Du Processus de Barcelone au Programme pour la Méditerranée, un Partenariat fragile avec l'Union européenne

L'UE et ses voisins méditerranéens

Pierre Mirel

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21 juin 2021
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Pierre Mirel

Directeur Balkans Commission européenne (2006-2013), Conseiller au Centre Grande Europe

Du Processus de Barcelone au Programme pour la Méditerranée, un Partenariat frag...

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À Barcelone, en 1995, l'Union européenne et ses partenaires méridionaux[1] s'engageaient à faire du bassin méditerranéen un espace de dialogue, d'échanges et de coopération garantissant " la paix, la stabilité et la prospérité ". Vingt-cinq ans plus tard, la rive sud de la mer Méditerranée fait face à d'immenses défis : gouvernance, corruption, migrations, terrorisme, sécurité, environnement et climat, auxquels s'ajoutent conflits, concurrence géopolitique et ingérences extérieures. Tel est le constat amer de la Commission européenne et du Haut-représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Vice-président de la Commission européenne[2] dans leur communication sur un nouveau programme pour la Méditerranée.

On ne saurait évidemment arguer des guerres civiles en Algérie, au Liban, en Syrie et en Libye pour qualifier d'échec la politique de l'Union depuis 1995. Ce serait lui prêter un rôle qu'elle ne pouvait avoir face à des mouvements de fond propres à ces régions. Cette politique n'a pourtant pas répondu aux espoirs suscités. Les initiatives de l'Union se sont succédé depuis vingt-cinq ans, mais les " partenariats ", " statuts privilégiés " et autres " accords stratégiques " n'ont pu masquer les carences et le manque de moyens financiers. Le nouveau programme, présenté comme " ambitieux et innovant " sera-t-il en mesure de répondre aux défis ?

Du Processus de Barcelone à la politique de voisinage

La fin de la guerre froide et les accords d'Oslo entre Israël et l'Autorité palestinienne en 1993 avaient fait souffler un vent d'optimisme qui a porté le partenariat euro-méditerranéen de 1995. Celui-ci reposait sur des accords d'association bilatéraux, ainsi que sur une coopération régionale. Ces accords créaient des zones de libre-échange asymétriques pour les produits manufacturés, avec des concessions sur des produits agricoles. Ils furent conclus avec la Tunisie (1995), la Jordanie (1997), le Maroc et Israël (2000), le Liban et Algérie (2002), l'Égypte (2004). Un accord intérimaire fut signé avec la Palestine en 1997. Les négociations avec la Libye n'ont jamais abouti. Le simple accord de coopération avec la Syrie fut suspendu en 2011. Complétés par des protocoles agricoles et piscicoles, ces accords régissent jusqu'à présent les relations commerciales avec l'Union.

En ouvrant les marchés de celle-ci aux produits manufacturés, ces accords ont favorisé de nombreuses industries, par exemple dans l'habillement en Tunisie. Mais le climat politique et des investissements n'a pas permis aux partenaires d'en tirer le plein bénéfice, au moment où l'Europe centrale s'alignait sur la législation européenne et où s'amplifiait le mouvement de délocalisations vers l'Asie. En outre, la protection agricole de l'Union a freiné les échanges, surtout après l'adhésion de l'Espagne et du Portugal.

Dans le même temps, les indices de fécondité n'ont baissé que lentement, provoquant une hausse spectaculaire de la population : de 20 millions au Maroc en 1981 à 34 millions en 2014, de 12 millions en Algérie en 1966 à 43 millions en 2019, de 37 millions en Égypte en 1976 à 100 millions en 2020. Le Maroc et la Tunisie ont des indices de fécondité respectivement de 2,38 et de 2,17. Mais en Algérie, il est encore supérieur à 3 et un million d'emplois doivent être créés chaque année en Égypte. L'économie ne pouvait suivre cette hausse. Le PNB moyen par habitant est moins du huitième de celui de l'Union. La démographie a gagné la bataille, " d'où une frustration croissante qui pousse à l'émigration ". Ce qui a fait dire au président égyptien que " la surpopulation est, avec le terrorisme, l'une des deux véritables menaces pour l'Égypte ".

La complémentarité entre les économies aurait dû entraîner une intégration régionale, créatrice d'emplois. C'est ce que prévoyait l'Union du Maghreb arabe en 1989 (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye et Mauritanie). Union économique à objectif de libre-échange, elle est restée au stade symbolique, le conflit du Sahara occidental entre le Maroc et l'Algérie constituant l'obstacle principal. Pour la contourner, Maroc, Tunisie, Jordanie et Égypte signèrent en 2004 la Convention d'Agadir, à laquelle Liban et Palestine ont adhéré en 2020. Accord de libre-échange et d'harmonisation des standards, devant s'intégrer à la zone euro-méditerranéenne où le cumul d'origine des produits a été introduit en 2011, sa mise en œuvre est très en-deçà des attentes. Aussi les échanges interrégionaux, qui ne représentent que 5,9% des exportations, sont-ils les plus bas au monde. Dans le même temps, l'échec du processus d'Oslo a compromis celui de Barcelone sur la coopération régionale.

Le partenariat de 1995 aurait pu être rénové. L'Union a préféré lui substituer en 2004 la politique de voisinage, inventée pour ses partenaires orientaux après le cinquième élargissement sur pression de ses États membres méditerranéens. Or, cette politique faisait fi des différences économiques, sociales et culturelles, avec des plans d'action standard et sans les moyens financiers pour les mettre en œuvre. Pour ajouter à la confusion, l'Union pour la Méditerranée (UpM) était lancée à Paris en 2008, à l'instigation du président Sarkozy. Européanisée sur pression de la chancelière Merkel, cette initiative visait à lancer de grands projets de coopération comme la dépollution de la mer et un plan d'énergie solaire. Les obstacles ont été nombreux, à commencer par l'absence de moyens financiers. La politique de voisinage aurait pu être étendue à ces domaines sans créer une nouvelle instance. L'UpM est toujours à la recherche de son rôle.

La politique de voisinage se référait à des " valeurs partagées ", qui le devenaient d'autant moins que le pouvoir se faisait autoritaire à Tunis comme au Caire, bafouant les droits de l'Homme et ignorant les inégalités croissantes. Un climat de défiance s'instaurait suite à la guerre civile en Algérie, du 11 septembre 2001 à New York et de la pression de mouvements islamistes dans la plupart des pays. N'est-ce pas Hosni Moubarak qui avait dit un jour parlant des islamistes : " c'est eux ou nous " ? L'Union choisit la stabilité sur la démocratie. Le réveil fut d'autant plus douloureux en 2011.

La surprise des " printemps arabes "

" Pain, liberté et justice sociale ", scandaient les manifestants sur la place Tahrir au Caire le 25 janvier 2011 en ajoutant " ça suffit " à l'adresse d'Hosni Moubarak pour qu'il quitte le pouvoir, comme Ben Ali venait de le faire à Tunis neuf jours plus tôt. Il le quittera le 11 février. Les Frères musulmans (FM) remportent les élections législatives et présidentielle égyptiennes, lesquelles portent Mohamed Morsi au pouvoir. Massivement contesté quelques mois plus tard pour ses dérives autoritaires et sa volonté de placer ses " Frères ", il est destitué par la " révolution " du 30 juin 2013. Comment la liberté aurait-elle pu triompher alors que l'opposition était fragmentée, que les Frères musulmans s'imposaient et que l'armée n'avait nulle intention d'ouvrir une transition démocratique ? Le nouveau président, Abdel Fattah al-Sissi, a modifié la Constitution en 2019 pour faire de l'armée la gardienne de 'la démocratie et de la cohésion du pays' et lui permettre de briguer un troisième mandat en 2024.

La région en a tiré deux leçons :

1 - Les Frères musulmans, qui ont eu leur chance, ont montré leur incapacité à gouverner et surtout leur vrai visage. Ils ont " investi le champ politique pour réislamiser la société par le haut ", comme le souligne Gilles Kepel[3]. Le président égyptien a justifié la " révolution du 30 juin " par la nécessité d'exercer " la liberté de manière responsable pour éviter le chaos destructeur ". Mais les prisons sont pleines. La leçon égyptienne a été entendue dans tout le monde arabe, notamment à Tunis. La leçon est méditée à Alger, alors que le mouvement de contestation Hirak se poursuit, encore que la guerre civile des années 80 devrait être un repoussoir puissant contre le retour des islamistes.

2 - Le président al-Sissi peut régner sans partage, en un singulier retour au " eux ou nous ", et les chancelleries étrangères respirer. Ce qui pose à l'Union la question de l'équilibre délicat entre stabilité et démocratie. Refuser la " realpolitik " serait aussi naïf que risqué pour les équilibres régionaux et les intérêts de l'Union avec des pays comme l'Egypte. Il faut bien évidemment coopérer avec des régimes qui ne sont pas ce que nous souhaiterions qu'ils fussent. Mais l'Union se trouve alors en porte à faux sous l'étendard de ses valeurs. Il y a même une forme de cynisme à voir le Conseil sous-traiter démocratie et droits humains au HR/VP, à Moscou comme au Caire, pendant que les Etats membres continuent leurs affaires bilatérales, comme l'écrit Marc Franco. Atténuer la contradiction par la définition de lignes rouges serait bienvenu pour la crédibilité de l'Union.

Face à ces bouleversements, c'est dans l'urgence que la Commission et le HR/VP adoptèrent " Une stratégie nouvelle pour un voisinage en mutation " le 25 mai 2011. Le changement de cap était notable puisque la stratégie mettait l'accent sur les réformes démocratiques (élections, police, justice) ; un fort soutien à la société civile ; la réduction des inégalités et un dialogue sur la mobilité des personnes. Et on passait des valeurs partagées aux valeurs universelles. L'aide était conditionnée aux réformes selon le principe de " plus d'assistance pour plus de réformes ". Un an plus tard, l'aide à la Tunisie était doublée sur la base de ce principe et un fonds européen pour la démocratie en faveur des ONG était doté de 26 millions €. La Commission recevait mandat de négocier des accords de libre-échange complets et approfondis (ALECA) pour dynamiser les investissements, à l'instar de ceux qui étaient alors en négociation avec des États du partenariat oriental[4]. Ainsi que des " partenariats de mobilité " sur les visas et la migration.

" Prendre en compte la réalité politique et sociale "

En 2015, la Commission et le HR/VP engagèrent un " réexamen de la politique de voisinage ". Différenciation selon les pays, flexibilité et appropriation mutuelle des objectifs y étaient promues. Surtout, la reconnaissance que " la transition démocratique prendra du temps et que la réalité sociale et politique des communautés locales doit être prise en compte " était bienvenue ! La primauté était donnée à la stabilisation, à la sécurité et aux intérêts de l'Union, anticipant sur ce que la " Stratégie européenne de Sécurité " a mis en avant un an plus tard. Il est vrai que les guerres civiles faisaient rage en Syrie et en Libye, provoquant une vague de migrations sans précédent et que des attentats endeuillaient les deux rives de la Méditerranée.

L'avenir des partenariats de mobilité était donc incertain. Négocier une facilitation de visas contre un accord de réadmission des migrants illégaux, y compris les ressortissants des pays tiers ayant transité, devenait en effet difficile. Le Maroc et la Tunisie refusent jusqu'à présent cette clause du ressortissant tiers, tout en acceptant des retours de nationaux. Quant aux ALECA, leur négociation avec le Maroc et la Tunisie en 2013 fut rapidement interrompue. Les milieux d'affaires craignaient que leurs industries ne soient absorbées par celles, plus compétitives, de l'Union. Est-ce réaliste de demander à la Tunisie et au Maroc de transposer près d'une centaine de directives de l'Union, comme avec l'Ukraine ? La négociation n'a jamais commencé avec la Jordanie. Quant à l'Égypte, comment pourrait-elle accepter un ALECA alors que plus de 50% de ses entreprises sont sous le contrôle de sa nomenclatura militaire?

De nombreuses réformes importantes ont été engagées sur la base de priorités : gouvernance et État de droit, sécurité, économie, cohésion sociale, environnement, etc. Leur financement a été assuré par l'Instrument européen de Voisinage pour 2014-2020, par exemple : 1,4 milliard € pour le Maroc, 756 millions pour l'Égypte, 765 millions pour la Jordanie. Quant à la Tunisie, elle a reçu 1,6 milliard € depuis le lancement de ses réformes en 2011. De plus, la nouvelle Plateforme d'Investissements a permis, selon la Commission, de mobiliser investissements privés et prêts concessionnels à hauteur de 7 milliards € pour l'Égypte, 11,5 pour le Maroc et 2,3 pour la Tunisie[5]. Il faut souligner la réactivité de la Commission pour réallouer en urgence plus de 2 milliards € pour aider les pays à faire face à la pandémie de Covid-19. L'aide à la prise en charge des migrants et réfugiés est un autre point fort de la solidarité européenne avec plus de 7 milliards € engagés (Maroc, Tunisie, Libye, Jordanie et Liban). L'accent mis sur la formation et les échanges universitaires à travers les programmes Erasmus est à mettre au crédit de cette politique. Plus de 44.000 étudiants en ont bénéficié de 2015 à 2019.

Où est l'Union géopolitique ?

Les maux de la région limitent l'efficacité des réformes et brident le potentiel économique. D'autant plus que les apprentis sorciers engagés sous la bannière d'un Islam politique minent les sociétés et sont un obstacle aux investissements étrangers dans un environnement de conflits dont ces mouvements profitent, voire qu'ils suscitent. La région est ainsi le théâtre de guerres depuis trente ans, du Sahara occidental à la Syrie.

Le conflit du Sahara occidental demeure un obstacle aux relations entre le Maroc et l'Algérie et à l'intégration régionale. Il a perturbé les relations du Maroc avec l'Union sur l'accord de pêche jusqu'en 2019. La reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par Donald Trump en 2020 - en échange du rétablissement des relations diplomatiques entre Rabat et Tel Aviv - ne saurait changer la donne à court terme. Mais l'acceptation par Alger d'un " dialogue sans conditions " proposé en juin 2021 par Rabat est un signe d'ouverture.

Dans la guerre civile libyenne, l'Union a été largement absente, étalant même ses divisions, la France soutenant le maréchal Haftar et l'Italie le gouvernement de Tripoli. Surtout, la Turquie, pays candidat à l'adhésion à l'Union et membre de l'OTAN, y est intervenue en faveur de Tripoli par des supplétifs syriens de son armée, la Russie soutenant le maréchal Haftar par ses milices privées. Monnayant son intervention, Ankara a obtenu la signature par Tripoli d'un accord sur les eaux maritimes en sa faveur, contraire au droit de la mer. Accord qui prend tout son sens suite aux découvertes de gisements de gaz. La délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) est assurément complexe en Méditerranée orientale. Mais au dialogue et au compromis, la Turquie a préféré la tension et le fait accompli, pour " renverser " le traité de Sèvres de 1920, comme le président turc l'a dit lors de la signature de l'accord. L'Union s'est contentée de sanctions sur des entreprises turques de forage. Des incidents pourraient survenir alors que l'Union a déployé en Méditerranée en mars 2020 une mission de contrôle sur l'embargo des armes à la Libye, sur mandat des Nations unies : la mission IRINI. C'est l'un des éléments du processus de Berlin pour stabiliser la Libye, engager une transition démocratique et relancer l'économie. Le Conseil vient, par ailleurs, de proroger jusqu'en juin 2023 la mission de sécurisation des frontières, EUBAM Libye. La situation y demeure fragile et le HCR y a recensé 45.000 réfugiés.

En Syrie, l'Union n'a eu aucune prise sur la guerre civile, dont elle n'a fait que subir les conséquences par une immigration massive. La stratégie adoptée par le Conseil est, pour l'essentiel, restée lettre morte par la force des événements. L'Union co-préside avec l'ONU une conférence pour " l'aide à apporter pour l'avenir de la Syrie et des pays de la région ". La 5e s'est tenue à Bruxelles en mars 2021. L'Union est le premier donateur d'aide humanitaire et à la stabilisation dans la région, avec plus de 20 milliards € engagés depuis 2011. Elle l'est aussi avec la Palestine. S'il faut se réjouir qu'une aide indispensable soit ainsi fournie aux populations vulnérables, on ne peut que regretter qu'une Union qui se veut géopolitique ne puisse intervenir que par des conférences de donateurs et la fourniture d'aide.

Le conflit israélo-palestinien est encore plus cruel pour la crédibilité de l'Union. Israël ne respecte pas les résolutions des Nations unies depuis 1967 et poursuit la colonisation sauvage de territoires occupés. Des colons détruisent des écoles financées par l'Union et des États membres[6]. Les ambassadeurs de ces derniers font rapport sur la " discrimination juridique systématique " qui frappe les Palestiniens. L'Union regrette et condamne. Mais jamais des sanctions n'ont été prises alors qu'Israël bénéficie du meilleur accord d'association et profite largement des programmes de recherche européens. Ce qui pose la question des réactions différentes de l'Union face au non-respect du droit international et des droits de l'Homme dans d'autres situations.

N'est-ce pas le lourd héritage de l'antisémitisme séculaire des sociétés et États européens et celui de la Shoah qui paralyse l'Union ? Il n'empêche, son impuissance la prive de pouvoir y jouer un rôle. Et c'est desservir Israël que de laisser le pays s'enfoncer dans l'impasse où des politiques extrémistes le conduisent. Il est vrai que, même déterminée, l'Union serait bien seule alors que Washington s'est engagé en 2016 à fournir 38 milliards € d'aide militaire pendant dix ans. Et les accords d'Abraham signés le 15 septembre 2020 entre Bahreïn, les Émirats arabes unis et Israël changent la donne régionale. Sans pour autant résoudre le conflit. D'autant que le Hamas, financé par le Qatar et armé par l'Iran, maintient son idéologie mortifère et ses frappes aveugles.

Pourtant, la situation semble changer. D'abord, le conflit est devenu local avec les accords d'Abraham, processus maintenant encouragé par l'administration Biden. De plus, des régimes très conservateurs voient même en Israël le défenseur de la " civilisation judéo-chrétienne ". Ensuite, les deux voies d'une paix possible sont dans l'impasse. La solution des deux États paraît défunte car un État palestinien ne serait plus viable, compte tenu du morcellement territorial. Mais celle d'un État unique est rejetée par Israël et les partis arabes. Enfin, les récents incidents entre arabes et juifs en Israël appellent à une solution intérieure. Le soutien de Mansour Abbas, leader du parti islamiste Raam, au nouveau gouvernement israélien de Naftali Bennett, le 13 juin 2021, va dans ce sens. L'avenir dira s'il s'agissait avant tout d'évincer Benjamin Netanyahou ou si c'est un changement porteur d'espoir.

La géopolitique a horreur du vide

Un dialogue euro-méditerranéen dynamique n'a jamais réussi et la politique de voisinage est restée très en-deçà des attentes et des besoins. D'autres puissances offrent donc naturellement leurs services. L'Arabie saoudite et les Etats du Golfe n'ont jamais cessé leurs interférences dans la région. C'est surtout le Qatar qui finance les Frères musulmans, dans une alliance implicite avec la Turquie. La Libye est leur cible privilégiée, ce qui fait craindre pour la Tunisie.

Le retour de la Turquie et de la Russie marque la réémergence des empires. L'une rêve de reconstituer l'empire Ottoman et l'autre de retrouver l'influence extérieure de l'URSS. Toutes les deux semblent privilégier les actions qui nuisent à l'Union. Moscou n'avait jamais abandonné la Syrie, où elle avait conservé sa base navale de Tartous. Son armée y est maintenant solidement implantée. La Russie revient en Algérie où elle fournissait 90% du matériel militaire dans les années 1970. Ses exportations sont quarante fois plus importantes qu'en 2000. C'est aussi un retour en Égypte : fournitures militaires, centrale nucléaire d'El Daaba, importations de produits agricoles. Fait notable, c'est à Moscou que l'Egypte a demandé une médiation avec l'Ethiopie sur le barrage de la Renaissance dont elle redoute les conséquences sur le débit du Nil. Moscou s'est aussi rapproché de Rabat pour une coopération contre le terrorisme, ainsi qu'en matière agricole et piscicole.

C'est le développement fulgurant des investissements de la Chine qui est impressionnant, notamment dans le cadre d'Une ceinture, une route que la plupart des pays ont signée. Les chiffres parlent d'eux-mêmes avec les trois pays cibles de Pékin : le Maroc où elle est le 3e exportateur, l'Égypte qui en importe 15% de ses biens et l'Algérie avec 18% (France 9,3%) en 2019. Le président Xi Jinping et le roi Mohammed VI ont signé en 2016 un partenariat stratégique pour des hôpitaux, autoroutes, parcs solaires, technopole et centres Confucius. La neutralité de la Chine dans le conflit du Sahara occidental est appréciée.

Partenariat aussi avec l'Algérie en 2006 avec des constructions emblématiques : grande mosquée d'Alger, opéra, ministère des Affaires étrangères, résidences. La Chine lui a vendu et construit pour quelque 70 milliards $ en vingt ans. Alger est le troisième acheteur d'armes de la Chine et le premier en Afrique. Mao avait reconnu le gouvernement provisoire en 1958 et Nasser reconnu la RPC dès 1956. L'Égypte est essentielle sur la Route maritime de la soie en raison du canal de Suez. La Chine y a investi 7 milliards $ en 2019 et en a prêté 3 pour construire la nouvelle cité administrative. Le président al-Sissi y a effectué six voyages. Deux ports seront gérés par des entreprises chinoises, Alexandrie et El Dekheila. L'aide apportée durant la pandémie de Covid-19 a valu à la Chine la projection de son drapeau sur les principaux monuments du Caire et de la vallée du Nil. Nul doute que le dieu Amon Rê en a frémi en son temple de Karnak !

Au Liban, la conférence de Paris en 2018 avait promis une aide à condition que soient engagées des réformes et une lutte contre la corruption qui gangrène l'économie. En l'absence de réformes, les fonds n'ont pas été mobilisés. Face aux besoins pressants, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, vient de lancer un appel à Pékin pour financer des infrastructures. Car la Chine reste neutre, n'interfère pas dans la politique nationale et n'exige ni réformes ni respect de droits. Faisant aussi valoir qu'elle fut elle-même colonisée par l'Occident, elle vante son modèle de développement. Elle ne peut que séduire les régimes forts et les États faillis ou en difficulté.

C'est pourtant avec Israël que la Chine a les relations les plus importantes, concentrées sur la haute technologie. Nombreuses sont les entreprises israéliennes installées en Chine. Inversement, de grands groupes chinois ont des centres de recherche en Israël, comme Lenovo, Haier ou Huawei. Les exportations israéliennes sont à 25% des circuits intégrés et elles contribuent à moderniser l'armée chinoise. La Chine est le troisième client d'Israël et son deuxième fournisseur, après les États-Unis. Il est probable qu'Israël devra freiner sa coopération avec Pékin si les relations sino-américaines s'enveniment. Pour l'heure, la Chine va construire le nouveau port d'Haïfa et celui d'Ashdod. Plus surprenant, un accord permet à Israël d'importer des ouvriers chinois comme alternative aux Palestiniens !

Le nouvel agenda, un excellent catalogue d'actions nécessaires ....

On ne peut que souscrire à la déclaration d'intention pour le nouveau programme pour la Méditerranée, : " qui offre des possibilités de nouveaux partenariats sur les priorités stratégiques de la double transition écologique et numérique et repose sur la conviction selon laquelle la prospérité et la résilience ne sauraient être bâties que dans le cadre d'un partenariat solide entre les deux rives de la Méditerranée ". Il a pour but de " générer une relance à la fois verte, numérique, résiliente et juste, guidée par le programme de développement durable des Nations unies à l'horizon 2030, l'accord de Paris et le pacte vert pour l'Europe".

Il est décliné en cinq grands domaines d'action : développement humain, bonne gouvernance et Etat de droit ; renforcer la résilience et la prospérité et tirer parti de la transition numérique ; la paix et la sécurité ; la migration et la mobilité ; la transition écologique : résilience face au changement climatique, énergie et environnement.

Pour chaque domaine, des actions trouvent leur correspondance dans une liste d'initiatives-phare à financer dans le plan d'investissement proposé. Le premier domaine avance, parmi la liste d'actions, la promotion des droits de l'Homme, l'égalité hommes-femmes, la société civile, l'état de droit. En regard, deux initiatives phare : soutenir les secteurs sociaux, l'éducation et la formation professionnelle et la santé. Josep Borrell a insisté sur l'aide " aux jeunes pour réaliser leurs espoirs, jouir de leurs droits et construire un environnement sûr, démocratique, vert et prospère ". Le second domaine promeut, entre autres, l'amélioration de l'environnement des entreprises et des investissements, le soutien aux PME et aux infrastructures de transport et la convergence règlementaire dans plusieurs secteurs. L'approche écosystémique élaborée dans le cadre de la stratégie industrielle de l'Union est évoquée comme contribution possible à la diversification économique dans le cadre de la restructuration des chaînes de valeurs mondiales. L'une des initiatives phare correspondante met l'accent sur la transformation numérique, la recherche et l'innovation, notamment par la participation aux programmes de l'Union. La transition écologique, cinquième domaine, met en avant des initiatives phare de croissance verte ; transition énergétique et sécurité ; gestion des ressources, notamment d'eau ; systèmes alimentaires durables, agriculture et développement rural. Le domaine sensible de " paix et sécurité " propose naturellement de renforcer, entre autres, la lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, les menaces hybrides et la radicalisation, y compris avec l'aide des agences de l'Union, comme Europol et Frontex. " Migration et mobilité ", le quatrième domaine, appelle à des efforts communs de lutte contre les réseaux criminels de trafic de migrants. Il propose aussi une coopération Sud-Sud accrue, notamment dans le cadre du Plan d'action adopté à La Valette en 2015. Trois actions précises sont encouragées : soutenir la capacité des partenaires à gérer leurs frontières, la migration et l'asile ; apporter une aide socio-économique ciblée pour prévenir la migration ; intensifier la coopération en matière de retour effectif et de réadmission. La revendication récurrente des partenaires de " développer des voies légales d'accès à l'Europe ", s'inscrit " dans le respect total des compétences des États membres ".

.... Mais ce partenariat renouvelé n'a pas les moyens de ses ambitions ....

Le cadre financier de l'Union européenne pour 2021-2027 a inscrit 7 milliards € pour le plan économique et d'investissement pour ce programme. La communication souligne que cette aide budgétaire devrait pouvoir mobiliser des investissements privés et publics à hauteur de 30 milliards €. Ce n'est qu'une hypothèse. Le Parlement européen a d'ailleurs questionné cet effet levier. Point positif : un lien sera fait entre financement et réformes. Mais le budget initial est très en-deçà des espoirs suscités par ce partenariat renouvelé et, par conséquent, pour la stabilité régionale. Par comparaison, 14 milliards € sont prévus pour les Balkans occidentaux, dont la population totale est de quelque 20 millions, montant pourtant inférieur aux besoins face à l'attractivité d'autres puissances. La Bulgarie reçoit quelque 8 milliards € des Fonds structurels et d'investissement de l'Union !

Il y a certes des mesures innovantes telles que l'initiative pour des cofinancements entre l'Union et la Banque européenne d'investissement (BEI), la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), la Banque allemande de Développement (KfW) et l'Agence française de développement (AfD), pour du micro-crédit, l'appui aux PME et des fonds de garantie. Mais les 150 millions € de contribution budgétaire au 1,5 milliard € des banques restent très modestes. Dans ces conditions, comment les pays du Sud de la Méditerranée pourraient-ils résister aux sirènes de Doha, d'Ankara, de Moscou et de Pékin ? Comme le soulignait Hakim El Karoui, " les pays du Maghreb ont besoin d'une aide budgétaire massive. Ne pas le voir, ou trop attendre pour la leur accorder serait une erreur stratégique grave ".

La question se posera notamment pour la migration. Instruits par le financement de l'Union à la Turquie pour fixer les migrants sur son territoire, les pays partenaires demanderont des compensations semblables pour réaliser les actions du nouveau programme. Le Maroc a déjà montré la voie avec l'Espagne. Sous-traiter cette question a un coût qui devra être financé. Il pourrait l'être aussi par une amélioration de l'accès des partenaires au marché de l'Union. Or, le nouveau programme est muet à cet égard. Il ne fait que plaider pour les ALECA qui n'ont aucune chance d'être acceptés en l'état. Pourtant, aucune initiative n'a été proposée dans ce domaine privilégié des compétences de la Commission européenne, alors que les accords d'association ne correspondent plus aux besoins des échanges.

.... et il passe sous silence d'autres questions qui fâchent

La première est le fait de mettre sur " les conséquences de tendances mondiales " beaucoup des défis de la région. On ne saurait sous-estimer celles-ci. Mais la communication aurait gagné en crédibilité si elle avait inversé l'ordre des causes. La majorité des défis sont d'abord d'ordre interne : socio-économiques, inégalités, mauvaise gouvernance et corruption, ce que les citoyens mesurent au quotidien.

Ensuite, l'équilibre croissance économique-démographie est évacué en une phrase, sans qu'un appel ne soit lancé pour une maîtrise de cette dernière. Sujet assurément conflictuel avec les mouvements islamistes mais où un dialogue devrait s'ouvrir. Il en va de même de la coopération régionale et sous-régionale où " l'Union sera prête à étudier la possibilité d'un renforcement ". On eût aimé une initiative tant cette question est cruciale et tant l'Union a un crédit évident à faire valoir.

Il est un pays dont le printemps et les réformes ont été régulièrement encensés par l'Union, ses États membres et leurs médias, c'est la Tunisie. Or, elle est plongée dans une grave crise économique et sociale où " au vide d'État s'est ajouté le vide d'avenir ". Victime plus que d'autres d'attentats terroristes, d'une chute du tourisme et de délocalisation d'entreprises, elle a besoin d'une restructuration de sa dette. L'Union avait poussé à cela avec l'Europe centrale dans les années 1990. La communication est muette. Et la visite du président Kaïs Saïed à Bruxelles le 4 juin 2021 semble n'avoir que " confirmé l'engagement des deux parties pour l'approfondissement de leur partenariat stratégique et privilégié ". La jeunesse tunisienne appréciera, dont un représentant disait récemment sur une radio européenne : " nous sommes une génération sans espoir, notre seule chance c'est de prendre la mer. "

Plus surprenant encore est le silence de la communication sur les conflits en cours. Ce n'est certes pas là que des solutions peuvent être esquissées. Mais il ne fait " qu'inciter les partenaires stratégiques à redoubler d'efforts conjoints pour résoudre les conflits ". Comment ignorer le rôle de la Turquie - pays candidat à l'adhésion - en Libye et en Méditerranée orientale ? Il est des silences coupables sous prétexte de ménager les relations. Lorsqu'un pays tient compte de la force des réactions - comme la Turquie - passer le problème sous silence affaiblit l'Union. Rien sur le conflit israélo-palestinien où l'Union n'a pas de position commune, au-delà de " soutenir une solution à deux États " qui semble dorénavant impossible. Rien non plus sur le conflit larvé entre communautés au Liban, alors que le pays s'enfonce dans la crise.

Comment ignorer l'un des grands maux dont souffre toute la rive sud de la Méditerranée, les discriminations, sources de tensions et génératrices de violences ? Discriminations envers les minorités ethniques et les migrants d'Afrique noire. Religieuses envers les Coptes chrétiens. Discriminations aussi envers ceux des musulmans qui refusent que la religion régisse leur vie privée. Discriminations enfin selon l'orientation sexuelle. Or, non seulement les autorités publiques les tolèrent, mais elles les confortent souvent par une justice prompte à faire régner l'ordre des mosquées sur la société. Et en utilisant les imams pour faire respecter les mesures anti Covid-19, les gouvernements sont devenus plus tributaires du religieux. Il est loin, le vent de modernité qui soufflait de Tunis au Caire et de Beyrouth à Damas dans les années 50 et 60. La communication ne dit pas comment construire les sociétés inclusives qu'elle prône, face aux intégrismes et messianismes religieux qui ont gagné la bataille des idées, jusqu'à Jérusalem.

À la recherche du " message unique "

On s'interroge sur les destinataires de cette communication. Elle est certes " cadre " et concerne toute la région. Mais on voit mal comment elle pourrait s'appliquer à la Syrie toujours en guerre, au Liban où les citoyens luttent pour survivre et à la Libye où la résilience est le seul objectif immédiat. Difficilement aussi en Algérie, où le pouvoir s'arcboute sur les ruines d'une " révolution " trahie, et à la " militarchie " égyptienne. Il reste le Maroc, la Tunisie et la Jordanie pour lesquels on eût aimé des propositions plus courageuses.

Un journaliste tunisien, Fathi B'Chir, écrivait : " L'Union donne l'impression de naviguer à vue." La politique de voisinage était trop paternaliste et euro-centrique. L'Union manque ici d'ambition, d'une vision stratégique et des moyens de la réaliser. Pour reprendre les mots de Jean-Dominique Giuliani, "la Commission elle-même s'interdit l'audace par souci de ne point se heurter à l'opposition d'États membres ". C'est pourtant d'audace que ce partenariat aurait besoin. N'est-ce pas d'abord parce qu'elle n'a pas de politique extérieure commune ? De la Finlande aux frontières avec la Russie à Lampedusa et Pantelleria si proches des côtes tunisiennes, il y a en effet un grand écart dans la perception des menaces et la compréhension des intérêts qui rend difficiles des actions consensuelles fortes, comme le soulignait récemment Josep Borrell. Développer une " culture stratégique commune " serait hautement souhaitable, comme le président Macron l'a souhaité.

La communication demande un " engagement renouvelé en faveur de l'unité et de la solidarité entre les États membres de l'Union européenne". N'est-ce pas inhabituel d'utiliser une communication à destination externe pour stigmatiser un problème interne ? Il est vrai que sur la Libye et la Turquie, l'Union a étalé ses désaccords au grand jour. Comme le dit Josep Borrell, " nous n'avons pas besoin d'une voix unique mais d'un message unique (...) Mais l'Union ne saurait être géopolitique si elle n'est pas d'abord politique ", c'est-à-dire capable de consensus sur les grandes questions extérieures. Actuellement, elle ne l'est pas, ce qui fragilise le partenariat que ce nouveau programme entend renouveler.


[1] Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte, Jordanie, Palestine, Israël, Liban, Syrie.
[2] Ci-après désigné par HR/VP.
[3] 'La tourmente arabe', Hérodote n°160-161, 2016.
[4] Les ALECA visent à étendre les accords d'association aux domaines suivants : services, concurrence, marchés publics, droits de propriété intellectuels, investissements, ainsi qu'à harmoniser la législation et les standards.
[5] On trouvera tous les chiffres détaillés de l'aide de l'UE sur le site de la Commission européenne , DG NEAR
[6] En 2018-2019, 197 bâtiments ont été démolis ou saisis et leurs occupants palestiniens expulsés, dont 26 financés par l'UE et des états membres.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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