Gouvernance de l'Union européenne : changer de pratiques sans changer de traité
Une libre contribution à la réflexion sur l'avenir de l'Union

Institutions

Jean-Dominique Giuliani

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14 juin 2021
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Giuliani Jean-Dominique

Jean-Dominique Giuliani

Président de la Fondation Robert Schuman

Gouvernance de l'Union européenne : changer de pratiques sans changer de traité ...

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L'Union européenne s'est inscrite dans le paysage politique. Au sein des nations du continent, l'intégration est moins critiquée dans son principe, mais désormais davantage dans ses modalités. L'Union s'est imposée. Elle subit maintenant l'épreuve de la réalité car son efficacité dans l'action est régulièrement mise en cause[1].

Ainsi, à propos de la lutte contre la pandémie de Covid-19, la Commission européenne a vu se concentrer sur les institutions européennes ces reproches de lenteur, de bureaucratie et de manque de transparence qui lui étaient déjà opposés quant à d'autres politiques comme la concurrence ou le commerce.

C'est le paradoxe d'une construction européenne qui a célébré ses 70 ans. C'est, en effet, le 18 avril 1951 que fut signé le premier traité européen, celui instituant la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier. De plus en plus acceptée, elle est de plus en plus questionnée. Ses méthodes d'action doivent s'adapter à une nouvelle ère.

Au sein des États membres, la fin du xxe siècle a été marquée par de vigoureux débats institutionnels qui portaient sur les finalités de l'intégration. Fédération, confédération, fédéralisme ou union d'États-nation sont les concepts qui ont longtemps opposé eurosceptiques et partisans du fédéralisme.

Les circonstances les ont rendus largement obsolètes. Sous la contrainte, les États européens ont agi de plus en plus ensemble pour affronter des crises inédites.

L'émergence de nouveaux concurrents économiques au développement fulgurant a, pour sa part, modifié les fondements mêmes de certaines politiques. Les États membres ont répondu à ces exigences par de nouvelles avancées européennes. La crise des dettes publiques a ainsi vu naître un embryon de Fonds monétaire européen. Le service diplomatique commun (SEAE) a été créé pour rapprocher les politiques étrangères nationales. Des agences ont été instituées pour répondre à des besoins nouveaux comme Europol, Eurojust ou Frontex.

Enfin, l'euro s'est révélé être un protecteur consensuel, la Banque centrale européenne déployant toutes ses capacités et devenant le principal outil fédéral de politique économique des Européens.

Les oppositions à l'Union européenne sont devenues marginales, minoritaires et résiduelles. Peu d'Européens contestent le principe même de l'intégration et les critiques se focalisent désormais sur telle ou telle politique, voire sur l'absence de politiques communes.

Malgré les apparences, les opinions publiques ont majoritairement rejeté l'euroscepticisme. Les opposants, même lorsqu'ils ont enregistré des succès les référendums de 2005 en France et aux Pays-Bas n'en ont tiré aucun bénéfice politique et se sont souvent vus rejetés à leur tour.

Les souverainistes ont été désavoués par le Brexit, sa gestion et ses suites. Le parti de Nigel Farage, comme d'ailleurs l'Alternative für Deutschland, fondés contre l'Union européenne et l'euro, se cherchent désormais d'autres causes, par exemple l'immigration.

Enfin, la perspective d'accéder au pouvoir grâce à la vague populiste antisystème a calmé les ardeurs anti-européennes des partis extrémistes. La Ligue italienne participe au gouvernement de Mario Draghi, ainsi que le Mouvement 5 étoiles. Le Rassemblement national français accepte l'euro, se range aux accords de Schengen et invoque la Cour européenne des droits de l'Homme !

Emmanuel Macron a démontré qu'on pouvait gagner une élection présidentielle sous le drapeau européen. Car faire campagne contre l'Europe, c'est l'assurance de se fermer toute chance de remporter une élection. L'Union européenne est entrée dans la normalité politique et s'est imposée dans les univers politiques nationaux.

Les études d'opinion sont plus favorables à la construction européenne, y compris dans la crise. Elles expriment néanmoins de fortes attentes qui se traduisent souvent par des jugements négatifs. La dimension européenne est réclamée et espérée, mais les institutions communes sont aussi fortement critiquées.

Un procès en efficacité

Pour mieux justifier leurs manquements aux libertés élémentaires, les régimes autoritaires de Chine, de Russie ou de Turquie revendiquent la pertinence de leurs modèles en conduisant une véritable campagne de dénigrement accusant l'Union européenne d'inefficacité.

Cette propagande doit être prise au sérieux car la perception des résultats des politiques européennes influe directement sur le sentiment d'appartenance, voire la fierté d'appartenance des citoyens à l'Europe. La capacité d'adaptation des politiques européennes autant que la réactivité des institutions communes sont souvent mises en cause.

Concurrence, politique commerciale, préférence pour le consommateur, absence d'une politique industrielle, autant de problématiques auxquelles l'Union paraît répondre avec les mêmes arguments depuis sa création. Les politiques traditionnelles de l'Union ont du mal à évoluer, même si la Commission en a entamé la "revue".

Beaucoup de progrès ont été faits dans les principes, mais la mise en œuvre des décisions européennes demeure un problème récurrent. Décider à vingt-sept n'a jamais été facile ni simple, mais force est de reconnaître que cette difficulté a "irradié" dans l'ensemble des institutions.

Le Conseil peine à se montrer audacieux et reste embarrassé par la règle de l'unanimité. Pèse surtout sur lui, du fait de son fonctionnement par essence trop diplomatique, un manque de confiance entre partenaires, trop souvent désireux de s'arc-bouter sur la seule défense de leurs "intérêts nationaux" du moment pour des raisons de politique intérieure.

La Commission elle-même s'interdit l'audace par souci de ne point se heurter à l'opposition frontale d'États membres, dont les administrations sont responsables de l'application sur le terrain des décisions communautaires. Cette prudence rejaillit sur ses services et sur les organismes qui en dépendent. Enfin, le Parlement poursuit parfois des objectifs tenant davantage à l'équilibre entre les familles politiques qui le composent, voire à sa volonté de s'imposer face aux autres institutions. Ses procédures sont lourdes et lentes, tant dans le processus législatif complexe qui garantit l'expression parlementaire que dans ses relations avec les autres institutions.

L'ensemble de ces facteurs pèse sur la rapidité de réaction des institutions, au point d'être interprété souvent comme une incapacité européenne, un manque d'aptitude à la décision.

La gouvernance de l'Union est ainsi devenue un problème récurrent. Objet de critiques, sujette à des campagnes parfois inspirées de l'étranger, peu compréhensible pour les non-initiés, elle est devenue le principal obstacle aux développements européens.

Changer d'abord de pratiques

Les institutions européennes se sont construites progressivement, au fil de onze traités qui ont transformé et élargi leurs compétences. Elles se trouvent désormais à la limite de celles-ci. D'une simple "communauté de droit", l'Union est devenue peu à peu, avec l'accord des États, un instrument commun de politique publique, dont on exige toujours plus. Elle s'est efforcée de s'y adapter mais sa capacité d'action reste limitée par des traités qu'il faudra bien un jour actualiser. Or chacun s'accorde à en mesurer la difficulté, peu compatible avec l'urgence.

Le manque d'un sentiment d'appartenance des citoyens à une véritable Union fait obstacle à beaucoup d'avancées européennes et donc à d'éventuelles modifications de ses traités. Pour le combler, il pourrait donc être judicieux d'inverser le raisonnement institutionnel habituel et de mettre l'accent sur la perception de l'efficacité et la visibilité des politiques européennes ouvrant ainsi la voie à des changements juridiques ultérieurs.

Le retour de la confiance par l'efficacité de l'action européenne peut être un objectif plus pragmatique. Une répartition des tâches plus opérationnelle entre les institutions se révèlerait ainsi certainement plus efficace.

La représentation extérieure de l'Union est ainsi partagée entre la Commission et le Président du Conseil européen, le traité faisant la distinction entre la politique étrangère et les autres politiques. Dans la réalité, cette répartition est fonction des acteurs. José Manuel Barroso avait ainsi sillonné le monde, tandis que Jean-Claude Juncker s'est quasiment abstenu de déplacements, à l'exception d'une négociation heureuse avec le Président américain. À peine élue, Ursula von der Leyen s'est rendue au siège de l'Union africaine dans une louable intention de marquer la priorité européenne pour l'Afrique. Mais les ratés de son voyage en Turquie le 6 avril 2021 avec Charles Michel montrent que l'Union s'expose à des risques lorsqu'elle n'est pas capable d'assurer l'unicité de sa représentation extérieure ; ne serait-il pas plus sage que le Président du Conseil, assisté du Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, assume davantage cette fonction de représentation, pendant que la Commission se concentre sur les affaires intérieures de l'Union ? Les États membres ne se sentiraient-ils pas mieux impliqués dans ces déplacements faits en leur nom et la Commission y trouverait-elle à redire alors que le Haut Représentant en est aussi le Vice-président, siégeant au Collège et disposant donc de ses services et de ses moyens ?

Les relations interinstitutionnelles mériteraient de longs développements.

Le Parlement a peu à peu imposé un véritable droit constitutionnel européen hors traités au travers des accords interinstitutionnels négociés avec la Commission après chaque élection européenne. Il a ainsi conquis des droits exorbitants sur les Commissaires, comme par exemple le renvoi automatique et individuel de ceux qui n'auraient plus sa confiance. Il en tire des leçons un peu excessives dans les fameuses "auditions" préalables à la nomination des Commissaires, parfois motivées par des raisons politiques et souvent peu respectueuses des droits des personnes concernées.

Les "trilogues", négociations entre Parlement, Conseil et Commission mériteraient une vraie réflexion. Plutôt que de difficiles discussions à trois, ne serait-il pas plus efficace que le pouvoir législatif européen se mette d'abord d'accord sur un texte avant que d'en délibérer avec la Commission qui a seule l'initiative de le proposer ?

Le Parlement devrait en outre apporter plus d'attention à sa propre représentativité. Le traité dispose qu'il propose au Conseil, avant chaque élection générale, une composition tenant compte du principe de proportionnelle dégressive, c'est-à-dire d'une proportionnalité tempérée de l'assurance pour chaque État d'envoyer au moins six députés au Parlement, et la contrainte pour les plus grands de ne pouvoir en désigner plus de quatre-vingt-seize. Or, pour obtenir un consensus au sein d'une assemblée où les plus petits sont surreprésentés, le Parlement n'a jamais eu la sagesse de proposer d'augmenter vraiment la représentation des grands États. Sa représentativité déformée le conduit à adopter des positions qui ne sont pas conformes à la majorité des citoyens européens. Sa légitimité est contestée, notamment par la Cour constitutionnelle allemande et peine aussi à s'imposer dans l'esprit des Européens.

Enfin l'indépendance des institutions, qui est revendiquée par chacune d'entre elles, est peu pratiquée dans la réalité. Elle est statutaire pour la Banque centrale, la Cour de Justice et la Cour des Comptes et cela ne saurait faire débat. Elle pourrait être étendue au service diplomatique commun (SEAE), à certaines Agences exécutives, voire à l'Office de lutte anti-fraude (OLAF), qui n'est qu'un service de la Commission et pourrait constituer avec le nouveau Procureur européen, un puissant organe de contrôle des crédits communautaires.

Les institutions européennes communes doivent apprendre une répartition plus systématique des compétences et des pouvoirs. C'est notamment le cas de la Commission, dont la tendance depuis l'origine est de vouloir concentrer toutes les compétences au nom de la fédéralisation nécessaire de certaines politiques. Cette attitude freine la dévolution de compétences au niveau européen ; elle " braque " les États et ralentit la construction d'outils communs.

C'est particulièrement le cas en matière de politique extérieure. Le Haut Représentant est censé avoir la haute main sur les relations extérieures. Il est nommé par les États et siège comme vice-Président de la Commission, mais six autres membres du Collège ont à connaître de questions internationales et ne dépendent pas toujours de lui (Partenariats internationaux, voisinage et élargissement, gestion des crises, aide humanitaire, sécurité-défense, commerce).

La Commission garde la haute main sur les crédits, très importants en matière d'aide au développement et d'action humanitaire, mais aussi sur la gestion du personnel diplomatique. Or il ne saurait y avoir de présence européenne forte sur la scène internationale sans une prise en compte dans la politique étrangère, de l'aide au développement, de l'aide humanitaire, des orientations de politique internationale, et cela en liaison avec les États membres. Sans ces derniers, la politique étrangère commune restera dans les limbes ; sans la mobilisation de toutes les ressources communautaires, l'action diplomatique, y compris celle des États membres, demeurera amputée de forces dont elle se prive. Le temps est venu d'une réflexion plus ouverte et moins " contrainte " par les réflexes bruxellois habituels. Un service diplomatique commun plus indépendant ne serait-il pas plus efficace ?

Délégation, simplification et communication

Une étude du Service de recherche du Parlement européen, parue en mai 2020[2], met en évidence l'ensemble des ressources inutilisées ou sous-utilisées des traités européens. De la lutte anti-terroriste à l'Europe de la santé, ce document donne les bases juridiques existantes sur lesquelles pourraient s'élaborer des actions communes répondant concrètement à des besoins actuels. Certes, nombre de ces nouveautés exigeraient des décisions législatives ou l'accord unanime des États membres et sont donc complexes à mettre en œuvre. Mais beaucoup paraissent utilisables rapidement et facilement, de la décision de renforcement de certaines capacités administratives au ciblage de financements particuliers. En outre, il est évident que les clauses passerelles, ces dispositions qui permettent de décider à l'unanimité qu'on décidera désormais à la majorité qualifiée dans certains domaines où l'accord unanime est requis, sont insuffisamment utilisées. Il pourrait être possible d'y recourir davantage dans les crises, quand l'urgence permet de rassembler plus facilement un consensus.

Trois concepts pourraient incarner des pratiques plus innovantes encore : la délégation, la simplification et la communication.

Une pleine et authentique confiance entre les États membres doit être restaurée à travers un dialogue politique permanent que les outils diplomatiques ont quelque peu figé dans la technique de négociations incessantes et complexes. Le Conseil européen doit retrouver son véritable rôle d'impulsion et ne pas trop souvent s'en remettre à la diplomatie pour l'élaboration de ses décisions. Il convient de retrouver des enceintes au sein desquelles les chefs d'État et de gouvernement puissent parler prospective, politique et grandes orientations. Ils doivent aussi pouvoir se confier quant à leurs contraintes et données intérieures.

Les gouvernements ensuite doivent trouver les moyens, chacun selon ses spécificités et contraintes constitutionnelles, de donner à leurs politiques européennes des racines nationales plus solides. Peut-être faut-il associer davantage les représentations nationales, comme c'est déjà le cas dans certains États membres. Avec une confiance fortifiée, des dispositions du Traité non encore utilisées pourraient être invoquées.

Ainsi en est-il, par exemple, de la délégation de l'article 42 du Traité d'Union européenne, que le Conseil peut donner à un groupe d'États membres pour remplir une mission au nom de l'Union. Cette facilité n'a jamais été utilisée alors que les faits en montrent le besoin. La France est intervenue militairement au Sahel et a été soutenue par plusieurs États membres. Cette intervention a donné lieu à la création d'une mission de l'Union pour le soutien et l'entrainement des armées locales. L'Allemagne, par l'action de sa Chancelière, a pris en main une négociation avec la Turquie au plus fort de la crise migratoire. Elle a fait de même avec la Chine en concluant un accord de protection des investissements. Les missions de réassurance de l'OTAN dans l'espace baltique et polonais pourraient aussi être déléguées aux États membres qui y participent.

Si l'Union européenne est bien une addition des forces et des qualités des États qui la composent, les deux articles du Traité, qui organisent cette forme de délégation, devraient être enfin utilisés. Tout État membre de l'Union présente une particularité sur la scène internationale. N'est-il pas temps de décliner et d'additionner ces qualités, nombreuses et souvent très spécifiques, pour donner mandat à tel ou tel d'entre eux de représenter l'Union, par exemple au sein d'instances internationales, voire d'agir en son nom ? Une telle répartition des tâches ne pourrait-elle pas s'organiser plus systématiquement, anticipant en cela une évolution de facto engagée dans un certain désordre ?

Ce principe de délégation, qui exige la confiance, pourrait aussi s'appliquer aux autres institutions. Le Parlement lui-même devrait accepter que l'une ou l'autre de ses commissions puisse exercer un contrôle qui lui échappe aujourd'hui. N'est-il pas choquant de constater que sa demande, totalement légitime, de connaître les contrats passés par la Commission avec les grands laboratoires pour financer et acquérir des vaccins, n'a que tardivement été acceptée par la Commission, dans des conditions honteuses - pas de copie, lecture dans une salle sécurisée - et très partiellement satisfaite par la communication de documents tronqués et maculés ? Comme au sein de tous les parlements, une commission aurait pu exercer au nom de l'ensemble de l'Assemblée, un contrôle parlementaire au demeurant justifié par ses implications humaines et budgétaires.

Il en va de même pour la Commission, qui entend contrôler étroitement l'exercice de compétences européennes, même lorsqu'elles ne sont pas de son ressort. Combien de chefs de mission se sont étonnés des contrôles tatillons de ses services alors qu'ils étaient au loin sur des terrains difficiles, souvent dangereux qui auraient justifié une confiance et une marge de manœuvre plus large, bien évidemment compensée par l'obligation de rendre des comptes ?

Est aussi posée la question de la gouvernance des six agences exécutives, qui dépendent de la Commission et qui sont en fait des services déconcentrés.

Les trente-sept agences décentralisées, plus autonomes, aux conseils desquelles sont représentés les États membres et la Commission, mériteraient d'être placées sous le contrôle du Parlement européen qui n'est aujourd'hui même pas représenté au sein de leurs conseils d'administration.

Des délégations acceptées et ordonnées sont bien meilleures que des démembrements concédés sous le poids des circonstances. Les institutions européennes doivent accepter le principe de la délégation. Cela exigera vraisemblablement des ajustements règlementaires ou législatifs. Mais la pratique quotidienne peut accompagner et anticiper des évolutions inéluctables vers plus d'autonomie et plus de contrôles a posteriori.

Simplification

La complexité des textes européens n'a d'égale que la difficulté à les adopter.

Les États membres s'administrent depuis longtemps avec des traditions juridiques différentes et les intérêts nationaux immédiats ne sont pas toujours identiques ; le Parlement européen souhaite de plus en plus imprimer sa marque ; les traductions en vingt-quatre langues officielles ne simplifient pas le travail. Les textes européens s'en ressentent. Ils sont compliqués. Les directives s'adressent aux États membres, qui ont la charge de les transcrire en droit national. Elles sont donc destinées à des experts chargés de les décliner. Mais l'Union légifère désormais de plus en plus par la voie des règlements, directement applicables au sein des États et donc opposables aux citoyens. Ces règlements ne peuvent réellement être compris qu'avec une certaine expertise en matière de législation européenne. Ne faudrait-il pas, tôt ou tard, entamer un vrai processus de codification ?

Par ailleurs, les procédures d'attribution de marchés sont longues, complexes et souvent coûteuses. De surcroît, elles s'opposent au principe de préférence que pratiquent tous les États sur tous les continents : partout dans le monde, les marchés publics financés par les contribuables sont réservés, sauf exceptions, à des entreprises nationales. Ce n'est pas le cas avec l'argent du budget européen.

Le plan de relance décidé pour faire face à la crise sanitaire pourrait être l'occasion de privilégier davantage les entreprises européennes, contribuant ainsi au soutien de l'économie. Cette pratique devrait être étendue aux autres dépenses du budget européen. Comment mieux expliquer aux citoyens que les Européens forment une communauté qu'en évitant, par exemple, de rouler en Afrique dans des véhicules asiatiques, ou en s'interdisant de faire systématiquement appel, dans les opérations d'audit, aux grands cabinets britanniques ou américains, comme c'est hélas le cas aujourd'hui ? La dimension symbolique de l'usage de l'argent public européen fait partie de la conquête d'un sentiment d'appartenance.

Communication

Longtemps, les institutions européennes se sont vu interdire par les États membres de s'adresser directement aux citoyens. L'augmentation du nombre de politiques et de décisions européennes mérite un véritable aggiornamento de la politique de communication des institutions. Son contenu et ses méthodes paraissent en effet largement obsolètes. Elle donne le sentiment d'être plus orientée vers les gouvernements que vers les citoyens.

Une vraie révolution est ici nécessaire. Les commissaires les plus actifs sont généralement ceux qui prennent le soin, en responsables politiques, de s'exprimer eux-mêmes sur leur travail et qui ne confient à personne le soin d'expliquer ce qu'ils entreprennent. Cette règle devrait être imposée à tous les commissaires.

Le contenu de la communication doit aussi évoluer. Il ne s'agit plus de convaincre de la plus-value de la dimension européenne, désormais évidente pour la plupart des Européens. Il faut expliquer les raisons et les moyens des politiques communes, en faire la pédagogie en toute transparence et démontrer concrètement l'anticipation dont est capable l'Union. De la même manière, il ne faut pas hésiter à reconnaître les erreurs, les ratés de la mise en œuvre de certaines d'entre elles. L'arrogance n'est plus de mise dans une société de transparence et de compassion.

***

L'Union européenne a beaucoup plus progressé ces dernières années, qu'elle ne le laisse apparaître. La crise sanitaire l'a de nouveau poussée à réagir. Au final, ses accomplissements face à la pandémie seront salués alors qu'ils ont été trop rapidement critiqués. L'Europe va devenir la championne mondiale des vaccins en un temps record et au moindre coût. Pour autant, elle n'a pas su l'expliquer pendant la crise, les États membres non plus.

Car les Européens n'ont pas été épargnés par le mouvement régressif de repli et de regain du nationalisme. Les démagogues sont à l'œuvre dans toutes les démocraties ; les " complotistes " surfent sur les angoisses des peuples ; les attentes des citoyens ont évolué plus vite que les institutions. Au sein de l'Union, plusieurs États membres entendent jouer leur propre partition dans un contexte difficile où tous ont été pris de court par la pandémie.

Cette période a vu se développer de violentes critiques envers les institutions communes, accusées de bureaucratie, de lenteur, voire d'incompétence. Pourtant sait-on qu'il appartient aux administrations des États membres d'appliquer les décisions européennes que prennent leurs chefs politiques ?

L'Europe affiche en général une sur-administration plutôt qu'une gestion agile des affaires. On sait administrer. Mais sait-on vraiment gérer, c'est-à-dire affronter une problématique en prenant des risques ?

Les institutions européennes ne sont que les héritières de l'administration des États membres, un mélange, parfois saugrenu, de traditions, d'usages et de règles empilés. Elles n'ont toujours pas trouvé le bon tempo pour communiquer et, par excès de prudence, elles gâchent souvent la présentation de bonnes décisions.

Pour autant et contrairement aux mauvais augures, l'Union européenne est moins menacée que jamais. Son existence est acceptée et les critiques adressées à ses politiques démontrent mieux que tout combien elle est désormais inscrite dans le paysage public.

En revanche, paraît plus préoccupante la baisse de moral (accentuée par la pandémie de Covid-19) qui affecte les populations européennes. Protégées comme jamais par les filets de sécurité publics, qu'ils soient financiers, sanitaires ou règlementaires, en paix depuis plus de soixante-dix ans, ce qui n'était jamais arrivé dans leur histoire, les Européens sont frappés d'une crise d'humeur. Ils ont le moral en berne, voient tout en noir et surtout l'émergence de nouveaux compétiteurs. On les dirait fatigués et fatalistes. La nouvelle course à la suprématie engagée entre les États-Unis et la Chine les inquiète parce qu'ils en comprennent inconsciemment l'enjeu politique : la liberté individuelle et les droits de la personne exigent, une fois encore, un combat déterminé. Ils ont pourtant les moyens d'imposer l'existence d'un modèle de société européen, plus indépendant et plus fier de ce qu'il est.

La crise de maturité de l'Union européenne démontre bien son succès, mais aussi l'importance des défis qui lui sont lancés. Celui de l'efficacité conditionne le sentiment d'appartenance. Avant même d'envisager des changements de traités, les acteurs institutionnels de l'Union peuvent modifier leurs pratiques. Une nouvelle gouvernance constituerait déjà un progrès considérable. Car, dans la réalité, le continent a tout lieu d'être fier des avancées de l'intégration déjà réalisées. Il a engrangé de nombreux succès dont il ne doit pas en être honteux. Le monde de 2021 a aussi besoin d'une Europe qui s'affirme et s'assume davantage.


[1] Cette contribution reprend en grande partie un article paru dans le " Rapport Schuman 2021 sur l'Europe - l'état de l'Union ", sous la direction de Pascale Joannin, éditions Marie B, collection Lignes de repères, mai 2021
[2] Étienne Bassot, Service de recherche pour les députés, PE 651.934 - mai 2020

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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