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Sortir du totalitarisme

Démocratie et citoyenneté

Ramona Bloj

-

4 novembre 2019
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Ramona Bloj

Responsable des études de la Fondation Robert Schuman

Sortir du totalitarisme

PDF | 199 koEn français

L'Europe centrale et orientale 30 ans après la chute du Mur de Berlin

Les Etats d'Europe centrale et orientale, membres de l'Union européenne, sont désormais une terre des contradictions. Leurs populations, majoritairement europhiles [1], élisent démocratiquement des représentants qui s'attaquent au démantèlement des institutions démocratiques et des valeurs européennes [2] : le respect de l'Etat de droit, la liberté des médias, le pluralisme des opinions. Il suffit d'écouter les propos xénophobes, ouvertement autoritaires, du parti polonais Droit et Justice (PiS), de regarder les multiples tentatives d'affaiblir l'indépendance de la justice en Roumanie, ou encore le régime clientéliste de Viktor Orbán en Hongrie. Dans les Länder de l'ancienne RDA, le parti d'extrême droite (Alternative für Deutschland, AfD), enregistre des scores record : en Thuringe, le 27 octobre dernier, lors des élections régionales, le parti s'est emparé de la deuxième place, devançant la CDU d'Angela Merkel. En effet, 57% des Allemands de l'Est disent se sentir des "citoyens de seconde zone". Seulement 38% d'entre eux (et seulement 20% des moins de 40 ans) voient la réunification comme un succès [3]. Ce n'est pas étonnant que le slogan de l'AfD soit Vollende die Wende (Finaliser la transition). Les mots de Ronald Reagan Es gibt nur ein Berlin (Il n'y a qu'un seul Berlin) résonnent alors différemment.

Le constat

La chute du Mur de Berlin sonne, avant tout, la réunification de l'Europe, synonyme pour les pays d'Europe centrale et orientale de l'intégration européenne. Celle-ci a ouvert trois décennies de démocratie et de libertés individuelles, de croissance économique et d'augmentation du niveau de vie. C'est aussi l'avènement de la paix sur le continent.

Cependant, rappelons-nous les mots de Viktor Orbán prononcés dans un discours à Tuşnad en 2018 : "Il y a 30 ans, on pensait que l'Europe [4] était notre avenir ; maintenant, on pense que l'avenir de l'Europe , c'est nous." [5] Ivan Krastev soulignait que "l'intégration européenne a été largement comprise et acceptée comme le facteur majeur garantissant l'irréversibilité des changements démocratiques (...) Cette grande attente s'est cependant révélée fausse" [6]. C'est ainsi dans l'air du temps de se demander : qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ?

Les mouvements nationalistes et identitaires, qui caractérisent dorénavant le paysage politique des pays d'Europe centrale et orientale, tout en s'inscrivant dans un malaise généralisé des démocraties occidentales, comportent plusieurs traits qui méritent d'être rappelés : leur discours se construit autour d'une critique des institutions de Bruxelles mais, opportunisme des leaders, sans prôner une sortie de l'Union. Alors qu'il repose sur un récit national dénaturé, instrumentalisé à des fins politiques mêlant souveraineté et indépendance, ils évoquent également une identité européenne "blanche et chrétienne" [7] sur laquelle reposerait, par exemple, le rejet des migrants.

Ils portent aussi en leur sein des tensions liées à la manière dont on a approché le processus de transformation économique et politique dans les années 1990 : peu soucieux des conditions locales façonnées par des décennies de totalitarisme, convaincus du triomphe idéologique de la démocratie libérale sur le communisme et, par extension, du dépassement des logiques géopolitiques dans la conduite des relations internationales.

Des révolutions pas comme les autres

Les historiens mettent en avant ce point intéressant : la chute du communisme dans le bloc de l'Est a pris tout le monde par surprise. En l'espace d'un an, les régimes communistes d'Europe centrale et orientale ont tous été balayés : cela commence par l'établissement d'une table-ronde en Pologne en février 1989, en passant par les manifestations du lundi de Leipzig, puis par la chute du Mur de Berlin, celle du régime bulgare, la Révolution de Velours en Tchécoslovaquie et pour finir avec le renversement sanglant de la dictature de Ceaușescu en Roumanie le 25 décembre.

Le mot "révolution" n'a pas été utilisé par les dissidents et les manifestants qui, dans un premier temps, ont demandé une réforme du régime en place et non pas son renversement. L'historien britannique Timothy Garton Ash remarque : "Curieusement, le moment où les Occidentaux ont finalement compris qu'il s'agissait d'une révolution, c'est lorsqu'ils ont vu des images télévisées de la Roumanie : foules, chars, tirs et sang dans les rues. Ils se sont dit : "Ça, nous le savons, c'est une révolution". Bien sûr, l'ironie est que c'était la seule qui ne l'était pas" [8].

La recomposition du monde économique et la reconfiguration de l'État

Selon la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) [9], la transition est une progression d'une économie planifiée vers une économie de marché. La transition passe par les institutions, avec des arrangements pour l'allocation et la production de biens et de ressources, ainsi que la protection de la propriété, les structures de rémunération que les institutions incarnent, qui caractérisent la différence entre une économie de marché et une économie planifiée [10].

On peut distinguer trois dimensions dans ce processus de transition : sur le plan politique, le remplacement d'un régime à parti unique par un système politique libéral, démocratique, pluraliste. Sur le plan économique, le démantèlement de l'économie planifiée et son remplacement par une économie de marché fonctionnelle [11]. Enfin, sur le plan social "le remplacement d'une structure sociale idéologiquement et politiquement déterminée par une structure méritocratique fondée sur la non-discrimination et l'égalité des chances" [12].

Deux facteurs ont déterminé le cours du processus de transformation dans les pays d'Europe centrale et orientale : d'abord, à l'automne 1989, il n'y avait pas d'accord préliminaire sur une éventuelle stratégie de réforme, ni dans les milieux universitaires, ni dans les organisations internationales [13]. Ensuite, il y avait la volonté de ces pays de "retourner en Europe".

L'espoir et la perspective de rejoindre l'Union européenne ont motivé toutes politiques et réformes modifiant les règles formelles (lois, constitutions). Selon les mots de A. Aslung, "les dictatures communistes ont cédé la place à la démocratie et à la liberté individuelle, l'économie contrôlée par l'État aux marchés, la propriété publique à la propriété privée. L'État de droit, autrefois rejeté par le communisme, a été établi" [14].

Cependant, le rôle et l'importance des contraintes informelles, comprises comme des normes et des habitudes (la confiance, la conception du rôle de l'État, la pratique des pots-de-vin qui caractérise une société marquée par des pénuries, etc.) qui ont progressivement évolué par rapport au cadre formel précédent [15], ont été complètement ignorés.

Pour les citoyens, le totalitarisme c'est la défiance. La démocratie demande implicitement de la confiance. C'est un changement graduel, qui, contrairement aux lois qui peuvent être changées du jour au lendemain, demande du temps. Il y a une tension inhérente à la transformation, entre le cadre formel - dont le changement suit une temporalité très courte et une approche descendante - et l'informalité qui change graduellement, d'une manière ascendante, mais qui a une influence importante : d'un point de vue économique, sur les coûts de transaction et d'un point de vue politique, sur la participation citoyenne.

Prenons un exemple concret : la victoire de Viktor Orbán aux élections législatives hongroises de 2010 a comme toile de fond le discours [16] du Premier ministre socialiste de l'époque, Ferenc Gyurcsány, en fonction de 2004 à 2009, qui reconnaît cyniquement avoir triché et menti au peuple hongrois et qui ose indiquer que des mesures d'austérité étaient nécessaires. Dans le même temps, en Roumanie, après les mesures d'austérité et les réductions budgétaires qui ont suivi la crise économique de 2008, on remarque une série de victoires du parti social-démocrate. Ce n'est pas un secret que le PiS polonais a mis en place également un volet social très important. Une certaine conception du rôle de l'État, ignorée auparavant par une majorité des observateurs, commence en ce moment à se révéler.

Deux éléments factuels pour comprendre la situation actuelle : un rattrapage économique inachevé et l'exode vers l'Ouest

Au moment de la chute du Mur, les pays d'Europe centrale et orientale enregistraient des dettes extérieures excessives, des déficits budgétaires importants et des pénuries. Depuis, ils ont connu une forte croissance économique, qui s'est traduite par un rattrapage avec les économies occidentales. Les transferts des fonds structurels européens ont joué un rôle essentiel : en 7 ans, 86 milliards € pour la Pologne, 25 milliards pour la Hongrie !

Des écarts persistent néanmoins : selon la BCE, certains États membres, tels que la République tchèque et la Slovénie, ont vite atteint des niveaux de PIB par habitant supérieurs à 80% de la moyenne européenne. Dans d'autres États membres, comme la Pologne, la Slovaquie, la Lituanie ou l'Estonie, le PIB par habitant reste inférieur à la moyenne de l'Union, avec un écart de 20 à 30% environ [17]. Le cas allemand est particulièrement intéressant : malgré la réunification, la convergence reste imparfaite.

Un deuxième élément à prendre en considération est l'exode massif des populations est-européennes vers l'Ouest. Selon le Fonds monétaire international, il y a un lien entre la qualité des institutions et l'émigration des personnes qualifiées, car "ce sont les personnes les plus instruites qui sont les plus susceptibles d'exiger et d'entraîner des changements dans les sociétés" [18]. Les données sont révélatrices : entre 2007 et 2015, 3,4 millions de Roumains ont émigré, notamment des jeunes, : 46% ont entre 20-34 ans, 25% entre 35-44 ans. Les chiffres sont comparables avec les tendances régionales, par exemple, 2 millions pour la Pologne.

Les conséquences stratégiques de la chute du Mur en trois points

1. L'intégration échouée de la Russie dans le système international

Vladimir Poutine désignait en 2004 la disparition de l'Union soviétique comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Avec la dissolution de l'URSS en 1991, la Russie a perdu tous les territoires acquis au cours de l'expansion de l'empire tsariste aux XVIe et XVIIIe siècles. La conception américaine de la fin de la Guerre froide victorieuse a eu plusieurs conséquences : longtemps perçus par la Russie comme une zone tampon entre l'Est et l'Ouest, les pays d'Europe centrale et orientale ont progressivement rejoint l'OTAN - la Pologne, la Hongrie, la République tchèque en 1999, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie, la Bulgarie, les pays Baltes en 2004. C'est la genèse du discours poutinien : "Ils nous ont menti à plusieurs reprises, ils ont pris des décisions dans notre dos, ils nous ont mis devant le fait accompli". Cette perception d'avoir été méprisé explique l'intervention militaire en Ukraine, déclenchée par l'accord d'association du pays avec l'Union européenne.

2. Un renforcement de la dépendance européenne vis-à-vis des États-Unis en matière sécuritaire

Si les anciens pays communistes ont vu dans l'OTAN la garantie de leur sécurité, pour les pays d'Europe de l'Ouest, dans l'euphorie et l'enthousiasme suscités par la chute inattendue du Mur, preuve du manque de culture stratégique, c'est le désarmement général. La question stratégique va être complètement absente dans les discussions concernant l'adhésion des nouveaux membres. D'où la Pologne qui achète des avions américains, la Roumanie qui préfère l'OTAN, etc.

3. La provincialisation de l'Europe

Le 4 juin 1989, les communistes enregistraient en Pologne une défaite massive aux élections. Le même jour, les forces armées chinoises écrasaient les manifestations sur la place Tiananmen à Pékin. Il y a une croyance profondément enracinée dans la conception du monde d'après-1989, qui a eu une influence tout au long des trois dernières décennies dans les relations et les rapports des pays est-européens avec la Chine ; la "fin de l'histoire" de Francis Fukuyama prévoyait l'avènement de la démocratie libérale, le démantèlement du régime communiste chinois n'étant, selon lui, qu'une question de temps. D'où un regard bienveillant envers son expansion et sa croissance.

***

En guise de conclusion, rappelons juste une anecdote. C'est la réponse de Benjamin Franklin à une interpellation à la sortie de la Convention constitutionnelle américaine en 1787 : "Eh bien, docteur, qu'avons-nous, une république ou une monarchie ?" Franklin se tourne et dit : "Une république, Madame, si vous pouvez la garder." Trente ans après la chute du Mur, on voit dans les rues des villes de l'est de l'Europe des manifestants pacifiques s'opposer au tournant autoritaire de leurs représentants et dirigeants. Il y a donc un espoir.


[1] 73% des Roumains, 65% des Hongrois, 86% des Polonais pensent qu'être membre de l'Union européenne est bénéfique pour leur pays. Voir - https://www.europarl.europa.eu/at-your-service/en/be-heard/eurobarometer/emotions-and-political-engagement-towards-the-eu
[2] Voir à ce propos l'entretien réalisé par l'auteur avec Dacian Ciolos réalisé en avril 2018 - https://legrandcontinent.eu/fr/2018/04/18/nous-avons-rencontre-dacian-ciolos/
[3] https://www.reuters.com/article/us-germany-east/30-years-after-fall-of-berlin-wall-east-germans-feel-inferior-idUSKBN1WA1MF
[4] Comprise comme un espace des valeurs communes.
[5] https://legrandcontinent.eu/fr/2018/08/05/des-carpates-a-leurope-la-vision-geopolitique-de-viktor-orban/
[6] Ivan Krastev, Le destin de l'Europe, 2017, p. 71-72.
[7] Expression utilisée largement par Victor Orban.
[8] Timothy Garton Ash in Sorin Antohi and Vladimir Tismăneanu, Between Past and Future, The Revolutions of 1989 and their Aftermath, Central European University Press, 2000, p.395.
[9] EBRD Transition report 1994.
[10] Ibid.
[11] D. Light, D.Phinnemore. (2001). Post-communist Romania, Coming to terms with transition. Palgrave.
[12] Ibis.
[13] Sgard, J. (1997). Europe de l'Est, la transition économique, Dominos.
[14] Aslung, A. How Capitalism was built, The transformation of Central and Eastern Europe, Russia and Central Asia, Cambridge: Cambridge University Press, 2007.
[15] OE. Williamson, The Theory of the Firm as Governance Structure: From Choice to Contract, 2002.
[16] L'affaire est connue en Hongrie sous le nom de Őszödi beszéd.
[17] https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpops/ecb.op212.en.pdf?4fb162b7860b22d4e648199c5bc9ecfb
[18] https://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2016/sdn1607.pdf

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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