Franco-allemand
Frank Baasner,
Stefan Seidendorf
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Frank Baasner
Stefan Seidendorf
Depuis 2007, cette présidence tournante est fortement structurée par les traités et encadrée par le processus législatif européen en cours : D'une part, le Conseil européen, qui réunit les chefs d'État et de gouvernement, l'Eurogroupe (les ministres des finances des États ayant adopté l'Euro) et le Conseil " Affaires étrangères " disposent de leur propre président " permanent ". Il leur appartient (à Charles Michel pour le Conseil européen, Mario Centeno pour l'Eurogroupe, Josep Borrell pour les Affaires étrangères) d'y organiser et animer les travaux. D'autre part, le pays qui exerce la présidence semestrielle dépend très fortement du concours et du soutien du Secrétariat général du Conseil pour présider la multitude des " autres " réunions, formelles et informelles, des groupes de travail aux réunions internationales. Finalement, dans l'intérêt d'établir une cohérence accrue entre les programmes des différentes présidences, ont été instaurés en 2007 des " trios de présidences ", qui établissent un programme-cadre commun pour dix-huit mois, fixant les objectifs et définissant les thèmes et grandes questions qui seront traités par le Conseil. Sur la base de ce cadre, chacun des trois pays qui forment le trio définit ensuite son propre programme semestriel.
Devant la situation dramatique créée par la pandémie du coronavirus en Europe et dans le monde, le gouvernement allemand se voit contraint de revoir totalement les priorités de sa présidence. Cela ne concerne pas seulement les grandes lignes du programme préparées en amont, mais touchait jusqu'aux convictions européennes profondes défendues par l'Allemagne depuis l'arrivée au pouvoir d'Angela Merkel en 2005.
Le contexte
Même si tous les Etats qui exercent la présidence disposent du même statut juridique et des mêmes droits et prérogatives, l'étendue de la tâche favorise les " grands " Etats membres qui disposent des moyens et du personnel nécessaires. La présidence, la préparation et la modération des réunions du Conseil et de ses 200 comités et groupes de travail, la représentation des Etats membres face aux autres organes (Parlement et Commission) dans le processus législatif, ainsi que la représentation de l'Union (ensemble avec la Commission) au niveau international nécessite un énorme travail et mobilise des moyens considérables.
L'administration et le gouvernement allemand ont commencé leur préparation de la présidence depuis 24 mois, allant de la définition des priorités jusqu'à la formation linguistique du personnel mobilisé. La coordination avec les deux autres partenaires du trio, le Portugal et la Slovénie, a débuté il y a plus d'un an. Les grandes lignes du programme préliminaire sont connues depuis janvier 2020, quand la rapide propagation du Covid-19 et les mesures de confinement qui ont suivi ont changé dramatiquement et fondamentalement la donne.
Depuis, le virus a fait comprendre deux choses aux Européens : D'abord, la facilité avec laquelle les réponses nationales, voire les réflexes nationalistes, peuvent faire leur retour en Europe, en l'absence d'une vraie capacité européenne d'agir. Ensuite, chaque Etat membre a fait l'expérience de sa dépendance souvent asymétrique vis-à-vis des pays extérieurs, qui produisent des masques de protection et fabriquent du matériel médical, notamment la Chine.
Devant ce double constat d'une situation géopolitique mettant l'Europe fondamentalement sous pression, et des tensions internes qui menacent jusqu'à l'existence même de l'UE, le risque d'un éclatement de l'Europe était manifeste lors du sommet du 26 mars.
Dès avril 2020, la chancelière allemande, Angela Merkel, a déclaré que l'ensemble des travaux préparatifs effectués serait remis en question. Avec l'annonce franco-allemande d'une initiative pour un fonds de relance le 18 mai, elle a confirmé qu'il ne s'agissait pas seulement de revoir quelques détails du programme liminaire. Les sommes mobilisées et les principes organisationnels qui devront gouverner ce fonds indiquent que nous nous trouvons face à un tournant majeur de la politique européenne défendue par Angela Merkel et ses différents gouvernements depuis 2005. Et la constellation et le contexte semblent favoriser le succès d'un de ces revirements audacieux dont Angela Merkel a le secret.
La décision de proposer un fonds de reconstruction européen, alimenté par des obligations émises par la Commission européenne au nom des Etats membres, qui se portent garants chacun d'une partie du fonds, s'inscrit ainsi dans la ligne des autres revirements radicaux qu'Angela Merkel a su imposer à son parti (la CDU) et aux Allemands. De la sortie du nucléaire en 2011, à l'instauration d'un salaire minimum en 2014, en passant par la décision d'accueillir des centaines de milliers de réfugiés en 2015 et celle de créer rapidement les bases juridiques permettant le " mariage pour tous ", ces décisions ont quelques points en commun. Si Angela Merkel semble à chaque fois animée par l'intime conviction que le revirement en question est nécessaire par la nature même du problème posé, elle a également, à chaque fois, compris plus vite et avant la plupart des autres acteurs qu'un tel changement était devenu possible, que les circonstances politiques le permettaient, entre l'évolution de l'opinion publique allemande, la constellation des forces politiques en place (fondamental dans un système parlementaire), la situation dans son propre parti et le rapport de forces entre niveau fédéral et régional.
Si son dernier revirement sur la politique européenne est sans doute le plus radical - tout le monde a encore en tête son opposition aux propositions de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande - il est aussi le fruit d'une constellation savamment développée. Avec Emmanuel Macron, Angela Merkel se trouve face à un président français qui, tout en prenant au sérieux les arguments allemands, et cherchant à les intégrer un par un dans ses propositions, n'a rien lâché de son ambition initiale. La bonne entente entre les ministres des Finances Olaf Scholz et Bruno Le Maire a sans doute facilité la préparation de la décision de fond prise par le duo Merkel-Macron. L'installation d'Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne permet à cette coopération franco-allemande de se prolonger par un " moment delorsien " au niveau européen. Cependant, les difficiles débuts d'Ursula von der Leyen, l'opposition à sa nomination et l'absence de majorité stable au Parlement européen, démontrent la complexité accrue de l'Union européenne. L'entente franco-allemande ne suffit plus pour imposer une décision en Europe, elle reste cependant le moteur indispensable pour faire bouger les lignes. Aux difficultés d'associer et d'intégrer les nouveaux Etats membres d'Europe centrale et orientale s'ajoute l'approfondissement des clivages entre pays du Nord et du Sud. Ces clivages n'ont pas seulement permis aux forces anti-européennes en Pologne et en Hongrie de s'affirmer et de se consolider. Ils ne sont pas non plus uniquement le résultat des évolutions macro-économiques depuis la crise financière de 2008. L'approfondissement des clivages en Europe est le résultat des décisions politiques prises depuis 2007, notamment par l'Allemagne.
Si l'on ne peut que saluer le revirement d'Angela Merkel devant un défi qui nécessite de telles décisions audacieuses, elle a donc sa part de responsabilité dans l'état fragile dans lequel l'Union européenne s'est trouvée face à l'épidémie. Les nouvelles priorités politiques annoncées par le gouvernement allemand semblent l'obliger à revoir sa méthode. Quel est le rôle du partenariat franco-allemand ? Quelles sont les conditions qui lui permettent de jouer un rôle structurant ? Quel est le rôle des autres Etats membres face aux deux grands pays ? De quelle manière peuvent-ils être associés et intégrés au développement d'une politique européenne ?
La méthode
De manière générale, la politique étrangère allemande a cherché, ces dernières années, à promouvoir une approche " multilatérale " dans les relations internationales, avec un ordre mondial basé sur des institutions fortes et des règles contraignantes. Vu de Berlin, c'est la meilleure garantie contre la politique du plus fort et les décisions solitaires des grandes puissances. Mais pour une puissance moyenne comme l'Allemagne, c'est aussi le format idéal pour promouvoir ses propres intérêts : Trop petite pour dominer dans un rapport de force, l'Allemagne se sent dorénavant assez grande pour peser de manière décisive dans une alliance ou dans une coalition multilatérale.
Pour la politique européenne de l'Allemagne, cela implique deux choses : Avec Emmanuel Macron, l'Allemagne a redécouvert le potentiel du " couple " franco-allemand pour inspirer la politique européenne. Depuis le discours de la Sorbonne du président français en 2017, la " réponse " allemande se trouvait plutôt dans la laborieuse négociation de compromis franco-allemands, mais il y a eu des accords importants. Lors du sommet de Meseberg fut acté le principe d'un budget de la zone euro, d'une taxe sur les transactions financières, de l'établissement d'un cadre juridique pour les activités des grandes entreprises du monde numérique. Le traité d'Aix-la-Chapelle contient l'accord de principe pour développer une zone économique plus cohérente et davantage intégrée, tout en évitant le dumping et le délitement du niveau de protection sociale.
Sur toutes ces initiatives, on a pu par la suite constater un accueil plutôt " tiède " des autres Européens qui, dans quelques cas, sont allés jusqu'à la constitution d'une véritable opposition. Il est désormais évident que le " seul " couple franco-allemand et ses compromis ne suffissent plus pour susciter l'adhésion des autres Etats. Il faut un effort permanent et appuyé pour associer notamment les Etats qui s'opposent publiquement contre les initiatives franco-allemandes. L'Eurogroupe du 9 avril constitue un bon exemple pour comprendre comment l'Allemagne et la France peuvent encore influencer l'Europe : En partant, comme souvent, de positions opposées, la coopération entre les deux ministres des Finances, Olaf Scholz et Bruno Le Maire, a changé la donne. L'Allemagne s'est rapprochée de la position française, au détriment des Pays-Bas. Et la France n'a pas fait preuve d'un soutien inconditionnel envers l'Italie, mais a préféré négocier avec l'Allemagne. Cela n'aurait pas été possible sans les instruments de coopération franco-allemande, le rapprochement des deux positions ayant été préparé en avance par les fonctionnaires des deux ministères. En tenant compte des priorités des autres Etats membres, un tel rapprochement peut en fin de compte aboutir au fameux " compromis européen " qui permet d'avancer.
Pour l'administration allemande, la clé du rôle dynamique du couple franco-allemand se trouve dans l'association étroite des autres Etats membres dans l'élaboration des compromis - pas forcément pour aller dans leur sens, mais plutôt pour être à leur écoute et s'assurer, à la fin du processus de négociation, de leur soutien lors du moment décisif de prise de décision. En conséquence de ce paradigme, la présidence allemande met une attention toute particulière à souligner le principe du " trio ". Lors des premières prises de parole, les responsables politiques ont tous insisté sur la première tentative de lier trois présidences pour structurer un espace de 18 mois, qui remonte à 2007. Cette expérience précurseur liait déjà l'Allemagne au Portugal et à la Slovénie.
De fait, les trois pays présentent un programme commun sous le titre " une Europe plus forte, plus juste et plus durable ". Même si cela reste assez vague pour permettre à chacun d'y intégrer ses priorités respectives, on y retrouve néanmoins les points essentiels d'un consensus qui s'est établi entre les Européens depuis l'élection compliquée d'Ursula von der Leyen en 2019. L'Europe " plus durable " fait référence aux priorités du " New Green Deal " formulé par la Commission avant que la pandémie n'éclate. L'Europe " plus juste " concerne la nécessité d'une plus grande cohérence interne entre Etats membres, sans qu'on sache déjà si cela passe nécessairement par une Europe " plus sociale ". L'objectif d'une Europe " plus forte " peut être lu comme la réaction directe au rôle peu satisfaisant que l'Union a pu jouer durant la crise du Covid-19.
Les défis
Le semestre allemand du trio de présidence, dont le le slogan est " Tous ensemble pour relancer l'Europe", sera indubitablement consacré à la gestion de la crise qui découle de la pandémie, ainsi qu'à la préparation de la réaction européenne aux grands défis qui se posent à l'Union pour faire face à la situation géopolitique internationale, ou aux tensions internes. Plus concrètement, le programme remodelé essaye, en premier lieu, d'apporter des réponses à l'actualité sanitaire et aux conséquences socio-économiques de la crise. A cela s'ajoutent certaines priorités, du point de vue allemand, qui, dans le cadre d'un programme de présidence du Conseil, représentent logiquement l'actualité politique et sociale de l'Europe.
Les défis que l'actualité impose à la présidence allemande
En prenant la présidence le 1er juillet prochain, l'Allemagne se trouve devant un triple défi : financier, politique et institutionnel. Le premier grand chantier concerne le cadre financier pluriannuel de l'Union, le budget européen pour les sept prochaines années 2021-2027, nécessaire pour permettre à l'Union d'agir. Politiquement, il s'agit de réussir le redémarrage de l'économie européenne, en le liant aux priorités, climatiques notamment, définies avant la crise. Par ailleurs, l'établissement du fonds de reconstruction est l'outil prioritaire pour organiser cette relance de l'économie. De son fonctionnement institutionnel et de ses principes structurants dépendra aussi la réussite de l'Europe à prendre le tournant d'une Union plus cohérente. Il s'agit alors de dépasser les clivages entre Etats membres qui menacent jusqu'aux fondements même de l'Union.
Sur le cadre financier pluriannuel, les travaux étaient en cours avant que n'éclate la crise sanitaire. Une large majorité des Etats avait acté la nécessité d'un budget élargi, permettant la réalisation du programme ambitieux esquissé par Ursula von der Leyen, lié à des contributions accrues des Etats membres pour combler la perte de la contribution britannique. Le gouvernement allemand s'était notamment résolu à augmenter considérablement sa contribution. Les résistances persistantes viennent surtout des Etats qui profitent encore des " rabais " sur leur contribution (pratique qu'on espérait abolir avec le Brexit).
A ce grand chantier, qui doit se terminer rapidement afin de permettre à la Commission de démarrer les politiques de relance, s'ajoute le chantier institutionnel et financier, avec l'établissement du " fonds de reconstruction ". Avec son volume de 750 milliards € et son architecture entièrement nouvelle, les points de friction s'annoncent pluriels et massifs. Cependant, les diplomates allemands espèrent que, comme souvent à Bruxelles, une " plus grande assiette ", en gros plus de moyens à distribuer, permettra de mieux satisfaire les intérêts particuliers de chacun et ainsi rallier tous les Etats autour d'un compromis.
Sur le fonds de relance, véritable " révolution " de la politique européenne d'Angela Merkel si l'on se fie aux commentaires dans la presse française notamment, les observateurs seront bien avisés d'écouter les détails du discours de la Chancelière. Comme souvent avec cette physicienne, tout est dans la nuance et chaque mot compte. Autant dans sa conférence de presse conjointe avec le Président français, que dans un discours devant la fondation Konrad Adenauer, en présence de l'ambassadrice française à Berlin, que dans sa déclaration devant le Bundestag à l'occasion de l'annonce du programme de la présidence allemande, Angela Merkel a insisté sur plusieurs points.
Concernant le fonds de reconstruction, il s'agit d'un programme singulier et unique en réaction à la pandémie et à la " plus grande crise " que l'Union ait jamais connue. Il ne s'agit donc pas d'une redistribution durable entre Européens (pour la chancelière, d'autres politiques le font déjà), ni du début d'un budget européen propre, indépendant des Etats membres et alimenté par des dettes européennes. La somme du fonds sera exactement chiffrée ; elle sera soumise à l'approbation des parlements nationaux qui garderont ainsi la totalité de leurs prérogatives en la matière. En consentant " une fois " les sommes nécessaires, les législatures suivantes ne seront pas tenues par le fonds en place. Elles pourront décider librement de le prolonger, le suspendre ou l'arrêter.
Le principe même du fonctionnement de ce fonds est intéressant : pour le gouvernement allemand, il s'agit certes d'obligations (de la dette) contractée par la Commission européenne (donc par l'Europe), c'est la grande nouveauté de cette politique. Cependant, ce n'est pas l'ensemble des Etats membres qui garantiront conjointement les moyens du fonds - cela comporterait, d'un point de vue allemand, le risque que chaque Etat (l'Allemagne ou un autre pays) aura la responsabilité illimitée pour la totalité du fonds (en cas de faillite ou de l'impossibilité des autres Etats de répondre à leur engagement). L'interprétation côté allemand consiste à dire qu'on s'est mis d'accord sur une garantie limitée de chaque Etat membre qui portera seulement sur un certain pourcentage du fonds, en gros modelé sur le pourcentage de contribution au budget européen de chaque Etat. L'Allemagne apportera une garantie d'à peu près 27% ou 135 milliards des 500 milliards € d'obligations que la Commission s'apprête à lever. Le Bundestag pourra ainsi définir exactement le risque qu'il encourt en souscrivant à la contribution allemande au fonds de reconstruction. Cela sera un gage important quand il s'agira de convaincre les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe de la constitutionnalité du programme.
Angela Merkel a très clairement établi qu'elle souhaite aboutir rapidement sur ces travaux, idéalement cet été. Cela laissera ensuite le temps pour la mise en place des politiques innovantes, autre grand défi, qui devra permettre de relancer l'économie, tout en utilisant les moyens du fonds pour construire un système économique adapté aux exigences de notre époque, plus durable et plus en phase avec la situation géopolitique de l'Europe et les attentes des citoyens.
Dans l'initiative franco-allemande, il était clairement établi que les moyens engagés par le fonds seront directement attribués aux pays dans le besoin, qui n'auront ainsi pas à rembourser cet argent (pas de crédits). Les pays les plus touchés par la pandémie devront profiter " plus " que les pays relativement épargnés - ce qui constituera une nouveauté par rapport au principe du " juste retour " qui veut, depuis l'époque de Margaret Thatcher, que chaque pays " reçoit " à peu près les mêmes moyens de l'Union qu'il y contribue - avec quelques différences pour les contributeurs-nets comme le Danemark, l'Allemagne, l'Autriche, la Suède ou les Pays-Bas (dans cet ordre, si on prend en compte la contribution par " tête " d'habitant ou la part du PIB engagé).
Devant le Bundestag, la Chancelière a insisté sur le fait que le dépassement de la crise du Covid-19 doit être compris comme une opportunité d'accélérer la réalisation des objectifs portés par Ursula von der Leyen dans son agenda stratégique 2019-2024. Six mois après le début de son mandat, la Commission serait ainsi prête à proposer les premiers grands projets législatifs en lien avec son programme. Angela Merkel a notamment insisté sur la nécessité de lier la relance à la transformation écologique de l'économie avec la conclusion, sous présidence allemande, d'un accord contraignant portant sur les émissions de CO2 à partir de 2030. Pour la Chancelière, cela doit permettre d'améliorer durablement la compétitivité de l'économie européenne, ce qui semble toujours sa réponse pour développer une Europe plus sociale.
A côté de l'objectif écologique, une nouvelle ambition concerne le numérique avec la digitalisation de l'économie européenne. Cela passe par la définition de standards, le développement des infrastructures et le soutien à la recherche et aux créateurs d'entreprise. Mais ce dossier contient aussi un autre aspect qui est bel et bien un revirement allemand. Pendant longtemps, le dossier de l'infrastructure numérique était un exemple caractéristique de la difficulté des Européens à se mettre d'accord sur une stratégie industrielle commune, avec comme conséquence l'absence de " souveraineté européenne " en la matière, liée à la perte de compétences et de capacités. L'Allemagne, qui avait longtemps plaidé pour un commerce mondialisé et le libre-échange le plus vaste possible, rejoint dorénavant le camp de ceux qui, comme la France, ont toujours défendu l'idée de protection de secteurs stratégiques. Dans un monde où les données numériques et la communication sont devenues un capital stratégique, l'autonomie technologique revêt une importance décisive pour l'indépendance et la souveraineté. Les récentes initiatives des ministres de l'économie allemand et français vont dans le même sens.
Les réponses à ce triple défi - financier, institutionnel, politique - décideront en fin de compte du développement d'une Europe plus cohérente. Cette cohérence interne semble par ailleurs une condition pour permettre à l'Europe de jouer son rôle de " pôle de stabilité " (Stabilitätsanker) dans le monde. C'est là le dernier point " obligatoire " sur la liste des dossiers qui se présentent à la présidence allemande du Conseil de ministres.
La politique extérieure comporte désormais la négociation de la relation future avec le Royaume-Uni. Les travaux, qui devraient en principe aboutir sur un traité avant la fin de cette année, semblent au point mort depuis que le Premier ministre britannique évoque de plus en plus ouvertement la possibilité d'un " no deal ". Cette option comporterait non seulement des risques considérables pour le Royaume Uni, mais aussi pour l'Union européenne. La résolution de ce conflit pourrait donc se trouver sur la table des Chefs d'Etat et de gouvernement durant la présidence allemande.
En matière de politique étrangère se trouvent le dossier iranien et la relation avec la Chine. Comment l'Europe peut-elle concilier une relation économique égalitaire et profitable avec la défense de ses normes et valeurs tout en garantissant l'unité de l'Union, remise en question systématiquement par la Chine (nouvelle route de la soie, achat d'infrastructures en Europe, investissements massifs dans certains pays) ?
Les priorités allemandes
Avant la pandémie, le moment fort de la présidence, sur lequel Angela Merkel s'est personnellement investie, aurait dû être un sommet Union européenne-Chine, symbolisant l'importance que le gouvernement allemand attache à cette relation. Le sommet, qui devait initialement se tenir à Leipzig, en septembre, est reporté, mais la Chancelière a insisté devant le Bundestag que les Européens " devront comprendre la détermination avec laquelle la Chine exige une place de premier rang dans les structures internationales. Et nous ne devrions pas seulement le comprendre, mais aussi réagir avec détermination et assurance face au défi que cela pose. "
Si le sommet est repoussé, l'encadrement de cette relation reste sur la table et nécessite en premier lieu que les Européens se mettent d'accord entre eux. Concrètement, le gouvernement allemand espère pouvoir aboutir à la conclusion d'un accord d'investissement bilatéral et réaliser des progrès sur des engagements mutuels pour la protection du climat et de l'environnement.
La pandémie n'a donc pas " tout changé ", mais elle a considérablement modifié les priorités. L'Allemagne continue à défendre l'idée d'une responsabilité particulière de l'Europe avec le maintien et l'approfondissement d'une architecture internationale basée sur des règles communes, des institutions fortes et un esprit de coopération entre Etats. Les différences apparues ces dernier temps, avec la Chine, la Russie ou avec les Etats-Unis, nécessitent plus que jamais des instruments de dialogue, de coopération et d'échange mutuel. L'Europe doit exprimer " une voix forte pour la protection de la dignité humaine, la démocratie et la liberté ", et pour Angela Merkel, c'est dans la relation avec l'Afrique que l'Europe doit faire la différence.
Dans un autre rapprochement avec les priorités de la France depuis Robert Schuman, l'Allemagne maintient pour l'instant un sommet avec l'Union africaine en octobre, autour des questions allant de la gestion de la pandémie, du climat et des migrations jusqu'au développement durable, clé de la paix et de la sécurité entre Africains et Européens.
A côté de cet intérêt particulier pour la dimension extérieure de la politique européenne, chère à Angela Merkel, l'Allemagne espère également poursuivre et approfondir les travaux sur la politique d'immigration et d'asile commune, avec une nouvelle tentative de réformer les accords de Dublin (asile) et de Schengen (libre circulation). En réponse à l'actualité et aux attentes des citoyens, un dernier point concerne le développement d'un mécanisme européen de pandémie.
***
Devant l'ensemble de ces éléments, on peut évidemment se demander s'il ne s'agit pas d'une présidence surchargée. On peut sans doute s'attendre à ce que la gestion de l'actualité oblige à faire des compromis sur d'autres priorités. Plus concrètement, la dernière présidence européenne d'Angela Merkel, intense en raison du cumul des urgences (géopolitique, environnementale, institutionnelle, sociale et sanitaire) souffre en partie des occasions manquées dans le passé. Si Angela Merkel a joué son rôle - considérable - dans la gestion des différentes crises depuis 2008 (financière, migratoire), les réponses apportées n'ont jamais permis de réformer l'Union européenne en profondeur afin de la doter d'une capacité d'agir politiquement. Notamment la fenêtre ouverte après les élections française et allemande en 2017 n'a pas été utilisée pour entraîner les autres Européens vers une réforme de l'Union qui l'aurait rendue plus efficace, tout en la rapprochant des citoyens.
Cette présidence allemande en temps de polycrise devrait alors incarner le sursaut, pour l'Union européenne et pour l'Allemagne. Durant les six mois à venir, beaucoup dépendra de la méthode et du style employés par l'Allemagne : Avec les revirements annoncés sur le fond et sur la méthode, le gouvernement allemand parviendra-t-il à exercer cette " responsabilité pour l'Europe " ? Ce n'est qu'un autre mot pour désigner le leadership que les autres pays lui demandent, autant qu'ils le craignent.
Il est certain qu'un succès passera par l'entente avec la France, plus que jamais le partenaire indispensable pour l'Allemagne, au moment où le Royaume-Uni largue les amarres. Mais le succès passera tout autant par l'association des autres Etats et on ne peut que saluer l'importance que le gouvernement attache à l'organisation de sa présidence " en trio ". Cependant, si aucun Etat européen ne peut prétendre seul à incarner l'intérêt européen, certains Etats doivent faire un plus grand effort pour y contribuer. L'Allemagne, comme la France, en font partie.
La réforme de fond concerne aussi la dimension démocratique et citoyenne de l'Union. Le Parlement européen, comme les parlements nationaux, doit sans aucun doute être associé aux travaux autour du fonds de reconstruction. Mais la proposition d'Angela Merkel d'ouvrir le chantier de la réforme des traités retient aussi l'attention. Une réforme limitée, menée autour d'un cahier des charges clair, tout en associant les acteurs de la société civile et notamment les citoyens de l'Union, dans le cadre d'une conférence sur l'avenir de l'Europe, qui devrait débuter sous présidence allemande et se terminer en 2022 sous présidence française, pourrait bel et bien devenir l'héritage historique qu'Angela Merkel laissera aux Européens.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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