Parler l'européen

Éducation et culture

Stefanie Buzmaniuk

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23 décembre 2019
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Stefanie Buzmaniuk

Directrice de recherche, chargée du développement

Parler l'européen

PDF | 199 koEn français

L'Union européenne n'est ni un État, ni une organisation internationale comme les autres. Son caractère unique a, dès l'origine, imposé la création d'un régime linguistique qui répond à des exigences particulièrement élevées.

Son multilinguisme, avec vingt-quatre langues officielles, se distingue de celui de toute autre entité internationale comme par exemple l'ONU qui compte six langues officielles (anglais, arabe, chinois, espagnol, français et russe). Il ne ressemble pas non plus au multilinguisme d'un État fédéral comme les États-Unis qui n'a qu'une seule langue officielle. Le modèle suisse serait celui auquel le multilinguisme européen ressemblerait le plus : un statut officiel identique pour toutes les langues des constituants. Ce multilinguisme est radicalement inclusif mais aussi hautement complexe. Il suscite par conséquent de vives discussions avec, à l'appui, des arguments très divers - élogieux, pragmatiques, ou critiques.

La complexité du régime linguistique de l'Union se reflète dans des exemples concrets : 2,2 millions de pages sont traduites chaque année au sein de la Commission, environ 43% du personnel de la Cour de justice travaille dans les services de traduction et d'interprétariat. Avec 24 langues officielles, les combinaisons de traduction possibles s'élèvent à 522.

À première vue, les coûts de ce régime linguistique sont considérables : tous les services de traduction et d'interprétariat réunis génèrent des coûts d'environ 1,1 milliard € par an, ce qui représente toutefois moins de 1% du budget européen. Ce coût est donc à relativiser : il ne représente qu'environ 2 € par citoyen et par an.

Si le multilinguisme européen a souvent été critiqué car trop onéreux, l'ancien commissaire au Multilinguisme, Leonard Orban (2007-2010), l'a défendu en soulignant que cet effort financier représentait le coût de la démocratie.

Outre les considérations démocratiques, le multilinguisme européen a bien d'autres raisons - historiques, juridiques et pratiques. En examinant ses bases et les raisons qui ont mené à son maintien, il est évident qu'un autre choix en matière linguistique n'aurait pas été adapté pour l'Union européenne, dont la devise est : "Unie dans la diversité".

Un multilinguisme étendu imposé par l'histoire

Les premières négociations en vue de la création de la CECA ont largement été menées en allemand car les principaux acteurs étaient tous germanophones : le chancelier Konrad Adenauer, le Premier ministre italien Alcide de Gasperi, le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman né à Luxembourg, historiquement multilingue, étaient parfaitement bilingues, de même que le ministre néerlandais des Affaires étrangères Dirk Stikker, et ses homologues belge Paul Van Zeeland et luxembourgeois Joseph Bech. À l'origine, le choix de la langue se porta donc vers l'allemand.

Le Traité de Paris de 1951 n'avait pas déterminé de régime linguistique pour la Communauté européenne. Il a fallu attendre les Traités de Rome en 1957 pour trouver une référence à la question linguistique dans un texte législatif. L'article 217 dispose : "Le régime linguistique des institutions de la Communauté est fixé, sans préjudice des dispositions prévues dans le règlement de la Cour de Justice, par le Conseil statuant à l'unanimité". Chaque État présent à la table des négociations possédait une voix pour prendre la décision déterminante de l'avenir linguistique de l'Europe. Cet article est donc le fondement du régime linguistique européen, qui a été traité de manière inter-étatique et non communautaire. Conformément à cette disposition, le Conseil a tranché sur le régime linguistique par voie réglementaire, en adoptant le Règlement n°1 portant fixation du régime linguistique de la Communauté Économique Européenne.

À l'évidence, la langue allemande n'aurait pas pu être la seule langue officielle du fait de la proximité temporelle des deux guerres mondiales. Choisir la langue allemande aurait été politiquement impossible. Le français n'aurait pas été accepté par les Flamands en raison de la diversité linguistique de la Belgique, ni par les Italiens pour des questions d'égalité. Après la guerre, les pays fondateurs ont essayé d'éviter tout conflit potentiel. La question linguistique ayant un impact direct sur la question de l'identité nationale, le choix d'opter pour un multilinguisme englobant toutes les langues était, à la fois, le plus évident et le moins conflictuel. Le multilinguisme européen a donc débuté avec quatre langues officielles : allemand, français, italien et néerlandais.

La consécration et l'encadrement du multilinguisme par les traités

Actuellement, plusieurs dispositions des traités régissent la question des langues de manière plus ou moins explicite. Les langues officielles sont énumérées à l'article 55-1 TUE qui prévoit que le traité est rédigé en vingt-quatre versions originales[1], c'est-à-dire sans qu'aucune traduction ne soit nécessaire. Cela implique que les vingt-quatre langues soient mises sur un pied d'égalité et que les vingt-quatre textes ont la même valeur juridique. En application de l'article 342 TFUE, tout changement de ce régime linguistique devrait être adopté - à l'unanimité - par le Conseil.

En vertu de l'article 3-3 TUE, l'Union européenne doit respecter "la richesse de sa diversité culturelle et linguistique" et "veiller à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen". En plus de protéger les langues elles-mêmes, l'Union européenne a inscrit la protection des locuteurs des langues dans les traités : le principe de non-discrimination linguistique est inscrit à l'article 18 TFUE et on le retrouve à l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (CDFUE).

L'article 24 TFUE régit, de façon directe, le mode de travail des institutions européennes quant à l'utilisation des vingt-quatre langues. Il accorde le droit aux citoyens européens de communiquer avec les institutions dans les vingt-quatre langues du traité et oblige les institutions à leur répondre dans leur langue respective. Ce droit reconnu aux citoyens et cette obligation incombant aux institutions se trouvent à l'article 41 de la CDFUE qui accorde aux Européens le droit à une bonne administration. Selon les textes, cela est rendu possible seulement en l'absence de barrières linguistiques - un argument fort pour le multilinguisme à vingt-quatre langues.

D'autres articles des traités peuvent également être interprétés comme des bases justifiant le multilinguisme étendu, même s'ils ne se réfèrent pas explicitement à la question linguistique. L'article 2 TUE énonce ainsi les valeurs fondamentales notamment celles de démocratie, d'égalité et de respect des droits des personnes appartenant à des minorités nécessaires pour comprendre le régime linguistique multilingue de l'Union.

Une participation active à la vie démocratique n'est possible que si les citoyens ont accès aux documents légaux, aux débats politiques, aux informations dans une langue dans laquelle ils ont une capacité de compréhension et d'expression suffisante. Cela représente notamment un problème pour la notion de Spitzenkandidaten au moment des élections européennes : il faudrait que ces "candidats chef de file" puissent s'exprimer et être compris de tous les citoyens européens. Or aucun ne parle les vingt-quatre langues. Certains en parlaient jusqu'à 7, d'autres seulement 2 !

Fondée juridiquement sur le principe de l'égalité, l'Union européenne s'engage à assurer ses services à tous les citoyens. Ceux-ci ne peuvent bénéficier de ces services que s'ils en sont informés dans une langue qu'ils comprennent. Et donc que tout soit traduit. Ce qui n'est pas toujours le cas.

Prenons l'exemple de Malte, qui compte environ 494 000 habitants, soit un nombre très faible comparé à l'Allemagne, à la France ou à l'Italie : inscrire le maltais comme langue officielle de l'Union illustre bien le respect du pluralisme en Europe, consacré par l'article 2 TUE. Dans une société pluraliste, un régime linguistique avec une seule langue officielle, par exemple l'anglais en tant que lingua franca ou langue véhiculaire, ne peut être envisageable.

Au-delà des obligations juridiques en matière de langue prévues par les traités européens, l'Union est également obligée de respecter les lois nationales lorsqu'elle exerce sa fonction de législateur et elle publie donc dans toutes les langues de l'Union les lois européennes (Journal officiel, Eur Lex).

Une réalité de plus en plus unilingue

La réalité linguistique de l'Union s'éloigne pourtant des textes et ne se révèle pas si multilingue que prévu. Au lieu d'être une entité dans laquelle les vingt-quatre langues officielles sont utilisées équitablement, l'Union développe de plus en plus une politique linguistique limitée aux trois langues de travail, voire unilingue et, plus précisément, anglophone.

L'anglais est largement utilisé comme lingua franca. La prévalence de l'anglais dans la conduite des relations interétatiques n'est pas un phénomène européen, mais mondial, qu'on peut d'ailleurs observer dans bien des domaines, que ce soit dans la sphère politique, scientifique ou commerciale. En Europe, elle a été renforcée lors de l'élargissement de 2004-2007.

Le recul des autres langues au profit de l'anglais est un fait. Un des exemples les plus flagrants en est vraisemblablement l'usage de la langue française au sein des institutions et de la langue allemande. Jusqu'à l'élargissement de 2004, la présence du français au sein de l'Union était très forte, car la langue française étant largement enseignée dans tous les États membres. Cela a drastiquement changé : l'usage du français est en net recul car les citoyens des pays d'Europe centrale et orientale sont plus souvent anglophones, voire germanophones, que francophones, à l'exception de la Roumanie où le français est traditionnellement très répandu. Par conséquent, le nombre de textes initialement rédigés en français a fortement baissé, passant de 40% pour les textes de la Commission à seulement 5% en 2014. Le pourcentage de textes initialement rédigés en français au Parlement s'élevait à 23,77% en 2014. Au Conseil, un effort est fait pour mettre rapidement à disposition les conclusions des réunions dans toutes les langues même si c'est d'abord la version anglaise que l'on trouve. S'agissant de la présidence semestrielle du Conseil, le choix de la langue dépend fortement de l'État membre qui l'assure. La Finlande qui l'occupe actuellement a ainsi composé un site en cinq langues : les deux langues du pays (finnois et suédois) et les trois langues de travail de l'Union (français, anglais, allemand).

La surreprésentation de l'anglais a été d'autant plus critiquée que l'Union européenne se retrouve à l'heure du Brexit. En septembre 2019, des fonctionnaires des institutions européennes ont manifesté leur mécontentement. Dans une lettre ouverte à la nouvelle Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen - trilingue parlant allemand, français et anglais - ils lui ont demandé son soutien, constatant que leur possibilité de travailler en français était de plus en plus limitée et que l'usage permanent de l'anglais nuisait au multilinguisme de l'Union européenne.

Cette demande n'émane pas que des francophones. Des députés du Bundestag allemand ont, par exemple, souligné la difficulté liée au fait de recevoir des documents en anglais de la part des institutions européennes. Pour eux, cela implique souvent une charge de travail supplémentaire et de potentiels malentendus qui peuvent in fine engendrer des conséquences juridiques[2].

Les institutions européennes ont le droit de déterminer leur pratique linguistique interne. La Commission utilise trois langues de travail ; la Cour de justice travaille surtout en français car le droit européen s'inscrit dans la tradition romano-germanique et non anglo-saxonne ; la Banque centrale a adopté, depuis sa création, l'anglais comme langue de travail. Ce concept de "langue de travail" avec un nombre de langues réduit par rapport aux langues officielles permet aux institutions d'être plus efficaces. Si la traduction ou l'interprétariat permanent dans l'ensemble des langues officielles semble l'idéal, cela se révèle impossible en pratique.

Non seulement la communication écrite et orale entre fonctionnaires est appauvrie et limitée à cause du recours constant à une seule langue, mais de surcroît l'objectif de tendre vers une plus grande efficacité n'est pas atteint - au contraire, cela peut créer des problèmes majeurs, malentendus, simplicités linguistiques importantes ou incompréhensions. Sans compter que pour assurer toutes les interprétations, il faut parfois en passer par une langue relais, souvent l'anglais.

Si la surreprésentation de l'anglais pose des problèmes à l'intérieur des institutions, les défis sont d'autant plus importants quant à la communication extérieure avec les citoyens. Une simple recherche sur le site de la Commission européenne montre que seulement une faible partie de la communication numérique avec les citoyens est traduite dans les vingt-quatre langues. Très souvent, les premières pages d'une thématique sont traduites dans toutes - ou une grande partie - des langues officielles. Puis, en avançant sur le site, on constate que le contenu n'est plus disponible qu'en allemand, français, anglais ou espagnol qui ont le plus grand nombre d'utilisateurs. Les communiqués de presse de la Commission et du Parlement ne sont, dans la plupart des cas, disponibles dans un nombre restreint de langue. Seule la Banque centrale suit une politique de traduction stricte à cet égard et met à disposition ses communiqués, surtout ceux issus des réunions du Conseil des gouverneurs, dans toutes les langues dès leur publication.

Un autre exemple concret montrant que le multilinguisme n'est souvent plus qu'un slogan se trouve dans la communication de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) avec les citoyens européens : les documents à remplir existent uniquement en anglais, ce qui constitue une violation des traités et de la Charte des Droits fondamentaux.

Les défis

Cette pratique unilingue n'est pas conforme aux traités - notamment au regard de l'article 24 TFUE et l'article 41 de la CDFUE : avec la situation linguistique actuelle, la bonne administration ne peut souvent pas être assurée au sein des institutions européennes. Cela pose des problèmes à différents niveaux.

Premièrement, la fonction d'une langue en tant qu'outil de communication est essentielle. Dans une démocratie, la communication sert concrètement à s'informer des politiques menées, à participer activement aux débats ouverts, ou à exprimer une position politique. Dans un régime unilingue, comme celui qui est en train de prendre forme dans l'Union, une grande partie des citoyens est exclue de la communication relative à la vie démocratique européenne. Si seule la langue anglaise était utilisée comme lingua franca dans l'Union européenne, la moitié des citoyens européens, voire plus[3], se verraient écartés du processus démocratique parce qu'ils ne parlent et ne comprennent pas l'anglais de manière suffisante.

Dans la pratique linguistique actuelle, beaucoup trop de citoyens ne peuvent obtenir facilement des informations sur les activités courantes du Parlement européen dont le site n'est encore trop souvent accessible qu'en français et anglais.

Deuxièmement, le système actuel a un impact sur le rapport de force entre les divers acteurs européens. Une langue n'est pas qu'un simple moyen de communication, les compétences linguistiques sont aussi une clé du pouvoir[4], surtout dans un contexte politique où l'influence est liée à une communication réussie. L'effet d'un discours et des réactions spontanées à l'oral comme à l'écrit n'est pas le même si l'orateur ne se sent pas à l'aise avec la langue ou la maîtrise mal et fait des erreurs de vocabulaire et de grammaire.

Troisièmement, la langue permet de comprendre, d'exprimer et de construire une réalité. Les anthropologues et sociolinguistes Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf affirment qu'une langue a une influence sur la façon de percevoir le monde[5]. Les langues construisent des réalités différentes au sens large, mais aussi au sens politique. Il faut noter qu'une lingua franca est une langue qui est utilisée par des locuteurs non-natifs. Souvent, leur immersion dans cette langue est moins importante que dans leur première langue ou leur langue maternelle. Conséquence : la réalité politique qu'ils expriment dans ce qui n'est pas leur langue d'origine peut être moins précis. D'où la nécessité d'être bien traduit.

Outre ses fonctions pratiques, une langue a aussi des fonctions émotionnelles qui favorisent la construction identitaire de l'individu, mais aussi du collectif. C'est au travers d'une langue que se forme le sentiment d'appartenance. Le soutien à l'intégration européenne n'a jamais été aussi fort dans la population européenne, mais une partie des citoyens se sentent toujours éloignés d'une Europe qu'ils ont du mal à bien comprendre. Ainsi, L'Eurobaromètre Standard 91 de juin 2019 montre que 54% des personnes interrogées trouvent que l'adjectif "éloignée" décrit l'Union européenne. Si nous souhaitons rapprocher davantage les citoyens de l'Union et si nous souhaitons répondre, de façon crédible, aux critiques reprochant à l'Union d'être un projet inaccessible, réservé aux initiés, une politique linguistique européenne véritablement inclusive est inéluctable.

Pourtant, le multilinguisme européen ne fonctionne pas à sens unique. S'il est indéniable que les institutions européennes ont un rôle crucial à jouer, les citoyens européens doivent aussi y contribuer. Leurs compétences en langues étrangères leur ouvriront des portes, leur donneront plus de capacité et leur permettront de vivre la réalité européenne à travers différentes langues. Une identité européenne sera forcément multilingue et un "espace politique européen" sera possible avec des institutions et des citoyens polyglottes.

Le Brexit, l'investiture de la nouvelle Commission et les négociations autour du cadre budgétaire pluriannuel 2021-2027 représentent une occasion pour repenser et renforcer la politique européenne du multilinguisme. Avec sa richesse linguistique et ses bases juridiques solides, l'Union a la possibilité de devenir la championne du multilinguisme. Cela la rapprochera de ses citoyens, elle sera plus démocratique, et cela renforcera son élan dans l'innovation car le multilinguisme est une des composantes du monde hyperconnecté et ultra-communicatif d'aujourd'hui et de demain –dans le domaine du numérique où les langues sont moins soumises aux frontières nationales.

Des propositions pour un vrai multilinguisme européen

● L'Union européenne doit investir - a minima 1 milliard € - dans la recherche et l'innovation des technologies des langues qui faciliteraient la traduction et l'interprétariat.

Le marché européen de ces technologies d'avenir est encore trop fragmenté et manque de ressources. Pour autant, des avancées dans ce champ technologique représenteraient

- Une aide cruciale pour tous les traducteurs et interprètes qui travaillent dans les institutions. Les trois langues de travail pourraient être utilisées équitablement car le recours permanent à l'anglais ne serait plus nécessaire.

- Des discours des responsables politiques et d'autres communiqués importants lors de la campagne électorale pourraient facilement être transmis dans les vingt-quatre langues.

- La levée des barrières linguistiques serait bénéfique au marché unique numérique.

L'Union européenne possède un énorme savoir-faire avec les meilleurs spécialistes de langues qui travaillent d'ores et déjà dans les institutions. De plus en plus de masters de technologies des langues existent dans les universités européennes (par exemple dans les Universités d'Uppsala, de Strasbourg ou à l'Inalco). En outre, le corpus de textes extrêmement vaste de l'Union (qui est d'ailleurs utilisé comme base pour des logiciels comme DeepL - une entreprise allemande plus performante que Microsoft ou Google) permettrait de construire des logiciels de traduction et d'interprétariat simultanés parfaitement adaptés pour la communication européenne.

La nécessité d'investir dans les technologies des langues a aussi été évoquée dans la déclaration de Bruxelles sur le multilinguisme lors de la réunion annuelle internationale concernant les services linguistiques, la documentation et les publications qui, en mai 2019, a été présidée par les services linguistiques du Parlement (DG LINC and DG TRAD) et de la Commission (DG SCIC and DGT).

Un réel engagement financier est donc attendu par beaucoup d'acteurs politiques et d'experts des langues afin que l'Union européenne devienne véritablement multilingue. Cela serait indispensable pour aider l'Union à transformer sa façon de communiquer dans l'avenir. Avec le programme Horizon Europe (suivant le programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 avec un budget de 100 milliards € qui sera lancé en janvier 2021), un tel effort financier serait tout à fait réalisable.

● Aider les Européens à aller au-delà de la traduction via le numérique

Umberto Eco disait que "la langue de l'Europe, c'est la traduction"[6]. Cela est souvent vrai. Mais pour vraiment être "unis" dans la diversité, les Européens doivent avoir la possibilité d'aller au-delà de la traduction, de comprendre et de parler d'autres langues européennes. L'Union a les moyens de soutenir les efforts d'apprentissage des langues de ses citoyens et a tout intérêt à aller dans ce sens. Les traités lui octroient la base légale nécessaire pour le faire, notamment l'article 165-2 TFUE qui attribue à l'Union des compétences en matière d'enseignement et de dissémination de langues.

Pour répondre au mieux aux objectifs prévus dans les traités, on pourrait envisager la création d'une plateforme numérique de langues européennes accompagnée d'une application pour les appareils mobiles. Cette plateforme aurait pour but de favoriser la mobilité intra-européenne en offrant premièrement des cours de langues dans toutes les vingt-quatre langues officielles qui permettrait d'atteindre des buts précis : apprendre une langue pour faire un semestre d'Erasmus, poursuivre son enseignement supérieur, monter son entreprise dans un autre Etat membre ou découvrir une autre culture européenne, etc.

De plus, la plateforme devrait contenir un outil de traduction en ligne pour les mêmes catégories, et pour les vingt-quatre langues. En combinant l'apprentissage de la langue et celui de la traduction, cette plateforme devrait accompagner les Européens dans leur démarche linguistique notamment s'ils souhaitent étudier, vivre ou travailler dans un autre Etat membre.

Un appel à projet pour la création d'une telle plateforme devrait être lancé. Il répondrait aux récentes avancées d'intelligence artificielle dans le domaine de l'apprentissage de langues et de la traduction. Le programme Horizon Europe comprendrait un tel projet dans les deux catégories du nouveau programme d'investissement "Culture, créativité et société inclusive" et "Numérique, industrie et espace".

● Utiliser les vingt-quatre langues officielles pour communiquer avec les citoyens

Cette proposition est simple et devrait aller de soi. Elle impliquerait la traduction de toutes les pages web des institutions européennes sans exception dans toutes les langues officielles. La présence numérique de l'Union doit être le reflet de sa réalité - qui est multilingue - pour être accessible à tous.

Cela signifierait que tout formulaire ou communication directe avec les citoyens devrait être disponible dans les vingt-quatre langues. Répondre à cette demande serait un simple respect de l'article 24 du TFUE.

● Un débat politique en vingt-quatre langues

Les députés européens et les représentants des autres institutions européennes devraient abandonner l'anglais générique. L'anglais restera toujours une langue de l'Union - même après le Brexit - mais les autres langues doivent être revalorisées. Les responsables européens ont la responsabilité de parler leur première langue et de ne pas toujours recourir à une lingua franca, ainsi que de faire l'effort d'apprendre (ou de dire quelques mots) dans une langue qu'ils connaissent éventuellement moins bien. Cela revêt une symbolique importante dans certaines circonstances.

Il convient également de se demander pourquoi ne pas tenir des discours et débattre dans plusieurs langues à la fois ? L'ancien Président de la Commission, Jean-Claude Juncker, l'a montré ; la nouvelle présidente, Ursula von der Leyen, semble avoir l'intention de poursuivre l'effort. Ses tweets rédigés en plusieurs langues montrent déjà une certaine volonté de raviver le multilinguisme européen.


[1] allemand, anglais, bulgare, croate, danois, espagnol, estonien, finnois, français, grec, hongrois, gaélique, italien, letton, lituanien, maltais, néerlandais, polonais, portugais, roumain, slovaque, slovène, suédois, tchèque.
[2] Ammon, Ulrich & Kruse, "Does translation support multilingualism in the EU? Promises and reality - the example of German", International Journal of Applied Linguistics. 23: 1, 15-30, Jan. 2013.
[3] Eurobaromètre spécial n°386 de la Commission européenne: "Les Européens et leurs langues", 2012 (Annexes)
[4] Bourdieu, Pierre & Fumaroli, Marc & Hagège, Claude & De Swaan, Abram & Wallerstein, Immanuel. 2001. "Quelles langues pour une Europe démocratique?", Raisons politiques. 2: 2, 41-64.
[5] Sapir, Edward. 1985. Culture, Language and Personality: Selected Essays by Edward Sapir. Berkeley : University of California Press.
[6] Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Grasset Paris, 2007.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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