Participer à la souveraineté européenne par le droit

Les relations transatlantiques

Hugo Pascal

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28 juin 2021
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Pascal Hugo

Hugo Pascal

Rédacteur en chef de la Revue européenne du droit, doctorant à l'Université Paris 2

Participer à la souveraineté européenne par le droit

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À la fin des années 1980, dans un contexte où s'intensifiait le débat sur le déclin de l'hégémonie américaine[1], l'économiste et politologue Susan Strange insistait sur le "pouvoir structurel" des États-Unis, entendu comme "ce pouvoir de déterminer les cadres de l'économie mondiale qui a permis de choisir et de modeler les structures au sein desquelles les autres pays, leurs institutions politiques, leurs entreprises et leurs professionnels doivent opérer"[2].

En Europe, la portée réputée "extraterritoriale" de certaines lois américaines, portée à la connaissance du public par les lourdes amendes infligées par les autorités américaines à des entreprises continentales, a pu être considérée comme l'une des manifestations les plus immédiates de ce pouvoir. Elle apparaît aussi comme une réponse au nouveau décalage créé par la mondialisation entre un marché désormais déterritorialisé et des États régulateurs qui ne sont plus des formes homogènes et superposées[3], et ce alors que les institutions de régulation économique internationale semblent souvent à l'arrêt. L'interdépendance croissante entre les économies, permise par la mondialisation et encouragée par le libre-échange, a progressivement fait disparaître les marchés institués par les frontières au point que l'État-nation, conçu comme le protecteur d'un territoire étroitement délimité, a pu être considéré comme un modèle historiquement daté[4], sans qu'un nouvel organe à la portée générale ait pu, à ce jour, le suppléer dans ses missions, à l'image de celle de la lutte contre la criminalité financière.

Dans ce nouvel ordonnancement devenu celui de la complexité, une "nouvelle géopolitique de la norme"[5] aux contours encore mal maîtrisés se dessine, au sein de laquelle l'Europe doit trouver toute sa place afin d'affirmer sa souveraineté.

I. Une "nouvelle géopolitique par la norme"

Phénomène complexe dans ses manifestations, l'extraterritorialité désigne dans son acception générale la "situation dans laquelle les compétences d'un État (législatives, exécutives ou juridictionnelles) régissent des rapports de droit situés en dehors du territoire dudit État"[6]. Les dispositifs américains organisant la lutte contre la corruption[7], le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme[8], la lutte contre l'évasion fiscale[9] ou, plus encore, l'adoption par le Congrès américain de différents programmes de sanctions économiques vis-à-vis de l'Iran, du Soudan[10] ou de Cuba[11] par exemple, ont tous été dénoncés pour leurs effets " extraterritoriaux".

En France, les missions d'information parlementaires sur "l'extraterritorialité de la législation américaine", sur "les décisions de l'État en matière de politique industrielle" ou encore pour "rétablir la souveraineté de la France et de l'Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale" ou les rapports comme celui sur l'Extraterritorialité des sanctions américaines : Quelles réponses de l'Union européenne ?[12] ou celui sur l'extraterritorialité de la législation américaine n'ont pas eu de mots assez forts pour condamner l'extraterritorialité du droit américain ; les unes et les autres dénonçant "une surreprésentation évidente des entreprises européennes dans les dossiers relatifs à l'application de certaines lois américaines " et le fait que "le versement de plusieurs dizaines de milliards de dollars en quelques années par les entreprises européennes représente un prélèvement significatif sur les économies européennes au bénéfice des finances publiques américaines". Plus encore, le droit américain y est identifié comme "une arme de guerre économique"[13], une "politique juridique extérieure" qui dessine la "volonté de faire dominer leur droit national sur le droit international des affaires afin d'encourager l'hégémonie de ses entreprises sur les marchés internationaux".

Ce constat se retrouve de l'autre côté de l'océan Atlantique : dès septembre 2012, le New York Times s'inquiétait du "manque de noms américains" à propos des principaux accords transactionnels conclus avec le gouvernement américain sur le fondement de sa législation anti-corruption[14].

La diversité de ces réalités et l'hétérogénéité des principes internationaux qui forment le cadre dans lequel s'apprécie l'étendue de l'extraterritorialité invite néanmoins en pratique "à une appréhension nuancée de l'extraterritorialité du droit américain"[15] capable de différencier les mesures prises sur le fondement d'un texte international et d'un objectif largement partagé des mesures répondant à un agenda politique national, à l'image des sanctions prononcées par Donald Trump contre Téhéran à la suite du retrait des États-Unis de l'Accord iranien.

À titre d'exemple, les États-Unis ont été pendant plus de vingt ans le seul pays doté d'une législation pénalisant la corruption d'agents publics à l'étranger, quand, en France, les pots-de-vin restaient déductibles du résultat imposable des sociétés qui y avaient recours pour obtenir des marchés à l'étranger jusqu'au 29 décembre 2000[16]. En décembre 1997, la Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de l'OCDE marquait l'introduction d'un standard global anti-corruption largement inspiré des prescriptions américaines. Mais, douze ans après l'adoption de la Convention, l'institution relevait qu'aucune entreprise française n'avait fait l'objet de condamnation définitive en France du chef de corruption transnationale et reprochait ainsi à la France "de ne pas exercer avec toute la vigueur attendue son action répressive dans de tels dossiers [de corruption internationale]"[17].

Comme le rappelle Emmanuel Breen[18], les États-Unis n'ont pas toujours fait preuve d'une volonté d'appliquer les normes anti-corruption aux entreprises étrangères. En effet, ce n'est qu'en 2006 - trente ans après l'adoption de la législation anti-corruption américaine - que le Department of Justice (DoJ) engage une procédure à l'encontre de la société pétrolière Statoil ASA, plus grande entreprise de Norvège. Inquiétée pour des faits de corruption survenus entre 2001 et 2002[19], l'entreprise, cotée à la bourse de New York, reconnaît avoir entretenu des contacts et négocié avec un agent public iranien en mesure d'attribuer des contrats d'hydrocarbures. Elle transige quelques mois plus tard avec les autorités américaines pour mettre fin aux poursuites. S'en suivront les amendes prononcées contre Technip, Siemens, VimpelCom, connues pour leurs montants sans aucune mesure avec les standards qui caractérisaient alors la pratique pénale européenne en matière financière.

Si un large consensus a pu, en partie, justifier une ingérence américaine dans la défense de valeurs communes et de défis partagés, les politiques de sanctions internationales ne reçoivent pas la même appréciation. En effet, les politiques de sanctions et embargos visant Cuba par le biais du Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act (ou Helms-Burton Act) ou la Syrie et la Libye par le biais de l'Iran and Libya Sanctions Act (ou D'Amato-Kennedy Act), comme les dispositifs plus récents, ont été pour l'essentiel prises unilatéralement par les États-Unis et ne peuvent être comprises que comme la volonté des Américains d'imposer aux autres États leur politique étrangère[20] et, donc, comme une atteinte directe à leur souveraineté.

Le sujet est d'autant plus important qu'il est actuel : les sanctions[21] contre la Russie et la Chine montrent que la question des sanctions demeurera omniprésente sous l'administration Biden. L'apparition de lois et règlements de blocage dans l'Union européenne et en Chine pour réagir à l'application extraterritoriale des sanctions, au-delà de leur efficacité contestée, ne résout pas le problème de fond, à savoir l'absence de consensus sur les sanctions entre les principaux acteurs et la tendance à faire cavalier seul pour certains. Ils peuvent avoir un effet dissuasif, mais ne résolvent pas le problème qui est un manque de coordination, et aussi les difficultés rencontrées par certaines organisations internationales (ONU et OMC en particulier).

II. Le droit européen comme instrument de l'affirmation des valeurs

L'Europe n'est pas absente de cette vision du droit conçu comme un instrument de son influence auprès des pays tiers et de l'affirmation de ses principes et valeurs. Elle est elle-même l'un des acteurs de l'extraterritorialité du droit.

À cet égard, la réponse de certains pays européens aux amendes prononcées par les autorités américaines sur le fondement de leur législation anti-corruption a été l'adoption de dispositifs miroirs, au Royaume-Uni ou en France notamment. Par exemple, à la faveur de l'article 21 de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite Sapin 2[22], les principes réglant la compétence de la loi pénale française ont été aménagés pour répondre en particulier aux principes formulés l'article 4-1 et 4-2 de la Convention de l'OCDE. Il en résulte que, depuis 2016 en matière d'infraction de corruption et de trafic d'influence, la loi française est applicable en toutes circonstances même si les faits ne sont pas punis par la législation du pays où ils ont été commis. La poursuite peut désormais avoir lieu sans être nécessairement précédée d'"une plainte de la victime, de ses ayants droit ou d'une dénonciation officielle par l'autorité du pays où le fait a été commis" : les réserves établies par l'article 113-8 du Code pénal ne trouvent plus à s'appliquer. L'adoption d'un "paquet compliance européen" pourrait venir définir la mise en œuvre de dispositifs harmonisés de prévention et de lutte contre la corruption - l'Union européenne devrait adopter un règlement ou une directive qui obligerait tous les États membres à suivre une politique harmonisée de lutte anticorruption - et constituer un levier pour établir les conditions d'un niveau de jeu égal entre l'Union européenne et les États-Unis. Déjà, l'affaire Airbus[23] et les premières résolutions coordonnées des poursuites[24] témoignent du nouveau rôle joué par les autorités de poursuites françaises et britanniques dans la lutte contre la corruption internationale.

Adopté avec le double objectif de favoriser la libre circulation des données personnelles au sein de l'Union européenne, tout en protégeant les personnes physiques en garantissant un niveau de protection élevé contre les traitements de données et en responsabilisant les acteurs traitant des données personnelles, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est devenu, depuis son adoption en 2016, un nouveau standard mondial, innovant notamment par son caractère extraterritorial. L'article 3 du texte précise que le règlement s'applique aux responsables du traitement ou aux sous-traitants qui ne sont pas établis dans l'Union européenne, lorsque les traitements visent des personnes dans l'Union européenne et sont liés à des offres de biens ou de services (même gratuits) dans l'Union européenne, ou au profilage du comportement de ces personnes sur le territoire de l'Union européenne. En venant appréhender, dans son ordre juridique, des éléments situés en dehors de son territoire, le RGPD présente donc un caractère extraterritorial qu'on devinait déjà dans l'affaire Google vs. Spain[25] où le juge européen étendait l'application du droit européen de la protection des données aux activités de Google Inc. à Mountain View en lien avec les données des utilisateurs européens.

Les discussions en cours à Bruxelles pour la création d'un devoir de vigilance européen caractérisent aussi la volonté du législateur européen d'imposer ses valeurs via une nouvelle logique extraterritoriale encouragée par la société civile.

À cet égard, on peut relever que les deux premières affaires qui ont donné lieu à des poursuites sur le fondement du droit de vigilance français concernent une problématique globale (le réchauffement climatique) et un sujet fournisseur à l'étranger, et non des sujets internes. Les plus grandes sociétés ayant leur siège social en France, visées par le texte, ont ainsi depuis 2017 une obligation de vigilance en matière de droits de l'Homme, de santé et sécurité des personnes et d'atteinte à l'environnement, non seulement pour leurs activités propres mais aussi celles de leurs filiales, principaux fournisseurs et sous-traitants, même s'ils sont localisés à l'étranger. L'intelligence artificielle ou le Pacte vert européen nous donneront sans doute de nouveaux exemples de ce phénomène directement associé à l'élargissement des chaînes de production.

Mais l'influence de l'Union européenne en matière normative ne saurait être réduite à une seule extraterritorialité de jure. L'effet Bruxelles désigne ainsi la capacité unilatérale de l'Union européenne à réguler les marchés mondiaux en établissant des normes en matière de politique de concurrence, de protection de l'environnement, de sécurité alimentaire ou d'économie numérique. Un marché de consommation qui reste encore l'un des plus vastes et des plus riches, soutenu par des institutions robustes, une propension de ces dernières à créer des standards élevés, et par l'euro, devenu l'une des principales monnaies des échanges internationaux, permettent encore de positionner l'Europe comme un standard setter.

*

L'extraterritorialité doit être comprise comme un phénomène complexe aux manifestations différenciées. Elles ne sont pas l'apanage des États-Unis et auront vocation à se démultiplier face à des défis globaux et à de "nouvelles formes d'illégalisme" qui dépassent les frontières nationales. La collaboration interétatique nécessite comme premier préalable une certaine harmonisation des règles et méthodes utilisées via le développement de standards mondiaux, obtenue au prix d'une " équivalence fonctionnelle ", de " responsabilités communes mais différenciées " ou encore d'une " marge nationale d'appréciation " dans d'autres domaines. En affirmant ses intérêts et sa souveraineté, l'Union européenne a surtout la charge de participer à la constitution d'un droit mondial sans se réfugier derrière une légitimité strictement formelle. Comme le fait remarquer Antoine Garapon, elle potentialise la force d'un marché avec une certaine vision du monde, le contraint à trouver sa place dans le monde en fonction de principes, d'une certaine idée du monde, et ce dans une perspective morale. En rétablissant une égalité des armes et en participant à l'émergence d'une souveraineté européenne, le droit sera donc avant tout l'instrument de l'affirmation de valeurs. Encore limité par sa compétence à la seule protection des intérêts financiers de l'Union européenne, le Parquet européen, entré en fonction le 1er juin dernier, en sera sans nul doute un acteur majeur.


[1] R. Keohane, J. Nye, Power and Interdependence: World Politics in Transition, Little Brown, 1977.
[2] S. Strange, States and Markets, Pinter, 1988.
[3] M. Shapiro, "The success of Judicial Review and Democracy", in Martin M. Shapiro et A. Stone Sweet (eds), On Law, Politics and Judicialization, Oxford University Press, 2002, pp. 149-183. Pour une analyse récente dans le contexte de l'extraterritorialité du droit américain, v. aussi A. Garapon et P. Servan-Schreiber, Deals de Justice : Le marché américain de l'obéissance mondialisée, PUF, 2013, p. 168.
[4] M. Abélès, Anthropologie de la globalisation, Payot, 2008, p. 280.
[5] H. de Vauplane, Une nouvelle géopolitique de la norme, in Deals de Justice, pp. 23-40.
[6] Voir "Extraterritorialité" in J. Salmon, Dictionnaire de droit international public, Bruylant, 2001, p. 491.
[7] Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) est une loi fédérale américaine de 1977.
[8] Organisée notamment autour du Bank Secrecy Act de 1970 (31 U.S.C. § 5311 et seq.) et du récent Patriot Act de 2001.
[9] Foreign Account Tax Compliance Act, 2010.
[10] Solidarity Act et Iran and Libya Sanctions Act, 1996.
[11] Cuban Liberty and Solidarity Act, 1996
[12] Voir aussi Fondation Robert Schuman, Question Europe 501, 4 février 2019,
[13] D. Iweins, Comment répondre aux offensives du droit américain, LJA, 14 février 2017
[14] SL. Wayne, Foreign Firms Most Affected by a U.S. Law Barring Bribes, New York Times, 4 septembre 2012: "A law intended to prohibit the payment of bribes to foreign officials by United States businesses has produced more than $3 billion in settlements. But a list of the top companies making these settlements is notable in one respect: its lack of American names".
[15] R. Bismuth, Pour une appréhension nuancée de l'extraterritorialité du droit américain - quelques réflexions autour des procédures et sanctions visant Alstom et BNP Paribas, Annuaire français de droit international LXI - 2015 - CNRS Editions.
[16] Voir l'adoption de l'article 39 duodecies du Code général des impôts.
[17] OCDE, "L'OCDE déplore le peu de condamnations en France pour corruption transnationale mais reconnaît les efforts récents pour assurer la pleine indépendance du parquet", 23 octobre 2012.
[18] E. Breen, FCPA : la France face au droit américain de la lutte anti-corruption. Joly éditions, 2017.
[19] US. Statoil, ASA, No. 1 :06-CR-00960-RJH-1 (S.D.N.Y. 2006).
[20] R. Bismuth, op. cit.
[21] Sur le sujet des sanctions européennes, voir Fondation Robert Schuman Question Europe 598 31 mai 2021
[22] Voir article. 435-6-2 et article 435-11-2.-du Code pénal
[23] CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12.
[24] A. Bradford, The Brussels Effect: How the European Union Rules the World, Oxford University Press: Oxford 2020 (424 p.).
[25] En 1980, les 27 Etats représentait 30% du PIB mondial. L'Union européenne représentait 15% du PIB mondial en 2015 (FMI). En 2050, elle ne représenterait plus que 9% du PIB mondial (PwC). En 1959, l'Europe représentait 21,7% de la population mondiale. En 2050, elle représentera moins de 10% de la population mondiale (7,6% selon l'ONU).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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