La politique spatiale de l'Union : un succès sous-estimé

Numérique et technologies

Massimiliano Salini

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18 octobre 2021
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Massimiliano Salini

Député européen (PPE, IT), Membre de l'Intergroupe Ciel et Espace du Parlement européen

La politique spatiale de l'Union : un succès sous-estimé

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L'intégration européenne passe par le secteur spatial : une réussite largement méconnue des citoyens européens

Lorsque nous parlons d'intégration européenne et de politiques européennes réussies, nous faisons généralement référence au programme Erasmus, à la politique agricole commune (PAC) ou au marché unique. Mais nous faisons trop peu de référence à la politique spatiale, qui est pourtant la seule à gérer une infrastructure véritablement européenne[1].

C'est en 2009, avec le traité de Lisbonne, que la politique spatiale est devenue une politique européenne, partagée avec les États membres. L'article 189 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) stipule ainsi : "Afin de favoriser le progrès scientifique et technique, la compétitivité industrielle et la mise en œuvre de ses politiques, l'Union élabore une politique spatiale européenne." Depuis, l'Union a lancé des programmes-phares, notamment Galileo et Copernicus, qui sont de véritables succès européens. L'année 2021 marque l'adoption du premier programme spatial européen complet, un règlement dont j'ai été le rapporteur pour le Parlement européen. Cependant, malgré ses succès, ce secteur, qui représente près de 10 % du PIB de l'Union, reste encore méconnu des citoyens européens. Un exemple : le système de navigation par satellite, Galileo. Bien qu'il s'agisse du système de navigation le plus précis au monde, utilisé par un milliard d'appareils, la plupart des citoyens européens ne connaissent même pas son existence et ils utilisent plutôt son concurrent américain. Plusieurs facteurs peuvent être évoqués pour expliquer cette méconnaissance, qui est étroitement liée au manque de communication de la part des institutions européennes elles-mêmes. C'est d'ailleurs le cas pour de nombreux autres succès européens.

Je vais essayer d'expliquer la complexité de la politique spatiale mais aussi le potentiel de ce succès trop sous-estimé.

Une gouvernance complexe et un budget révisé : les deux limites de la politique spatiale européenne

Lors des négociations du programme spatial 2021-2027, quand il s'agissait de l'évolution des limites possibles de la politique spatiale européenne, sa gouvernance et son taux de financement ont été parmi les plus discutés. Comme c'est le cas dans d'autres secteurs, l'Union européenne a du mal à parler d'une seule voix, ce qui n'aide ni au niveau européen, ni au niveau international. Cette cacophonie peut être expliquée par plusieurs facteurs. Traditionnellement, la politique spatiale est une politique nationale et les États membres conservent des compétences dans ce domaine, comme le prévoit l'article 189 du Traité. En outre, du caractère national de cette politique dépend le type d'approche que les États membres ont dans ce secteur, qui peut être très différente. Par exemple la politique spatiale française est-elle liée à la défense alors que la politique spatiale allemande est plus civile.

De plus, au niveau européen, trois acteurs principaux sont chargés de la gouvernance du secteur spatial : la Commission européenne, l'Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (EUSPA) et l'agence spatiale européenne (ESA). La Commission avec, en particulier, la nouvelle DG "DEFIS", créée au début de cette législature, joue un double rôle : elle a initié le processus législatif en élaborant la proposition d'un programme spatial européen, mais elle est également chargée de sa mise en œuvre. L'EUSPA est l'agence décentralisée de l'Union chargée du programme spatial. Enfin, l'Agence spatiale européenne est une organisation internationale créée en 1975, qui compte vingt-deux membres, qui ne sont pas toujours des États membres, comme la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni.

Compte tenu des nombreux acteurs impliqués dans la politique spatiale européenne, il a été fondamental pour les législateurs de repenser la gouvernance de manière à assurer le bon fonctionnement de toutes les composantes du programme. En tant que rapporteur, j'ai défendu une gouvernance claire et stable, fondée sur une séparation claire des rôles et des tâches entre les acteurs institutionnels concernés. La gouvernance du secteur spatial doit s'appuyer sur une solide coopération entre la Commission européenne et l'agence EUSPA et des organisations internationales ayant une longue expérience dans ce domaine comme l'ESA. Cette coopération, qui est au cœur de la gouvernance du secteur spatial, peut être efficace et ne peut fonctionner correctement que si la séparation des pouvoirs et des tâches est garantie. À cet égard, les négociations trilatérales entre les acteurs pour l'accord-cadre de partenariat financier ont été essentielles et le Parlement européen a veillé attentivement au respect de l'architecture conçue par les colégislateurs.

Une autre limite importante aux ambitions de l'Union dans le secteur spatial touche au budget. Malgré le montant important de 14,8 milliards € alloué au programme spatial pour la période 2021-2027 - plus que n'y consacrait l'ancien Cadre financier pluriannuel - ce budget est le plus faible au niveau international et ne reflète pas vraiment l'ambition européenne et son leadership mondial.

Traditionnellement, les États-Unis sont le plus grand acteur du secteur spatial, avec un budget annuel alloué à la NASA de 22,6 milliards $ en 2020, tandis que l'ESA a réussi à collecter en 2019 un montant de 14,4 milliards € pour des projets sur trois ans. De plus, de nouveaux acteurs spatiaux émergent, comme la Chine. En janvier 2019, la Chine a réussi un atterrissage du vaisseau spatial Chang'e-4 sur la face cachée de la Lune, et elle aspire à une première mission humaine sur la Lune en 2036.

Un budget ambitieux au niveau de l'Union est essentiel non seulement pour permettre à l'Europe de jouer un rôle au niveau mondial, mais aussi pour promouvoir et garantir l'autonomie stratégique de l'Union et la compétitivité de notre industrie. L'Europe devrait investir dans la recherche et l'innovation afin de stimuler les technologies européennes et de préserver, à l'avenir, la compétitivité, la durabilité et l'autonomie dans ce domaine stratégique. Cela revêt une importance majeure dans un contexte où les puissances spatiales traditionnelles sont très actives. La compétitivité du secteur spatial européen est de plus en plus contestée par de nouveaux acteurs privés, des organisations industrielles perturbatrices et des modèles d'entreprise fréquemment soutenus par des entités institutionnelles nationales (New Space economy).

Le potentiel du secteur spatial en aval, une ressource fondamentale pour l'avenir de l'économie européenne

Malgré les difficultés rencontrées au niveau juridique et politique, le secteur spatial est très prometteur et présente un grand potentiel pour l'économie européenne. Les technologies spatiales offrent en effet une grande variété de services qui peuvent fournir des informations précieuses dans les domaines les plus divers, de l'agriculture de précision à la gestion des crises.

L'agriculture de précision

Les technologies spatiales incluses dans le cycle de gestion des exploitations agricoles peuvent soutenir efficacement les différentes activités agronomiques locales et les aider à être plus durables d'un point de vue environnemental. Cependant, les services qui peuvent être fournis nécessitent l'implication d'une chaîne d'approvisionnement thématique qui couvre les différents besoins. C'est pourquoi les données spatiales, aéronautiques, de drones et les données in situ doivent dialoguer avec les diverses expertises agronomiques locales. L'analyse dérivée des données satellitaires contribue en effet à la connaissance "géoréférencée" et dynamique des réalités productives qui peuvent aller jusqu'à une parcelle cultivée.

La possibilité de mettre à jour fréquemment, outre la présence et la santé des cultures annuelles ou saisonnières, les variations administratives des diverses parcelles ou les conditions réelles du sol, peut représenter un soutien non négligeable. Des études approfondies sur l'état des cultures peuvent désormais être réalisées tous les cinq jours grâce aux données satellitaires ouvertes de Copernicus Sentinel, permettant d'identifier de manière précise les zones présentant une croissance ou une végétation différente. Les données satellitaires, interprétées par l'agronome ou un agriculteur expert, génèrent les cartes de prescriptions indispensables pour une utilisation ciblée et optimale des engrais, des pesticides et de l'irrigation, pour éviter le gaspillage, réduire la pollution des sols et de l'eau et, dans la lutte contre le changement climatique, réduire l'empreinte carbone des exploitations qui les adoptent. Toutes ces données d'origine spatiale peuvent être intégrées aux informations locales, aux données météorologiques spatialisées (température, pluie, humidité et vent) et aux données historiques sur la production des différentes parcelles pour pouvoir hiérarchiser les temps et les zones de récolte et, grâce à des modèles agronomiques, faire des estimations prévisionnelles sur les rendements des cultures.

Le défi consiste à permettre aux plus petites exploitations agricoles d'utiliser ce type de technologie, tout d'abord en expliquant et en démontrant les possibilités offertes par les services de conseil locaux, mais aussi en réfléchissant aux mécanismes d'agrégation de la demande ou au rôle des associations. De ce point de vue, certaines régions d'Italie et d'Espagne sont à l'avant-garde expérimentant les applications du projet FaST, le premier à être centré sur un soutien opérationnel de l'agriculture de précision destiné aux exploitations individuelles.

Infrastructures et actifs critiques

Les technologies spatiales offrent une grande variété de services susceptibles de fournir des informations précieuses pour la planification et la surveillance des infrastructures et des actifs critiques, de manière à guider les interventions et à réduire l'envoi d'équipes sur le terrain, en permettant la planification d'une maintenance efficace tout en enrichissant le modèle virtuel du territoire avec des données de mouvement. Grâce à l'analyse interférométrique basée sur les données spatiales du radar, il est possible de mesurer des déformations millimétriques des structures, des bâtiments ou des déplacements du sol dus à la saisonnalité (déformations thermiques). Celles-ci peuvent permettre de prévoir des phénomènes plus importants comme les glissements de terrain. Les infrastructures concernées peuvent être les barrages, aqueducs, gazoducs, ainsi que les ponts.

Gestion du patrimoine culturel

Grâce aux technologies spatiales, nous sommes en mesure d'élaborer des analyses permettant de mieux comprendre l'état de nos biens culturels et historiques, de recueillir des informations sur la présence de déformations susceptibles de les endommager, d'analyser l'environnement dans lequel ils se trouvent et qui pourrait compromettre leur réalisation. Comme ces technologies sont totalement éloignées, il n'y a aucun risque d'endommager les biens avec des installations invasives, mais il est possible de fournir des données essentielles pour déterminer l'éventuelle nécessité de les sauvegarder ou de les restaurer.

En intégrant l'analyse satellitaire dans des modèles 3D à haute résolution, il devient possible de mesurer, de contrôler et de fournir des informations détaillées utiles pour les activités liées à la conservation du patrimoine culturel. Enfin, en intégrant les différentes analyses, il devient possible de générer des modèles d'évolution de la dégradation des biens dus aux phénomènes environnementaux liés au changement climatique.

L'espace en aval, outil du Pacte vert européen

Les technologies d'observation de la Terre nous permettent de générer des analyses sur la qualité de l'environnement et d'en tirer des informations pour soutenir la planification durable, ce qui permet d'atteindre les objectifs fixés par le Pacte vert européen.

Nos villes peuvent bénéficier des technologies satellitaires pour une gestion plus efficace des ressources environnementales grâce à des services comme la détection des fuites d'eau des aqueducs. L'identification des abus en matière de construction ou d'environnement et la restauration qui s'ensuit, peuvent prévenir les situations critiques liées à l'instabilité hydrogéologique.

L'interférométrie radar fournit une image des déformations en cours qui peuvent être liées aux criticités structurelles des bâtiments, fournissant des informations précieuses pour une intervention en temps réel. Toutes ces informations sont certainement nécessaires pour identifier les mesures de gestion des terres les plus appropriées dans le contexte de changement climatique. Malgré ces applications importantes, le grand potentiel offert par ce qu'on appelle l'aval spatial est encore inconnu et indéfini. En effet, lors de l'évaluation de la fabrication des systèmes, l'aval spatial n'est même pas pris en compte, principalement parce que ses limites ne sont pas bien définies. Par conséquent, les chiffres agrégés concernant ce segment du marché font toujours défaut. Ce manque d'organisation peut facilement se traduire par un manque de sensibilisation : un acteur qui n'est même pas conscient de faire partie d'une chaîne d'approvisionnement peut passer à côté des opportunités offertes par le marché et ... par le programme spatial.

C'est pourquoi la reconnaissance et la promotion active du potentiel de l'aval spatial a été l'une des priorités essentielles des législateurs et le nouveau règlement est fortement axé sur ce sujet. Les institutions européennes ont promu la participation ouverte des nouveaux acteurs, des petites et moyennes entreprises et des autres opérateurs économiques, tant sur le marché en amont que sur le marché en aval.

À ce jour, il n'existe pas de stratégie européenne cohérente pour stimuler le spatial en aval et les colégislateurs devraient travailler en étroite collaboration sur une nouvelle proposition sur l'utilisation du marché spatial, puisque la dernière résolution du Parlement européen sur ce sujet remonte à 2015.

Au cours des cinq dernières années, non seulement la première réglementation globale du secteur spatial a été élaborée, avec de nouvelles composantes et un nouveau budget, mais l'environnement international a également changé, devenant de plus en plus ouvert, avec de nouveaux acteurs privés et de nombreux services et applications dans ce secteur. Ce serait un élément essentiel pour la promotion de la compétitivité industrielle dans un secteur estimé à plus de 230 000 employés (43 000 dans le secteur en amont) générant de 46 à 54 milliards € par an, soit 10 % du PIB de l'Union.

Toutefois, le cadre juridique n'est pas suffisant s'il ne va pas de pair avec des mesures spécifiques visant à résoudre ce problème. Pour rationaliser la gestion et garantir la pleine exploitation du secteur en aval, on pourrait envisager la création d'un groupe de travail et de pilotage, impliquant des représentants des institutions et de l'industrie sous la supervision de l'agence EUSPA afin d'établir une feuille de route ciblée.

Un changement de rythme qui place la politique spatiale européenne au premier plan de la relance

Malgré ces limites intrinsèques et compte tenu du potentiel de l'industrie spatiale, il est évident qu'un changement de rythme a eu lieu au cours des dernières années. Le 28 mai 2019, pour la première fois depuis huit ans, le Conseil Compétitivité s'est réuni avec les États membres de l'ESA. L'objectif était de créer, ou mieux de rénover, un "conseil spatial conjoint" : une réunion au niveau ministériel entre le Conseil Compétitivité et le Conseil de l'ESA sur une base annuelle. À cette occasion, il a été rappelé que la politique spatiale est cruciale pour l'Union européenne et l'ESA et que la coordination doit être renforcée. Dans le même temps, la Commission a mis en place une direction spécifique dédiée à l'espace et à la défense au sein de la direction générale du marché intérieur - confiée au commissaire français Thierry Breton. Dans l'intervalle, l'Union européenne a adopté le programme spatial avec un budget accru, de nouvelles composantes (Govsatcom et SSA) et une nouvelle gouvernance. Le Commissaire a aussi lancé une étude visant à créer un système de connectivité spatiale sécurisé. Tous ces éléments semblent prouver que le secteur spatial est loin d'être enterré. L'espace sera au premier plan de la relance de l'économie de l'Union européenne.


[1] Ce texte a été publié à l'origine dans le Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union, 2021

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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