. Il a toutefois servi à déstigmatiser la Serbie à Washington, et Israël a reconnu le Kosovo.
Les Kosovars ne s'y sont pas trompés en offrant en février 2021 près de 50% de leurs voix au parti Vetëvendosje, renversé en juin 2020 avec l'appui des États-Unis pour faciliter l'accord de Washington. Son Premier ministre, Albin Kurti, déterminé à lutter contre la corruption, se heurte aux puissants réseaux de la classe politique issue de l'armée de libération du Kosovo (KLA). Alors que l'OTAN estime à 5.000 les anciens combattants, 64.000 sont enregistrés dont les pensions absorbent 9% du budget de l'État. L'ex-KLA a toutefois perdu des personnalités, mises en accusation par une Cour spéciale à La Haye, pour crimes de guerre, notamment Hacim Thaci, ancien président et Kadri Veseli, ancien président de l'Assemblée. La mission EULEX a été prolongée sans pouvoirs exécutifs jusqu'en juin 2023 mais le système judiciaire reste faible.
La perspective européenne : un impossible rêve pour les Balkans occidentaux ?
Le Monténégro est en négociations d'adhésion depuis dix ans mais seuls trois des trente chapitres ouverts ont été provisoirement clos. Le bilan de deux contre dix-huit n'est pas plus flatteur pour la Serbie, en négociations depuis huit ans. Selon Matteo Bonomi, l'élargissement est "cliniquement mort, maintenu artificiellement en vie par les sommets avec l'Union. La région devient une enclave de détresse économique, de tensions sociales et de conflits non résolus au milieu de l'Europe[5]". La volonté politique de la réduire et de créer un Etat de droit fait largement défaut, ce qui compromet l'aide européenne, comme la Cour des Comptes européenne l'a souligné, à l'exception de l'Albanie qui a fait le plus de progrès vers l'indépendance judiciaire.
Un inquiétant mouvement d'émigration s'ajoute à la chute de la natalité. Les raisons en sont économiques mais aussi le népotisme, ce qu'un migrant traduit par "pas de relations, pas de job". Selon Eurostat, 228.000 personnes ont quitté les Balkans en 2018 : 62.000 d'Albanie, 53.500 de Bosnie-Herzégovine, 51.000 de Serbie, 34.500 du Kosovo et 24.300 de Macédoine du Nord. Selon l'Office statistique de Belgrade, 385.000 Serbes sont partis depuis 2011. Et ce mouvement ne fait que s'accélérer. En Serbie, un sondage Gallup en 2020 montrait que 46% des jeunes de 15 à 29 ans souhaitaient partir. Plus grand fléau des Balkans, cette émigration qui enrichit les pays d'accueil - en premier lieu l'Allemagne - appauvrit les pays d'origine. Elle renforce les pouvoirs en place en réduisant la contestation. D'ailleurs, l'absence de grandes manifestations traduit aussi le découragement, même si l'on a vu un puissant mouvement civil en Serbie fin 2021 qui a fait reculer le gouvernement sur un projet minier de lithium.
Une écrasante majorité des habitants reste pourtant favorable à l'adhésion : 94% en Albanie 83% en Bosnie-Herzégovine, 90% au Kosovo, 79% en Macédoine du Nord et 83% au Monténégro Il existe une initiative très applaudie par les autorités, les entreprises et les citoyens : l'établissement d'un marché commun régional avec libre circulation des biens, des services et des personnes, ainsi qu'une reconnaissance mutuelle des diplômes. Son Plan d'action, agréé à Sofia en novembre 2020, est mis en œuvre sous l'égide du Centre de coopération régionale (RCC) de Sarajevo, sous l'autorité éclairée de sa Secrétaire générale, Majlinda Bregu. Mais la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et le Kosovo s'étant placés à l'écart, l'Albanie, la Macédoine du Nord et la Serbie vont de l'avant, à juste titre, avec l'initiative Balkans ouverts.
L'Union européenne s'est réengagée, au sommet de Sofia en 2018, en adoptant des orientations concrètes, notamment pour les transports et autres domaines de connectivité, projets que les sommets annuels du Processus de Berlin, lancé en 2014, ont fait avancer. Mais ni le sommet de Zagreb en 2020, ni celui de Brdo le 6 octobre 2021 n'ont pu masquer les réticences de l'Union européenne pour des adhésions prochaines. Il est vrai que l'impréparation des Balkans, leur gouvernance défaillante et leur culture politique n'incitent pas à vouloir accueillir de nouveaux membres. D'autant que certains risqueraient de grossir le camp illibéral de Viktor Orban, lequel a noué d'étroites relations avec le président Vucic et avec Milorad Dodik, et dont le parti (Fidesz) vient de remporter les élections le 3 avril 2022 pour la quatrième fois.
De son côté, l'Union européenne serait-elle disposée à ouvrir ses portes sans renforcer au préalable son mode de fonctionnement ? "C'est une nécessité", répondent les pays d'Europe centrale. Non, a affirmé le président Macron qui, à juste titre, y voit un affaiblissement de la gouvernance européenne. L'adhésion des Balkans occidentaux est une cacophonie entre l'Europe centrale, qui souhaite des adhésions rapides, et des Etats fondateurs avant tout soucieux de cohésion et de consensus sur les sujets sensibles non résolus et sur la gouvernance. S'y ajoute le camp de l'État de droit des Etats membres inquiets de l'absence de progrès solides. Les déclarations entendues lors des sommets masquent mal les divisions et l'unité n'est que de façade.
Les premières leçons de l'agression de la Russie en Ukraine
Cette unité risque de surcroit de voler en éclats après l'agression de la Russie en Ukraine. Les ministres des Affaires étrangères d'Autriche, de Hongrie, de Slovaquie, de Slovénie et de République tchèque ont demandé à Josep Borrell un débat au Conseil car il est "urgent de donner un élan à l'intégration des Balkans". D'aucuns craignent que Moscou n'y utilise ses réseaux pour déstabiliser la région. Car les réactions des Balkans occidentaux ne sont pas uniformes. Si tous ont voté la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies le 3 mars 2022 pour l'arrêt de la guerre, il n'en va pas de même pour les sanctions contre la Russie. Selon le cadre des négociations d'adhésion signé avec l'Union européenne, le Monténégro et la Serbie sont censés s'aligner progressivement sur les positions de Bruxelles envers les pays tiers. Podgorica l'a fait, malgré des manifestations pro-Poutine. Bien qu'au seuil des négociations, l'Albanie et la Macédoine du Nord ont pourtant adopté ces sanctions, de même que le Kosovo.
Par contre, la Bosnie-Herzégovine ne les applique pas en raison de l'opposition de la RS. Il en va de même de la Serbie où Vucic a préféré "tenir compte des intérêts" du pays, avec le soutien de l'Eglise orthodoxe. Dans cette position, l'espoir de Belgrade de renouveler son accord préférentiel avec Moscou pour la fourniture de gaz en juin joue un rôle. Ce qui a manifestement renforcé son score à l'élection présidentielle du 3 avril. Mais son attitude "neutre" a contribué à faire perdre à son parti la majorité au parlement, 12,6% des électeurs ayant préféré apporter leurs voix à trois partis clairement pro-Poutine. Et 44% des citoyens sont maintenant contre l'adhésion à l'Union européenne (seulement 35% pour) en raison des pressions sur Belgrade pour s'aligner sur les sanctions de l'Union européenne[6]. Les bombardements de l'OTAN lors de la guerre du Kosovo, ainsi que les liens avec la Russie, n'y sont pas pour rien. Il y a eu des manifestations pro-Poutine, ainsi que des marches du "régiment immortel" le 9 mai, en parallèle à celle de Moscou. Cette situation est aussi le résultat de la propagande et surtout de l'histoire non assumée de la Serbie, y compris de sa candidature à l'Union européenne.
Elle n'en reste pas moins l'otage de la Russie sur le Kosovo. Le président Vucic sait bien que les portes de l'Union européenne ne lui seront ouvertes que s'il signe un "accord juridiquement contraignant" avec Pristina, en plus des conditions classiques d'adhésion. Sergueï Lavrov a certes dit que Moscou suivrait aux Nations unies la position de Belgrade. Mais il est à craindre que la guerre n'ait rebattu les cartes. Comment ne pas penser que la Russie utilisera le Kosovo comme élément d'échange dans la négociation d'ensemble qui pourrait s'engager avec la Russie après la guerre en Ukraine ? Alors que Poutine vient à nouveau de faire un parallèle entre l'indépendance du Kosovo et celle des républiques auto-proclamées de Donetsk et Louhansk qu'il a reconnues, ce qui rend la position de Belgrade encore plus inconfortable. C'est pourquoi les pressions extérieures se sont atténuées, tant il est essentiel de garder malgré tout Belgrade dans le camp européen alors que Moscou va vouloir y accroître son influence. Le journal Izvestia a d'ailleurs adressé cette mise en garde : "le règlement du Kosovo accélérera l'intégration euro-atlantique de la Serbie et affaiblira l'influence de la Russie dans la région."
La guerre en Ukraine a ravivé les plaies non refermées des guerres balkaniques, entre la Serbie et les partis qui lui sont proches - en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro - et les autres, et suscité de nouvelles inquiétudes. Les forces internationales viennent d'y être renforcées, avec EUFOR-Althea en Bosnie-Herzégovine et KFOR au Kosovo. Les Balkans occidentaux se retrouvent sans une perspective concrète, ce qui n'aide pas à résoudre les conflits gelés, tant au Kosovo qu'en Bosnie-Herzégovine. Il existe des risques de dislocation et l'idée d'une grande Albanie est régulièrement agitée. Un changement de frontières au Kosovo risquerait en effet d'ouvrir la porte à la violence, situation qui fait le jeu des puissances il-libérales qui accroissent leur présence. Il y a donc un véritable intérêt stratégique à arrimer solidement les Balkans occidentaux à l'Union européenne. Il y va de sa propre sécurité tant la stabilité y est fragile et les appétits de puissances tierces à la mesure du vide qui s'est installé. Pour le combler, la question se pose de savoir comment concilier les intérêts de l'Union européenne et les attentes des candidats.
La nouvelle méthode de négociations ne répondra pas seule aux défis
Adoptée par la Commission le 5 février 2020, à la demande de la France, cette nouvelle méthode est censée répondre à tous ces défis. Elle contient des innovations positives, avec un regroupement plus cohérent des chapitres de négociations par secteurs ; avec ensuite une direction plus politique par les Etats membres ; et enfin un mécanisme de bénéfices et de sanctions bienvenu. Mais cette méthode n'a pas retenu la proposition française d'engager les fonds structurels/fonds de cohésion dans la pré-adhésion. C'est-à-dire de faire par un effort financier et soutenu, ce qui aurait dû être engagé après les guerres des Balkans.
La nouvelle méthode s'est ainsi privée d'une incitation financière puissante pour les réformes. Car ce ne sont pas les 14,2 milliards € d'aide budgétaire aux Balkans du programme IPA entre 2021 et 2027 qui vont crédibiliser l'approche. La Bulgarie, dont la taille est semblable à celle de la Serbie, a reçu près de six fois plus que ce que l'IPA a alloué à cette dernière dans la période 2014-2020. Certes, l'une est membre de l'Union et l'autre non. Mais les besoins sont identiques. Une telle différence va en outre accroître le fossé entre les membres et les candidats. Et la règle qui veut que des milliards soient alloués d'un coup au nouveau membre est une aberration économique et budgétaire. Même révisé, ce processus de négociations ne sera pas en mesure à lui seul de restaurer la crédibilité de l'Union européenne, d'enrayer l'émigration et les influences externes, ni d'aider à résoudre les litiges.
Pour des adhésions par étapes avec phase de consolidation
Une nouvelle approche est donc proposée[7], qui repose sur trois principes : mettre un terme au système binaire d'une aide pré-adhésion limitée, puis de fonds post-adhésion massifs une fois membre ; progresser vers l'adhésion par étapes selon les réformes accomplies, chaque étape franchie donnant accès à des fonds accrus ; établir une phase de consolidation à la fin des négociations avant l'adhésion pleine et entière.
La première étape serait la mise en œuvre des accords d'association et de certaines réformes symboliques, par exemple la loi électorale en Bosnie-Herzégovine. Le pays candidat recevrait alors une fraction de fonds structurels mais supérieure à ce que l'IPA lui aurait octroyé.
La seconde étape consisterait dans l'intégration du pays au Marché intérieur, étape clé et concrète pour arrimer solidement les économies des Balkans occidentaux, alors que 66% de leurs échanges se font déjà avec elle. Ce qui, combiné à la réalisation parallèle du marché commun régional, devrait accélérer les investissements et, donc, freiner l'émigration. Les réformes dans les différents secteurs/chapitres induiraient le passage aux étapes suivantes. Et des progrès sur les éléments fondamentaux de l'État de droit devraient être faits tout au long du processus, par exemple dans la lutte contre la corruption en lien avec le Marché intérieur (marchés publics et conflits d'intérêts notamment).
Chaque changement d'étape donnerait accès à une augmentation des fonds ainsi qu'à une participation, d'observation puis de plein droit, du pays aux différents organes de la Commission dans les politiques concernées. Priorité devrait être donnée aux nouvelles politiques emblématiques de l'Union européenne, comme le Pacte vert, ainsi qu'à une association à la politique de sécurité et de défense. Lorsque la Commission confirmerait que les critères de l'adhésion sont respectés, une dernière étape s'ouvrirait où le candidat aurait les droits afférents à sa qualité de membre, à l'exception du droit de veto et sans avoir de commissaire.
Cette dernière étape de consolidation le serait à un double titre. D'une part, pour vérifier que l'acquis adopté est effectivement mis en œuvre, que le pays ne commence pas à renier les valeurs souscrites et les principes acceptés, ni ne s'oppose déjà à de nouvelles politiques communes ; d'autre part, pour permettre à l'Union européenne de finaliser une nouvelle gouvernance, y compris sur le nombre de commissaires. A l'issue de cette étape, d'une durée variable, le pays serait membre de plein droit de l'Union européenne.
Une telle adhésion par étapes offrirait aux pays candidats une feuille de route pragmatique, avec financements progressifs selon les réformes. Inversement, tout retour en arrière serait sanctionné financièrement, ce qui devrait créer une émulation entre les pays. Elle engagerait les candidats sur une voie concrète et crédible, avec bénéfices à chaque étape, plutôt que dans des négociations théoriques aux avantages n'apparaissant qu'à un horizon lointain. Elle réduirait assurément l'attrait des financements chinois et d'autres puissances. Elle faciliterait la socialisation dans les différents organes de l'Union européenne, tout en réduisant le risque d'une adhésion perçue comme soudaine par les citoyens des Etats membres. Elle en faciliterait ainsi l'acceptation, alors que le soutien à ces adhésions est inférieur à 36% en Allemagne, en Italie, en France et en Espagne, selon une enquête d'opinion[8].
Une incitation puissante pour résoudre aussi les litiges
Il pourrait s'agir d'aider à résoudre les situations bilatérales complexes comme le dialogue Kosovo-Serbie. La normalisation de leurs relations est inscrite dans le chapitre 35 (autres questions) des négociations d'adhésion. Si celles-ci devaient s'achever avec seulement un accord "juridiquement contraignant" avec Pristina, le chapitre 35 resterait ouvert. La Serbie entrerait alors dans la phase de consolidation à laquelle sa reconnaissance du Kosovo mettrait fin. Entre temps, elle aurait les bénéfices d'un Etat membre, sauf le droit de veto et l'absence d'un commissaire. De même pour le Kosovo avec sa reconnaissance par tous les Etats membres durant cette période. En cas de difficultés persistantes, il aurait au minimum intégré le Marché intérieur et nombre de politiques européennes. Quant à la Bosnie-Herzégovine, l'incitation puissante de fonds pré-adhésion substantiels, dont elle a tant besoin, devrait permettre de rallier un consensus pour un État fédéral sui generis autour des nécessités de l'adhésion afin d'enrayer les convulsions de ce pays dont la chute menacerait toute la région.
Cette approche pourrait dynamiser rapidement les relations avec l'Union européenne et lui redonner sa crédibilité. Comme le cadre financier pluriannuel est déjà fixé jusqu'en 2027, il conviendrait d'augmenter les fonds IPA lors de l'examen budgétaire à mi-parcours, ce que le Parlement européen applaudirait. C'est une approche certes peu orthodoxe. Mais il est temps de sortir du système binaire qui a prévalu jusqu'alors et a montré ici son inefficacité. Et si l'adhésion d'un candidat se révèle difficile - de son fait ou du fait de l'Union - la seconde étape aura à tout le moins fermement ancré son économie à celle de l'Union européenne, réduisant ainsi les vulnérabilités et les appétits tiers. Malgré la crainte de certains candidats que le processus ne s'arrête à l'intégration économique, cette approche est bien accueillie[9]. D'autant que le processus actuel apporte encore moins de garanties et sans fournir de moyens financiers supplémentaires. Il faut souligner, au contraire, que l'intégration économique ne serait qu'une étape facilitant l'adhésion qui resterait le seul objectif. La stabilité de la région en sortirait renforcée tout comme la sécurité de l'Union européenne.
***
L'évolution du voisinage balkanique atteste des illusions perdues depuis cet âge d'or de 2003-2005 où le soft power de l'Union européenne devait transformer ces pays, confiant que la démocratie et l'économie de marché allaient naturellement s'imposer après la chute du mur de Berlin et la dissolution de l'Union soviétique. Mais le contexte européen et mondial allait être bouleversé, faisant mentir l'idée que l'Histoire prenait fin. Le modèle européen est affaibli par des puissances concurrentes qui veulent imposer un nouvel ordre mondial, avec des valeurs différentes promues par des gouvernements il-libéraux de Budapest à Varsovie, et de Moscou à Pékin.
La crédibilité de l'Union européenne s'en trouve affectée. Et ses moyens financiers ne sont pas à la hauteur des enjeux.
La guerre en Ukraine a fait prendre conscience de la vulnérabilité des Balkans occidentaux et de la nécessité de réviser le processus d'adhésion. C'est ce que Charles Michel vient d'acter dans un discours au Comité économique et social européen le 18 mai. Il a proposé "une intégration progressive et graduelle avec des avantages socio-économiques pendant la pré-adhésion", qui s'apparente fort à notre approche. Il est temps que l'Union européenne mobilise tous les outils de sa puissance économique, commerciale, normative et financière pour cette politique nouvelle. Tout laisse à penser que le Sommet Balkans du 23 juin pourrait l'entériner. L'Europe s'affirmerait enfin efficace, crédible et souveraine dans ce voisinage ô combien important pour sa sécurité.
[1] BIEPAG, octobre 2021 * Des éléments de cette publication, notamment sur la nouvelle approche, sont parus dans la Revue de Défense nationale, n° 850, mai 2022.
[2] Voir Pierre Mirel: Les Balkans occidentaux : entre stabilisation et intégration à l'Union européenne. Questions d'Europe n° 459, Fondation Robert Schuman, 22 janvier 2018.
[3] Srecko Latal : What does Bosnian Serb strongman Milorad Dodik really want?. BIRN, 8 novembre 2021.
[4] Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie.
[5] Matteo Bonomi, BIEPAG, octobre 2021.
[6] Enquête IPSOS, 2022.
[7] Milena Lazarevic, Away with the enlargement bogeyman, EPC, 3 juillet 2018 et Pierre Mirel, Union européenne-Balkans occidentaux : pour un cadre de négociations rénové. Fondation Robert Schuman, Questions d'Europe n° 529, 30 septembre 2019. Voir aussi A template for staged accession CEPS, 1er octobre 2020.
[8] Monténégro 36%, Macédoine du Nord 35%, Albanie 33%, Serbie 31%, Kosovo 29%. Enquête YouGov mars 2022, reprise par European Western Balkans, 6 avril 2022.
[9] Conférence Sénat, 9 mai 2022.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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Schuman
L'actualité européenne de la semaine
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