Brexit, les leçons de la négociation pour l'Union européenne

Démocratie et citoyenneté

Eric Maurice

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26 novembre 2018
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Eric Maurice

Responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation

Brexit, les leçons de la négociation pour l'Union européenne

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La formalisation de l'accord par les dirigeants européens suit l'approbation donnée par le gouvernement britannique le 15 novembre et confirmée le 22 novembre.

Pour entrer en vigueur et garantir un Brexit ordonné, l'accord doit désormais être ratifié par le Parlement européen - ce qui devrait être une formalité après un débat entre groupes politiques -, et par le Parlement britannique.

La faible majorité du gouvernement de Theresa May à la Chambre des Communes, ainsi que la complexité des intérêts politiques vis-à-vis du Brexit - au sein du Parti conservateur comme de l'opposition travailliste, et des unionistes nord-irlandais aux nationalistes écossais - rendent la ratification de l'accord avec l'Union hautement aléatoire.

Pour l'Union, cependant, la conclusion de l'accord de retrait marque la fin d'une phase politique inédite et périlleuse ouverte par le référendum du 23 juin 2016 , à l'issue de laquelle elle est parvenue à " réduire les risques et les pertes résultant du retrait du Royaume-Uni".[1]

Dans une large mesure, les 27 Etats membres ont atteint les objectifs qu'ils s'étaient fixés avant le début des discussions, en particulier sur les trois points qu'ils avaient déterminés comme cruciaux pour la conclusion d'un accord : les droits des citoyens, le règlement financier, la frontière entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord (Ulster).

A quelques semaines près - fin novembre au lieu de mi-octobre - ils ont atteint ces objectifs dans les délais qu'ils avaient établis, afin de laisser le temps d'organiser les ratifications parlementaires et la sortie effective du Royaume-Uni, le 29 mars 2019.

Et surtout, à l'exception de la tension des derniers jours autour de Gibraltar, les 27 ont mené jusqu'au bout la négociation en maintenant leur unité, placée dès le 24 juin 2016 au rang de priorité absolue face au défi existentiel posé par le Brexit.

Quelque soit l'issue du processus de ratification à Londres, ou la manière dont se déroule effectivement le Brexit au printemps 2019, la négociation sur l'accord de retrait constitue une phase particulière de l'histoire de l'Union qu'il convient d'examiner et d'évaluer, afin de déterminer si des leçons, et lesquelles, peuvent être tirées pour le développement futur de l'Union.

La sortie de l'Union européenne du Royaume-Uni s'organise sur la base de l'article 50 du Traité sur l'Union européenne (TUE), qui a introduit par l'intermédiaire du Traité de Lisbonne la possibilité pour un Etat membre de se retirer de l'Union.

Au-delà du délai, fixé à 2 ans après notification par l'Etat membre sortant, pour procéder au retrait effectif de l'Union, l'article 50 fournit un cadre méthodologique que les institutions et les Etats membres ont su utiliser, davantage que le Royaume-Uni, au service de leurs objectifs. L'organisation mise en place, le séquençage des discussions, ainsi que la nomination de Michel Barnier comme négociateur en chef, ont en particulier doté l'Union d'un avantage décisif sur le gouvernement britannique dès le début du processus.

Ce cadre méthodologique explique également pour une grande part l'unité des 27, à travers la répartition, la hiérarchisation des compétences et des responsabilités au sein des institutions et avec les Etats membres.

L'Union européenne a su, en outre, traduire sa méthode en termes politiques pour assurer son unité tout au long de la négociation. Le contexte politique au sein de l'Union, mais également à Londres et à l'échelle globale, a été un facteur déterminant de l'unité des 27.

Une méthodologie

L'article 50 TUE stipule que " l'Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union. " Il précise que l'accord est négocié conformément à l'article 218, paragraphe 3, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Cette disposition, incluse dans la partie du TFUE relative à l'action extérieure de l'Union, assimile de fait le Brexit à un sujet portant " exclusivement ou principalement sur la politique étrangère et de sécurité commune ".

Elle prévoit que la Commission désigne, "en fonction de la matière de l'accord envisagé, le négociateur ou le chef de l'équipe de négociation de l'Union. "

C'est sur cette base que Michel Barnier a été nommé négociateur en chef de l'Union par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker le 27 juillet 2016, un mois après le référendum britannique. Le 14 septembre était mise en place la " task force article 50 ", l'équipe de négociateurs au sein de la Commission.

Mais l'Union, rapidement, a étoffé le dispositif prévu par les traités.

Dès le 25 juin 2016, soit deux jours après le référendum, le Conseil, qui représente les Etats membres, a nommé Didier Seeuws, un ancien représentant permanent adjoint de la Belgique auprès de l'Union, à la tête d'une " task force Brexit ".

Considérée sur le moment comme une tentative des Etats membres de s'assurer la maîtrise des futures négociations au détriment de la Commission, la création du groupe du travail mené par Didier Seeuws a permis sur le long terme de fluidifier les relations entre les deux institutions.

La force de négociation s'est concentrée sur l'équipe Barnier, au quotidien et lorsque les négociateurs britanniques étaient à Bruxelles. Michel Barnier, ses adjoints ou les membres de son équipe ont informé les Etats membres avant, pendant et après chaque cycle de discussions, parfois en temps réel.

Le groupe Seeuws, au Conseil, a structuré et organisé le travail des Etats membres, en particulier pour préparer les réunions des représentants permanents des 27 et les réunions du Conseil Affaires Générales.

Le Parlement européen a également été étroitement associé et consulté, par l'intermédiaire de son président et d'un coordonnateur pour le Brexit nommé le 8 septembre 2016, l'ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt. Chaque étape du Brexit, dès la définition des objectifs de l'Union, a impliqué le Parlement, en particulier pour assurer la ratification de l'accord par l'ensemble des députés européens à l'issue du processus.

En mettant en place cette méthodologie, l'Union a réparti les responsabilités de manière horizontale, incluant l'ensemble de ses institutions, et verticale, des équipes de fonctionnaires et diplomates jusqu'au Conseil européen.

En accord avec l'article 50, le Conseil européen a été l'instance d'orientation et de décision finale pour les principales étapes de la négociation. Mais la chaîne de responsabilité mise en place a visé à protéger les chefs d'Etat et de gouvernement et les maintenir dans le rôle d'autorité supérieure, garant de l'unité générale.

Contrairement aux grandes négociations habituelles de l'Union, et à la différence de la négociation avec l'ancien Premier ministre britannique David Cameron sur la place et le statut du Royaume-Uni dans l'Union européenne, menée en 2015 et 2016 avant le référendum, les dirigeants européens n'ont jamais été entraînés dans des discussions bilatérales pour résoudre des désaccords ou débloquer certains points.

Dès le 29 juin 2016, les dirigeants des 27 prévinrent qu'il n'y aurait pas de négociations avant la notification britannique. Dans les orientations du 29 avril 2017, le Conseil européen ajouta " afin de ne pas compromettre la position de l'Union, il n'y aura pas de négociations séparées entre tel ou tel État membre et le Royaume-Uni. " Lorsque Theresa May s'est adressée à ses 27 homologues lors des Conseils européens, seul son président, Donald Tusk, lui a répondu, au nom de l'Union, et sans entrer dans une discussion de fond.

Les désaccords avec les Britanniques ont ainsi été traités uniquement pas l'équipe Barnier, unique interlocuteur pour Londres malgré les efforts britanniques pour le contourner, et non pas au sein des instances habituelles ou par la diplomatie bilatérale entre Etats membres.

Les désaccords entre les 27 ont été traités et résolus au niveau du groupe Seeuws, du Coreper, et du Conseil Affaires générales - ce qui a permis de maintenir l'unité de l'Union à la fois publiquement et dans les discussions avec les Britanniques.

Organisée et renforcée par le travail de la mécanique institutionnelle loin du public, l'unité des 27 l'a été par son opposé : la transparence, par la publication des documents de l'équipe Barnier sur le site de la Commission et les comptes-rendus à la presse des phases de discussion.

Alors que le gouvernement britannique était divisé entre les partisans d'un Brexit doux, ceux d'un Brexit dur et les " Brexiters " réticents comme le chancelier de l'Echiquier Philip Hammond et, dans une certaine mesure, Theresa May, la transparence instaurée par l'Union lui a apporté un avantage supplémentaire.

" A Bruxelles, la transparence était vue comme un moyen de rassembler les 27 Etats membres, aidant l'Union européenne à forger son mantra sur le Brexit : l'unité. En revanche, T. May gère les désaccords en limitant l'information, repoussant les décisions et rétrécissant son cercle proche. "[2]

Un calendrier

Entre le référendum et la lettre de Theresa May notifiant la volonté du Royaume-Uni de quitter l'Union le 29 mars 2017, l'Union européenne avait eu le temps de mettre en place son dispositif de négociation et de préparer les orientations du Conseil européen, adoptées lors d'un sommet extraordinaire le 29 avril 2017.

Dans ses orientations, le Conseil européen rappelait en particulier : " un accord sur des relations futures entre l'Union et le Royaume-Uni ne pourra être mis au point et conclu, en tant que tel, qu'une fois que le Royaume-Uni sera devenu un pays tiers. "

Il précisait qu'une " conception d'ensemble partagée " sur les relations futures serait définie "au cours d'une deuxième étape " des négociations de retrait, et que les discussions sur le sujet ne pourraient débuter que lorsqu'il aurait décidé que " des progrès suffisants " auraient été réalisés au cours de la première étape.

En amont du lancement des négociations, le gouvernement britannique insista pour mener en parallèle les deux discussions sur le retrait et les relations futures. Dans un discours sur " les objectifs de négociation du gouvernement pour sortir de l'UE " prononcé le 17 janvier 2017, Theresa May affirmait : " Nous voulons avoir conclu un accord sur le partenariat futur avant la fin des 2 années du processus de l'article 50. "[3]

Dès sa première réunion avec Michel Barnier, qui lançait officiellement les négociations sur le Brexit le 19 juin 2017, le secrétaire d'Etat britannique chargé du Brexit David Davis accepta cependant le séquençage défini par le Conseil européen.

En imposant son calendrier, l'Union européenne a de fait imposé le cadre des discussions, dans lesquelles les sujets du " divorce ", c'est-à-dire le droit, prévaudraient sur les ambitions pour l'avenir, c'est-à-dire la politique.

A Bruxelles comme dans les 27 capitales, la perspective de mener les deux négociations de front était perçue comme un piège, dans lequel l'Union aurait pu être amenée à " marchander ", comme dans une négociation classique, des sujets de différente nature.

Pour le gouvernement britannique, au contraire, des discussions parallèles permettaient de privilégier l'agenda politique, voire idéologique, fixé par les partisans du Brexit, et de diluer les questions souvent techniques liées au retrait.

Pour le gouvernement britannique, comme Theresa May l'expliquait dans son discours, puis dans sa lettre de notification, un Brexit " ordonné " signifiait " le changement de notre relation existante à un nouveau partenariat. "

Pour l'Union européenne, tel que le Conseil européen le soulignait dans ses orientations, l'adjectif " ordonné " se référait avant tout aux " modalités selon lesquelles le Royaume-Uni se sépare de l'Union et s'affranchit de tous les droits et obligations qui découlent des engagements qu'il a pris en tant qu'État membre", la négociation sur l'avenir ne pouvant advenir qu'à cette condition.

Dès le début de la négociation, le séquençage a donc privilégié la poursuite des objectifs de l'Union, et placé le gouvernement britannique dans la position de devoir accepter les conditions de l'Union pour entrer dans la phase correspondant à ses objectifs propres. Il a dû d'abord accepter le principe du paiement de ses obligations financières et, avec des conséquences plus importantes, le principe du filet de sécurité (" backstop ") pour maintenir ouverte la frontière irlandaise.

Placés dans cette situation, les Britanniques ont également dû se résoudre à une période de transition - qu'ils ont rebaptisé " période de mise en œuvre " dans un effort de communication positive - jusqu'au 31 décembre 2020, voire 31 décembre 2021, si la négociation sur les relations futures met du temps à aboutir. Leur empressement à entamer des discussions commerciales au détriment de la phase de retrait leur aura coûté 21 mois, au minimum, pendant lesquels ils devront continuer à contribuer au budget communautaire et à suivre les règles de l'Union européenne.

Un négociateur

La nomination d'un " chef de l'équipe de négociation de l'Union " était prévue dans l'article 50 par le biais de l'article 218, paragraphe 3 TFUE. Mais en rompant avec la coutume de choisir un haut fonctionnaire ou un diplomate pour mener l'équipe de négociateurs, comme c'est habituellement le cas pour les négociations commerciales ou diplomatiques, et en nommant Michel Barnier, Jean-Claude Juncker a réalisé ce que les Anglo-Saxons appellent un " game changer ".

Ancien ministre français et ancien commissaire européen, Michel Barnier présentait un double profil d'homme politique expérimenté et de connaisseur des arcanes administratives et juridiques européennes.

Ancien candidat à la présidence de la Commission face à Jean-Claude Juncker en 2014, Michel Barnier pouvait aussi être identifié d'emblée comme une sorte de super-commissaire avec une autorité sur les services de la Commission qui allaient être mis à contribution par le groupe de travail article 50.

De l'avis général à Bruxelles et dans les Etats membres, Michel Barnier s'est imposé comme un technicien soucieux du droit et du détail et comme un politique à l'écoute de tous les Etats membres - qu'il a tous visités plusieurs fois pour y rencontrer les représentants politiques, économiques et sociaux -, ainsi que du Parlement européen, qu'il a tenu étroitement informé.

Il a en outre été épaulé par deux femmes, réputées pour leur expertise et leur solidité dans les négociations, qui ont complété son profil et son rôle : l'Allemande Sabine Weyand, " une spécialiste en résolution de problèmes "[4] avec une expérience en négociations commerciales ; et la Française Stéphanie Riso, une habituée des discussions sur le budget européen.

Au-delà du rôle défini par l'article 50 et la pratique institutionnelle, Michel Barnier a assumé le rôle d'intermédiaire entre les négociateurs et les Etats membres, entre la technique et le politique. En coordination avec Didier Seeuws au Conseil et Guy Verhofstadt au Parlement, les sherpas des chefs d'Etat et de gouvernement, Michel Barnier a pu être l'axe sur lequel s'est articulé l'unité continue des 27, gérant les différends et adaptant la stratégie en amont des prises de parole et des prises de décision publiques. C'est ce rôle que le Conseil européen a reconnu en rendant hommage de manière remarquée aux " efforts (...) sans relâche " de Michel Barnier et à " sa contribution au maintien de l'unité ".[5]

Des principes cardinaux

La décision des électeurs britanniques de quitter l'Union européenne a constitué à la fois un choc politique et un défi existentiel. Elle brisait le tabou de la réversibilité de l'adhésion d'un Etats membre et remettait en cause la légitimité du projet européen, en apparence rejeté par le premier peuple auquel le choix de rester ou sortir était donné.

Les institutions et les 27 Etats membres réagirent en engageant " une réflexion politique afin de donner une impulsion à la poursuite des réformes, conformément à notre programme stratégique, et au développement de l'Union"[6] et en posant des " principes cardinaux " déduits des traités et correspondant à leurs intérêts collectifs, sur lesquels allait reposer leur unité.

Dans ses orientations du 29 avril 2017, le Conseil européen affirma : " Tout au long de ces négociations, l'Union restera unie et agira comme un seul bloc "

Il rappela que l'Union européenne ne pourrait pas accorder de statut particulier au Royaume-Uni : " Un pays non membre de l'Union, qui n'a pas à respecter les mêmes obligations qu'un État membre, ne peut avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes avantages qu'un État membre. "

Il insista sur le principe fondamental de l'intégrité du marché unique : " Les quatre libertés du marché unique sont indissociables et qu'elles ne sauraient faire l'objet d'un "choix à la carte". "

Il précisa que l'Union n'adapterait pas ses règles pour s'adapter au départ du Royaume-Uni : " L'Union préservera son autonomie en ce qui concerne son processus décisionnel ainsi que le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne. "

Ces trois principes de base agréés lors du travail préparatoire aux négociations réexprimaient les fondements de l'Union, auxquels tous réaffirmaient leur adhésion, et de fait fixaient le cadre de son unité face au péril.

Ce cadre, en dépit des divergences d'appréciation qui ont pu surgir au gré de la négociation et qui ont été réglées " en famille ", explique la solidité du front commun, en particulier sur la question de la frontière irlandaise et de ses conséquences - le filet de sécurité, l'alignement règlementaire de l'Irlande du Nord, le maintien au moins provisoire du Royaume-Uni dans une union douanière.

Une négociation asymétrique

La décision de quitter l'Union européenne, bien que soumise au peuple britannique après un accord négocié par le Premier ministre David Cameron sur la place et le statut du Royaume-Uni dans l'Union, a pris les autorités britanniques de court. Ni David Cameron, ni les partisans du Brexit n'avaient de plan établi sur la manière et le but exact d'une sortie de l'Union européenne.

Paradoxalement, l'Union européenne, qui subissait le départ inattendu d'un Etat membre, était la mieux préparée pour faire face à cette nouvelle réalité. D'une part, elle disposait avec l'article 50 d'un mode d'emploi qu'elle a su enrichir. D'autre part, elle avait déjà expérimenté, lors de la négociation avec David Cameron, la mise en place d'un groupe de travail dédié au Royaume-Uni au sein de la Commission européenne.

Enfin et surtout, en imposant son séquençage centré sur le retrait - le droit au-dessus de la politique - elle a pu déployer sa machine institutionnelle appuyée par 27 Etats membres, face à un seul gouvernement qui devait encore élaborer sa stratégie.

L'Union européenne a établi ses objectifs et ses principes dès avant le début des discussions et a pu adapter sa méthode en conséquence. Côté britannique, l'absence de définition claire de ce que signifie le Brexit a pesé très lourd dans la faiblesse de la position du gouvernement pour négocier.

Theresa May dévoila les grandes lignes de sa politique pour le Brexit lors de la conférence du Parti conservateur en octobre 2016, lorsqu'elle annonça qu'elle activerait l'article 50 en mars 2017.

Elle déclara que " le plus important " dans la phase de retrait serait le vote d'un " Repeal Act " par le Parlement britannique pour abroger le droit européen dans le royaume après le Brexit. " L'autorité du droit européen dans ce pays sera finie pour toujours. "

Le discours, écrit par les conseillers politiques de Theresa May sans consultation avec les diplomates, posait les bases d'un Brexit dur, mais sans que la Première ministre n'en réalise la portée.

" T. May, dans les jours qui ont suivi, ne vit pas que ses mots excluaient la participation du Royaume-Uni à des parties du marché unique, ou un commerce sans friction avec l'Union européenne. En d'autres mots, elle ne réalisa pas, qu'il s'agissait de l'une des décisions les plus désastreuses de tout le processus du Brexit. "[7]

Theresa May a dû, par la suite, assouplir les lignes rouges définies à l'automne 2016, en particulier lorsqu'elle a dû accepter le principe, puis les détails d'un filet de sécurité pour la frontière irlandaise. Cet aspect de la négociation a failli faire échouer la conclusion d'un accord de retrait, et pourrait encore faire échouer sa ratification par le Parlement de Westminster.

Theresa May n'a pas vu que la voie radicale l'affaiblirait face à l'Union européenne lorsqu'il lui faudrait affronter la réalité juridique. Contestée au sein de son gouvernement et de sa majorité, elle a laissé à l'Union l'initiative tout au long de la négociation. " Chaque petit pas s'éloignant de la position fondamentaliste que la Première ministre pris en octobre 2016 au congrès de son parti et à Lancaster House [en janvier 2017] est représenté comme une trahison du pur et véritable Brexit."[8]

L'absence de cohérence politique du côté britannique a été aggravée avant même le début des discussions, lorsque Theresa May perdit sa majorité à la Chambre des Communes le 8 juin 2017 après des élections anticipées organisées justement pour se renforcer politiquement.

L'alliance qu'elle a dû passer avec les unionistes nord-irlandais (DUP) et le poids relatif des " Brexiters " dur dans un groupe conservateur réduit l'ont soumise à une pression constante qui l'auront empêchée jusqu'au bout de compenser les faiblesses structurelles de la position britannique face à l'Union.

La désorganisation britannique, outre les démissions de membres éminents comme David Davis et Boris Johnson, s'est également traduite par plusieurs remaniements au sein même de la structure de négociation avec l'Union.

Le département pour sortir de l'Union européenne (Departement for exiting the European Union, appelé DexEU) a été créé par Theresa May a l'été 2016 pour préparer et mener la négociation avec l'Union, sous l'autorité de David Davis et de son adjoint Oliver Robbins. Mais Robbins, en désaccord avec Davis, a rejoint le 10 Downing Street en septembre 2017.

Alors que l'interlocuteur officiel de Michel Barnier était David Davis, la responsabilité de la négociation s'est de plus en plus concentrée au cabinet de Theresa May, par l'intermédiaire d'Oliver Robbins qui est resté tout au long des discussions l'interlocuteur principal de Sabine Weyand, adjointe de Michel Barnier.

La démission de David Davis en juillet 2018 et l'affaiblissement politique de Theresa May ont découlé en partie de l'hostilité entre le ministre et le diplomate, qui ont incarné deux manières difficilement conciliables d'aborder le Brexit, et ont joué un rôle majeur dans le déséquilibre entre Londres et une 'Europe' organisée et unie

La négociation a donc été asymétrique en ce qui concerne la cohérence politique, les moyens et l'organisation. Pour l'Union européenne, l'incertitude créée par cette asymétrie a été compensée par un manque de préparation de l'autre partie qui a permis de ne pas mettre trop rudement l'unité des 27 à l'épreuve.

Un contexte politique particulier

L'unité, " très réelle, très solide ", entre les 27, "ne tombe pas du ciel ", a expliqué Michel Barnier à la fin de la négociation, ajoutant qu'elle vient d'un sentiment de grande gravité, donc de responsabilité, provoqué par le résultat du référendum britannique.[9]

Cette gravité a été renforcé par l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis en novembre 2016 et par ses tentatives de déstabiliser l'Union européenne et affaiblir l'OTAN. Elle l'a également été par la séquence électorale qui a suivi en 2017, lorsque le Parti de la Liberté (PVV) aux Pays-Bas et le Front National (FN) en France ont tenté de s'inspirer du Brexit pour se rapprocher du pouvoir.

" L'instabilité ou l'insécurité " liée aux attentats en France et dans d'autres Etats membres, à la situation autour de la mer Méditerranée et au dérèglement climatique, a également cimenté l'unité des Européens, ainsi que l'a noté Michel Barnier. " L'atmosphère de menace et de peur, teintée de ressentiment et de colère vis-à-vis du " déserteur ", explique la rapidité avec laquelle tous se sont entendus sur les principes devant présider aux négociations de divorce ainsi que leur fermeté à l'égard de Londres. "[10]

Cette fermeté s'est manifestée tout au long de la négociation de l'accord de retrait, y compris après le lancement de la seconde phase, en mars 2018, pour discuter du cadre des relations futures.

Mais les tensions apparues - ou plutôt surgies dans l'espace public - autour de la finalisation de la déclaration politique sur les relations futures dans les jours qui ont précédé le Conseil européen du 25 novembre soulève la question de savoir si la négociation telle que l'a menée l'Union peut-être un modèle pour l'avenir et si l'unité forgée à cette occasion est un signe véritable de renouveau pour l'Union.

Les limites d'un modèle

Dans l'atmosphère de crise qui a entouré le résultat du référendum britannique, dans une 'Europe' à peine remise des dangers des crises financières et encore marquée par les tensions sur la crise migratoire, l'appel à l'unité a pu sonner comme un vœu pieux. Mais il a été entendu et suivi d'effets. A la nécessité d'un sursaut s'est articulée une méthode impliquant l'ensemble des institutions.

L'Union est une construction de la règle au service d'objectifs politiques. Cela s'est démontré dans l'application de l'article 50, qui a isolé la question du retrait britannique de celle des relations futures, et qui a isolé la question du Brexit de toutes les autres questions sur la table des Européens.

L'article 50 stipulant que " le membre du Conseil européen et du Conseil représentant l'État membre qui se retire ne participe ni aux délibérations ni aux décisions du Conseil européen et du Conseil qui le concernent, " les travaux habituels des ministres et des dirigeants ont pu se poursuivre dans leur format à 28 sans être paralysés ou ralentis par le Brexit.

L'unité était plus simple à maintenir car le Brexit n'influait pas sur les autres sujets. Elle ne s'est pourtant pas diffusée sur les autres sujets.

De la politique migratoire à la réforme de la zone euro, les 27 ont démontré que leur unité sur le Brexit répondait à l'exigence particulière de garantir la pérennité de l'Union, pas à celle de définir une vision pour son avenir. Le mécanisme de coopération issu de l'article 50 ne peut s'appliquer aux discussions dans lesquelles la négociation se prépare et s'effectue à 27 plutôt qu'à 27 contre un, et dans lesquelles les facteurs nationaux et partisans jouent un rôle bien plus important dans la définition des positions de chacun. Il est très probable que cela se démontrera à nouveau, en particulier lors des négociations pour le prochain cadre financier pluriannuel.

Il est à cet égard symptomatique que la " réflexion politique " lancée au lendemain du Brexit - baptisé Agenda de Bratislava ou Route vers Sibiu, en référence au sommet prévu le 9 mai 2019 dans la cité roumaine - n'est pour l'instant produit aucune vision d'ensemble et consensuelle de l'avenir de l'Union. Il est également significatif que la seule phase de la négociation lors de laquelle la méthode inclusive n'a pas été suivie aura entraîné le seul incident majeur sur la question de Gibraltar. Afin de conclure l'accord de retrait, l'équipe de Michel Barnier est entrée dans ce qu'elle a appelé un " tunnel " avec les négociateurs britanniques, où l'information a été moins partagée avec les Etats membres pour éviter les fuites et gagner en efficacité. A la sortie du tunnel, l'Espagne a considéré que son intérêt national n'était pas respecté et le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a menacé de bloquer la signature de l'accord.

Par l'article 50, le Royaume-Uni a été traité comme un pays tiers, seul contre les 27 agissant par l'intermédiaire d'une équipe de négociateurs. Et contrairement à la plupart des négociations menées par l'Union, en particulier dans le domaine commercial ou de la diplomatie, les 27 ont fait face à un Etat qui n'avait pas anticipé l'événement.

Le Brexit était un vote contre l'avis du gouvernement, pas un choix stratégique voulu et pensé, obtenu par des forces politiques qui n'assumaient aucune responsabilité. Or " le mandat populiste pèse parfois sur les capitales des États membres, peu sur Bruxelles et encore moins sur les équipes de négociation. C'est là un avantage collatéral de la technicité souvent décriée des institutions de l'Union. "[11]

Il est peu probable que l'Union européenne bénéficie de nouveau de ce genre de circonstances particulières dans une future négociation internationale, même si cela pourrait être le cas prochainement, avec le Royaume-Uni justement, lorsque débutera la négociation pour les relations futures.

Le contexte sera pourtant différent et les leçons de la négociation du Brexit pourraient ne pas s'appliquer aussi aisément. D'une part parce que le gouvernement britannique, quel qu'il soit, sera certainement plus pro-actif que le gouvernement qui a dû s'adapter à des discussions sur le retrait essentiellement techniques et juridiques. Il faudra cependant que le débat sur l'ampleur de l'alignement sur les règles européennes soit tranché entre les forces politiques britanniques.

D'autre part, les différents intérêts nationaux des 27, dont les Parlements nationaux, voire régionaux, seront appelés à ratifier le futur accord, seront probablement plus sensibles lorsqu'il s'agira de s'engager sur des relations sur le long terme.

Les discussions de dernière minute sur la déclaration politique, alors que le traité sur le retrait était déjà conclu, sur des sujets comme la pêche ou le risque de concurrence déloyale du Royaume-Uni sont une indication de ce à quoi pourrait ressembler la future négociation.

A l'inverse, il pourrait être argumenté que la déclaration politique, longue de plus de 30 pages, cadre tellement les discussions à venir que les 27 n'auront qu'à suivre les principes durement négociés en amont pour rester unis face à Londres.

L'une des leçons les plus applicables à l'avenir est celle de la transparence. Loin d'exposer les différences de vue entre Etats membres ou entre Etats membres et institutions communautaires, la transparence adoptée dès le départ a fait fonction de pédagogie auprès des opinions publiques et des acteurs politiques, économiques et sociaux.

La transparence sur la réalité du Brexit a contribué à conjurer le risque de " contagion " vers d'autres Etats membres. Cela est attesté par la monté du sentiment pro-européen dans les opinions publiques depuis le référendum britannique.

Elle a également contribué à forger une certaine adhésion des opinions publiques et des acteurs, sur laquelle s'est renforcée l'unité dans la négociation. Cette méthode de transparence associée à une implication étroite et régulière des sociétés civiles pourrait être utilement reprise dans les négociations commerciales pour réduire le dissensus observé lors de la négociation du TAFTA, l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis, et le blocage de dernière minute lors de la signature du CETA, l'accord de libre-échange avec le Canada.

" La décision du Royaume-Uni de quitter l'Union européenne est source de grandes incertitudes, qui sont susceptibles d'entraîner des perturbations, en particulier au Royaume-Uni mais aussi, dans une moindre mesure, dans d'autres États membres, " déclaraient les chef d'Etat et de gouvernement en avril 2017.

Un et demi après, l'Union européenne a conclu avec le Royaume-Uni un accord de retrait conforme à ses objectifs, mais la perspective d'un Brexit non-ordonné subsistera tant que le Parlement britannique ne l'aura pas ratifié.

Quelle que soit la décision des législateurs britanniques, et plus encore si elle est négative, l'Union devra poursuivre ses travaux pour se relancer et surmonter les incertitudes en son sein et hors de ses frontières. Elle devra également conclure, dans les mois ou années qui viennent, un accord inédit pour stabiliser ses relations avec le Royaume-Uni, cinquième économie mondiale, deuxième armée européenne et troisième population d'Europe.

Elle devra pour cela tirer les leçons de la négociation du Brexit, en prenant en compte ses résultats et ses limites.


[1]Donald Tusk, lettre d'invitation aux membres du Conseil européen, 24 novembre 2018
[2]Meet Britain's real Brexit broker, Financial Times, 11 octobre 2018
[3]Discours dit de Lancaster House
[4]The women who shape Brussels, Politico, 9 novembre 2017
[5]Réunion extraordinaire du Conseil européen, conclusions, 25 novembre 2018
[6]Réunion informelle, 29 juin 2016
[7]Financial Times, op. cit.
[8]Brexit as revolution, Ivan Rogers, conférence au Trinity College de Cambridge, 10 octobre 2018. . Ivan Rogers, ancien conseiller de David Cameron pour les Affaires européennes démissionna de ses fonctions de représentant permanent britannique auprès de l'UE en janvier 2017 en protestation de la ligne sur le Brexit adoptée par le gouvernement de Theresa May.
[9]Conférence de presse, 14 novembre 2018
[10]Luuk van Middelaar, Quand l'Europe improvise, Paris, Gallimard, 2018, p. 190
[11]Organiser le Brexit, Question d'Europe n°425, Fondation Robert Schuman, 13 mars 2017

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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