Stratégie, sécurité et défense
Bruno Dupré
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Voilà treize ans que la France n'avait pas exercé la présidence du Conseil de l'Union européenne. C'est chose faite pour six mois depuis le 1er janvier 2022. L'occasion pour le chef de l'État français d'apporter sa vision des enjeux géopolitiques. L'occasion aussi de s'expliquer sur les concepts de souveraineté européenne, puissance, autonomie ou encore de responsabilité stratégique. La France, avec l'Allemagne et le soutien des institutions, a joué un rôle essentiel - bien que contesté - dans la promotion depuis cinq années d'une Europe plus politique (discours d'Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017). L'objectif de cet article est d'évaluer, cinq ans après, où nous en sommes tant du point de vue économique que de politique étrangère et de sécurité et d'analyser les mesures prises par l'Union européenne pour devenir un acteur à part entière sur la scène internationale.
Des échecs mais des leçons à ne recevoir de personne
Une Union européenne plus géopolitique ? Qui peut l'entendre, qui peut encore y croire ? Pour nous, Européens, les épreuves se multiplient : à l'intérieur de nos frontières, où l'État de droit est contesté ; à notre immédiate périphérie ; où les bruits de bottes rappellent que l'histoire se répète. Et plus loin - en Syrie, en Libye, au Sahel, au Moyen-Orient, en Afghanistan - qu'avons-nous accompli ces vingt dernières années, que reste-t-il de nos négociations, de nos interventions, des centaines de millions investis dans la paix et la sécurité ? Que reste-il, sinon de ces peuples qui fuient leur pays pour croire à ce rêve européen qui n'a jamais existé, un rêve exploité par les passeurs et les régimes autocratiques, un rêve qui tourne au cauchemar avant même d'avoir posé le pied sur le continent européen. Où sont les résultats de politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne ?
C'est une vraie question mais ce n'est pas la seule ni peut-être même la bonne. Toutes ces crises ont des causes multiples. Ce qu'il faut juger ici, ce n'est pas simplement l'échec de l'Europe à faire naître ou à préserver la démocratie dans ses frontières comme à l'extérieur. C'est aussi, au-delà de l'Europe, l'échec des grandes puissances en général et du système multilatéral en particulier qui n'ont pas su, ou voulu, accompagner les transitions nécessaires qui s'opéraient en Asie, au Maghreb, en Afrique, au Moyen-Orient. Nous ne reviendrons pas sur l'inutilité assumée du Conseil de Sécurité des Nations unies. On s'attardera en revanche sur les résultats obtenus par trois des nations qui le composent : ceux connus des États-Unis au Vietnam, en Irak, en Syrie, en Libye, en Afghanistan ; ceux plus ambigus de la Chine sur les routes de la Soie où Pékin rencontre déjà des limites en Asie centrale comme en Afrique ; enfin, ceux de la Russie pour qui la puissance est surtout devenue synonyme de capacité de nuire et de retrouver une grandeur passée. Nous n'avons de leçons à recevoir de personne.
Au moins, de façon un peu cynique, pourrons-nous dire que Moscou reste maître de son destin. Toutes les nations n'ont ni ce pouvoir ni ce désir. En réalité, peu de pays aspirent à se donner les moyens de leur indépendance et de leur souveraineté. On pourrait résumer cela en disant qu'il existe finalement aujourd'hui trois types d'acteurs sur la scène internationale : les " followers " (ce que nous pourrions dire de l'Australie et du Royaume-Uni après l'affaire AUKUS), les " by-standers " (une grande partie de l'Asie, du Moyen-Orient et de l'Afrique qui attendent de voir pour se positionner) et les " hedgers " (qui font les arbitrages sans s'engager : Inde, Turquie, etc.).
Autrement dit, peu nombreuses sont les nations prêtes à exercer un réel leadership de bonne gouvernance mondiale. Nous ne pourrons pas faire ce reproche aux Européens, qui ont essayé de mettre en place ce modèle unique de "soft power " avec un pouvoir d'attractivité certain (l'effet Bruxelles) et quelques résultats (cf. les négociations du GATT, puis de l'OMC) mais qui rencontre des limites réelles dans un monde plus transactionnel que jamais. Ce qui nous amène finalement à la question suivante : après tous ces échecs diplomatiques et militaires, échecs qui ne sont pas que les nôtres, que voulons-nous pour nous-mêmes ? Pourquoi nous attacher à devenir plus autonomes, plus politiques, plus responsables ?
Il faut revenir en arrière pour trouver la réponse. Tout a été fait pour que l'Europe ne soit pas géopolitique, de la CECA à la CEE en passant par EURATOM. Tout a été fait pour mutualiser les grands secteurs de l'industrie lourde et ne pas répéter les erreurs passées de collusion entre politiques et magnats industriels qui ont fourni le socle de la revanche et de la Seconde Guerre mondiale. In fine, soixante-douze ans plus tard, il faut reconnaître que cette mutualisation n'a pas si mal fonctionné. Dans ce monde multipolaire qui est le nôtre, qui a changé en profondeur depuis la pandémie, c'est un nouveau cap qu'il nous faut maintenant prendre pour continuer à exister. Ce cap est celui de la responsabilité politique. Un cap presque à l'opposé de celui pris depuis les Traités de Rome, où la dépendance économique et militaire vis-à-vis des États-Unis a été synonyme de prospérité et stabilité. C'est un nouveau plan Marshall, politique cette fois-ci, dont nous avons besoin. Notre propre Plan Marshall. Une révolution culturelle à accomplir sans pour autant renoncer à notre identité. Soixante-douze ans seulement après sa création, l'Union européenne doit apprendre à combiner " soft " et " hard " power non pas tant pour une vision commune de cultures si différentes que pour se doter d'un arsenal cohérent qui protège ces différences. C'est cela l'autonomie stratégique, à la fois une colonne vertébrale et un système immunitaire contre les attaques extérieures.
Ce système immunitaire repose sur une Europe de la puissance qu'il faut consolider, une culture stratégique qu'il faut développer et un réseau d'alliances et de partenariats à redéfinir.
I - L'Europe de la puissance : consolider les travaux en construction
Le concept de puissance européenne n'est pas nouveau. Il s'exerce tous les jours. Lorsque Alain Peyrefitte posait en 1962 au général de Gaulle la question " à quoi sert l'Europe ? ", ce dernier répondait " à ne pas se laisser dominer ni par les Américains ni par les Russes ". Et d'ajouter : " l'Europe doit être un levier d'Archimède pour la France. " Jacques Chirac parlait de multiplicateur de puissance. D'autres termes ont vu le jour plus récemment - souveraineté européenne, autonomie stratégique, souveraineté stratégique - tous exprimant la même idée : il nous faut agir collectivement chaque fois que c'est possible, mais de façon autonome lorsque cela est nécessaire. Le débat sémantique continue de faire rage. Pour les partisans de l'OTAN ou adeptes d'une économie ultra-libérale, l'autonomie stratégique est anathème car elle signifie découplage des Américains. Pour ceux qui sont favorables à plus de soutien des institutions et à une politique industrielle ciblée, l'autonomie stratégique est synonyme de capacité à résister et répondre (pushing back). Mais ce débat conceptuel est, d'une certaine façon, dépassé car la puissance européenne est déjà une réalité... dans certains domaines.
L'Union européenne est une puissance économique et normative (droit de la concurrence, règlement sur les produits chimiques REACH, RGPD, etc.), commerciale (l'Union a passé plus de 50 accords commerciaux contre 18 pour le Japon et 14 pour les États-Unis), d'aide au développement (l'Union et les États Membres représentent plus de la moitié de l'APD mondiale), enfin une puissance aéronautique et spatiale (Ariane, Airbus, Galileo/Copernicus). C'est du côté militaire que le bât blesse. À ce jour, l'Union européenne est loin de maîtriser les instruments du " hard power", sa politique de sécurité et de défense est d'abord un outil de maintien de la paix et ses opérations sont de taille modeste comparées à celles de l'OTAN ou même de l'ONU. Tout ceci n'est pas le fruit du hasard mais de notre histoire. L'idée de puissance, qu'elle soit économique ou militaire, demeure subsidiaire. Juridiquement et politiquement, cette puissance est limitée et relative. Le droit européen est circonscrit aux compétences de l'Union européenne et la dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis est inscrite dans les gènes de l'Union.
Pourtant, quelque chose est en train de se passer. Une nouvelle dynamique européenne se met en place et des axes forts apparaissent. Ils ont au nombre de trois :
• L'émergence en Europe - parmi les États membres et les institutions - d'une conscience " géopolitique " face à un monde de plus en plus compétitif. Il s'agit bien de prendre position face à un double mouvement : la montée de la Chine et le retrait américain. Le dossier afghan et celui de l'AUKUS nous rappellent qu'il n'y a plus d'alliance indéfectible et que les mauvaises manières américaines ne sont pas circonscrites à l'administration Trump. Il nous faut désormais " prendre notre destin en mains " comme l'a rappelé l'ancienne chancelière allemande, Angela Merkel. Le lien transatlantique reste fort pour la grande majorité des États membres mais le doute s'est installé sur la solidité des garanties américaines.
• La crise de COVID n'a pas fini de produire des effets. Elle a mis à jour la nécessité impérieuse de protéger un certain nombre de secteurs critiques et de soutenir l'économie. Le fonds de relance de 750 milliards € est historique et, ajouté au cadre budgétaire pluriannuel (CFP) de plus de 1000 milliards €, offre une opportunité réelle de restaurer les économies européennes et faciliter la double transition climatique et numérique. Selon les termes employés par l'ancien ministre allemand des finances, Olaf Scholz, désormais chancelier, ce plan de relance n'est pas encore une Union budgétaire mais c'est un pas décisif en ce sens.
• Enfin, l'Europe puissance est surtout celle du couple franco-allemand qualifié par Jacques Delors " d'arbre de vie ". Mais ce sont là deux conceptions opposées de la puissance : essentiellement militaire chez les Français, économique et juridique pour les Allemands. Bien sûr, il y a des éléments de convergence entre Berlin et Paris pour une politique de dialogue et de fermeté vis-à-vis de la Russie ou de l'Iran ou pour une approche équilibrée avec Pékin (en opposition à ce que réclament les États-Unis). Mais il est beaucoup plus difficile de mettre en place une approche stratégique commune sur le Sahel, la Libye, la Syrie, la Turquie ou le conflit israélo-palestinien. Pourtant, des signaux encourageants en faveur d'une Europe plus souveraine politiquement ont été donnés par le nouveau gouvernement allemand. " Nous voulons accroître la souveraineté stratégique de l'Europe " indique le programme tripartite de la coalition SPD, FDP et Verts. " Cela signifie avant tout rétablir sa propre capacité à agir dans un contexte global et être moins dépendant et vulnérable dans les domaines stratégiques importants ". Au moment où la France prend la présidence du Conseil de l'Union européenne pour six mois, la convergence franco-allemande sur la souveraineté et l'autonomie stratégique devraient permettre d'aller de l'avant, y compris si nécessaire avec un plus petit groupe d'États (article 44 TUE).
En somme, tous les fondamentaux politiques sont là - prise de conscience de l'ensemble des États membres, budget jamais égalé, retour du leadership franco-allemand - pour donner un nouvel élan à une Europe plus politique. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Plus de souveraineté, plus d'autonomie et plus de puissance requièrent un examen critique des instruments actuels et de ceux qui sont susceptibles d'apporter des réponses nouvelles.
II - Le long chemin européen : de l'innocence politique vers une culture stratégique
Dans le domaine économique comme dans le domaine militaire, l'approche " soft" longtemps pratiquée par l'Union ne suffit plus pour faire face aux enjeux du XXIe siècle.
Sur le plan économique, on a beaucoup vanté les mérites de "l'effet Bruxelles", c'est-à-dire l'application de la réglementation européenne comme standard de référence mondiale, sans aucune contrainte, par simple effet vertueux. Pourtant, cet "effet Bruxelles " risque fort de devenir sous peu le lointain souvenir d'une puissance normative européenne qui n'est plus. Les règles d'un jeu équitable (level playing field) mises en place au titre du Marché unique sont faussées par l'absence de réciprocité accordée par des pays tiers qui multiplient les restrictions d'accès au marché et les aides d'État déguisées. Surtout, nous n'avons pas en Europe les codes permettant la maîtrise de la numérisation de l'économie, une technologie dominée par les États-Unis et la Chine, une technologie qui s'impose progressivement comme la " norme des normes ". L'Union européenne, si elle ne réagit pas, ne sera plus la référence normative du XXIe siècle.
Du côté militaire, les nombreuses initiatives européennes développées depuis soixante-douze ans, et notamment l'échec de la Communauté européenne de défense (CED), projet de création d'une armée européenne, avec des institutions supranationales en 1954 du fait de la France (!), n'ont pas permis autre chose que des interventions de maintien de la paix ou des missions de formation principalement en Afrique alors que l'Union européenne avait envisagé des opérations sur l'ensemble du spectre des crises (basse et haute intensité). L'idée d'une force de réaction rapide avait pourtant fini par être validée et concrétisée sous le vocable de " groupements tactiques ". Mais ces forces multinationales interarmes n'ont jamais été activées. Quant à l'armement, aucun programme majeur n'est jamais né sous l'égide de l'Union européenne.
Pour autant, malgré une innocence politique inscrite dans son histoire, une culture stratégique se met progressivement en place au sein des institutions européennes. Un ensemble de mesures, que l'on appellera " boite à outils ", vient se substituer aux réponses ad hoc et non coordonnées, tant dans le domaine économique que militaire.
Domaine économique.
• La crise de COVID a été un révélateur de nos vulnérabilités tant concernant nos infrastructures critiques (économiques et financières) que nos sources d'approvisionnement. Pour y répondre, tout un arsenal réglementaire a été adopté entre 2019 et 2021 ou est en cours de négociations : contrôle des investissements directs, réformes du droit de la concurrence, révision de la politique commerciale, nouvelles stratégies industrielles pour les secteurs clés afin de réduire notre dépendance (semi-conducteurs, hydrogène, batterie, informatique quantique, intelligence artificielle), règlement anti-coercition ;
• Le règlement anti-coercition mérite une mention spéciale. Proposition qui sera examinée sous présidence française, il vient utilement renforcer la boite à outils de l'Union européenne face à de grandes puissances qui n'hésitent plus à abuser de leur poids économique pour menacer nos intérêts et notre souveraineté (cf. Chine/Lituanie sur Taiwan, États-Unis à propos de taxes dites GAFAM, Russie/Pays-Bas sur le crash du vol MH17). C'est un signal fort envoyé par l'Union européenne qui met clairement sa force de frappe principale, le commerce, au service de la défense de ses intérêts politiques, économiques et financiers. Bien sûr, un certain nombre de questions demeurent et vont faire l'objet d'un débat entre États membres : quel sera le rôle des États dans la mise en œuvre de ces mesures de coercition prises par la Commission ? ; comment s'assurer qu'il s'agit bien de préserver les règles de droit et la défense des intérêts européens dans leur ensemble et non de mettre en place des mesures protectionnistes pour quelques-uns ? Comment appliquer concrètement ces mesures et qui les mettra en œuvre ? Les difficultés de ce nouveau règlement pourraient tout autant venir des risques d'escalade avec les pays tiers que des divergences intra-européennes entre pays favorables à un libéralisme dur et ceux pour qui une politique industrielle ciblée n'est pas taboue pour protéger leurs " champions européens ".
• Les champions européens posent problème. Pour beaucoup, la défense de champions européens est synonyme de soutien aux grandes entreprises, principalement françaises et allemandes. En examinant les récentes initiatives développées par la Commission dans le cadre de ses écosystèmes industriels (systèmes visant à mobiliser tous les acteurs d'un même secteur), il convient de noter la prédominance de Berlin et Paris dans le leadership de la plupart des projets cruciaux pour la double transition numérique et climatique (semi-conducteurs, hydrogène, batteries, cloud, santé). Une donnée sensible à prendre en compte et peut-être des gages à donner par le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz et la présidence française qui souhaitent faire de la relance de l'économie une de leur priorité.
Domaine militaire
• S'il est un domaine où le couple franco-allemand peut marquer l'histoire après soixante-douze ans d'atermoiements, c'est bien celui de la défense et de la sécurité européennes. Comme du côté économique, de nombreuses initiatives récentes méritent d'être signalées - coopération structurée permanente (CSP), Fonds européen de défense, facilité pour la paix, Coordinated Annual Review on Defence (CARD), coopération UE-OTAN, ou l'initiative européenne d'intervention (IEI) menée par les Français - car contribuant à renforcer l'autonomie stratégique des Européens. Mais rien n'est acquis.
• Comme d'autres mesures politiques prises par le passé, ces initiatives pourront rester lettre morte. A ce stade, elles restent des amorces pour inciter les États membres à plus d'innovation (fonds européen de défense), à mieux coordonner les planifications nationales (CARD), à soutenir militairement des pays tiers ou des organisations régionales (facilité pour la paix) ou encore à coopérer en nombre restreint dans des programmes d'armement (CSP, UE/OTAN). L'intention est louable et a permis d'engendrer une nouvelle dynamique. Cependant, les vrais problèmes sont ailleurs comme celui de la volonté réelle des États membres de combler leurs lacunes capacitaires dans des domaines stratégiques critiques (transport, reconnaissance, renseignement, espace, maritime) ce à quoi les efforts récents ne répondent que partiellement. C'est pourquoi, en plus de ces initiatives européennes qui manquent encore de coordination et de cohérence, Allemands et Français ont décidé d'aller plus loin. Ensemble, ils ont pris la mesure des enjeux stratégiques qui menacent la stabilité et la sécurité de l'Europe. Un livre blanc de la défense est en préparation : la Boussole Stratégique.
• Commencée sous présidence allemande en 2020, cette Boussole Stratégique devrait être adoptée sous présidence française en mars 2022. C'est une première dans l'histoire de l'Union européenne car, outre la stratégie globale de 2016 qui n'était qu'un document PESC de portée générale, il n'existe pas encore de livre blanc de la défense (PESDC). Quatre axes forts sont identifiés dans le document : l'évaluation de la menace, la résilience, les capacités et les partenariats. Cette année constitue donc une opportunité unique de rapprocher les trois agendas de défense : de l'Union européenne avec l'adoption de la Boussole, de l'OTAN avec l'adoption du Concept Stratégique et des États-Unis avec l'adoption de la Stratégie Nationale de Sécurité. Opportunité aussi de réfléchir à une boite à outils opérationnelle plus flexible et plus intégrée entre les acteurs concernés. Un exemple vient à l'esprit : les opérations maritimes multiples qui ont cours dans la Corne de l'Afrique et qui relèvent de plusieurs commandements (OTAN, UE, USA, ad-hoc) bénéficieraient d'une plus grande coordination entre elles pour une meilleure surveillance de la région.
• Une discussion franche doit s'engager, particulièrement sur les thèmes qui divisent les membres de l'OTAN et de l'Union européenne : la défense collective, la dissuasion, la non-duplication des capacités et des opérations, la complémentarité des organisations. L'enjeu est de taille pour la relation transatlantique à la recherche d'une nouvelle architecture de sécurité. Au cœur de cet enjeu : le positionnement vis-à-vis de la Russie - pays qui divise au sein de l'OTAN comme de l'Union européenne - et vis-à-vis de la Chine où les désaccords sont profonds. Alors que les États-Unis voient en Pékin un rival systémique et une puissance militaire dorénavant affirmée (les dossiers ne manquent pas, de Taïwan à la mer de Chine en passant par la confrontation commerciale), l'Union européenne veut garder une approche plus équilibrée pour obtenir le soutien chinois sur des dossiers comme le climat, le programme nucléaire iranien, la réforme de l'OMC. La donne est compliquée par le fait que la confiance n'est plus là entre Européens et Américains depuis le retrait chaotique d'Afghanistan et l'affaire australienne des sous-marins. Seul le nouvel attelage franco-allemand est susceptible de trouver l'équilibre nécessaire avec notre allié américain (notamment sur la nouvelle force d'action rapide européenne) tout en conservant un certain degré d'indépendance dans notre capacité d'action. Capacité d'action dont l'Europe en aura besoin, qu'il s'agisse de protéger son voisinage immédiat ou de se tourner vers l'Indopacifique, nouveau centre de gravité mondial.
C'est en effet auprès de nos partenaires que se trouve la véritable clé de voûte de notre autonomie stratégique et de notre souveraineté. Tout reste à faire pour passer d'une logique de développement à une logique de partenariat.
III - La redéfinition de nos partenariats : condition sine qua non de la souveraineté européenne et de son autonomie stratégique
Investissements, valeurs et confiance : trois clés d'un nouveau partenariat
Il n'y aura pas de souveraineté possible pour l'Europe sans un voisinage stabilisé. Dans un contexte fort de tensions avec la Russie et la Chine, à l'Est et au Sud de l'Europe, l'Union européenne doit repenser sa politique régionale, soutenir et favoriser la sécurité et la prospérité à ses frontières et au-delà. C'est tout l'enjeu du nouvel instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale entré en vigueur le 1er janvier 2021. L'objectif poursuivi est non seulement d'unifier le financement stratégique de l'action extérieure de l'Union européenne mais aussi de le rendre plus cohérent et transparent avec une focale particulière sur les questions de migration et de climat. Pour cela, il faudra éviter un double écueil : une trop grande " fixation " sur l'immigration et le contrôle des frontières mais surtout dépasser une logique d'aide au développement qui n'a pas montré les résultats escomptés par une logique d'investissement et de partenariat public-privé. C'est sur cette ligne très claire de l'investissement et du rôle accru du secteur privé que le sommet Europe-Afrique se tiendra les 17 et 18 février.
Il n'y aura pas de souveraineté possible pour l'Europe sans la création, au-delà du voisinage, d'un arc de pays qui partagent et défendent les mêmes valeurs. L'autonomie stratégique n'est synonyme ni d'indépendance ni d'autarcie mais plutôt d'interdépendance choisie au lieu d'être subie. Ici, l'Europe bénéficie d'un atout considérable : un commerce mondial de tout premier plan. 4000 milliards €, c'est ce que représente l'ensemble des échanges de l'Union européenne avec les États tiers, ce qui en fait la première puissance commerciale du monde devant la Chine et les États-Unis. Les institutions européennes sont actuellement en négociation avec bon nombre de pays pour créer cette chaîne de valeurs : Mexique, Chili, MERCOSUR, Japon, Singapour, Vietnam, Australie, Nouvelle-Zélande. La stratégie indopacifique présentée le 16 septembre 2021 s'inscrit dans cette logique.
Enfin, il n'y aura pas de souveraineté possible sans une équidistance de l'Union européenne vis-à-vis des grandes puissances. Certes, les États-Unis demeurent le premier allié stratégique de l'Europe car nous partageons des valeurs essentielles mais cette relation privilégiée ne doit pas signifier alignement ou perte du libre-arbitre. Ce sera tout l'enjeu du maillage d'alliances et de partenariats en construction notamment dans l'Indopacifique. La similitude des stratégies européenne et américaine pour cet espace asiatique annonce d'inévitables conflits économiques et de sécurité (intelligence artificielle, cybersécurité, numérique ou sécurité maritime). De la même façon, alors que nous partageons peu de valeurs communes avec la Russie et la Chine, nous pouvons cependant avoir des intérêts convergents (énergie, climat, multilatéralisme,). Il s'agira donc, comme l'a souligné le Haut représentant, de pratiquer une politique responsable mais équilibrée qui évitera à l'Union européenne de se retrouver prise à partie par les grandes puissances. La pression actuelle exercée par les États-Unis sur l'Europe à propos de la Chine doit nous faire réfléchir sur nos marges de manœuvre.
S'agissant de ces alliances et partenariats qui se multiplient, une question vient à l'esprit : comment éviter que cette ambition pour plus de souveraineté et d'autonomie stratégique ne se transforme en une trop grande dispersion entre politiques de voisinage, stratégie africaine, stratégie indopacifique et de rééquilibrage permanent entre grandes puissances ?
Plusieurs pistes, d'ores et déjà à l'étude, sont proposées :
• L'Europe doit mettre en place un maillage régional au centre duquel se trouve d'abord la défense de ses intérêts et valeurs. Il ne s'agit pas d'être présent partout au risque de saupoudrage comme c'est trop souvent le cas jusqu'à présent dans les programmes de la Commission, mais de sélectionner les pays, continents et programmes qui contribuent à renforcer la paix, la stabilité et la prospérité non seulement dans la région mais en Europe. C'est une révolution culturelle pour la Commission. Cette cartographie du monde en fonction de la défense de nos intérêts et valeurs prend la forme de stratégies de connectivité, c'est-à-dire la mise en place entre la région concernée et l'Union européenne d'initiatives concrètes telles des liaisons de transport et de réseaux énergétiques, ou numériques. Il faut voir cela comme une réponse européenne aux routes de la Soie chinoises. L'initiative européenne " Global Gateway " mobilisera jusqu'à 300 milliards € entre 2021 et 2027.
• Pour que cette connectivité entre pays partageant des valeurs communes se réalise, il convient que les partenariats actuels soient plus inclusifs et s'appuient non seulement sur l'économie mais aussi la sécurité et la défense. L'accord AUKUS entre le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'Australie nous indique la voie. L'Union européenne doit créer ses propres architectures régionales de sécurité économique et militaire.
• La crise de COVID nous a appris qu'au sein de ces réseaux de connectivité, des priorités politiques devront être établies, notamment pour pallier nos vulnérabilités dans des secteurs critiques – numérique, intelligence artificielle, énergie, espace, santé, sécurité maritime - et mettre en place les stratégies de diversification nécessaires pour garantir nos sources d'approvisionnement.
• Enfin, l'Union européenne doit recréer les bases de la confiance avec les grandes puissances que sont la Russie, les États-Unis et la Chine car elle demeurera, à bien des égards et pour un certain temps encore, dépendante de leur apport en énergie, en sécurité et en technologies. Surtout, chacune de ces puissances est un levier extraordinaire pour défendre les intérêts européens.
***
Or cette confiance n'existe plus et la tension grandissante entre la Chine et les États-Unis place l'Europe dans une position inconfortable d'intermédiaire, au risque de ne pas pouvoir se positionner par elle-même. Il est essentiel non seulement de mettre en place des initiatives et des mesures pour restaurer la confiance avec les Américains depuis l'affaire AUKUS mais aussi de ne pas négliger les dynamiques positives avec la Russie et la Chine. C'est au prix de cette maturité dans l'équilibre des relations avec les grandes puissances que l'Europe bâtira sa crédibilité politique. Elle l'a déjà fait depuis quinze ans avec le dossier nucléaire iranien, dans lequel le cadre E3, où les trois Etats européens n'exercent pas seulement au nom de l'Europe un rôle d'intermédiaire mais aussi un réel leadership reconnu tant par les États-Unis, la Chine, la Russie que par l'Iran et les instances internationales (AIEA, ONU). L'Union européenne devra renouveler l'expérience de cette confiance dans les mois à venir en demandant aux Russes et Américains de ne pas parler seuls d'architecture de sécurité en Europe. L'expérience du nucléaire iranien est la preuve que l'Union européenne peut porter à la jonction du militaire et de l'économie une voix acceptée et reconnue par tous sur un modèle à mi-chemin entre " hard " et " soft power " qui en fait un acteur international autonome, ouvert, souverain et solidaire.
Bruno Dupré s'exprime ici à titre personnel et les opinions qui sont les siennes ne reflètent pas nécessairement celles de l'institution ou des institutions pour lesquelles il a travaillé.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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