Climat et énergie
Clémence Pèlegrin
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ENClémence Pèlegrin
En effet, ce Conseil sera l'occasion pour les dirigeants européens de discuter d'un objectif commun relatif à la réduction des émissions de gaz à effet de serre à l'horizon 2030. Ce débat est particulièrement attendu, car l'objectif actuel de moins 40%, approuvé en 2014 par le Conseil européen, pourrait être porté à moins 50%, voire moins 55%, conformément à la stratégie du Pacte vert européen présentée en décembre 2019 par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et réaffirmée en septembre dans son discours sur l'État de l'Union. Une déclaration conjointe, portée par onze gouvernements (Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Irlande, Lettonie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Suède) soutient la proposition de la Commission en faveur d'un objectif rehaussé à 55%, ainsi que son inscription dans la contribution de l'Union à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) avant la fin de l'année.
L'objectif de neutralité carbone d'ici à 2050, emblématique du Pacte vert européen et du cap politique de la Commission en matière de climat, a déjà fait l'objet d'un accord entre les États membres en décembre 2019, à l'exception de la Pologne. Plus récemment, le Conseil a néanmoins rappelé que ces objectifs - a fortiori à 2030, compte tenu des délais pour l'atteindre - doivent être accompagnés d'un cadre incitatif pour les États, afin de garantir une transition écologique juste et solidaire. Au cœur du litige autour d'un objectif rehaussé à l'horizon 2030, on trouve certains pays d'Europe centrale et orientale, dont la transition énergétique est moins avancée, notamment en raison d'une plus forte part d'énergies fossiles dans le mix de production énergétique. L'un des points de discussion demeure l'échelle d'application de l'objectif à 2030 — la réduction de 55% doit-elle être effective à l'échelle de chaque État membre, comme le souhaite le Parlement européen pour la neutralité carbone en 2050 ? Ou cet objectif peut-il être atteint en moyenne à l'échelle de l'Union, comme l'appuie le Conseil ? Si ces pays font déjà l'objet d'une attention particulière au titre du Mécanisme pour la Transition Juste, leurs réticences restent vives et le consensus encore incertain. Le Conseil européen des 10 et 11 décembre sera essentiel pour assurer la convergence des États membres sur la trajectoire climatique de l'Union à l'horizon 2030, pour présenter une contribution collective actualisée à la CCNUCC avant la fin de l'année et permettre à l'Union d'afficher une position forte et déterminée lors de la COP26 en novembre 2021.
La relance européenne, financée par la transition ?
En Europe, les négociations sur le cadre financier pluriannuel et le plan de relance européen ont abouti à l'adoption de nouvelles ressources propres. Destinées à financer aussi bien l'emprunt européen que certains programmes , plusieurs de ces ressources ont un effet direct sur l'impact carbone des économies nationales. C'est notamment le cas de la taxe plastique, qui concerne les déchets d'emballage plastique non recyclé, et dont les États devront s'acquitter dès janvier 2021 sur la base d'un prix au kilogramme de déchets non recyclés, ménagers et non-ménagers, multiplié par le volume net dans chaque Etat membre. Cette taxe, qui pourrait rapporter 42 milliards € entre 2021 et 2027 à l'Union européenne, selon le Financial Times, doit être intégrée aux différents dispositifs de taxation existants, et son coût global — le prix du kilogramme de déchet comme l'allocation de la charge qu'elle représente — dimensionné de façon à réduire effectivement et durablement le volume de déchets non recyclés, et le volume de déchets plastiques tout court. Outre le bénéfice économique et l'opportunité budgétaire pour l'Union européenne, cette taxe s'inscrit dans la dynamique du Pacte vert européen, qui vise 100% d'emballages réutilisables ou recyclables d'ici 2030. L'allocation d'une partie des revenus du système d'échange de quotas d'émission au budget européen, ou encore la modélisation en cours d'une taxe carbone aux frontières, viennent compléter cet ensemble de ressources "vertes".
Le moment de la neutralité carbone
La rentrée a aussi été l'occasion, pour plusieurs États parmi les plus énergivores et les plus émetteurs au monde, d'annoncer des objectifs ambitieux en matière climatique. A la tribune des Nations unies le 22 septembre, le président chinois Xi Jinping a annoncé l'objectif de neutralité carbone en 2060, et l'atteinte de son pic carbone en 2030. Lors de son discours de politique générale devant le Parlement fin septembre, le nouveau Premier ministre japonais Yoshihide Suga a affirmé que "la réponse au changement climatique n'était plus une contrainte pour la croissance économique", et que le Japon visait à devenir "une société décarbonée" en 2050, s'alignant de ce fait sur le calendrier européen.
Ces deux annonces sont particulièrement significatives à plusieurs titres. D'abord, parce que la Chine et le Japon sont deux des principales économies mondiales, mais aussi les premier et sixième émetteurs de CO2 au monde.
Ensuite, parce que selon des modalités différentes, la Chine et le Japon sont deux puissances industrielles de premier plan, et que ces engagements devraient aboutir à des changements importants de stratégies industrielles et de politique d'investissement public. Le pouvoir d'influence économique et la force de frappe industrielle de la Chine et du Japon rayonneront à moyen terme sur leurs partenaires, qu'ils soient déjà engagés dans une démarche similaire, comme l'Union européenne, ou qu'ils en "bénéficient" de fait dans leurs relations commerciales ou diplomatiques. Certaines filières emblématiques au cœur de la transition énergétique mondiale, comme les batteries, l'économie circulaire et le recyclage, vont faire l'objet d'une compétition accrue, tant en matière de recherche et d'innovation que de réduction drastique des coûts, de massification et de conquête de parts de marché.
Pour le Japon, cette annonce soulève des enjeux énergétiques particulièrement élevés, alors que le recul de l'énergie nucléaire après la catastrophe de Fukushima, en 2011, a mécaniquement donné lieu à une augmentation des émissions nationales, qu'elles proviennent du gaz naturel ou du charbon. En ce qui concerne la Chine, l'Union européenne, grâce à la force de sa stratégie climatique et à son implication directe dans les négociations climatiques bilatérales, a joué un rôle significatif dans cette annonce à l'horizon 2060. Cette dernière a suscité un enthousiasme immédiat dans le monde compte tenu de son bilan carbone pharaonique, mais le jalon du pic carbone fixé à 2030 pose des questions multiples. Sur le plan domestique, la Chine a certes connu une croissance exponentielle de sa capacité installée de production d'électricité d'origine renouvelable, notamment photovoltaïque, et entrepris la construction de nombreux projets de barrages hydrauliques, dont le rythme d'installation s'est accéléré depuis les années 1990 et dont l'impact environnemental global demeure largement sous-estimé. Dans le même temps, la Chine continue de financer et de construire un nombre significatif de centrales à charbon, avec plus de projets approuvés en 2020, après l'apparition du COVID-19, qu'en 2018 et en 2019 cumulés.
À l'étranger, la Chine poursuit son projet de nouvelles routes de la soie, dans lesquelles l'énergie joue un rôle significatif (estimé à environ deux-tiers du volume total des projets de la Belt and road initiative), au même titre que d'autres types d'infrastructures, notamment ferroviaires, routières ou portuaires. On pense notamment au projet Global Interconnection Initiative, présenté en 2015 par Xi Jinping, et consistant à développer une infrastructure électrique mondiale au moyen de lignes à très haute tension. Les énergies fossiles figurent en bonne place parmi les projets portés par la Chine via la Banque des règlements internationaux (BRI), avec a minima 50 milliards $ mobilisés dans des centrales à charbon depuis 2013. La capacité de la Chine à tenir sa trajectoire carbone est donc une question centrale, dont les modalités ne sont à ce jour pas précisément fixées. La politique d'investissement au-delà de ses frontières, en dehors de son bilan carbone domestique, en est une autre, et il convient de s'interroger sur la façon dont la Chine, qui finance 70% des centrales à charbon en construction dans le monde, rendra compte de sa stratégie internationale.
Le moment est particulièrement opportun pour les économies développées. Alors que l'on a parfois reproché à l'Allemagne d'avoir payé cher d'avoir été le "first mover" de la transition énergétique, sans avoir atteint ses objectifs ni résolu des dysfonctionnements profonds dans son système énergétique, la transition énergétique est pleinement intégrée comme un cap politique autant que financier. Il n'est plus question d'attendre que d'autres se positionnent en pionniers, mais de saisir l'opportunité de la transition avant qu'elle ne coûte plus cher qu'elle ne rapporte.
Ces annonces sont en tout cas la manifestation d'une ambition colossale de la part de puissances économiques mondiales et d'un changement de perception de la transition énergétique. Le constat d'une réorientation de l'économie mondiale et du potentiel de croissance des États vers des activités et des technologies "bas carbone" est à l'origine d'un opportunisme politique et économique. Il n'est plus irrationnel d'investir pour la transition : c'est au contraire un arbitrage pragmatique, qui pose des questions idéologiques profondes.
Au-delà du coronavirus
Ces annonces prennent place dans le contexte particulier et incertain de la relance post-coronavirus. À moyen terme, les conditions dans lesquelles l'économie mondiale se rétablira contribueront directement à influencer la trajectoire des émissions de CO2. On connaît la relation positive entre PIB mondial et émissions de CO2, comme l'a mis en évidence la réduction temporaire des émissions entre 2007 et 2009, conséquence directe de l'affaiblissement de la crise financière et de la réduction de la demande énergétique. Deux réflexions peuvent aiguiller notre appréhension du lien entre relance et changement climatique, à moyen et long terme.
D'une part, la tentative de réformer en profondeur nos économies, formulée avec force par plusieurs gouvernements nationaux et de nombreux parlementaires européens, repose en partie sur l'expérience du confinement, de l'interruption momentanée de l'économie européenne et sur la mise en évidence, par contraste, de certains de ses dysfonctionnements. C'est ce que reflètent plusieurs propositions, comme la suppression à terme de certains vols court-courrier, voire le conditionnement de l'aide des États aux entreprises du secteur aéronautique à la prise d'engagements écologiques. C'est également le cas du soutien public au transport ferroviaire, qu'il s'agisse des trains de nuit ou du transport de marchandises, à l'échelle des États comme de l'Union, afin de faire reculer la part des émissions de CO2 associées au transport de passagers ou de fret routier et aérien. On pourrait également citer l'effort de quantification et de réduction des externalités environnementales de notre économie, notamment par le prisme de standards financiers, à l'instar de la Taxonomie européenne.
D'autre part, la fragilisation probable des économies avancées, notamment de l'économie européenne, laisse planer le risque d'une hausse importante des dettes publiques et des niveaux de déficit public élevés sur plusieurs années. Selon l'OCDE, les perspectives du PIB d'ici fin 2020 sont très inégales entre les régions du monde, avec une moyenne à moins 7,5% dans la zone euro contre plus 1,8% pour la Chine. Ces perspectives devraient être plus harmonieuses à l'horizon 2022, avec une moyenne mondiale à 3,7% de croissance.
Le niveau d'inégalités socio-économiques devrait également augmenter, avec la perspective de licenciements massifs, de faillites d'entreprises, de la perte de pouvoir d'achat des ménages. À titre d'exemple, le plan de relance français consacre plus d'un tiers de son enveloppe (36 milliards €) à financer la cohésion, c'est à dire à engager des financements dans les territoires, en matière de formation professionnelle comme d'infrastructures, afin de réduire l'impact de la crise liée au coronavirus sur les inégalités sociales.
Cette préoccupation sociale est devenue indissociable de la transition écologique. La lutte conjointe contre les inégalités sociales et le changement climatique sont deux priorités qui, menées de front, peuvent s'enrichir mutuellement. C'est notamment la promesse portée par la "vague de rénovation", initiative de soutien à la rénovation thermique des bâtiments en Europe. Indépendamment des conditions nécessaires à l'efficacité environnementale de la rénovation thermique, le déploiement d'emplois qualifiés et durables, compte tenu d'une demande croissante, à un maillage local, participe directement au développement économique local, en même temps qu'à la réduction de la précarité énergétique et à la réduction durable de la demande énergétique européenne. Ces vases communicants constituent l'une des clés d'une transition écologique juste.
Par ailleurs, la fragilisation du tissu industriel et économique européen post-coronavirus pose la question d'une dépendance accrue et pérenne vis-à-vis d'économies extra-européennes. C'est précisément l'une des leçons de la crise : en matière de santé comme en matière énergétique, l'Europe présente des niveaux de dépendance pour son approvisionnement qu'il convient d'atténuer et de mitiger. Le choix des filières industrielles sur lesquelles investir pour relocaliser certains maillons de la chaîne de valeur - recherche, production, recyclage - fait l'objet d'importantes discussions à la Commission, comme en matière d'hydrogène ou de batteries.
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À cet égard, 2021 sera une année cruciale pour l'Europe, entre construction de sa relance économique et reconfiguration de sa transition écologique. Ces réflexions seront d'autant plus stratégiques que la COP26, sous le double patronage du Royaume-Uni et de l'Italie, pourrait signer le retour des États-Unis à la table des négociations, face à une Chine incontournable et volontariste. Le mois de novembre 2021 sera l'occasion de dresser le bilan des engagements des États depuis l'Accord de Paris, de renouveler des engagements à la hausse et, surtout, d'en définir la feuille de route précise pour transformer ces intentions en actions tangibles.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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