Les relations transatlantiques
Simon Serfaty
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ENSimon Serfaty
" Une certaine idée de l'Amérique " a été victime des années grotesques de l'administration Trump. Finie la démocratie invincible que nous avait présentée Alexis de Tocqueville ! Pour s'y substituer, voilà les images du 6 janvier 2021 - images d'une démocratie à la traîne d'un président vindicatif plutôt que proactif et exclusif plutôt qu'inclusif. En juin 2020, la fierté nationale est tombée au plus bas depuis 20 ans, avec seulement 42 % des personnes interrogées se décrivant comme " extrêmement fières " d'être Américains, contre 69 % en 2003. D'autres sondages révèlent que quatre Américains sur cinq voient leur pays comme étant " hors de contrôle ". En fin d'année, les propos selon lesquels la loi martiale pourrait être instaurée par la Maison-Blanche pour refaire l'élection présidentielle là où elle n'avait pas été favorable au président sortant n'ont pas paru sérieux jusqu'à ce qu'ils se manifestent dans le jamais vu d'au coup manqué. Lorsque les votes de l'opposition et l'intégrité des élus ne comptent plus, et que les faits dit alternatifs sont jugés vrais en dépit de la raison, alors il n'y a plus rien à quoi s'accrocher pour assurer l'avenir de la nation telle que nous l'avons connue, et pour beaucoup, aimée. Comme le suggérait sarcastiquement Bertolt Brecht en 1953, " Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre " ?
Ailleurs, le mal américain a été observé avec consternation - invitation au " bal masqué des dictateurs ", observe élégamment Jean-Dominique Giuliani. Triste image - l'Amérique ne compterait-elle plus et ne sera-t-il plus possible de compter sur elle ? Une enquête menée cet automne par le Pew Research Center dans 13 pays, toutes des démocraties riches, a montré que la réputation de l'Amérique et surtout la confiance accordée à son président sont à leur plus bas niveau depuis le début de cette enquête il y a vingt ans - ces pays indiquant une confiance plus grande pour Xi Jinping (19 %) et Poutine (23 %) que pour Trump (16%). Quelle humiliation - une trahison de l'Histoire ! Suite non seulement à Trump mais aussi à ses prédécesseurs depuis Clinton, cette confiance est érodée - une confiance définie par l'ancien secrétaire d'État George Shultz à l'occasion de son centième anniversaire : " la conviction que ce que [notre] nation ... s'engage à faire sera, en fait, fait " et que ce qu'elle " dit qu'il se passera est, en fait, possible".
Après Trump
En novembre 2016, une minorité d'électeurs américains a élu un candidat imaginaire né d'une vulgaire nouvelle coécrite par un auteur russe de troisième ordre. Enthousiaste narcissique, peu soucieux de l'histoire, affreusement incohérent, honteusement mal informé, congénitalement non factuel, irrespectueusement risible, inutilement provocateur et dangereusement imprévisible, Donald J. Trump était indigne de la fonction présidentielle et de ses responsabilités. Pendant quatre ans, il en a fait la preuve, se leadership post-rationnel, post-factuel, a-historique, incivilisé et franchement anti-américain menaçant de renverser le pays avec la subversion de ses institutions, la dégradation de ses valeurs, un flirt constant avec des dictateurs répugnants, l'indifférence à l'art de gouverner, un sectarisme éhonté et une simplification dangereuse de l'intérêt national. Quels que soient les " succès " qui peuvent lui être attribués, Trump a sonné l'alarme : pour les Américains qi croient en l'inévitabilité d'une " union plus parfaite " mais aussi un monde nouveau qui a encore un besoin d'Amérique.
Lorsque Gerald Ford proclamait la fin de " notre long cauchemar " en août 1975, après la démission de Richard Nixon - la première dans l'histoire –, il expliquait sa confiance en ajoutant : " notre Constitution a fonctionné ". En décembre 2020, une telle confiance n'est pas d'augure. De touté évidence, la constitution ne permet plus de prendre nos élections au sérieux. Fait troublant, parmi tant d'autres : Biden a remporté le vote populaire avec plus de 7 millions de voix, mais près de 75 % des électeurs républicains et une majorité d'entre eux, ainsi qu'un nombre surprenant de leurs représentants au Congrès, ont pourtant affirmé le contraire alors même que le symbole institutionnel de la démocratie américaine était pris d'assaut per les partisans de " leur " président. En fait, un changement d'à peine 45 000 voix dans trois États - le Wisconsin, la Géorgie et l'Arizona - aurait produit une égalité au sein du Collège électoral, et une victoire probable de Trump avec le vote prévu par la Constitution à la Chambre des représentants, où plus de 40 millions de Californiens auraient eu le même poids que 600 000 habitants du Wyoming. Tyrannie des petits États. Du moins, contrairement à leurs habitues, les Américains ont voté en grand nombre en novembre 2020, avec le taux de participation le plus élevé (66,2 %) depuis plus d'un siècle. Mais même cet empressement à voter et les réactions qui ont suivi confirment que les États-Unis sont brisés - une nation mais deux pays qui ne s'aiment pas, ne se font pas confiance, ne se comprennent pas, ne se respectent pas, ne se ressemblent pas et ne se connaissent pas.
Dans de telles conditions, la priorité est au rappel, au renouveau et au rassemblement - pour employer un vocabulaire gaullien - c'est-à-dire des priorités nationales, l'Amérique d'abord, prenant le devant sur une démarche internationale cherchant à relancer une politique étrangère qui peine depuis la Guerre Froide. Comme en 1981 avec Reagan, il faut remettre l'Amérique sur pied - contrôler l'épidémie et relance l'économie avant que la transition Biden s'étende pleinement ailleurs. Dans ce que Martin Luther King appelait " l'urgence du moment ". Biden ne peut pas se permettre la lenteur du New Deal de Roosevelt, qui affichait encore un taux de chômage de 17,2 % en 1939, six ans après son premier mandat ; ni même les deux années qu'il a fallu à Reagan pour annoncer le renouveau (America is back). Faisant obstacle pourtant, les " jamais-pro-Biden " et les " jamais-pro-Trump " resteront absorbés, après le 20 janvier, par les élections de mi-mandat de 2022 et dans l'attente de l'après-Biden en 2024.
En dépit du caractère détestable de sa présidence, l'après-Trump commence avec un positif qui n'est pas inconséquent : il est le premier président américain depuis Carter à ne pas avoir déclenché une nouvelle guerre à l'étranger, même s'il y a parfois songé, en Iran surtout mais aussi en Corée du Nord. Et alors qu'il n'a mis fin à aucune de celles dont il avait hérité, même s'il s'y est souvent efforcé, il a ouvert plusieurs pistes qui aideront à guider Biden dans les premières étapes de sa présidence.
Au Moyen-Orient, largement perçu avant son élection comme les nouveaux Balkans du vingt-et-unième siècle, Trump a transformé la carte diplomatique de la région en remettant en cause la plupart des principes fondamentaux des cinquante dernières années. À suivre. Avec la Corée du Nord, il a tenu deux sommets sans précédent avec un paria de la diplomatie américaine pendant près de soixante-dix ans. À poursuivre. Avec la Chine, il a dé-normalisé une stratégie qui avait permis l'envol de ses ambitions en Asie et au-delà pendant plus de trois décennies. À confirmer. En Europe, la belligérance de Trump a plaidé pour une Union européenne post-pandémique et post-Brexit plus unie et plus consciente d'un besoin d'autonomie stratégique. À applaudir. En ce qui concerne la Russie, il a paradoxalement exposé la nécessité d'une reprise d'un dialogue sur des dossiers tels que le contrôle des armements, le Moyen-Orient, l'Europe-Est et la cyber-sécurité, malgré les malversations croissantes de Poutine. À explorer. En Amérique latine, le fait d'avoir transformé l'ALENA en Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) a rétabli un intérêt prioritaire négligé par les administrations américaines précédentes - les Amériques d'abord. À prolonger.
Dans tous les cas cependant, les méthodes transactionnelles utilisées unilatéralement par Trump pour surmonter ces tabous ne répondaient n'ont simplement pas été à la hauteur des enjeux et des interlocuteurs : au-delà de Trump, deux secrétaires d'État, trois secrétaires à la Défense, quatre conseillers à la sécurité nationale - chaque nouveau-venu s'annonçant plutôt comme un déclassement par rapport à son prédécesseur et laissant derrière eux des risques que Biden devra rapidement assumer sinon régler : risques d'affrontement avec l'Iran, internationalisation des guerres civiles de déterritorialisation au Moyen-Orient, un arsenal stratégique renforcé en Corée du Nord, interventions de plus en plus troublantes de la Russie à sa périphérie, une petite vague de régimes il-libéraux en Amérique latine et en Europe, accords commerciaux désoccidentalisés parrainés par la Chine, dévaluation des institutions multilatérales abandonnées par Trump, instabilités nouvelles ou plus profondes en Afrique, et davantage.
Avant Biden
À chaque président, son nouveau départ : le New-Look d'Eisenhower, les Nouvelles Frontières de Kennedy et la Grande Société de Johnson - tous revisités par la majorité silencieuse de Nixon jusqu'à ce que celle-ci se transforme en " cauchemar " que Carter a transitionné et Reagan réglé - America is back. Depuis la Guerre froide, il y eu la promesse de George H. Bush d'un nouvel ordre mondial, négligée par Clinton - " the economy, stupid " - avant que George W. Bush ne combatte un " axe du mal " et qu'Obama insiste sur le " yes we can " que Trump traduisit come le " make America great " de sa candidature. Désormais, tous ces slogans s'appliquent à Biden qui s'engage a redonner " une âme " à une nation profondément fracturée qui a besoin de retrouver son équilibre et retrouver sa place dans le monde.
De toute évidence, Joseph E. Biden n'est pas Trump, mais il n'est aussi ni l'un ni l'autre des deux précédents présidents à mandat unique qui l'ont précédé. D'une part, il n'est pas Carter, c'est-à-dire un président pressé voulant tout faire tout à la fois, faisant de Nixon son anti-modèle, tout comme Trump le sera pour Biden. À l'inverse de Carter, Biden entre à la Maison Blanche avec une expérience politique sans pareille depuis au moins Johnson. Plus encore, Biden est un familier des petites histoires d'une Histoire qu'il a vécue dans une intimité que ses prédécesseurs n'ont pas partagé depuis au moins George H. Bush : un autre président de réseau qui connaissait tout le monde et qui a construit une équipe soudée et expérimentée qui le connaissait et l'appréciait, comme Biden l'a déjà fait - non pas " l'équipe de rivaux " dont Obama avait besoin pour son apprentissage présidentiel, mais une équipe d'amis, de disciples et de collaborateurs prêts à gérer les crises sans avoir à en faire l'apprentissage. Et pourtant, comme vis-à-vis de Carter, un Biden différent de H. Bush, dont le mandat unique se sera passé dans le suivi de Reagan, pour un troisième mandat virtuel qui permit d'assurer sa place dans l'Histoire en réglant en son nom les dossiers inachevés de la Guerre Froide : offrir à Obama un troisième mandat virtuel était le rôle de Hillary Clinton en 2017 mais ce n'est pas, en 2021, celui de Biden qui voudra en finir avec Trump afin que son successeur - qu'il espère être son vice-président - puisse continuer de refaire l'Amérique en son nom.
Tout ce qui se sait de Biden et de l'équipe qu'il a mis en place indique que relancer l'alliance atlantique est une priorité. Le président américain le plus atlantiste depuis la Guerre froide, épris de l'Otan, il connaît bien l'Union européenne pour l'avoir connue depuis 1973 comme un pas de trois, désormais un pas de deux-plus-un, après le Brexit qu'il a critiqué en privé et qu'il ne récompensera pas avec des avantages privilégiés sur lesquels Boris Johnson pensait pouvoir compter. Dans cette perspective " européenne ", la préférence de Biden pour les outils non militaires se connait, ainsi qu'une conception inclusive de l'ordre mondial et de son agenda - y compris tous les dossiers humanitaires et autres qui renforcent son identité multilatéraliste. Trump s'est retiré de 13 accords, conventions et traités internationaux, et Biden y reviendra au plus vite, de même qu'il s'attachera à revenir sur les actions unilatérales de son prédécesseur : l'accord de Paris sur le climat, avec pour objectif un deuxième traité de Paris d'ici 2025 ; relance de l'accord nucléaire de 2015 avec l'Iran avec pour objectif la reprise des négociation élargies aux questions négligées il y a cinq ans ; un engagement renouvelé à, entre autres, l'Organisation mondiale du commerce, avec un nouveau directeur général et de nouveaux juges pour son mécanisme de règlement des différends, moins de tarifs et autres sanctions économiques imposés unilatéralement ; et plus encore. Habitué à la culture de compromis du Sénat où il a vécu de 1973 à 2009, Biden reconnaît le besoin de se consulter, entre amis et avec ses adversaires, afin de former le consensus nécessaire aux décisions communes, qu'il s'agisse des conflits en cours (en Afghanistan et en Irak - in together, out together), de la résolution des conflits (dans l'espace post-soviétique et ailleurs), des pourparlers sur le contrôle des armements avec la Russie et du déploiement de troupes (en Allemagne et ailleurs en Europe, en Corée du Sud et ailleurs en Asie). Enfin, il y aura plus de Biden et donc plus d'Amérique sur les grandes questions post-nationales comme les réfugiés (dont le nombre a été réduit par Trump de 85 000 à 12 000 par an), les droits de l'Homme et l'aide humanitaire, sujets chers à Biden et son entourage, et les questions post-pandémiques dans les pays en développement.
Ces changements pourront rassurer, mais ils ne sont pas concluants - changements un peu au rabais et restant à la merci des événements, qu'il s'agisse d'une nouvelle crise ou des prochaines élections (souvenez-vous du protocole de Kyoto signé par Clinton en 1998 mais non ratifié par le Congrès avant que George W. Bush ne fasse marche arrière et qu'Obama ne revienne à une certaine version plus édulcorée). Au fond, la vision de Biden sur le rôle des États-Unis dans le monde est minimaliste, c'est-à-dire qu'il veut en faire moins, sans pour autant se contenter de ne rien faire, et espère éviter d'en faire plus, tout en assurant de faire mieux. Dosage difficile - c'est pourquoi certains de ses détracteurs d'hier, comme les deux secrétaires à la Défense d'Obama, se sont souvent heurtés à lui sur des questions de politique étrangère et de sécurité.
Ni provocation ni indulgence
Depuis le candidat à la présidence George McGovern, qui insistait " Come home, America " en 1972, le thème choisi par Trump en 2016, " America first ", a été un slogan mais jamais une stratégie. La puissance des États-Unis restant prépondérants et donc indispensable, la retraite n'est pas plus une option aujourd'hui qu'il y a soixante-quinze ans avec Nixon ou il y a trente ans avec Clinton. Pourtant, lorsque Clinton a quitté le pouvoir, la part des États-Unis dans le PIB mondial était de 32 % ; à la moitié du mandat de Trump, en 2018, elle était tombée à 24 % ; après Biden, en 2025, elle devrait passer en dessous de 15 %. C'est tout dire : même une puissance hors pair ne peut rester seule, et bon gré mal gré, nous sommes tous devenus multilatéralistes. Pour répondre à cette condition, le modèle de la guerre froide est obsolète - plus de dialogues de type " moi-Tarzan-toi-Jane ". Dorénavant, les pays combinent puissance et faiblesses. Pour les alliés, cela signifie de la complémentarité - des partenaires qui se complètent mutuellement, sans qu'aucun d'entre eux, ni aucune des institutions auxquelles ils appartiennent, ne soit capable de tout faire seul. Quant aux adversaires, cela signifie une appréciation de leurs capacités, militaires et autres, mais aussi une évaluation de leurs vulnérabilités, démographiques et autres.
Pour que l'Europe puisse compter sur l'Amérique, il faudra donc que celle-ci puisse compter sur l'Europe pour assumer un rôle à la mesure de ses capacités et de ses intérêts dans des régions qui lui sons particulièrement propices : dans ses anciennes enclaves impériales au Moyen-Orient et en Asie, ou dans son voisinage du côté de la Russie et avec elles, ainsi que pour des dossiers dit "soft" comme le changement climatique et le respect des valeurs qui nous sont chères. Ce rôle peut varier - médiateur, arbitre, meneur de jeu, pivot, simple remplaçant, rempart ou même, tout simplement, supporter - mais dans tous les cas, il sera assumé plus efficacement en s'appuyant sur l'Union plutôt que sur un ou deux de ses membres à la fois. Il sera "dé-conflictuel" lorsque la situation risque de s'empirer, "représentatif" lorsque l'absence des États-Unis menace de marginaliser ou d'affaiblir l'Occident, et "participatif" lorsque tout le monde sera impliqué.
Qui fait quoi ? demandait Jacques Chirac. Cinq régions retiennent l'attention.
Tout d'abord, la Russie : Faire redémarrer les relations bilatérales alors que le Congrès s'apprête à débattre d'une cyberattaque russe sans précédent à laquelle Biden s'est engagé à " répondre par des moyens similaires " sera difficile. Biden et Poutine se connaissent peu, ne s'étant rencontrés qu'une seule fois depuis 2008. Ni l'un ni l'autre des deux chefs d'État ne se sentant demandeur, il sera nécessaire que l'Europe aide à briser la glace, pour ainsi dire. En attendant, avec le mécontentement croissant à la périphérie russe - notamment en Biélorussie, Azerbaïdjan, Moldavie et Kirghizstan - mais aussi avec des conflits qui n'avancent pas - en Ukraine et en Arménie, mais aussi en Syrie et ailleurs -, le coût des interventions russes explose. Écho des ambitions démesurées de Brejnev il y a cinquante ans : géopolitiquement exposée, économiquement vulnérable à des facteurs extérieurs échappant à son contrôle, à court de ressources et de démographie, et en manque de partenaires capables et pertinents, la Russie n'a pas le temps de prendre son temps dans l'attente d'une détente avec les Etats-Unis et en Europe, et dans l'impossibilité d'une entente avec la Chine et en Asie. Au menu, une extension du New START d'Obama et la réhabilitation des autres accords stratégiques datant de la Guerre Froide et abandonnés par Trump, ainsi qu'une diplomatie plus active sur l'Ukraine, sans la Crimée, liée à une révision éventuelle du régime de sanctions mais dépendant également d'un renforcement de l'OTAN sans lequel il sera difficile de réinitialiser la relation avec la Russie.
La Chine est une autre priorité. Contrairement à l'Union soviétique, qui n'a jamais été en mesure d'égaler et encore moins de surpasser la puissance américaine, la Chine en est capable. Cependant, à court terme, la menace chinoise est moins urgente que la Russie, et il est prématuré d'anticiper un bloc occidental dirigé par les États-Unis face à un bloc oriental plus petit et dirigé par la Chine dans une structure bipolaire renouvelée - "un monde, deux puissances" : il y a trop de désordre dans " un monde " pour deux puissances seulement, et pas assez d'influence dans chacune de ces " deux puissances " pour un monde unique. Biden visera à recruter l'Europe et ses autres alliés dans la région pour mettre fin à une stratégie fragmentaire qui se satisfait d'un agenda à la carte. La stratégie de "normalisation" de Nixon a fait son temps, et après quatre décennies de patience stratégique à une voie, l'expansion hégémonique de la Chine doit être ralentie. En d'autres termes, il ne s'agit plus pour l'Occident de " perdre " la Chine puisque c'est la Chine qui est en train de " perdre " l'Occident. Entre temps, Biden renouvellera l'intérêt américain pour un Partenariat transpacifique (TPP) qu'il a aidé à négocier et il poursuivra le pivot d'Obama vers l'Asie avec de nouvelles pierres angulaires, telles une entente quadrilatérale avec le Japon, l'Australie et l'Inde servant à confirmer que l'Asie ne se limite pas à la Chine, et que la Chine n'est pas représentative de l'Asie ;mais attention à l'escalade des tensions à Taiwan, un autre tabou ignoré par Trump mais d'un potentiel dangereux pour Biden.
Dépassant l'agenda traditionnel des Grandes Puissances et de leurs conflits, le Moyen-Orient est fragmenté, dangereux et imprévisible, mais peut-être moins hostile qu'il y a quatre ans en dépit d'une volonté de désengagement américain, confirmée par les attitudes déclinistes de Biden, et en dépit des nouveaux prédateurs régionaux et autres cherchant à tirer parti de l'effondrement des accords territoriaux conclus aux dépens de l'Empire ottoman il y a cent ans. Dans une région plus habituée aux jeux de dominos qu'au Monopoly, " l'accord du siècle " promis par Trump, a été un échec que Biden ne cherchera pas à resusciter. La région a été un véritable cimetière pour les quatre derniers présidents américains, comme Biden peut en témoigner, et il saura donc se contenter des petits pas plus traditionnels qui ont défini la diplomatie américaine dans la région. Mais il hésitera à revenir sur les décisions de son prédécesseur, sur l'établissement de l'Ambassade américaine à Jérusalem et une annexation partielle et progressive des Territoires occupés dont il voudra revoir le calendrier après les prochaines élections israélienne, le rapprochement de l''Etat hébreu avec les Émirats et le Maroc (et donc le Sahara occidental), qu'il cherchera à élargir ; et une relative indifférence à l'égard des conflits jugés secondaires en Lybie et au Yémen à propos desquels il se montrera plus coopératif à des initiatives européennes que son prédécesseur. Le niveau des troupes américaines étant jugé adéquat, il en restera là où Trump les a portés. Son pas-à-pas cherchera le dialogue direct avec les Palestiniens, avec la reprise d'une l'aide humanitaire bloquée par son prédécesseur, la récupération de la Turquie dans le contexte de l'OTAN et dans l'espoir d'un rapprochement avec l'Union européenne, et la disponibilité américaine pour des projets faisant rempart à la présence militaire accrue de la Russie et au rayonnement économique pour la Chine.
En ce qui concerne l'Iran, la priorité des priorités pour l'ensemble de la région, à la veille de nouvelles élections qui se tiendront alors que l'impact des sanctions " maximales " de Trump s'alourdit et que les fantômes de Qasim Suleimani et Mohsen Fakhrizadeh continuent de nous hanter. En Israël et parmi ses nouveaux partenaires, qui n'avaient guère confiance en Obama et donc à son vice-président, la sortie de Trump est préoccupante, et les craintes d'un Iran nucléaire ne sont pas moindres que les craintes d'une guerre avec l'Iran. La gestion de l'Iran sera donc difficile à équilibrer, animée par un désir de rapprochement encouragé par la présence des principaux architectes de l'accord nucléaire de 2015, et un besoin de fermeté imposé par les allies locaux mais aussi les pressions politiques du congrès américain, Certes, avec le temps, d'autres sanctions et l'isolement affaibliraient davantage le pays au point de fragiliser son régime. Mais le temps risque de manquer avant de nouveaux affrontements, et la crainte d'une escalade des tensions est, comme on peut s'y attendre, élevée - à nouveau à l'heure d'une crise des missiles au ralenti. Il faut donc s'attendre à ce que Biden cherche à reconfirmer l'accord nucléaire de 2015 dans le cadre de nouvelles négociations à l'agenda élargi aux dossiers ignorés dans son premier texte.
Enfin, lorsque Obama a rencontré Trump après son triomphe électoral il y a quatre ans, il avait identifié la Corée du Nord comme la première priorité internationale de son mandat. Après quelques tensions au printemps, Trump a opté pour une approche diplomatique incluant deux sommets sans résultats - sauf pour Kim Jong-un auquel fut ainsi accordé une légitimité qu'il ne méritait pas, et un certificat de bonne conduite selon lequel Trump déclarait la fin de la " menace nucléaire nord-coréenne ", conclusion bizarre s'il en fut. Alors que la voie diplomatique reste ouverte pour Biden, la menace persiste, et comme il en a l'habitude, Kim Jong-un se manifestera au printemps avec de nouveaux essais nucléaires ou l'annonce de nouvelles technologies nucléaires qu'il a du reste déjà évoquées en début d'année. Test dangereux, mais une occasion pour Biden de rassurer les alliés américains les plus affectés, la Corée du Sud et le Japon en particulier, et même de tester la disponibilité de la Chine comme partenaire stratégique dans la région. Après cette crise traditionnelle des premiers mois, les négociations reprendront probablement et pourraient inclure un traité de paix pour le 70e anniversaire de la fin de la guerre en juin 2023
Au-delà du prévisible, il y a les imprévus des premières crises qui ont détourné ou fait dérailler George H. Bush (Tiananmen), Clinton (Somalie), George W. Bush (11 septembre) et Obama (Afghanistan), et ajouter les inconnues d' événements par définition imprévisibles : la menace terroriste et ses prochaines frappes ; une économie mondiale en péril, avec trop peu de croissance, trop de dettes et d'inégalités ; trop d'armes nucléaires et pas assez d'équilibre ; une accélération populiste dans un monde que la pandémie a rendu plus inégal et plus fragile, d'un état et d'une région à l'autre, mais aussi à l'intérieur de chacun d'entre eux; ; des crises de société auxquelles les pays occidentaux n'ont pas la capacité ou les moyens de répondre ; et bien davantage : une tentative de coup d'État aux Etats-Unis qui l'aurait dit - mais alors qui peut dire ce qu'il adviendra demain, durant la transition Biden et dans le cadre d'un monde en mutation ?
" Nous sommes à une heure de danger extrême ", affirmait John F. Kennedy en janvier 1961. Kennedy pensait avant tout au reste du monde, et les événements lui ont donné raison lorsque la crise nucléaire à Cuba nous a tous conduit au bord de l'annihilation 18 mois plus tard. Pour Biden, le danger est double : en plus d'un monde en désordre et des alliances menacées, c'est la démocratie américaine qui confronte son "heure de danger extrême" Quel triste épitaphe politique pour un président qui avait promis de redonner prestige de l'Amérique et de la ramener au premier rang mondial.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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