Le Conseil européen : un "souverain" auto-proclamé à la dérive

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Jean-Guy Giraud

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12 octobre 2020
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Jean-Guy Giraud

Ancien Président de l'Union des fédéralistes européens-France

Le Conseil européen : un "souverain" auto-proclamé à la dérive

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Avant-propos :

Trop de souverains, pas de chef !

L'édification de la cathédrale institutionnelle européenne relève de l'artisanat médiéval plus que de l'ingénierie scientifique du bâtiment : on tâtonne. La recherche angoissée de l'équilibre entre unité et diversité, traité après traité, n'a pas permis d'échapper à la loi de la pesanteur qui continue de pencher en faveur des souverainetés nationales. Jean-Guy Giraud dissèque méticuleusement comment le Conseil européen, conçu comme un cercle de sages, qui donne impulsion et grandes orientations à l'occasion de week-ends trimestriels studieux, est devenu irrésistiblement le principal organe de décision de l'Union européenne. Robert Schuman avait prédit que l'Europe n'avancerait que dans les crises. Il reste à s'assurer que ce soit dans le bon sens.

En Europe, la tradition démocratique est née du pouvoir parlementaire. Elle postule la dualité du pouvoir suprême : un monarque qui incarne l'unité de la nation, sa continuité, son identité, ses valeurs ; et le chef du pouvoir exécutif, seul maître à la barre du navire. Celui-ci gouverne : il doit être choisi par le peuple. Celui-là règne : sa légitimité peut-être d'une autre nature, voire simplement familiale, si le consensus populaire le ressent ainsi. Lorsque les rédacteurs du traité de Lisbonne ont créé deux fonctions présidentielles, beaucoup ont craint le risque de conflits de personnes : mais il ne s'agissait finalement que de la transposition de ce vieux dualisme national au niveau de la famille européenne. Un Président du Conseil européen siégeant au sommet d'un Olympe, prestigieux mais sans pouvoirs ; un Président de la Commission en charge de la salle des machines. Et de fait, cela marche.

Cela marche, mais pas vraiment comme prévu. Le Président du Conseil n'incarne pas plus l'Union que la Présidente de la Commission n'exerce le pouvoir européen. Le premier est le Secrétaire général de l'Olympe, plus que son Jupiter. Et malgré ses exceptionnelles qualités, pour les citoyens européens Ursula von der Leyen reste une haut-fonctionnaire internationale, mais elle n'est pas leur chef : ils ne l'ont pas élue. Dépositaires des souverainetés nationales, les chefs d'Etat et de gouvernement confisquent la " souveraineté européenne " comme le pouvoir européen au profit de leur club collectif. Et l'Union se retrouve sans tête pour trop de couronnes.

Jean-Guy Giraud propose un ensemble d'ajustements particulièrement heureux, et d'application immédiate. Au-delà, le grand rééquilibrage au profit des institutions proprement européennes ne pourra venir que de la légitimité populaire. Exercée directement, donc par le Parlement européen. Les avancées démocratiques, spectaculaires mais encore insuffisantes, obtenues par le Parlement depuis vingt ans permettent d'espérer que les principaux partis qui le composent pourront s'accorder sur la fin du chantier. La démocratie naît le jour où un Parlement, à condition qu'il soit perçu comme légitime, ose dire " non ".

Le surcroît de légitimité passe par l'harmonisation du mode d'élection des députés européens dans les 27 Etats membres, en combinant représentation proportionnelle et choix personnel des citoyens (vote préférentiel ou " double vote " à l'allemande). Le " non " doit s'appliquer à tout projet qui serait dépourvu des financements adaptés, pour guérir l'Union de son nanisme budgétaire. Enfin, pour que la nouvelle légitimité du Parlement se transmette au chef de l'exécutif, la prochaine campagne européenne doit s'organiser autour des candidats de chaque famille politique à la présidence de la Commission, de façon à ce que, pour tout le monde, il soit clair que le vainqueur est issu d'un choix populaire et non d'une combinaison d'antichambres.

Rien de tout cela n'exige un changement des traités actuels. Certes, l'Europe n'aura pas encore de souverain, mais le navire aura ainsi un(e) capitaine, et la souveraineté européenne s'exprimera enfin autrement que par l'addition paralysante des souverainetés nationales.

Alain LAMASSOURE

Ancien ministre, ancien député européen, président du comité scientifique de la Fondation.

***

À l'occasion de la crise sanitaire et économique du premier semestre 2020, les observateurs ont été frappés par l'activisme manifesté par le Conseil européen - tout autant que par ses difficultés récurrentes à s'accorder sur des positions communes. Exceptionnel en 2020 du fait des circonstances, ce phénomène s'est en fait développé depuis plusieurs années au point de s'apparenter à une nouvelle pratique communautaire qui n'est pas sans poser des problèmes de diverses natures. 

La croissance exponentielle du rôle du Conseil européen dans les affaires communautaires s'est d'abord reflétée dans le nombre croissant de ses réunions - alors même que le Traité prévoit seulement deux réunions par semestre - auxquelles peuvent s'ajouter des réunions extraordinaires convoquées par le Président "lorsque la situation l'exige" (article 15§3 TUE).

De fait, en 2020, le Conseil a déjà siégé 12 fois pour une durée totale de 21 jours ; trois autres réunions (soit un minimum de 5 jours) sont encore prévues d'ici la fin de l'année. Soit un score global étonnant de 15 réunions s'étendant sur 26 jours.

En 2019, il avait déjà tenu 8 réunions pour une durée de 14 jours. De plus, le recours aux réunions "virtuelles" (imposées par les mesures sanitaires) a en pratique facilité l'organisation de sommets successifs et pourrait, à l'avenir, être utilisé plus largement en dehors même des circonstances exceptionnelles. 

En même temps, l'éventail des questions abordées par le Conseil s'est considérablement élargi et l'habitude a été prise de "réagir" sur une large gamme de questions d'actualité de toute nature, européenne et internationale. Par ailleurs, le Conseil s'est souvent laissé entraîner jusque dans le détail des sujets dont il s'est saisi. Enfin, il a parfois fait véritablement œuvre de législateur en se saisissant de certains dossiers de la compétence directe des autres institutions - comme en témoigne le cas des décisions budgétaires (Cadre Financier Pluriannuel - Ressources propres - Emprunts -etc.).     

Ce faisant, le Conseil européen est devenu le véritable centre névralgique de l'Union européenne, envahissant le champ des compétences des autres institutions en même temps que le paysage médiatique européen. Il s'est transformé non seulement en une instance d'appel quasi systématique pour toute question controversée - mais aussi en une autorité dont le feu vert préalable est sollicité pour le lancement de toute initiative plus ou moins sensible. 

Cet interventionnisme doit être apprécié à la lumière de la règle précise fixée par le Traité : "Le Conseil européen donne à l'Union les impulsions nécessaires à son développement et définit les orientations et les priorités politiques générales. Il n'exerce pas de fonction législative" (article 15§1 TUE).

Comment en est-on arrivé là ?

 

L'explication simple est de nature fonctionnelle : tout organisme est par nature enclin à étendre le champ de son pouvoir parfois même au-delà des limites du mandat qui lui est fixé. S'agissant au surplus d'un organe "suprême", cette invasion rencontre peu d'obstacles et a tendance à s'institutionnaliser. Une autre raison est que, pour certains membres du Conseil européen, le rôle "directeur" qu'ils jouent au sein de cette instance leur apparaît comme le prolongement normal de leur fonction dirigeante au sein de leur propre gouvernement. Ceci est particulièrement vrai pour un chef d'Etat - par exemple dans le cas de la France - dont les attributions constitutionnelles sont particulièrement larges et pour lequel les questions européennes sont un domaine "réservé" (et, pour le Président Macron, de prédilection) qu'il entend gérer sans intermédiaire tant au niveau national qu'européen. Pour ces hauts responsables, toute limitation, voire tout encadrement de leur champ d'intervention, est difficilement concevable. Pour eux donc, le Conseil européen est progressivement devenu une sorte d'organe souverain, omni-compétent et quasi permanent - en contradiction avec la lettre et l'esprit du Traité. 

Une telle évolution est-elle passagère, liée aux circonstances - ou bien est-elle devenue durable voire irréversible ? 

La deuxième hypothèse semblant la plus probable, il peut être utile d'en résumer les côtés positifs et négatifs - quitte à imaginer des adaptations ou réformes possibles.

Les aspects positifs

Telle que conçues et exprimées par le Traité lors de son institutionnalisation par le Traité de Lisbonne, les fonctions d'impulsion, d'orientation et de définition de priorités générales confiées au Conseil européen sont certainement un atout pour la définition et le développement des grands objectifs stratégiques de l'Union - notamment sur le plan géopolitique. D'autre part, il peut constituer un organe de négociation et d'arbitrage de dernier ressort pour rapprocher les points de vue des gouvernements sur des questions d'intérêt majeur pour l'Union. 

Il est ainsi en mesure d'assurer au plus haut niveau - au sein de l'Union - la nécessaire représentation des États (représentés majoritairement par les Chefs de Gouvernement en place) en parallèle avec celle des peuples, confiée au Parlement. Représentation étatique dont il faut reconnaître l'insuffisance dans le schéma institutionnel originel de la Communauté où le Conseil des Ministres n'assure qu'une représentation sectorielle et fragmentée des Etats.

Pour l'opinion européenne comme sur la scène internationale, le Conseil européen symbolise l'unité du "bloc européen" - le seul groupement continental dont les dirigeants se réunissent aussi régulièrement et dans un cadre aussi formaté. Bloc qui, au surplus, représente à l'heure actuelle - du fait de l'actuel désengagement des Etats Unis - le seul véritable partisan et défenseur d'un certain ordre libéral parmi les grandes puissances mondiales. 

Les aspects négatifs

Toutefois, dans la pratique, certaines dérives ont amené le Conseil européen à sortir de son rôle initial et, surtout, à compromettre son propre fonctionnement. 

La première dérive a consisté à s'immiscer indûment dans le processus décisionnel "ordinaire" - affectant ainsi le bon déroulement de la "méthode communautaire" confiée par le Traité à la Commission, au Conseil (des Ministres) et au Parlement. Ce faisant, il a notamment remis en question le volet démocratique de l'Union dans la mesure où, contrairement au Parlement européen, il ne dispose pas d'une légitimité directe pour décider au nom du peuple européen considéré dans son ensemble. 

D'autre part, la culture et le climat politiques - ainsi que la méthode de travail - du Conseil européen ne se sont pas vraiment communautarisés : il délibère plus comme une conférence intergouvernementale diplomatique classique que comme une Institution de l'Union. L'exposition et la défense unilatérale des différents points de vue de chaque gouvernement - à destination des opinions publiques nationales respectives - l'emporte sur la recherche sincère de solutions communes. 

S'y ajoutent les problèmes posés par le fréquent renouvellement de ses membres, leur préparation aléatoire aux dossiers concernés, leur situation politique interne parfois fragile, leurs éventuelles rivalités réciproques et leur intérêt marginal pour les affaires européennes

Enfin, l'exigence absolue de consentement unanime et exprès de l'ensemble des membres pour toute prise de position - et a fortiori de décision - est un fréquent facteur de blocage, de délayage ou de report. Ceci, à nouveau, en contradiction avec le texte du Traité qui parle de "prononciation par consensus" (article 16§4 TUE), Traité dont les auteurs n'envisageaient certainement pas de doter chacun des membres du Conseil européen d'un véritable droit de veto[1]

Les évolutions possibles

À traité constant (ou moyennant des adaptations mineures), certaines évolutions peuvent apparaître souhaitables pour renforcer le rôle positif du Conseil européen et remédier à certaines dérives.

En premier lieu, il serait préférable qu'il cesse de s'immiscer - quasi mécaniquement et toujours plus profondément - dans un travail proprement législatif qui n'est pas de son ressort et qu'il est moins bien armé pour mener à bien que les trois institutions compétentes. Ce serait le rôle de son Président, maître de l'ordre du jour, de limiter cette involution néfaste et - répétons-le - contraire au Traité. 

Par la même occasion, ce dernier devrait aussi veiller à ce que le rythme de deux réunions semestrielles prévu par le Traité (sauf cas véritablement exceptionnel) soit davantage respecté. Cela donnerait à ce cénacle plus de temps pour mieux préparer ses délibérations - laissant ainsi plus de chance à l'obtention d'un consensus et évitant les trop nombreux blocages ou échecs répétitifs qui, largement médiatisés, nuisent à l'image de l'Union.

En matière de politique étrangère et de sécurité en particulier - domaine privilégié par nature du Conseil européen - celui-ci gagnerait sans doute à laisser plus de marge à son Président, au Haut Représentant, au Conseil des ministres des Affaires étrangères et aux groupes de travail spécialisés pour préparer ses débats, voire même les "conclusions", qu'il adopte. Il ne sert à rien au Conseil de se saisir en temps réel de tous les problèmes diplomatiques ou sécuritaires du moment s'il n'est pas en mesure d'adopter des positions communes significatives. Il devrait au contraire accepter plus aisément que le Haut Représentant (qui participe de droit aux réunions) se prononce provisoirement au nom de l'Union en se basant sur la "jurisprudence" du Conseil et sur certains acquis et principes dérivant du droit européen et/ou international[2]

Dans ce contexte, peut-être serait-il d'ailleurs utile d'élargir formellement à 5 ans le mandat du Président du Conseil (actuellement nommé pour 2,5 ans renouvelables) afin de lui conférer plus d'autonomie et d'autorité au sein d'un collège dont on connaît la volatilité et la "diversité" de la composition. 

De même - et c'est le point principal - il importerait de remédier à la contrainte paralysante de la pratique de l'unanimité qui permet à un seul des chefs d'Etat et de gouvernement de s'opposer à la volonté commune des 26 autres. Rappelons que la lettre et l'esprit du Traité ne légitiment pas une telle pratique profondément a-démocratique (au vu de l'extrême disparité de population des Etats). Et ce d'autant plus que les délibérations du Conseil ne peuvent, selon l'article 15§1 TUE, que constituer des "impulsions" et des "orientations". On pourrait donc aisément imaginer une procédure dans laquelle les "conclusions" du Conseil seraient considérées comme adoptées dès lors qu'une (très) large majorité de membres s'y serait ralliée[3]. Les positions (très) minoritaires des autres membres (qui souhaiteraient s'abstenir ou exprimer leur désaccord) seraient reprises dans le corps même des conclusions. Ici encore, le Président du Conseil aurait un rôle important à jouer dans l'interprétation de la volonté commune de l'Institution.

Aussi, il apparaît nécessaire de mieux associer le Parlement européen aux travaux du Conseil européen. Le Parlement a pris l'habitude de délibérer aussi souvent que possible ex ante sur les sujets mis à l'ordre du jour du Conseil et l'heureuse coutume s'est établie de permettre à son Président de présenter le point de vue parlementaire au début de chaque séance. Tout en respectant la séparation des pouvoirs entre ces deux institutions, le moyen devrait être trouvé de donner plus de poids à ce point de vue qui est, après tout, celui des représentants directs du peuple européen pris dans son ensemble. Le Président du Conseil aurait un rôle à jouer non seulement en consultant le Président du Parlement avant chaque séance (ce qui est souvent le cas informellement) mais aussi en rappelant systématiquement la position parlementaire sur chaque point de l'ordre du jour des débats.

Enfin, le rôle du Président de la Commission - qui est membre de droit du Conseil mais sans pouvoir délibératif - devrait être renforcé. Au nom de son Institution, il a le devoir de "promouvoir l'intérêt général de l'Union" - implicitement aussi vis-à-vis des gouvernements. La plupart des dossiers soumis au Conseil sont accompagnés des "propositions" ou des "positions" propres à la Commission qui donc informent et même structurent le plus souvent les débats. Dès lors, son Président est le mieux placé pour suggérer les solutions les plus objectives et constructives. Son influence au sein du cénacle dépend en fait de facteurs personnels (autorité morale, engagement, maîtrise des dossiers) - mais aussi de son indépendance, elle-même liée aux circonstances de sa nomination par le même Conseil[4]. Un(e) Président(e) "fort(e)" et respecté(e) doit et peut - avec l'appui du Président du Conseil - utilement éclairer et orienter les débats - et, même, lorsque nécessaire, confronter les Chefs d'Etat et de Gouvernement aux conséquences éventuelles de leurs décisions ou blocages.  

L'existence même du Conseil européen - envisagée par Jean Monnet lui-même, mise en pratique par le Président Giscard d'Estaing dès 1974 puis officialisée par l'Acte unique, les Traités de Maastricht et de Lisbonne - constitue une excroissance du système et de l'équilibre institutionnels originels. Sans doute bienvenue initialement dans son principe, cette innovation s'est difficilement adaptée à une Union bien moins homogène, dans laquelle la devise "Unité dans la diversité" a bien du mal à s'appliquer. Des évolutions - voire des réformes - s'imposeraient pour éviter que les dérives évoquées ne provoquent plus de blocages que d'"impulsions" et plus d'incertitudes que d'"orientations" - au détriment de la poursuite de la construction européenne. 


[1] Voir la définition juridique du terme "Consensus" selon le dictionnaire de l'Académie française : " Droit : accord exprès ou tacite établi entre les membres d'un groupe, d'un parti, d'une conférence diplomatique, sur l'action à mener, la politique à suivre. La reconnaissance du consensus évite le recours au vote. Par extension : Accord tacite de la majorité des citoyens d'un pays sur certaines questions. Consensus social. Cette réforme devrait recueillir un large consensus."
[2] Pratique déjà utilisée par les Hauts Représentants successifs - mais parfois contestée par certains États membres et empreinte d'ambiguïté quant à la représentativité et à l'autorité de ces déclarations.
[3] Il existe d'ailleurs quelques (rares) précédents en la matière.
[4] Voir "Nomination de la Commission : un interprétation extensive des règles du traité" - Jean-Guy Giraud - Rapport Schuman sur l'Europe. L'état de l'Union, 2020.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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