Multilatéralisme
Pierre Mirel
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ENPierre Mirel
Directeur Balkans Commission européenne (2006-2013), Conseiller au Centre Grande Europe
Au commencement était l'OTAN
Il n'est que de regarder une carte de l'Europe pour constater que le vieux syndrome russe d'encerclement n'a rien perdu de sa force. De la Turquie au Sud-Est à l'Estonie au Nord - et sur l'ensemble de la côte méditerranéenne à l'exception des 20 km de la côte bosnienne - tous les Etats sont membres de l'OTAN. Bouclier protecteur de l'Europe durant la Guerre froide, non seulement l'OTAN a survécu à la disparition de cette dernière mais elle a poursuivi sa marche vers l'Est, en dépit de la promesse que George Bush et Helmut Kohl avaient faite à Mikhaïl Gorbatchev, selon ses propres dires. Et alors même que son pendant du bloc soviétique, le Pacte de Varsovie, était dissous le 1er juillet 1991. George Kennan, ancien ambassadeur des Etats Unis à Moscou, faisait une remarque prémonitoire en 2000 : " L'élargissement de l'OTAN vers l'Est peut devenir la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la guerre car cet élargissement n'est en rien justifié. Cette décision va porter un préjudice au développement de la démocratie russe, en rétablissant l'atmosphère de la Guerre froide [...] Les Russes n'auront d'autre choix que d'interpréter l'expansion de l'OTAN comme une action militaire "[5].
Andreï Gratchev a fort bien résumé les malentendus des années 90 : 'reddition sans condition' et 'capitulation de l'Erreur face à la Vérité' pour l'Ouest, alors que la Russie attendait d'être traitée sur un pied d'égalité et non comme une puissance vaincue, dans cette période d'euphorie où l'économie de marché et la démocratie libérale avaient triomphé du Mal[6]. Pour le politologue Fiodor Loukianov : " la Russie a vécu dans le sentiment de sa défaite et le désir de rattraper le temps perdu ; l'Occident dans l'euphorie et le narcissisme "[7]. La Charte de Paris pour une nouvelle Europe, signée le 21 novembre 1990, devait pourtant marquer 'une nouvelle ère de démocratie, de paix et d'unité'. Mais ce sont plutôt fuite en avant et fractures qui allaient bientôt se succéder. Première fracture avec les bombardements de la Serbie par l'OTAN sans mandat de l'ONU, le 23 mars 1999, pour stopper l'épuration ethnique au Kosovo par les troupes de Milosevic. Malgré son objet, elle a suscité l'incompréhension de bien des citoyens russes, choqués que l'allié serbe soit ainsi attaqué. D'autant que la Russie avait adhéré au Partenariat pour la Paix de l'OTAN en 1994.
Vladimir Poutine proposa malgré tout d'arrimer la Russie à l'Europe dans son discours au Bundestag le 25 septembre 2001. Il est vrai que la catastrophe du 11 septembre à New York rapprochait à nouveau les anciens ennemis. Poutine proposa sa pleine coopération dans la lutte contre le terrorisme. Et celle avec l'OTAN reprit des couleurs dans le cadre de l'Acte fondateur signé en 1997, avec son Conseil conjoint permanent, promu Conseil OTAN-Russie en 2002. Mais l'intervention américano-britannique en Irak le 20 mars 2003, à nouveau sans mandat de l'ONU, ne pouvait qu'affecter le rapprochement. Bientôt, c'est l'idée de l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN, actée au Sommet de Bucarest en avril 2008, que Moscou voulut conjurer.
Aussi, en juin 2008, le président Medvedev proposa un nouveau traité de sécurité en Europe, plan qui aurait en effet soumis l'expansion de l'OTAN au consentement de Moscou. C'est bien l'Ukraine et la Géorgie qui étaient visées puisque tous les Etats, de Tallinn à Sofia, en étaient déjà devenus membres en 1999 et 2004. Mais les Etats-Unis, qui voulaient maintenir la suprématie de l'OTAN, enterreront le projet de traité en février 2009 : " Nous ne reconnaîtrons aucune sphère d'influence. Notre position restera que les Etats souverains ont le droit de prendre leurs propres décisions et de choisir leurs alliances "[8]. Dès lors, l'idée du 'reset' des relations entre les Etats-Unis et la Russie ne pouvait séduire Moscou. D'autant que l'installation du bouclier anti missiles dans plusieurs pays d'Europe centrale, que rien ne justifiait, allait suivre, bien que Barack Obama en ait abandonné l'idée au début de sa présidence. Un an plus tard, c'est l'intervention franco-britannique en Lybie en 2011, certes sous mandat de l'ONU, mais qui l'outrepassera pour renverser le colonel Kadhafi, au grand dam de Moscou.
Sentiment d'hyperpuissance des Etats-Unis dans un monde devenu unipolaire à leur mesure ? Conviction que 'l'Empire du mal' risquait de renaître ? Stratégie du complexe militaro-industriel américain à la recherche de nouveaux ennemis après la fin de la Guerre froide ? Un conseiller de Gorbatchev n'aurait-il pas dit à Henry Kissinger : " On va vous faire la pire des choses : vous priver de l'ennemi "[9]. S'il y a une menace russe, il n'y en avait plus dans les années 90, alors que Gorbatchev voulait passer 'de la détente à l'entente[10]. Et face au déploiement de troupes permanentes de l'OTAN en Pologne et dans les trois Etats baltes et de missiles de défense en Roumanie et en Pologne - décidées par l'Alliance atlantique en juillet 2016 - la Russie se présente à son opinion publique comme la 'citadelle assiégée' à nouveau par l'Ouest, et dont l'OTAN menace la sécurité.
Mettant en avant la nouvelle menace russe, d'aucuns plaident à nouveau pour l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, dont c'est l'une des priorités. Son intégration ferait toutefois débat puisqu'elle ne contrôle pas ses frontières de l'Est. Encore que la fondation américaine Heritage vient de suggérer l'intégration de la Géorgie sans l'article 5 sur la sécurité collective en cas d'attaque. La tension est permanente dans le Donbass avec la catastrophe du vol MH17 de Malaysia Airlines en juillet 2014, un cessez-le-feu peu respecté et un réarmement des deux côtés. D'autant que le complexe militaro-industriel russe n'est pas en reste, alors que bien des généraux se sentent humiliés par ce qu'ils considèrent comme des abandons sans rien en retour depuis 1991.
Au cœur de la sécurité de l'Europe, on retrouve l'opposition principalement entre les pays fondateurs de l'Union et les nouveaux membres, marqués par les années d'occupation soviétique, l'abolition totale de l'indépendance dans le cas des Baltes et la déportation de quelque 200.000 de leurs citoyens. Le président Lech Walesa disait à ses visiteurs de l'Union dans les années 90 : " Intégrez-nous rapidement pendant que l'Ours dort ; quand il se réveillera, l'Europe tremblera ". Poids de l'histoire, mémoire de Katyn, obsession de l'expansionnisme russe, encore décuplée en Pologne par la haine envers Moscou de Jaroslaw Kaczynski, président du parti Droit et Justice (PiS).
On sait bien que c'est Radio Free Europe/Radio Liberty et la Voix de l'Amérique qui ont maintenu l'étincelle d'espoir derrière le Rideau de Fer, et pas celle de Bruxelles. On peut comprendre ce désir profond de se placer sous la protection militaire de Washington et de l'OTAN aussitôt l'indépendance retrouvée - et sous celle de l'Union européenne pour l'économie, conformément à la répartition des rôles. C'est toutefois oublier un peu vite le rôle positif de l'Acte final d'Helsinki et le changement 'révolutionnaire' qu'a représenté la dissolution de l'URSS. Comment n'avoir pas saisi ce tournant historique pour réconcilier l'ensemble du continent ? Et l'Union n'est-elle pas l'organisation par excellence de la réconciliation ? Mais pouvait-elle réussir son entrée dans la post-guerre froide en l'absence d'une défense autonome ? Car " la puissance par la norme ne peut jamais s'imposer seule et par elle-même, elle dépend des intérêts et du poids respectif des acteurs en même temps que de leurs valeurs "[11].
Un partenariat sans stratégie
Les relations entre l'Union européenne et la Russie reposent jusqu'à ce jour sur l'Accord de Partenariat et de Coopération (PCA) signé en 1994 et entré en vigueur en 1997 après ratification par les Etats membres et le Parlement européen. Il établit un cadre politique basé sur les principes du respect de la démocratie et des droits humains, la liberté politique et économique et l'engagement pour la paix et la sécurité. Les consultations régulières qu'il prévoit portent sur l'agriculture, le commerce, la science, l'éducation, l'environnement et les transports. Il est semblable aux accords d'association avec les pays d'Europe centrale sauf qu'il n'inclut pas l'établissement d'une zone de libre-échange. Conclu pour 10 ans et renouvelé annuellement par tacite reconduction, le PCA est suspendu pour l'essentiel.
En 2003, préparant sa politique de voisinage, la Commission européenne avait proposé à la Russie d'en faire partie. Surprise à Moscou de se voir offrir le même statut que la Moldavie et refus poli d'en être partenaire ! A la place, le Conseil permanent du Partenariat est établi le 31 mai 2003. Deux ans plus tard, une négociation aboutit à la signature de documents sur quatre 'espaces communs', le 10 mai 2005: Espace économique commun ; Espace de Liberté, Justice et Sécurité ; Espace commun de Sécurité extérieure ; Espace commun de Recherche, Education et Culture. Coopération et convergence y sont toutefois envisagées de façon assez générale et le libre-échange commercial n'y figure pas[12]. Ces quatre espaces n'auront guère l'occasion de mesurer leurs dimensions.
Les négociations d'un nouvel accord lancées au sommet du 27 juin 2008 ont été suspendues après la crise géorgienne puis ukrainienne et n'ont jamais repris. Le domaine de l'énergie était prometteur. Dès 1991, Moscou avait signé la Charte de l'Energie de l'Union et le Traité de l'Energie en 1994, sans toutefois le ratifier. La Russie s'en est retirée depuis lors. L'année 2000 vit pourtant culminer tous les espoirs suscités par le Partenariat de l'Energie qui visait à libéraliser le secteur énergétique russe dans le cadre d'un grand deal : investissements dans les champs pétrolifères et gaziers, où la Russie avait besoin des technologies des opérateurs de l'Ouest, contre sécurité d'approvisionnement de l'Union. Un centre technologique sera même inauguré à Moscou en 2002. Et un mécanisme d'alerte rapide pour prévenir des interruptions de fourniture d'énergie est agréé en novembre 2009, après la crise ukrainienne de l'hiver précédent.
Mais les développements entre les deux parties réduisaient assurément les chances de succès du 'dialogue énergie' qui s'est interrompu en novembre 2013. Tout autant que la reprise en main du secteur énergétique par Vladimir Poutine, constatant le pillage des ressources primaires et l'accaparement des entreprises d'Etat par quelques oligarques dans les années 90, qui va en sonner le glas. C'est en effet l'autre face du débat sur l'économie de marché en Russie. Elle a connu la libéralisation économique la plus sauvage de tout le continent en l'absence d'institutions et de règles stables et efficaces. Dès lors, dans ce nouveau contexte international où la Russie est ignorée et où l'Ukraine discute même les droits de transit du gaz russe, Poutine va faire de l'énergie un outil politique intérieur et une arme diplomatique majeure.
Le gaz russe et l'Union, une remarquable 'interdépendance'
La Russie est le plus grand exportateur de pétrole, gaz et uranium dans l'Union européenne. D'aucuns clament que l'Union est excessivement dépendante de la Russie. Sa consommation de gaz en provient en moyenne pour un tiers, avec un pic à 37% en 2017. Par contre, l'Union représente 60% des exportations russes. Il s'agit donc plutôt d'une interdépendance. Il est vrai que la Pologne dépend de la Russie à 80% et la Slovaquie à 100%. On comprend mieux dès lors l'initiative des Trois Mers lancée en 2016 pour développer la coopération dans l'énergie, les transports et l'économie entre les 12 Etats signataires de la mer Baltique à la mer Méditerranée en passant par la mer Noire[13]. Pays leader, la Pologne est la tête de pont d'une importation de gaz de schiste américain afin de limiter sa dépendance de Moscou et réduire ainsi les revenus de la Russie. Le premier méthanier américain a déchargé en juin 2017. La demande de Donald Trump à Jean-Claude Juncker que l'Union européenne importe plus de gaz des Etats-Unis prend tout son sens.
La question gazière est emblématique de la relation Russie-Union européenne et des divisions de cette dernière. En effet, la Russie a jusqu'alors été un fournisseur stable et sûr, honorant ses contrats avec ses importateurs européens. Les seules périodes d'interruption des livraisons, en 2006 et 2009, tenaient à un litige complexe avec l'Ukraine[14]. Ce qui commanderait de bâtir sur cette interdépendance une relation profitable pour tous. C'est hélas l'esprit de revanche qui l'emporte à Varsovie.
Complication supplémentaire : pour contourner une Ukraine imprévisible et en guerre avec la Russie, Gazprom et plusieurs opérateurs européens (dont Shell, Engie, Uniper et OMW) envisagent de doubler le pipeline Nord Stream 1 à travers la mer Baltique, ce que la Pologne considère comme une 'nouvelle arme hybride'[15]. De même Donald Trump qui a exigé l'abandon du projet lors du sommet de l'OTAN en juillet 2018. Arme suprême brandie par Washington : une loi du 26 juillet 2017 prévoit des sanctions contre 'les entreprises qui contribueraient au développement, à la maintenance, à la modernisation ou à la réparation des pipelines' exportant de l'énergie de Russie. Le projet Nord Stream 2 en serait grandement affecté. La Commission pourrait utiliser un texte de 1996 qui vise à neutraliser les effets extraterritoriaux des sanctions américaines, comme elle vient de le faire à propos des sanctions sur l'Iran. Mais que vaut un texte, faible par ailleurs, face à Donald Trump ?
La Commission européenne a essayé d'obtenir un mandat du Conseil pour négocier Nord Stream 2 avec Moscou à la place des opérateurs. Mais son service juridique et celui du Conseil ont donné un avis négatif : l'article 194§2 du Traité laisse en effet aux Etats membres le libre choix des sources d'énergie et des fournisseurs. Paradoxe en ce domaine comme dans d'autres : l'Union a des objectifs agréés en commun, en l'occurrence de sécurité et de diversification des approvisionnements énergétiques, mais laisse à ses membres toute liberté de les mettre en œuvre !
Sécurité à travers l'OTAN ou sécurité énergétique, l'Union reste tributaire de Washington. Cette évolution est d'autant plus dommageable que la Commission européenne et Gazprom ont clos le cas d'abus de position dominante ouvert contre l'opérateur russe, après 6 ans d'enquête dans 10 pays et 150.000 documents saisis. Gazprom, qui refusait que d'autres fournisseurs utilisent ses pipelines, ce qui contrevenait au 3è 'paquet énergie' de 2009[16], en a accepté le principe ainsi qu'une nouvelle structure de prix. On se souvient que ce litige avait entraîné l'annulation du pipeline South Stream. Victoire du droit sur la politique qui a pourtant fait un mécontent, la Pologne.
Des partenaires stratégiques qui se sanctionnent
" N'est-ce pas 'assez surréaliste' de nous considérer comme des partenaires stratégiques alors que nous avons des sanctions les uns contre les autres ? " s'interrogeait, faussement naïve, Federica Mogherini lors d'une conférence de presse avec le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, à Moscou le 24 avril 2017. Les sanctions de l'Union envers la Russie ont été prises suite à son soutien à la sécession armée du Donbass et à son annexion de la Crimée. Les sanctions liées au Donbass ont été à nouveau étendues pour 6 mois par le Conseil européen le 28 juin 2018. Celles liées à la Crimée l'ont été par le Conseil le 18 juin 2018 jusqu'au 23 juin 2019. En réaction, la Russie a renouvelé le 13 juillet 2018 son interdiction d'importation de produits agro-alimentaires de l'Union jusqu'à fin 2019.
Le renouvellement des sanctions est contesté par l'extrême droite et les nationalistes européens, comme en Autriche, Italie et Hongrie. Mais pas seulement, puisque le Sénat français a adopté une résolution en avril 2016 pour lever les sanctions. Et des voix fortes s'élèvent dans les milieux économiques pour en demander la suspension. Car les sanctions européennes et les contre-sanctions de la Russie coûtent cher à l'Union : 30 milliards € estimés en 2016, l'Allemagne étant la première économie affectée avec une perte annuelle de 11 milliards €[17]. Les exportations de marchandises européennes ont baissé de 119,4 milliards € en 2013 à 73,8 en 2015, selon Eurostat. La baisse affecte davantage l'agro-alimentaire que l'industrie manufacturière. Le commerce reste en effet un élément majeur de la relation Union-Russie. L'Union européenne est le premier partenaire commercial de la Russie, laquelle est son quatrième partenaire. En outre, elle représente ¾ du stock d'investissements étrangers en Russie. Ces sanctions offrent à la Russie un formidable outil de propagande qui renforce encore son nationalisme et l'autoritarisme du pouvoir. Car peut-on douter un seul instant que le pays pourrait demander grâce en raison des sanctions ? Il est vrai que l'objectif non avoué de beaucoup est bien d'affaiblir durablement l'économie russe.
Au-delà des sanctions, les litiges commerciaux ont été nombreux depuis que la Russie est devenue membre de l'OMC en 2012. L'Union européenne a engagé plusieurs actions notamment des droits antidumping et sur l'interdiction par Moscou d'importation de viande de porc, où l'OMC lui a donné raison. La Russie a attaqué l'Union sur le 3è 'paquet énergie', sans succès, et sur certains droits antidumping. La clé d'un développement du commerce sur le long terme réside dans la résolution des deux inconnues du triangle Union économique eurasienne (UEE), Ukraine et Union européenne. La Russie a en effet constitué une Union douanière, l'UEE, le 1er janvier 2015 avec la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie et le Kirghizstan. La première inconnue tient au fait que l'Union européenne ne peut conclure un accord commercial avec une Union douanière puisque la négociation implique, par nature, une flexibilité du tarif douanier extérieur que l'Union douanière ne peut offrir, ce dernier étant consolidé entre ses membres.
La seconde tient à la volonté des deux parties de le faire. La Commissaire européenne au Commerce, Cecilia Malmström, a conduit de nombreuses réunions avec la Russie pour clarifier, expliquer et résoudre la crise ouverte avec la signature par l'Ukraine de son accord d'association. Il est vrai que les efforts n'ont pas été ménagés : 22 réunions sur 18 mois avant que l'accord n'entre en vigueur, avec des solutions techniques offertes aux objections russes. Force est toutefois de reconnaître qu'une véritable solution ne pouvait aboutir que si la Russie ouvrait son Union douanière. Là-encore, sans doute était-il trop tard. C'est bien ce que Sergueï Lavrov semblait dire : " Notre intérêt mutuel était une harmonisation entre l'Union européenne et l'UEE, pouvant conduire à une zone de libre échange "[18]. Pourtant, derrière les oppositions de principe, la Russie s'est engagée dans une remarquable harmonisation des normes et standards avec ceux de l'Union européenne dans 30 secteurs économiques[19], preuve que le système européen est le modèle suivi, ce qui laisse la porte ouverte à une véritable coopération.
Il n'est que temps d'engager un dialogue sur l'ensemble des questions commerciales, notamment en raison de l'initiative chinoise 'one Belt one Road' (BRI). Après des réticences, Moscou et Pékin ont annoncé l'intégration de la BRI et de l'UEE en mai 2015 lors de la visite de Xi Jinping, après avoir signé un 'Partenariat stratégique global' en 2012. Ne nous y trompons pas : " La Chine souhaite réorganiser l'Asie sur la base d'un système de partenariats politiques et économiques dont elle serait au cœur, et non plus sur celle du système d'alliance de sécurité et économique américain qu'elle considère illégitime "[20].
Dans ce 'grand jeu', que peut offrir la Russie ? Bien peu de choses, alors que la Chine va inonder le Caucase de ses produits manufacturés et que ses entreprises vont développer les infrastructures pour lesquelles ses partenaires se seront endettés auprès d'elle. L'initiative chinoise va grandement limiter le potentiel économique de l'UEE. Derrière les inaugurations et leurs discours, l'approche chinoise, méthodique, réaliste et loin des préoccupations démocratiques triomphera. La Russie ne sera pas la seule perdante. L'Union européenne aussi, qui aurait pu y conforter sa présence économique par une politique tripartite audacieuse avec la Russie et le Caucase dans un vrai partenariat stratégique. Il eût fallu à l'Europe une vision alors qu'elle se préparait à signer un accord avec l'Ukraine.
La 'grosse bêtise en face'
Vladimir Poutine est un 'patriote viscéral' qui " saisit vivement l'occasion quand il y a une grosse bêtise en face "[21]. Et Hubert Védrine a vu une telle bêtise dans le mandat donné par le Conseil à la Commission pour un accord d'association de l'Union avec l'Ukraine. Mandat qui aboutit à l'Accord d'association incluant un Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). On se souvient des épisodes dramatiques auxquels il donna lieu : suspension de sa signature par Viktor Ianoukovitch le 21 novembre 2013, manifestations sur la place Maïdan à Kiev où, 3 mois plus tard, le février sanglant conduira à la fuite du président alors qu'un accord venait d'être trouvé avec l'opposition. Il sera finalement signé le 21 mars 2014. Mais la Russie aura entretemps annexé la Crimée et le Donbass sera entré dans une guerre de sécession soutenue par Moscou.
Quelle est donc la nature de cet accord ? Il prévoit d'accélérer l'association politique et l'intégration économique à l'Union européenne[22], dans le cadre du Partenariat oriental agréé lors du Sommet de Prague le 7 mai 2009, sur impulsion de la République tchèque et de la Suède. Il va bien au-delà des accords d'association classiques conclus avec les pays d'Europe centrale dans les années 90 et avec les Balkans occidentaux dans les années 2000. Ces derniers visaient à l'établissement à terme d'une zone de libre-échange, avec des clauses en matière de concurrence, aides d'Etat et propriété intellectuelle, entre autres. L'essentiel du rapprochement législatif avec l'acquis de l'Union était laissé aux négociations d'adhésion, ces pays ayant une 'perspective européenne' reconnue par le Conseil européen.
Or, l'Ukraine n'a jamais reçu cette promesse, plusieurs membres fondateurs de l'Union s'étant opposés à la forte pression des nouveaux Etats en ce sens - ni bien sûr la Moldavie et la Géorgie. De sorte qu'un compromis a été trouvé dans une réunion ministérielle sous présidence française à Avignon: les accords d'association devront aller au-delà des accords classiques mais sans envisager l'adhésion.
Résultat d'un compromis, cet accord va très loin puisqu'il prévoit un alignement complet sur les normes et standards de l'Union dans tous les domaines du marché intérieur, c'est-à-dire l'intégration à l'ordre juridique ukrainien de plus de 100 directives européennes, que les Etats membres ont mis plusieurs décennies à transposer. Au terme de sa mise en œuvre complète, il placera l'Ukraine aux portes de l'Union. Accord sophistiqué pour administration efficace : l'Ukraine doit ainsi adopter 350 actes juridiques, la plupart complexes, d'ici à 2025. Même si l'Ukraine peut évidemment continuer à appliquer des normes différentes pour ses exportations vers l'Union et vers la Russie, la crainte de ses exportateurs surtout habitués au marché et aux normes russes a été forte.
Il y a surtout un point déterminant pour Moscou : l'accord prévoit l'alignement progressif de l'Ukraine sur la politique étrangère, de sécurité et de défense de l'Union, parachevant ainsi le changement de camp du pays. Sans doute y avait-il aussi la crainte de voir l'Ukraine établir une véritable démocratie, à l'instar de la Pologne, mauvais exemple pour une Russie qui s'en éloignait. D'autant que le niveau de vie de la population polonaise avait été multiplié par six entre 1990 et 2012, alors que celui de l'Ukraine n'avait que doublé. Et que serait l'UEE sans l'Ukraine ? Vladimir Poutine perdait là le fleuron de son UEE, d'où ses efforts en novembre 2013 pour garder la relation privilégiée avec l'Ukraine : 15 milliards € d'aide économique - que le FMI proposait de son côté - et un tarif préférentiel sur le gaz. C'est sur cette base que Viktor Ianoukovitch suspendit la signature de l'accord.
On n'a pas assez souligné l'ambiguïté de l'accord entre l'Union européenne et l'Ukraine, en ce qu'il tue l'espoir des uns d'intégrer l'Union sans atténuer le courroux des autres, et fait payer cher à certains leur rêve européen. D'autant que les déclarations successives du président de la Commission d'alors, José-Manuel Barroso, ont amplifié incompréhension et frustrations. " Le futur de l'Ukraine est dans l'Union européenne ", déclare-t-il en octobre 2005, avant de convenir, le 16 décembre 2009, que son adhésion est impossible dans les circonstances présentes, tout en demandant aux Ukrainiens en novembre 2013 de choisir entre Moscou et Bruxelles ! Et le compte-rendu qu'il a donné au Financial Times le 4 novembre 2014[23] de ces journées dramatiques laisse perplexe : incompréhension de la situation ou dessein autre sous une approche faussement naïve ? Un accord moins ambitieux aurait peut-être limité les tensions et pu ouvrir la voie à des accords commerciaux originaux et à évolution progressive dans le temps.
Une Russie néo-impériale
Pour les historiens de la Russie, on ne saurait comprendre le choc que fut cet accord si l'on oublie que Moscou considère toujours Kiev comme le berceau de la Russie, que l'indépendance ukrainienne en 1991 fut déjà vue par certains comme une trahison et surtout que les années 2000 avaient accrédité la conviction de la Russie de la volonté de l'Ouest d'avancer inexorablement son modèle politique et son système économique jusqu'à ses frontières. Pour Moscou, cet accord vient en effet réduire la zone tampon et ne permet plus de repousser l'agresseur potentiel de plus en plus loin du centre. Et pour Fiodor Loukianov " dans cette logique, la chute géopolitique de l'URSS, l'élargissement rapide de l'OTAN et le déplacement de la ligne de contact vers l'est ont été un cauchemar pour la Russie "[24].
C'était donc la volonté de Vladimir Poutine de garder son 'étranger proche' dans sa zone d'influence, ce qui exclut l'intégration de l'Ukraine à l'Union européenne puisque " sa vocation est d'être un pont entre l'Est et l'Ouest ", comme l'expliquait Sergueï Lavrov à Genève le 17 avril 2014, ce que Viktor Ianoukovitch déclarait aussi solennellement dans son discours d'intronisation. Avec cet accord, l'Ukraine a certes affirmé son 'destin européen' dans le sens de l'Union, laquelle a justement dépassé les conceptions internationales traditionnelles qui restent hélas celles de Poutine[25]. Mais, ce faisant, l'Union européenne a ignoré l'histoire et la géopolitique. Elle a surtout ignoré le changement total du pouvoir à Moscou avec une Russie néo-impériale. Vladimir Poutine saisira cette aubaine : " Nos partenaires occidentaux ont franchi la ligne jaune. Ils se sont comportés de manière grossière, irresponsable et non professionnelle ", dira-t-il pour justifier l'annexion de la Crimée[26].
Il s'ensuit un état de conflit entre deux partenaires stratégiques, alors que le coût du sauvetage économique de l'Ukraine devient exorbitant pour l'Ouest[27] et que les réformes ne sont pas à la hauteur des promesses et des enjeux[28]. D'autant que l'Ukraine est parfois imprévisible : le président Poroshenko n'a-t-il pas signé le 20 février 2018 une loi autorisant le recours à la force pour réintégrer les régions de Donetsk et Lougansk, définies comme 'territoire occupé par la Russie' ? Laquelle a immédiatement qualifié cette loi de 'préparation à une nouvelle guerre'.
Pour autant, l'Ukraine n'aurait-elle pas été un prétexte pour la Russie ? C'est ce qu'écrivait Fiodor Loukianov en 2016 : " Jusqu'à 2013, l'Union européenne et la Russie préféraient faire comme si cela marchait toujours. La crise ukrainienne a fait voler cette prétention en éclats [...] Si cela n'avait pas été l'Ukraine, cela aurait été autre chose : le modèle était épuisé "[29]. Et c'est bien ce que Sergueï Lavrov a confirmé : " La crise ukrainienne n'a pas été la cause des problèmes entre la Russie et l'Ouest, mais la conséquence de la politique principalement des Etats Unis et de membres de l'OTAN après la fin de la Guerre froide. L'Ouest a opté pour l'expansion de l'OTAN au lieu de saisir la chance historique de créer une véritable structure européenne de sécurité et de coopération "[30].
Si cet expansionnisme a bien été réel, il ne saurait masquer la profonde transformation du pouvoir à Moscou dans le même temps, obnubilé par toute protestation intérieure le menaçant ou extérieure contestant sa prééminence et son influence. Ainsi des révolutions de couleur qualifiées par Vladimir Poutine de 'coup d'Etat' visant à détacher la Géorgie et l'Ukraine de Moscou. Ou encore des 'conflits gelés' que la Russie utilise habilement pour maintenir des liens de vassalité, comme avec l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Moldavie, pour bloquer l'adhésion à l'OTAN, comme avec la Géorgie et l'Ukraine, ou plus largement pour contrer l'Ouest. On est loin de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe où les signataires affirmaient en 1990 : " Nous reconnaissons pleinement aux Etats la liberté de choisir leurs propres arrangements en matière de sécurité ".
Comme l'analyse Maxime Lefebvre : " le conflit ukrainien n'a pas surgi du néant. Il représente plutôt l'exaspération paroxystique d'une confrontation de plus en plus acharnée entre la Russie et 'l'Occident', et met à jour la tectonique des plaques géopolitiques à l'œuvre depuis la redéfinition des frontières à la fin de la guerre froide "[31]. C'est le retour d'une Russie néo-impériale qui dénie à ses voisins le libre choix de leurs orientations extérieures et refuse à ses opposants intérieurs la libre expression de leurs opinions.
Un conflit de valeurs avec le 'système Poutine'
Recevant les représentants des institutions financières internationales et de la Commission européenne à Saint Pétersbourg à l'issue d'un sommet sur les investissements dans les années 90, Vladimir Poutine vantait les mérites de l'économie de marché et de la démocratie. 20 ans plus tard, il se " pose en défenseur des 'vraies valeurs de l'Occident', en héraut d'un modèle non libéral qui attire les partis extrémistes et populistes ", comme l'expliquait Lukas Macek à Dijon. Sergueï Lavrov a d'ailleurs annoncé en 2017 " la fin de l'ordre mondial libéral conçu par une élite d'Etats occidentaux à visées dominatrices "[32].
Pour Michel Eltchaninoff, V. Poutine " rend à la Russie sa vocation idéologique internationale. Le conservatisme identitaire doit devenir un phare pour tous les peuples du monde. La mobilisation conservatrice, initiée et dirigée par le Kremlin, n'a plus de frontières. L'URSS n'était pas un pays mais un concept. Avec Poutine, la Russie est à nouveau le nom d'une idée "[33].
La Russie a donc substitué un néo-conservatisme antilibéral à l'idéologie communiste, en faisant alliance avec l'Eglise orthodoxe dans son nouveau messianisme. Et l'on sait que c'est le KGB, inquiet du vide idéologique à la fin du communisme, qui a imaginé et forgé cette alliance, la religion pouvant être 'le nouveau ciment'. Mais ce messianisme n'a de sens qu'avec l'Europe, comme semblait le dire Poutine en 2007 : " Sans la Russie, l'Europe ne sera jamais elle-même dans le monde. Tout comme la Russie, sans l'Europe, ne pourra sortir de sa nostalgie européenne "[34]. Alors, tout est mis en œuvre pour influencer partis politiques et citoyens : médias qui promeuvent la pensée poutinienne comme 'RT', l'Institut de la Démocratie et de la Coopération créé à Paris en 2007 pour propager les valeurs de la Nouvelle Russie, opérations de séduction envers les partis extrémistes et nationalistes, ingérence dans les campagnes électorales. C'est un véritable 'système Poutine', un 'soft power' redoutable, qui est utilisé, et qui rappelle d'ailleurs étonnamment le Kominterm puis le Kominform de l'ère soviétique.
Au plan intérieur, avec l'emprisonnement d'opposants et le contrôle des médias, on est bien loin, là-encore, de la Charte de Paris dont les signataires donnaient prééminence aux 'droits de l'Homme, démocratie et Etat de droit' et affirmaient l'importance des grandes libertés. C'est que " l'évolution de la Russie vers l'Etat de droit et l'économie de marché (1991-1999) a été neutralisée par Poutine et les hommes issus des services de sécurité qui ont pris le contrôle de l'économie et du champ politico-médiatique "[35]. Ce qui suppose une absence de règles de droit, d'institutions actives et le contrôle des rentes économiques qui permettent d'acheter les fidélités.
Dans un tel contexte, les démocraties occidentales se révèlent plutôt faibles et l'Union européenne plus encore. Un système de réaction aux fausses informations a bien été mis en place. Des Etats membres ont dénoncé l'immixtion de la Russie dans les campagnes électorales, notamment Emmanuel Macron recevant Vladimir Poutine à Versailles en 2017. De son côté, le Parlement européen a adopté une résolution dénonçant les campagnes de désinformation orchestrées par Moscou. Mais on sait bien, depuis Alexis de Tocqueville, que les idées fausses mais claires et précises auront toujours plus de puissance que les idées vraies mais complexes.
Maintenir les relations avec Moscou en l'état risque pourtant fort de renforcer encore l'autoritarisme de Poutine et son nationalisme, ce dont bien des citoyens pâtiront. Cela profitera aussi à la Chine, ainsi qu'aux partis européens extrémistes et du nationalistes. De plus, la multiplication des exercices militaires, notamment aériens, risque de provoquer des incidents graves. Et l'installation par Moscou de missiles balistiques nucléaires à Kaliningrad accroît encore la tension et les risques. 'To the brink - and back?'[36], comme le clamait le titre de la dernière conférence de Munich. Et s'il n'y avait pas de retour en arrière ?
Enfin, l'Union européenne n'est nullement à l'abri d'un retournement spectaculaire de Donald Trump en faveur d'une vaste entente avec Moscou. Le Congrès serait sans doute vent debout contre cette idée. Mais les deux présidents semblent partager des conceptions si semblables sur les relations internationales - comme l'attestent les déclarations de Donald Trump à Helsinki en juillet 2018 - que l'on ne peut l'exclure. Et la récente position de l'administration américaine sur la plainte de l'Ukraine contre Moscou à l'OMC en 2016 pour avoir bloqué le transit des marchandises le confirme[37], en soutenant ainsi la défense de la Russie.
Pour un dialogue avant qu'il ne soit trop tard ....
Le moment n'est-il donc pas venu pour l'Union européenne de considérer la Russie comme elle est et non comme nous souhaiterions qu'elle fût ? Surtout que Vladimir Poutine a été élu le 18 mars 2018 par 76,69% des électeurs, avec une participation de 67%. Quelles qu'aient été les fraudes et le climat 'anxiogène' créé par le pouvoir durant la campagne, force est de reconnaître que c'est un score significatif. Ce qui renforce l'idée d'un dialogue entre l'Union et la Russie, qui contribuerait aussi à regagner la confiance des citoyens européens, surtout qu'il n'y a " pas de sécurité européenne sans la Russie "[38]. D'autant que la Russie est un pays isolé et en déclin. En déclin démographique et économique, elle a basculé de super puissance en fournisseur de matières premières.
L'Union européenne a adopté en mars 2016 cinq principes conducteurs pour les relations avec la Russie: mise en œuvre totale des accords de Minsk II ; relations plus étroites avec les voisins de la Russie ; résilience renforcée aux menaces russes ; engagement sélectif avec Moscou sur certains domaines comme l'anti-terrorisme ; soutien aux contacts entre les peuples. Ces principes sont trop limitatifs et certains s'opposent à l'esprit d'un vrai dialogue: un équilibre habile doit être trouvé entre la Russie et ses voisins et l'engagement ne doit pas être sélectif.
Pour l'ancien Commissaire européen Stefan Füle, un dialogue ne saurait aboutir si la sécurité extérieure n'est pas au centre. " Notre objectif commun, a écrit Jean-Claude Juncker à Vladimir Poutine, devrait être de ré-établir un 'ordre de sécurité pan-européen coopératif'"[39]. Le président Macron vient de proposer de " revisiter l'architecture européenne de défense et de sécurité [....] en initiant un dialogue rénové, tout particulièrement avec la Russie "[40], étant entendu que le processus de Minsk devrait progresser au préalable ; et en déclarant à Helsinki le 29 août 2018 qu'il était dans l'intérêt de l'Union européenne de faire un 'aggiornamento' et d'engager " une relation stratégique pour apporter stabilité sur le long terme". Les divergences aiguës au sein même de l'Union rendent cette question difficile d'autant plus qu'elle ne saurait trouver une réponse sans un engagement selon lequel l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie n'auraient pas vocation à devenir membres de l'OTAN, à tout le moins dans sa configuration actuelle.
Préalable dans le dialogue, le Processus de Minsk nécessiterait peut-être un ordre de priorités différent avec élaboration d'une feuille de route temporelle pour sa mise en œuvre effective sous contrôle de l'OSCE, voire d'observateurs de l'ONU. Une solution dans le Donbass ne saurait sans doute être dissociée de l'ensemble des éléments de la crise ukrainienne. Aussi, un 'paquet' pourrait être envisagé autour des points suivants : consécration formelle de l'utilisation de la langue russe ; abolition de la récente loi sur la reprise du Donbass par la force ; engagement sur la non intégration de l'Ukraine à l'OTAN dans sa configuration actuelle ; solution au transit du gaz versus Nord Stream II. Dans ce contexte, l'affaire du vol MS 17 devrait trouver une issue positive. Si cette approche pouvait régler la crise ukrainienne et ouvrir une nouvelle période de cohabitation, alors la question de Crimée pourrait faire partie d'un 'paquet' ou d'autres conflits gelés recevraient des solutions, même transitoires.
Le commerce est une autre clé. La Commission européenne y ferait montre de son expertise unique dans trois groupes de travail : le premier pour analyser les conditions pour des accords sectoriels entre l'Europe et l'UEE, un accord global semblant impossible en l'état s'agissant d'une Union douanière. Le second ferait une étude de faisabilité d'une zone de libre-échange continentale en identifiant obstacles et changements nécessaires. Le troisième réglerait les éventuels litiges commerciaux en cours, sans préjudice des compétences de l'OMC. Dans ce contexte, les quatre 'espaces communs' de 2005 seraient revisités et la convergence des normes et standards engagée par la Russie, comme indiqué plus haut, serait un atout important.
L'énergie pourrait contribuer de manière significative à une solution tout en apaisant les tensions au sein de l'Union. L'objectif est triple: assurer l'approvisionnement de l'Union européenne et des Balkans occidentaux aux meilleurs coûts et de façon stable ; garantir que l'Ukraine respectera les contrats des opérateurs en jouant le rôle du pays de transit sûr ; lui assurer qu'elle en obtiendra les revenus afférents. Pour garantir cet objectif et éviter Nord Stream II, coûteux et conflictuel, la gestion du transit du gaz à travers l'Ukraine pourrait être assurée sous le contrôle d'un groupe international composé de représentants de l'Ukraine, de la Russie, de la Commission européenne et des opérateurs privés de Nord Stream. Le mandat de ce groupe pourrait même faire l'objet d'un règlement de l'Union qui s'intégrerait donc à la Communauté de l'Energie dont l'Ukraine est membre, créant ainsi la confiance entre les partenaires. Le financement de la rénovation du pipeline existant, ou de la construction d'un nouveau, serait assuré dans les mêmes termes que ceux prévus par Nord Stream II. Toute autre formule juridique qui dissocierait la gestion du transit de considérations politiques ukrainienne ou extérieure serait bienvenue. Ce qui compte ici c'est la neutralité, la transparence et l'efficacité.
La libéralisation des visas serait un incitatif fort pour la société civile, alors que l'Ukraine en bénéficie depuis le 11 juin 2017, ainsi que la Géorgie et la Moldavie. La première étape a été franchie en juin 2007 avec le double accord sur la facilitation des visas et la réadmission. Le dialogue sur la libéralisation des visas serait réactivé contre l'acceptation par la Russie d'un soutien ouvert à la société civile, à l'éducation et aux échanges. La coopération de la Russie est d'autant plus importante que des migrants pourraient utiliser son territoire face à la fermeture des routes turque et balkanique.
Vaclav Havel expliqua un jour que la moitié de la tension entre l'Union européenne et la Russie disparaitra le jour où l'on pourra convenir, dans le calme, où se termine la première et où commence la seconde ! On sait bien qu'il n'est pas dans la nature même du projet européen d'en limiter sa portée géographique et de définir ses frontières. Elles devraient pourtant l'être, même de façon temporaire, comme le plaide Thierry Chopin[41]. Faute de le faire, le 'malaise latent à l'égard de l'Europe' persistera et continuera à alimenter les discours extrêmes et populistes. Si l'ambiguïté est parfois constructive, dans le cas de l'Ukraine, elle n'a fait qu'accroître les frustrations et susciter des désillusions.
Un langage de vérité est donc nécessaire avec les pays du Partenariat oriental : les frontières actuelles de l'Union européenne s'arrêtent là où ce dernier commence, et leur adhésion ne sera considérée qu'après réformes profondes de l'Union, intégration des Balkans occidentaux auxquels l'adhésion a été promise et cohabitation nouvelle avec la Russie. Une telle déclaration contribuerait à l'apaisement des tensions et à la mise en œuvre par l'Ukraine de son accord plutôt qu'à sa fuite en avant permanente vers l'idée d'adhésion.
On objectera sans doute que cette approche est naïve, que Poutine ne changera pas et qu'il est de toute façon trop tard. Mais n'est-ce pas la vocation de l'Union européenne d'initier ce dialogue, sans complaisance et sans naïveté, et ce qu'attendent d'elle les citoyens européens ? Pour reprendre les mots de Maxime Lefebvre[42], il faut " fixer au bon endroit le curseur entre dialogue (coopération) et fermeté (sanctions européennes, mesures de réassurance de l'OTAN), œuvrer à la désescalade, c'est l'enjeu d'une stratégie qui doit se donner du temps et de la mesure, en combinant le rapport de force et la diplomatie ". C'est bien ce que souhaitait Federica Mogherini à Moscou en avril 2017: " Pas une seule possibilité de coopération ne peut être gaspillée ou sous-estimée. Nous avons donc la responsabilité de faire tout notre possible pour trouver un terrain d'entente et des solutions communes "[43].
[1] The ideas expressed here are those of the author only.
[2] Interview on the BBC, 5th March 2000, quoted by Michel Elchaninoff 'Dans la tête de Vladimir Poutine', Babel, Ed. Actes Sud 2015.
[3] Expression used by Michel Foucher : "Le nouvel environnement stratégique", Le Débat, n°190/2016.
[4] "Since the EU and Russia are interdependent we invite it to discuss the disputes and cooperate when our interests are the same," 28th June 2016.
[5] Miroslav Lajcak, Foreign Minister, Brussels, 1er July 2016.
[6] Andreï Grachev, Un nouvel avant-guerre? Des hyperpuissances à l'hyperpoker, Alma éditeur, 2017.
[7] Ibid, page 195 and those that follow.
[8] "'La Russie a une peur panique de la faiblesse', Le Monde, 1st August 2017.
[9] Speech by US Vice-President Joe Biden at the Conference on Security in Europe, Munich, February 2009.
[10] Andreï Grachev, Op cit, p. 115.
[11] Pascal Boniface at the Internationales de Dijon: 'La Russie : Partenaire ou Menace ?', 24th March 2018, discussions notably with Jean de Glinatsky and Lukas Macek.
[12] Pierre Hassner: 'Europe and Power', Schuman Report on Europe, the State of the Union, 2012, used in European Issue n°475, Robert Schuman Foundation, 28th May 2018.
[13] Michael Emerson 'Four Common Spaces and the Proliferation of the Fuzzy', CEPS Policy brief, n° 71, 2005.
[14] Christophe-Alexandre Paillard ; 'L'initiative des trois mers, un nouveau terrain d'affrontement majeur russo-américain', Diplomatie n° 90, January 2018.
[15] Notably in January 2009 when Ukraine refused amongst other things to settle its debts with Gazprom that affected Central Europe and the Balkans for two weeks.
[16] Declaration by the Prime Minister at NATO's parliamentary session 27th May 2018.
[17] Which means, amongst other things, that pipeline operators have to accept use by other suppliers to avoid abuse of dominant position. Concluded in May 2018, the agreement between the European Commission and Gazprom ended the long conflict that the WTO did not deem contrary to international rules.
[18] Study by the Austrian Institute of Economic Research, 2017.
[19] Article in the Serb magazine 'Horizons' by Vuk Jeremic, February 2015.
[20] Michael Emerson: "Prospects for 'Lisbon to Vladivostok'", CEPS Brussels, 15th June 2018.
[21] Eric Mottet and Frédéric Lasserre : 'L'initiative 'Belt and Road', stratégie chinoise du 'grand jeu' ? Diplomatie n°90, January 2018.
[22] Hubert Védrine: 'Retour au réel', Le Débat, n° 190, 2016.
[23] Joint declaration at the Summit of the Eastern Partnership in Brussels 21st November 2017.
[24] Detailed history of developments 2010-2014, Der Spiegel, 24th November 2014.
[25] Op cit.
[26] According to Lucas Macek at the Internationales de Dijon, March 2018
[27] Address to Russia, 18th March 2014, quoted by Michel Elchaninoff: 'Dans la tête de Vladimir Poutine', Babel, Ed. Actes Sud, 2015.
[28] Since 2014, 13 billion $ in loans from the IMF; 12 billion € from the EU of which 5.8 in financial and economic assistance, and 879 million in budgetary donations.
[29] The European Parliament (AFET Committee) incidentally was extremely critical of it: 'State of Implementation of the AA/DCFTAs', Directorate General for External Policies, November 2017.
[30] "La place de la Russie dans le monde est incertaine", interview, Le Monde, 3-4 April 2016.
[31] Interview with Beta News, 19th February 2018.
[32] "Russia and the West: ten disputes and an inevitable escalation?" European Issue 379, January 2016.
[33] At the Conference on Security in Europe, Munich, 17/18 February 2017.
[34] Op cit, p. 171.
[35] Michel Eltchaninoff, Op cit, p. 116.
[36] F. Thom, J.S. Mongrenier et P. Verluise : "Quelle géopolitique de la Russie ?" La Revue géopolitique, Diploweb, 4th July 2016.
[37] Conference on Security in Europe, 17-18 February 2018.
[38] Washington's position: this is mainly a political disagreement and is not therefore within the WTO's competence.
[39] Jean-Claude Juncker, President of the Commission, speech delivered to the ambassadors of the EU, 29th August 2017.
[40] A letter congratulating him on his re-election in March 2018.
[41] Speech to Ambassadors, Paris, 27th August 2018.
[42] Thierry Chopin: 'Which borders for the European Union? Europe's varying space', Schuman Report 2018.
[43] Op cit
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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