Une Union européenne plus unie pour confronter les défis d'un monde moins sûr

Multilatéralisme

Jean-Claude Piris

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3 juin 2019
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Piris Jean-Claude

Jean-Claude Piris

ancien directeur général du Service juridique du Conseil, membre du comité scientifique de la fondation Robert Schuman

Une Union européenne plus unie pour confronter les défis d'un monde moins sûr

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[1] Le premier impératif serait que ses États constituent une famille unie. Or, les divisions n'ont pas manqué au cours de ces dernières années. Les 19 membres de la zone euro ne s'entendent pas sur un renforcement suffisant de l'union économique et monétaire, qui reste fragile. Les États membres de l'Union ont une interprétation différente du principe de la solidarité et des valeurs fondamentales de l'Union. Certains d'entre eux, et non des moindres, défient le droit européen en ne respectant pas l'État de droit. Ils font ainsi apparaître, en dépit de leur succès économique incontestable, la préparation hâtive des élargissements de l'Union en 2004, 2007 et 2013 due à des circonstances historiques particulières. Cela renforce les doutes sur une adhésion proche des États des Balkans occidentaux, car ils sont encore loin de remplir les conditions requises. En tout état de cause, l'Union européenne n'est actuellement pas en état de les accueillir.

Les élections européennes seront suivies par l'élection d'une nouvelle Commission et la négociation du budget pluriannuel de l'Union pour les années 2021 à 2027. Malgré les efforts de la Commission Juncker, tout ne s'est pas amélioré pendant la législature qui s'achève. Certes, la croissance économique est revenue, des millions d'emplois ont été créés, le pouvoir d'achat s'est accru, les États membres sont parmi ceux où les inégalités sont les moins fortes dans le monde, l'Union est à la tête de la lutte pour la protection de l'environnement, le plus grand donateur d'aide aux pays les plus pauvres et la plus grande puissance commerciale du globe.

Mais des problèmes importants demeurent. Les résoudre exigera plus de solidarité entre États membres, plus de vision à long terme et plus de courage et d'engagement politique des dirigeants nationaux pour une Union européenne plus unie.

Les problèmes

Une Union dont le droit ne serait plus respecté par ses membres serait en danger mortel.

L'un des problèmes les plus préoccupants est le fait que certains États membres tendent à s'éloigner des valeurs européennes fondamentales. L'Union européenne est bâtie sur ces valeurs. Dès lors qu'un État membre ne respecte plus l'État de droit, y compris ses obligations vis-à-vis de l'Union, il sape les fondements mêmes de l'Union. Il est impératif de réagir pour mettre fin à ces errements.

Par ailleurs, la crise financière de 2008 a, certes, été surmontée dans la plupart des États membres. Mais ses conséquences sociales - une aggravation rapide et inacceptable des inégalités - et politiques -l'avènement des démagogues –, sont loin de l'être. De plus, une nouvelle crise financière ne peut être écartée. Or, la zone euro reste caractérisée par son défaut initial : la centralisation de la politique monétaire et la décentralisation des politiques économiques et budgétaires. Les progrès sont insuffisants. Les risques demeureront tant que la capacité de résistance de la zone euro aux crises n'aura pas été renforcée davantage.

De même, l'immigration illégale est moins importante qu'elle n'est perçue par l'opinion publique. Elle est actuellement contrôlée, mais ses effets politiques ne le sont pas. Ajoutés aux inégalités excessives, ceux-ci alimentent les courants de rejet des autorités nationales. L'immigration illégale vers l'Europe risque de reprendre à l'avenir, compte tenu des évolutions démographiques inverses en Europe et en Afrique. Chaque État membre seul est incapable de traiter cette question. Une politique de coopération de long terme de l'Union européenne avec les pays tiers est nécessaire. Elle a été initiée, mais elle doit être renforcée. L'Union européenne doit utiliser tous les moyens à sa disposition. Elle doit en outre assurer la solidarité entre États membres, ce qui a fait défaut ces dernières années à l'égard de la Grèce et de l'Italie.

La crise économique et les politiques d'austérité, l'accélération de la globalisation et des innovations technologiques, l'augmentation massive des inégalités ont accru le nombre des laissés-pour-compte. Pour la première fois depuis des générations, beaucoup craignent le pire pour leurs enfants. La désespérance, la peur de l'avenir et l'anxiété se sont accrues. Les gouvernants et les élites ont perdu la confiance des moins bien nantis. Les démagogues et les xénophobes en profitent. Les États européens ne peuvent ignorer cette désespérance, qu'elle soit provoquée par des difficultés réelles ou perçues comme telles. L'élection de Donald Trump aux États Unis, le vote pour le Brexit au Royaume-Uni, l'élection de gouvernements proches de l'extrême droite dans certains États membres, les violentes protestations dans de nombreux États en sont, parmi d'autres, autant d'exemples. Ces mouvements sont tous accélérés par une utilisation massive et incontrôlée des réseaux sociaux, souvent manipulés à l'insu de leurs utilisateurs.

Le monde est moins sûr. La plus grande puissance du monde, depuis le siècle dernier à la tête des pays occidentaux, de leur alliance et de leurs valeurs, s'en sépare de plus en plus en faveur d'une politique nationaliste et repliée sur elle-même. Le président des États-Unis joue avec l'idée que l'article 5 du traité de l'OTAN sur la légitime défense collective ne serait peut-être plus automatiquement mis en œuvre. L'Union et ses États membres doivent faire face à ce changement, peut-être durable. Or, les défis extérieurs ne cessent de s'accroître. Cela va de la politique agressive de la Russie de Vladimir Poutine à l'affirmation de l'immense puissance chinoise, de la multiplication des dirigeants quasi dictatoriaux, comme au Brésil, aux Philippines ou en Turquie, aux désordres du monde arabe et aux menaces terroristes. Enfin, notre planète, aux prises avec la pollution et le changement climatique non maîtrisés, est à la merci des décisions des États. Or, les dirigeants de ces États sont enclins à décider pour le court terme, en fonction de leur calendrier politique national, alors que l'ordre international est délibérément ébranlé par les États-Unis. Sur ce point aussi, l'Union européenne est un modèle pour le monde, et elle gagnera à associer étroitement le Royaume-Uni à une politique étrangère européenne plus active.

Compte tenu de cet état des lieux, l'Union européenne peut-elle se borner à gérer les problèmes courants, ce qu'elle fait plutôt bien, ou doit-elle affronter ces défis, dans les cas où elle dispose des moyens nécessaires, ou, à défaut, ce qui est le plus fréquent, en aidant ses États membres à le faire ? Doit-elle être réformée pour pouvoir réagir avec plus de force ?

Les suggestions à écarter

Abandonner l'Union européenne et son ordre juridique spécifique

Une première option serait de suivre la ligne des partisans du Brexit au Royaume-Uni, ou de Donald Trump aux États-Unis, et de revenir aux relations intergouvernementales et au droit international classique. Au niveau mondial, les progrès faits au siècle dernier vers un ordre international de coopération multilatérale et de règlement pacifique des différends seraient abandonnés. En Europe, si les idéaux de l'Union européenne n'étaient plus partagés par ses États membres et par ses citoyens, on devrait prendre acte de son échec. Cela permettrait aux plus forts, au plan commercial, de la monnaie ou de la puissance militaire, d'imposer leurs vues.

On n'en est pas là. Partout en Europe, la pénible mise en œuvre du Brexit a eu pour effet de renforcer les sentiments pro-européens : selon le sondage Eurobaromètre d'octobre 2018, 68 % des citoyens européens estiment que leur pays bénéficie de l'Union européenne. Cela explique que les souverainistes eux-mêmes ne proposent plus de quitter l'Union européenne ou d'abandonner l'euro. Ils affirment désormais vouloir transformer l'Union de l'intérieur, en en faisant une organisation classique groupant des Etats-nations abandonnant toute mise en commun partielle de leur souveraineté.

Le Royaume-Uni est, malheureusement pour son économie, ses citoyens, son avenir et sa place dans le monde, en train de faire la démonstration que l'Union européenne ne crée aucun problème nouveau pour ses États membres. Elle n'accroît pas leurs difficultés, bien au contraire ! Au mieux, lorsqu'ils lui ont conféré des pouvoirs, elle les aide à résoudre leurs problèmes. A défaut, elle se borne à leur faire des recommandations de bonne gouvernance. En tout état de cause, elle coûte peu et rapporte beaucoup plus qu'elle ne coûte.

Refonder l'Europe

Certains défendent l'idée d'une refondation de l'Union européenne. Il s'agirait de négocier un traité de nature quasi fédérale entre les États membres qui le souhaiteraient. Cela leur permettrait de quitter l'Union ou d'y rester en tant que "noyau dur" si le nouveau traité était compatible avec les Traités. On ne doit pas oublier que, pour ce faire, il faudrait l'assentiment des autres États membres. A défaut, les États intéressés devraient-ils, comme le Royaume-Uni, quitter l'Union européenne en utilisant l'article 50 TUE ? Pourraient-ils continuer à participer à l'Union mais en créant une organisation distincte ? Sur quels sujets des États membres en nombre suffisant seraient-ils capables de s'entendre sur un partage de leur souveraineté, alors que même les 19 membres de la zone euro ont des politiques hétérogènes dans des domaines essentiels ?

Autant de questions qui restent sans réponse. Cela montre que cette idée est utopique ou que, à tout le moins, elle ne relève ni du court, ni du moyen terme.

Réformer les Traités actuels

Cette option revêt des formes plus ou moins radicales selon ses partisans. Selon ces derniers, les États membres sont trop hétérogènes pour déve- lopper ensemble les mêmes politiques (économie, immigration, politique étrangère, etc.). Dès lors, l'Union européenne devrait se diviser en cercles concentriques plus ou moins permanents, les États de l'avant-garde étant dans le cercle le plus petit. Ainsi, avec le Brexit, certains ont suggéré que le Royaume-Uni puisse continuer à participer au marché intérieur des marchandises et des services tout en refusant la liberté de mouvement des personnes.

Les États membres pourraient choisir de ne participer qu'à une Union "de base"[2], limitée à l'union douanière et à la politique commerciale commune et au marché intérieur sans la libre circulation des personnes. Quatre clubs seraient optionnels, dont le premier sur l'union économique et monétaire, le second sur les questions de migration, d'asile et Schengen et le troisième sur la politique étrangère et de sécurité. Ces clubs partageraient les institutions de l'Union "de base", mais la composition du Parlement et du Conseil serait variable en fonction des États participants. Les clubs pourraient aussi utiliser des procédures intergouvernementales.

La description d'un tel schéma fera frémir les partisans d'une Europe plus lisible, mieux coordonnée et plus solidaire. La complexité institutionnelle, en partie inévitable, ne doit pas être accrue.

Quel club symboliserait l'Europe et parlerait en son nom ? Celui qui conduirait la politique étrangère ? Celui des États de la zone euro conduisant une politique monétaire commune et des politiques économiques coordonnées ? Ou celui qui aurait une politique de libre circulation des citoyens de l'Union et une politique d'immigration commune ?

Par ailleurs, qui ne voit les liens manifestes entre politique étrangère et politique commerciale, face à la Russie ou à l'Iran ? ou avec la politique de l'immigration, face aux pays d'Afrique du Nord ou de l'Afrique subsaharienne ? ou encore avec la politique monétaire commune, comme le montrent actuellement les sanctions américaines contre l'Iran ?

Une suggestion simple : mieux appliquer les traités actuels

Toute révision des Traités est exclue à court et moyen termes. La plupart des États membres n'en veulent pas. En outre, les potentialités des Traités actuels sont loin d'avoir toutes été utilisées. Mieux vaut donc examiner les moyens de mieux appliquer ces Traités. C'est à juste titre que le Parlement européen a conclu dans sa "résolution du 16 février 2017 sur l'amélioration du fonctionnement de l'Union en mettant à profit le potentiel du traité de Lisbonne" :

"toutes les dispositions du traité de Lisbonne n'ont pas encore été pleinement exploitées, même si elles contiennent des instruments nécessaires dont la mise en œuvre aurait pu empêcher certaines des crises que l'Union traverse, ou qui pourraient être utilisés pour relever les défis actuels sans entamer de révision du traité dans l'immédiat.".

Du reste, on ne peut trop souligner que l'Union européenne fonctionne globalement bien. Les institutions initient (Commission) et adoptent (Parle- ment et Conseil) des politiques communes. Ce sont les États membres qui les mettent en œuvre et les gèrent. Les résultats de ces politiques bénéficient à tous les États membres et à tous les citoyens : marché intérieur, protection de l'environnement, protection des consommateurs, politique commerciale, égalité entre les hommes et les femmes, droits humains, normes sociales minimales, coopération des réseaux ferroviaires, routiers, de l'énergie, ciel européen, aide aux régions désavantagées. Il est peu de pays dans le monde, hors de l'Union européenne, dans lesquels les citoyens bénéficient d'une aussi grande qualité de vie. Cela est certes dû principalement aux États membres, mais aussi en partie à l'Union européenne, à ses valeurs et à ses politiques communes.

Par ailleurs, il faut raison garder et être réaliste sur les limites de ce que peut faire l'Europe. L'Union européenne est une organisation extrêmement décentralisée. Elle n'est pas souveraine dans tous les domaines comme le sont les États. Ses pouvoirs sont limités à ceux qui lui ont été conférés par ses États membres dans les Traités. Les États membres seuls détiennent des compétences dans tous les domaines, ainsi que les ressources humaines, administratives et budgétaires nécessaires pour gérer leur population et leur territoire, y compris pour l'application du droit de l'Union.

Ainsi, les ressources humaines de l'Union européenne, soit 43 000 fonctionnaires, ne sont pas comparables à celles des États membres : environ 5 millions chacun pour la France, le Royaume-Uni ou l'Allemagne (fonctionnaires d'État, territoriaux et hospitaliers) et 3 millions chacun pour l'Italie ou la Pologne. Seuls quatre États ont moins de fonctionnaires que l'Union européenne : le Luxembourg, l'Estonie, la Slovaquie et Malte.

Les ressources budgétaires de l'Union sont également très limitées. Le budget de l'Union était de 137 milliards € en 2017, soit moins de 2 % des 7 000 milliards du total des budgets nationaux de ses États membres. De plus, l'Union européenne consacre seulement 6 % de ce budget à ses dépenses administratives. L'essentiel du reste revient directement ou indirectement aux États membres.

Cela explique que certains États membres, pourtant soumis aux mêmes réglementations européennes et partageant le marché unique et les politiques communes, réussissent mieux que d'autres au plan de la croissance économique ou du chômage, pour l'éducation, la santé ou la recherche, pour réduire les inégalités ou répondre aux besoins de leurs citoyens. Les États membres ont conservé dans de nombreux domaines plus de pouvoirs et de moyens qu'ils n'en ont conféré à l'Union. La croissance économique, l'emploi, la politique sociale, l'éducation et la santé relèvent pour l'essentiel des États membres, comme celles de la sécurité territoriale et de la lutte contre le terrorisme. Personne ne propose de modifier cette architecture politique.

Dans certains cas, le TFUE interdit même aux institutions de l'Union européenne d'harmoniser les lois nationales : sur l'emploi (article 149, 2e alinéa), sur l'éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et les sports (article 166, § 4), sur la culture (article 167, § 5), sur la protection civile (article 196, § 2) et sur la coopération administrative (article 197, § 2).

Exiger des États membres le respect des valeurs fondamentales

Aux termes de l'article 2 TUE : "L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes."

L'article 7 TUE permet au Conseil, à la majorité des 4/5e, de "constater qu'il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l'article 2". Cet article lui permet, dans un deuxième temps et une fois le risque confirmé, de "constater l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre" desdites valeurs. Il devrait alors faire cette constatation à l'unanimité, à l'exception du vote du représentant de l'État membre directement concerné. C'est dire que l'État en cause pourra toujours recevoir l'appui d'un autre État membre, comme c'est le cas actuellement de la Hongrie et de la Pologne, qui s'accordent un appui mutuel. Certes, l'article 7 joue un rôle de dissuasion important, mais guère davantage.

Or, l'Union européenne exige des pays tiers qu'ils respectent ses valeurs fondamentales avant d'accepter de conclure des accords commerciaux avec eux. Pourrait-elle continuer à le faire, dès lors que ces valeurs seraient violées par ses propres États membres ?

Cela ne serait pas acceptable. Les institutions, gardiennes des traités et des valeurs qui leur ont été données pour fondements, doivent réagir. La Cour de Justice (CJUE) est la Cour constitutionnelle de l'Union. Une remise en cause de ces valeurs par un État membre, lorsqu'il prend une décision dans le champ d'application des Traités, devrait être poursuivie par la Commission européenne devant la Cour. Cela est indépendant du cas général de "violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l'article 2" prévu à l'article 7 et des procédures spéciales qui y sont mentionnées. Le respect de l'article 2 est une condition sine qua non de la participation à l'Union européenne, non seulement au moment de l'adhésion, mais ensuite également, pour toute mesure prise par un État membre dans le champ d'application des traités.

Chaque acte ou décision juridique d'un État membre violant l'article 2 TUE et la Charte des Droits Fondamentaux dans les domaines relevant du champ d'application des Traités devrait être attaqué devant la CJUE pour violation du droit de l'Union.

La Commission a emprunté cette voie récemment. Elle a soumis à la CJUE les dispositions prises en Pologne pour abaisser l'âge de la retraite des juges de la Cour suprême. La Cour avait déjà indiqué auparavant, dans un jugement de février 2018 (affaire C-64/16), que le principe de l'indépendance des juges et le principe de protection juridictionnelle effective sont des principes généraux du droit de l'Union. Dans l'affaire relative à la Pologne, une ordonnance en référé en attendant le jugement sur le fond a été prise en octobre 2018 (affaire C-619/18 R) demandant à la Pologne de suspendre l'application de ces dispositions. Celles-ci violaient l'article 19 § 1, deuxième alinéa du TUE ("Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union") et l'article 47 de la Charte ("tribunal indépendant et impartial") en mettant ainsi en cause l'exigence de l'indépendance des juges. L'ordonnance souligne que l'abaissement de l'âge de la retraite de 70 à 65 ans avait pour effet une recomposition immédiate et profonde de la Cour suprême. Le jugement sur le fond n'est pas encore intervenu, mais il semble que la Pologne ait pris la sage décision de revoir sa position.

La Commission a ouvert ainsi une voie efficace permettant d'assurer le respect des valeurs fondamentales par les États membres. Début décembre 2018, on apprenait que des décisions encore plus graves pour l'indépendance des juges étaient adoptées en Hongrie, puis que des décisions similaires étaient prévues en Roumanie. La Commission devrait les examiner au plus tôt. Mais elle pourrait aussi aller plus loin.

Ainsi, elle pourrait examiner la possibilité d'adapter les textes applicables pour conditionner la continuité du bénéfice des ressources budgétaires de l'Union au respect de l'article 2 TUE. L'article 51 de la Charte des Droits Fondamentaux souligne que ses dispositions s'adressent aux États membres "lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union". Un lien devrait donc exister avec l'application du droit de l'Union. Il en serait ainsi dès lors qu'un État membre, en utilisant les ressources budgétaires mises à sa disposition par l'Union, ne respecterait pas l'article 2 TUE et la Charte. L'article 2 se réfère à l'égalité entre les personnes, l'État de droit, les droits des personnes appartenant à des minorités, la justice, la solidarité. La Charte se réfère à l'égalité, à la non-discrimination, au droit à une bonne administration, etc. La Commission pourrait proposer au législateur européen de rappeler ces obligations dans les actes pris en matière budgétaire et de prévoir des mesures dans le cas de violation de ces règles lors de l'exécution du budget de l'Union par un État membre.

Rappelons que le Parlement européen, dans sa résolution de 2017 précitée, "estime que l'Union doit promouvoir le niveau de la protection des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que le respect permanent des "critères de Copenhague", et veiller à ce que tous les États membres respectent les valeurs communes consacrées à l'article 2 TUE".

La Commission a créé, en 2014 par une communication[3], "un nouveau cadre pour renforcer l'État de droit". Il s'agit de la mise en place d'un méca- nisme non-juridictionnel visant à instaurer un dialogue sur le respect des droits fondamentaux par et dans les États membres. Cela pourrait conduire à un avis de la Commission "sur l'État de droit" dans un État membre, puis éventuellement à des recommandations et ensuite à un possible recours à la procédure de l'article 7 TUE. La Commission a commencé à utiliser ce cadre pour la Pologne, mais a finalement préféré recourir directement à la procédure de l'article 7, ainsi qu'à la procédure d'infraction rappelée ci-dessus. Pour mieux utiliser ce cadre, la Commission pourrait faire appel à l'Agence des droits fondamentaux en vue de l'établissement de rapports circonstanciés.

Par ailleurs, la Cour de justice a été saisie de questions préjudicielles par les tribunaux des États membres sur le respect des droits fondamentaux dans des cas de mandats d'arrêt européens adressés à un autre État membre. Cela constitue un autre moyen pour la Cour de justice de vérifier indirectement et éventuellement de sanctionner les violations des valeurs fondamentales dans un État membre.

Réformer la zone euro et mieux la gérer

Le sommet de la zone euro du 14 décembre 2018, en format élargi, a approuvé un ensemble de mesures qui ouvrent la voie à un renforcement de l'union économique et monétaire.

En premier lieu, il a approuvé l'établissement d'un filet de sécurité commun du Fonds de résolution unique bancaire. Ce filet de sécurité sera fourni par le mécanisme européen de stabilité (MES). Il s'agit d'une réforme fondamentale vers l'achèvement de l'Union bancaire.

En second lieu, il s'est accordé sur la réforme du MES, qui devrait être pourvu de nouveaux instruments d'assistance (notamment la possibilité pour les membres de la zone euro d'accéder à un mécanisme d'assistance préventif avant qu'une crise de solvabilité ne survienne), ainsi que de nouveaux pouvoirs de surveillance économique sur la zone euro (des pouvoirs qui resteront pourtant secondaires par rapport à ceux de la Commission et du Conseil en matière de politique économique). Il faut cependant souligner que la réforme du MES, ainsi envisagée, reste encore fort loin de changer sa nature pour le transformer en un "Fonds Monétaire Européen" doté de pouvoirs de surveillance effectifs, comme souhaité par certains, à l'instar de Wolfgang Schäuble.

En troisième lieu, il a chargé l'Eurogroupe de travailler sur la conception, les modalités de mise en œuvre et le calendrier d'un instrument de convergence et de compétitivité de la zone euro, qui devrait faire partie du budget de l'Union et, par conséquent, du cadre financier pluriannuel. Il s'agit de donner une forme embryonnaire à l'idée d'un budget de la zone euro. Sur ce point, il faut bien reconnaître que beaucoup de questions restent toujours ouvertes : quels projets seront financés par cet instrument ? Sera-t-il pourvu de moyens ambitieux ou plutôt modestes ? Comment les membres de la zone euro financeront-ils ce mécanisme ? Peut-on créer un système de financement à l'extérieur des traités dont les revenus sont affectés à des politiques de l'Union ? S'il s'agit de créer cet instrument par un acte européen, quelle en sera la base juridique et quelle sera la formation du Conseil (composé des 19 membres de la zone euro ou de l'ensemble des États membres) qui décidera des dépenses, des programmes ?

Par ailleurs, on peut rappeler que la Commission a proposé en mai 2018 deux instruments de financement : un Fonds de stabilisation pour des membres de la zone euro qui sont spécialement affectés par des "chocs asymétriques" et un Fonds de financement de réformes structurelles dans tous les États membres. Ces deux propositions sont fondées sur la base juridique relative à la cohésion. Il est donc probable que ces propositions seront modifiées pour incorporer les éléments de l'instrument de convergence et de compétitivité de la zone approuvé dans son principe par le sommet.

L'accord du sommet de la zone euro est sans doute une étape, mais qui reste trop modeste. Les dysfonctionnements les plus importants de la zone euro demeurent. Faudra-t-il attendre la prochaine crise économique pour trouver la volonté politique de le résoudre ? Ainsi, une véritable Union bancaire doit absolument comporter un système unique d'assurance de dépôts, faute de quoi l'intégration de la supervision et le contrôle des activités des entités financières resteront insuffisants.

Il est des cas où des mesures de coordination plus étroite des politiques économique, sociale ou fiscale ne peuvent, faute d'une majorité suffisante, être adoptées par le Conseil ou par les 19 membres de la zone euro. Dans ces cas, lorsque ces mesures ne relèvent pas de la compétence exclusive de l'Union, au moins neuf d'entre eux pourraient les adopter. D'ailleurs, au point 35 de sa résolution de 2017 précitée, le Parlement européen "insiste sur l'impor- tance de tirer pleinement avantage de la procédure de coopération renforcée inscrite à l'article 20 TUE, tout spécialement entre membres de la zone euro, afin que les États membres qui souhaitent instaurer entre eux une coopération renforcée dans le cadre des compétences non exclusives de l'Union puissent, à travers ce mécanisme, favoriser la réalisation des objectifs de l'Union, renforcer leur processus d'intégration, dans les limites et selon les modalités prévues aux articles 326 à 334 TFUE". Le Parlement européen a aussi suggéré, en 2013, un "Code de convergence" optionnel pour la coordination des politiques économiques. De son côté, la Commission a proposé un instrument de convergence et de stabilité fondé sur l'article 136 TFUE.

On soulignera enfin que cet article 136 permet au Conseil, statuant à la majorité qualifiée des représentants des États ayant l'euro pour monnaie, d'adopter des mesures applicables à ces seuls États pour renforcer la coordination et la surveillance de leur discipline budgétaire.

Les instruments juridiques existant dans les traités actuels permettraient donc d'agir pour renforcer la zone euro. Les timides mesures envisagées en décembre 2018 montrent cependant combien le chemin sera long et difficile. L'explication en est simple : les moyens de garantir la légitimité démocratique des décisions à prendre en cas de réformes plus audacieuses n'ont pas encore été trouvés.

Par exemple, le Conseil pourrait-il ou devrait-il devenir le décideur final des budgets nationaux des États de la zone euro ? Nous sommes loin d'en être là. La légitimité démocratique des institutions européennes n'est pas suffisante pour s'opposer à celle des États membres dans un domaine aussi capital. Les électeurs nationaux sont aussi les contribuables nationaux. Ainsi, l'un des problèmes les plus délicats porte sur les violations par un État de ses engagements vis-à-vis de l'Union européenne et, en particulier, des autres États membres ayant l'euro pour monnaie. A ce sujet, on peut faire deux remarques. D'une part, le Conseil n'est pas obligé d'appliquer les options qui peuvent lui être suggérées par la Commission sur la base du Traité. D'autre part, quels seraient les effets d'une application systématique du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) ? Elle aboutirait paradoxalement à infliger des sanctions financières à un État parce qu'on lui reproche d'être trop endetté... Il appartient donc au Conseil d'évaluer chaque cas particulier, à la lumière de l'impact prévisible du non-respect des règles du Pacte et de l'effet des décisions qu'il doit prendre.

Ainsi, le non-respect des règles du PSC par l'Italie n'est pas tel qu'il y ait lieu de craindre des conséquences dramatiques pour la zone euro[4]. La dette italienne est très élevée, mais elle a une maturité de près de sept ans et elle est en grande partie détenue nationalement. De plus, l'Italie a un surplus budgétaire primaire (hors remboursement de la dette) depuis des années.

Il reste que, dans une équipe où chacun dépend du comportement des autres, il est irrationnel de faire cavalier seul et de ne pas respecter les règles que l'on a adoptées ensemble. Le gouvernement italien semble d'ailleurs en convenir.

Poursuivre et développer d'urgence et avec détermination une politique d'immigration et d'asile

Il s'agit, encore une fois, d'un domaine proche du cœur des souverainetés nationales, mais dans lequel la valeur ajoutée de l'Union est potentiellement déterminante. L'Union européenne doit rejeter la xénophobie, mais elle ne peut pas ignorer les sujets émotionnels pour ses citoyens. Elle ne peut ignorer davantage les difficultés d'une intégration mal préparée de l'immigration dans certains États membres, surtout lorsqu'elle dépasse un seuil raisonnable dans certaines villes ou régions.

L'article 67 TFUE prévoit que l'Union européenne "développe une politique commune en matière d'asile, d'immigration et de contrôle des frontières extérieures qui est fondée sur la solidarité entre les États membres". Nos frontières extérieures sont désormais mieux protégées par Frontex, l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée en octobre 2016 et ayant son siège à Varsovie, dont les ressources budgétaires et humaines ont été renforcées. Les arrivées illégales via la mer Méditerranée se sont fortement réduites.

L'article 80 TFUE précise que les politiques susvisées sont "régies par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres, y compris sur le plan financier". L'Union européenne est loin d'avoir utilisé toutes les potentialités des Traités en la matière, du fait des divergences importantes entre États membres. C'est pourtant un domaine crucial pour l'avenir, au moins du fait de l'émotivité des perceptions auxquelles il donne lieu.

Pourquoi ne pas partager les coûts financiers entre États membres ? La solidarité doit jouer à l'égard de tous. L'Union européenne doit, ici également, faire preuve de créativité pour agir. La voie des quotas obligatoires par pays envisagée jusqu'ici n'était pas la bonne. Elle doit être écartée.

La procédure des coopérations renforcées et le fait que le Traité prévoit que la solidarité entre États membres peut s'exprimer "y compris sur le plan financier", devraient désormais être mis au premier plan de l'action de l'Union. Les États membres non soumis à des pressions migratoires ou refusant d'accueillir des réfugiés doivent participer aux dépenses.

Les politiques d'immigration continueront, certes, à largement relever des compétences des États membres. Mais l'Union européenne doit être plus unie et plus cohérente qu'elle ne l'a été jusqu'ici.

Prenons un exemple frappant et qui n'est pas seulement symbolique. Les États peuvent décider de donner leur nationalité à autant de ressortissants de pays tiers qu'ils le souhaitent. Or, ces nouveaux citoyens de l'Union pourront voyager et s'installer librement partout dans la zone Schengen si l'État membre en cause en fait partie. Une telle asymétrie n'est pas soutenable. En outre, on sait que plusieurs États membres vendent littéralement leurs passeports à des riches ressortissants d'États tiers. Ils en font même parfois la publicité sur les réseaux sociaux. La Commission doit réagir à ce scandale. Elle doit saisir la Cour de justice de cet abus de droit qui a des conséquences négatives pour les autres États membres et pour l'Union européenne.

Il reste que le problème de l'immigration illégale est un problème de long terme et de grande ampleur, qui exige une politique commune de l'Union européenne. Celle-ci peut et doit aider ses États membres en utilisant tous les moyens à sa disposition. Ainsi, elle peut établir des conditions à son aide financière et à sa politique commerciale avec les pays africains concernés. Le poste de Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le Service Européen d'Action Extérieure ont été institués par le Traité de Lisbonne en ayant précisément pour tâche de coordonner les différentes politiques extérieures de l'Union (articles 21 et 22 TUE). Ils ne le font pas, ou en tout cas pas assez.

Par ailleurs, les mécanismes de Dublin et de Schengen doivent être revus. En l'absence d'une volonté commune, certains États membres pourraient rapprocher leurs politiques nationales sur un plan bilatéral, multilatéral ou par la voie des coopérations renforcées. Il reste qu'une solidarité de tous les États membres est nécessaire, au minimum sous une forme financière.

Renforcer la légitimité démocratique des politiques européennes

Le Parlement européen exerce correctement les fonctions qui lui sont conférées dans les Traités. Au fil des révisions successives des Traités, ses com- pétences ont été fortement accrues. Ceci dit, il faut reconnaître que cela ne suffit pas à convaincre les citoyens européens que toutes les décisions prises à Strasbourg ont une forte légitimité démocratique. La participation aux élections européennes a diminué depuis la première en 1979 (62 % des électeurs inscrits) jusqu'en 2014 (42,61 %). Cette année 2019 fait toutefois exception (50,97%).

Tous les gouvernements des États membres devraient donc, à l'instar de certains d'entre eux, non seulement accepter, mais également promouvoir un contrôle plus étroit de leur Parlement national sur les décisions qu'ils prennent ou qu'ils sont sur le point de prendre dans les différentes formations du Conseil. Ils en ont d'ailleurs pris l'obligation dans l'article 12 TUE et dans les protocoles 1 et 2 du Traité de Lisbonne qui définissent les pouvoirs des Parlements nationaux. Les sentiments pro-européens dans les États membres où les Parlements nationaux sont fortement impliqués dans la politique euro- péenne n'y sont pas moins forts qu'ailleurs.

Mieux préparer tout élargissement éventuel

L'article 49 TUE sur l'adhésion de tout nouvel État membre rend obligatoire le respect de l'article 2 précité. Il se réfère aussi aux critères adoptés par le Conseil européen de Copenhague de 1993 et renforcés à Madrid en 1995 ("Les critères d'éligibilité approuvés par le Conseil européen sont pris en compte"). Parmi ces critères figurent "la présence d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'Homme, le respect des minorités et leur protection". Du côté de l'Union, ces critères prévoient "la capacité de l'Union à assimiler de nouveaux États membres tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne". Il est impératif d'appliquer strictement ces critères à l'avenir.

La franchise conduit à dire que tout élargissement sera difficile avant longtemps. En effet, d'une part, les pays candidats sont, à l'heure actuelle, loin de répondre à ces critères. D'autre part, les procédures décisionnelles de l'Union n'ont pas encore été adaptées au nombre grandissant d'États membres. De ce fait, elles tendent à devenir moins efficaces et moins démocratiques, vu le nombre de décisions devant être prises d'un commun accord ou à l'unanimité. Or, certaines de ces procédures pourraient être modifiées sans changer les Traités.

Politique étrangère et lutte contre le terrorisme : coopérer étroitement avec le Royaume-Uni

Par ailleurs, après avoir quitté l'Union européenne, le Royaume-Uni restera un grand pays européen. Il est impératif que ses liens avec l'Union européenne dans les domaines de la politique étrangère et de sécurité soient préservés autant qu'il sera possible. Les grandes lignes de la politique étrangère britannique sont les mêmes que celles de l'Union européenne et de ses États membres, de même que les valeurs fondamentales qui les sous-tendent. Dans un monde où les grands acteurs sont les États-Unis, l'Union européenne, la Chine et la Russie, le Royaume-Uni restera proche de l'Union européenne. Celle-ci devrait organiser des procédures appropriées d'échanges de vues et d'information, sans mettre en cause l'autonomie décisionnelle de chacun. Il devrait en être de même dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, ainsi que pour le respect d'un ordre international ébranlé par les États-Unis. Rappe- lons aussi que la Fondation Robert Schuman a proposé dès 2016[5] l'idée d'un projet de traité de défense entre l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni, qui paraît toujours d'actualité.

Mieux cibler les buts du budget de l'Union européenne

La négociation du cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2021- 2027 a commencé. Ce cadre sera obligatoire pour les sept budgets annuels à partir de 2021. La négociation doit être conduite à l'unanimité, en application des règles en vigueur, qui pourraient d'ailleurs être changées par le Conseil européen statuant à l'unanimité (article 312 TFUE). Par ailleurs, compte tenu du départ du Royaume-Uni prévu pour 31 octobre 2019, le budget de l'Union européenne sera réduit. En 2016, la contribution nette du Royaume-Uni était de près de 6 milliards €. La négociation du CFP sera difficile. Elle devrait donner la priorité aux financements européens ayant le maximum de valeur ajoutée. Ainsi, le lancement de recherches appliquées et de projets industriels communs à plusieurs États membres dans les domaines de pointe, civils ou militaires, devrait être favorisé : numérique, automation, robotique, espionnage informatique, drones, cybersécurité, lutte contre les manipulations des médias sociaux et la "désinformation" en général, etc.

Encourager les coopérations renforcées

En vertu des traités, la procédure des coopérations renforcées ne peut être utilisée qu'en dernier ressort et par neuf États membres au moins. Elle ne peut être utilisée que dans le cadre des compétences non exclusives de l'Union. Elle est fort rarement utilisée (droit du divorce en 2010, droit des brevets en 2011). Or, elle pourrait l'être dans de nombreux domaines : union économique et monétaire (article 136 TFUE), énergie, fiscalité, politique sociale, Parquet européen (article 86 TFUE), etc.

Dans le domaine de la défense, les articles 42 (paragraphe 6) et 46 du TUE et le protocole n° 10 prévoient une "coopération structurée permanente". Ces dispositions, qui datent du traité de Lisbonne de 2009, ont finalement commencé à être mises en œuvre en décembre 2017. Les 25 États participants ont approuvé en 2018 une liste de 17 projets de collaboration. La Commission a proposé un Fonds européen de défense pour co-investir dans des projets industriels militaires. On peut également rappeler que l'article 44 TUE prévoit la possibilité de confier à un groupe d'États membres la mise en œuvre d'une mission civile et militaire de gestion de crises. Il sera important de coopérer activement avec le Royaume-Uni dans ce domaine.

Conclure des traités intergouvernementaux par sujet

Giorgio Maganza[6] a suggéré en 2017 de négocier un "mini-traité intergouvernemental" permettant une intégration plus étroite entre certains États membres. Ceux-ci continueraient à être membres de l'Union. Le mini-traité ne ferait qu'ajouter des objectifs spécifiques à ceux des Traités UE. Cette formule est compatible avec ces Traités. Elle a été utilisée à plusieurs reprises sur des sujets spécifiques : les accords de Schengen en 1985, liant au départ cinq États membres seulement, incorporés plus tard dans les traités européens, en 2005 le traité de Prüm, liant d'abord sept États en 2005, puis élargi. La crise financière a entraîné la création en 2010 du Fonds européen de stabilité financière, en 2012 du Mécanisme européen de stabilité et la signature du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance économique, et en 2014 le Fonds de Résolution unique pour l'union bancaire.

L'idéal serait qu'un mini-traité intergouvernemental pluridisciplinaire réunisse un même groupe d'États membres coopérant dans plusieurs domaines. Pour ce faire, il faudrait dresser une liste de domaines pour lesquels une politique commune serait acceptable par un nombre significatif d'États membres. On démontrerait ainsi qu'il est possible d'éviter la multiplication de clubs ou d'avant-gardes dont la composition serait différente selon le domaine en cause, ce qui brouillerait l'image d'une Europe unie.

A défaut, de tels traités pourraient être utilisés chaque fois qu'une coopération renforcée ne serait pas possible dans le cadre normal des procédures du traité. Relevons que le Parlement européen, dans sa résolution précitée de 2017, n'a pas rejeté cette option, mais souhaité qu'elle soit "utilisée(s) uniquement en dernier recours et être soumise(s) à des conditions strictes" (point 7). Le développement de tels accords, de nature intergouvernementale mais utilisant les institutions de l'Union (ce qui est juridiquement possible : Cour de justice, arrêt Pringle de 2012), a été utile et fructueux. Certes, ils ont temporairement accru la complexité de l'architecture de l'Union. Ils ont cependant permis de progresser en renforçant l'union économique et monétaire.

L'Allemagne et la France ne pourraient-elles prendre des initiatives pour lancer de tels mini-traités ?

***

En quittant l'Union européenne, le Royaume-Uni a choisi d'opter pour un accroissement apparent et trompeur de sa souveraineté formelle. En fait, il perdra en capacité d'influence et en pouvoirs réels en Europe et dans le monde. Malgré les conséquences négatives de ce retrait pour l'Union européenne, celle-ci continuera à porter le flambeau des valeurs européennes. Dans un monde plus instable et plus dangereux, nous avons plus que jamais besoin d'une Europe plus unie et plus forte pour conforter ses États membres.

La Commission présidée par Jean-Claude Juncker avait proposé comme thèmes de discussion cinq scénarios : "1. S'inscrire dans la continuité. 2. Rien d'autre que le marché unique. 3. Ceux qui veulent faire plus font plus. 4. Faire moins mais de manière plus efficace. 5. Faire beaucoup plus ensemble.".

Pour donner une réponse à ces questions, on peut souhaiter que l'Union européenne adopte les orientations suivantes pour les cinq années à venir :

– le préalable sera d'assurer le plein respect des valeurs fondamentales de l'Europe par tous les États membres, sans lequel rien n'est possible ;

– il sera impératif de s'inscrire dans la continuité en complétant le marché intérieur, qui est le cœur de l'Union, tout en évitant les législations inutilement tatillonnes ;

– l'Union européenne devra s'unir davantage, renforcer ses solidarités internes, aider les États membres à faire ce qu'ils ne peuvent accomplir chacun de leur côté ; cela est valable tant pour renforcer la zone euro que pour confronter les autres défis qui exigent aussi la valeur ajoutée de l'Union, comme la gestion de l'immigration illégale, la protection de l'environnement et l'action contre le changement climatique, le lancement de projets industriels de pointe, la lutte contre le terrorisme et la criminalité internationale ;

– enfin, lorsque l'action s'avèrera impossible avec tous les États membres, l'Union européenne devrait encourager ceux de ses États membres qui veulent et peuvent faire davantage à le faire en petits groupes, sans que leurs actions ne nuisent aux autres.

Bien qu'elle soit presque septuagénaire, l'Union européenne reste encore jeune et fragile dans le cœur de ses citoyens. Tous restent attachés à leur Etat-nation, plus ancien et plus proche d'eux. Cela est naturel. Cependant, les tentations du repli sur soi et du nationalisme risquent de revenir rapidement en cas de crise. L'Europe et les Européens ont souffert des conséquences du nationalisme durant des siècles.

L'Union européenne ne doit pas dévier de sa route. Plus unie et plus solidaire, elle pourra mieux protéger ses États et ses citoyens. Ils ont besoin d'elle pour les aider à surmonter les grands défis auxquels ils doivent faire face dans le monde.

ANNEXE

18 suggestions concrètes

– Faire respecter les valeurs fondamentales

1) La Commission devrait saisir la CJUE pour manquement à une obligation des Traités de tout acte juridique d'un État membre violant l'article 2 TUE et la Charte des Droits Fondamentaux dans un domaine relevant du champ d'application des Traités.

2) La Commission devrait proposer d'adapter les textes pertinents pour prévoir la suspension du bénéfice des ressources budgétaires de l'Union lorsqu'un État membre, mettant en œuvre le droit de l'Union en utilisant lesdites ressources, ne respecterait pas l'article 2 TUE et l'article 51 de la Charte.

3) La Commission devrait faire appel à l'Agence des droits fondamentaux pour établir des rapports dans le cadre du mécanisme qu'elle a adopté "pour renforcer l'État de droit".

– Réformer la zone euro

4) Finaliser l'union bancaire avec un système unique d'assurance de dépôt.

5) Transformer le Mécanisme Européen de Stabilité en Fonds Monétaire Européen doté de plus grands moyens.

6) Créer une capacité budgétaire significative de la zone euro.

7) Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée des membres de la zone euro, pourrait adopter des mesures applicables à ces États pour renforcer la coordination et la surveillance de la discipline budgétaire (article 136 TFUE).

– Développer la politique d'immigration et d'asile

8) Imposer une solidarité financière aux États membres non soumis à des pressions migratoires ou refusant d'accueillir des réfugiés (article 80 TFUE).

9) La Commission doit saisir la CJUE de l'abus de droit des États membres qui vendent leurs passeports à des riches ressortissants d'États tiers.

10) Le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le Service européen d'action extérieure, institués pour coordonner les différentes politiques extérieures de l'Union (articles 21 et 22 TUE), doivent le faire, notamment en établissant des conditions à l'aide financière et à la politique commerciale européenne.

– Renforcer la légitimité démocratique de l'Union

11) Les gouvernements des États membres doivent promouvoir un contrôle de leur Parlement national sur les décisions à prendre au Conseil (article 12 TUE et protocoles 1 et 2).

– Préparer tout élargissement éventuel

12) Adapter les institutions et les procédures de l'Union européenne avant tout nouvel élargissement (respect des critères de Copenhague et de Madrid).

13) La Commission a pour obligation de vérifier la stabilité du plein respect par les États candidats des conditions posées par les articles 2 et 49 TUE.

– Politique étrangère et lutte contre le terrorisme : coopérer avec le Royaume-Uni

14) L'Union européenne doit organiser avec le Royaume-Uni des pro- cédures appropriées d'échanges de vues et d'information sur la politique étrangère et de défense, sans mettre en cause l'autonomie décisionnelle de chacun.

15) L'Union devrait en faire de même dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, ainsi que pour le respect de l'ordre international.

– Cibler les efforts budgétaires de l'Union européenne

16) Promouvoir les financements européens ayant le maximum de valeur ajoutée : lancement de recherches appliquées et de projets industriels civils ou militaires communs à plusieurs ou à tous les États membres dans les domaines de pointe.

– Encourager les coopérations renforcées

17) Le Parlement européen et la Commission pourraient suggérer des priorités parmi les domaines possibles : union économique et monétaire (article 136 TFUE), énergie, fiscalité, politique sociale, Parquet européen (article 86 TFUE), etc.

– Conclure des Traités intergouvernementaux par sujet

18) L'Allemagne et la France pourraient prendre l'initiative de proposer aux États membres le voulant et le pouvant de conclure des traités sur des sujets spécifiques, en utilisant les institutions de l'Union européenne.


[1] Cet article a été publié dans le " Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2019 ", Editions Marie B, collection lignes de repères, Paris, mars 2019
[2] One size does not fit all / European integration by differentiation, Maria Demertzis, Jean Pisani-Ferry, André Sapir, Thomas Wieser et Guntram B. Wolff, Bruegel, 19 septembre 2018
[3] COM (2014)158 final
[4] Impact of Italy's Draft Budget on Growth and Fiscal Solvency, Olivier Blanchard, Álvaro Leandro, Silvia Merler et Jeromin Zettelmeyer, Policy Brief Peterson Institute of International Economy 24 novembre 2018
[5] Jean-Dominique Giuliani, "Réassurer la défense de l'Europe Projet de traité pour la défense et la sécurité de l'Europe", Question d'Europe, Fondation Robert Schuman, 3 octobre 2016
[6] Flexibility in the EU and Beyond, Hart Publishing, dernier chapitre : Making a new start on a smaller European basis : an alternative to differentiation

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Une Union européenne plus unie pour confronter les défis d'un monde moins sûr

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