Stratégie, sécurité et défense
Julien Lebel
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I - Le transport aérien, un outil au service de l'influence et de la visibilité internationale des acteurs politiques
En tant qu'instrument symbolisant la souveraineté des Etats, notamment à travers l'espace aérien situé au-dessus de leurs territoires, le transport aérien reste perçu par de nombreux acteurs politiques comme un secteur stratégique. Cela s'est notamment traduit par la création de multiples compagnies aériennes arborant encore un pavillon national[1] et sur lesquelles les gouvernements exercent une influence plus ou moins forte[2]. De fait, en permettant l'exploitation de liaisons commerciales entre différents Etats, le réseau développé par une compagnie aérienne vient matérialiser les contacts existant entre les territoires desservis.
Il est intéressant de souligner que le transport aérien joue un rôle particulier dans l'organisation des réseaux de communication puisqu'il permet le maintien de connexions efficaces contournant des obstacles géographiques terrestres et pouvant s'établir sur des distances relativement importantes. Les vols long-courriers reliant différents continents et survolant des espaces qui ne disposent pas ou peu d'infrastructures de transport terrestres (tels que les océans ou encore les régions désertiques) viennent pleinement illustrer cette caractéristique. Ainsi, les Etats bénéficiant des liaisons opérées par une compagnie localement basée peuvent en tirer profit afin de stimuler leurs échanges et coopérations avec d'autres régions (sur les plans économiques, commerciaux, culturels, diplomatiques, etc.). Les routes opérées apparaissent dès lors comme un soutien à la visibilité du territoire d'ancrage à l'échelle internationale. Le caractère stratégique du transport aérien s'avère être d'autant plus évident lorsqu'il s'agit d'entités politiques faisant face à un certain isolement géographique (cas des territoires insulaires ou éloignés de partenaires majeurs), ayant un intérêt à renforcer leur cohésion territoriale (cas des archipels et des Etats de grande superficie), ou encore voulant favoriser leur intégration au sein d'espaces de coopération plus larges (cas des Etats membres situés à la périphérie de l'Union européenne).
Il apparaît cependant nécessaire pour les acteurs politiques de s'appuyer sur des canaux de communication dont l'exploitation s'inscrit dans la durée afin de pérenniser leurs liens et les échanges avec des entités tierces, ce qui peut s'accompagner par l'adoption de mesures soulignant l'élargissement des coopérations (abolition des régimes de visas, stimulation des échanges universitaires, etc.). Il existe donc un réel besoin de stabilité des réseaux aériens, ce que les compagnies aériennes localement basées peuvent garantir davantage que des opérateurs tiers basés sur des territoires affectés par des dynamiques spécifiques.
On pourra ici rappeler le cas des Etats baltes qui, peu après avoir retrouvé leur indépendance, ont soutenu la création de transporteurs localement basés au cours des années 1990[3]. Les liaisons opérées se sont, dans un premier temps, particulièrement orientées vers l'Europe de l'Ouest, illustrant la volonté des gouvernements baltes de renforcer leurs liens avec cet espace[4] et conduisant quelques années plus tard à leur intégration au sein d'institutions telles que l'Union européenne ou l'OTAN. Néanmoins, les réalités socio-démographiques propres aux Etats baltes - caractérisées par la présence d'une importante communauté russophone - sont rapidement venues influer sur les stratégies des compagnies locales, ce qui s'est traduit par l'ouverture de routes vers l'espace post-soviétique, et tout particulièrement la Russie. Ainsi, les compagnies aériennes exploitent un réseau reflétant aussi bien la réalité des flux de passagers que les ambitions portées par les gouvernements locaux soucieux de renforcer leurs liens avec d'autres acteurs internationaux en fonction d'un agenda diplomatique qui leur est propre.
Au-delà des ambitions et des stratégies portées par certains acteurs politiques, les dynamiques caractérisant l'évolution des réseaux aériens constituent également un indicateur de l'état des relations entre différents territoires. On peut ici rappeler la suspension des services aériens depuis et vers l'Iran décidée par les autorités saoudiennes en janvier 2016, dans un contexte de dégradation des relations diplomatiques entre les deux pays suite à l'exécution d'un dignitaire religieux chiite sur le territoire saoudien[5]. Plus récemment, l'embargo mis en œuvre à l'encontre du Qatar par une coalition d'Etats menée par l'Arabie Saoudite en juin 2017 s'est également traduit par l'interruption des liaisons aériennes entre l'émirat gazier et différents aéroports de la région[6]. La décision, qui visait surtout à contraindre le Qatar de revoir ses ambitions et d'adopter des positionnements davantage en phase avec les intérêts de ses voisins arabes, n'a pas manqué d'isoler le petit émirat à l'échelle régionale, posant un défi certain pour l'exploitation des vols de Qatar Airways qui est désormais bannie des espaces aériens saoudien et égyptien notamment.
II - L'émergence de territoires extra-communautaires qui renforcent leur positionnement au sein des réseaux aériens mondiaux et contrôlent une part croissante de la connectivité
En tant qu'outil favorisant l'insertion internationale au travers de contacts multiples, le transport aérien peut ainsi s'apparenter à un conduit de soft power pour les Etats cherchant à développer leurs canaux de communication sur la scène internationale. Caractérisant la capacité d'un acteur à susciter une certaine admiration et voir ses prises de position défendues par des tiers - sans qu'il y ait utilisation de moyens coercitifs ou de paiements[7] –, le concept de soft power a encore été peu utilisé pour illustrer les dynamiques à l'œuvre au sein du secteur aérien international et l'intérêt pour les acteurs politiques de s'appuyer sur un tel outil.
Les cas des émirats de Dubaï, d'Abu Dhabi et du Qatar, ainsi que de la Turquie méritent ici d'être soulignés à travers le développement de puissantes compagnies : Emirates, Etihad Airways, Qatar Airways et Turkish Airlines. Une telle dynamique vient refléter l'intérêt porté par les gouvernements locaux à l'émergence d'un secteur aérien considéré comme indispensable pour appuyer leurs ambitions sur la scène internationale. Cela se traduit notamment par un soutien financier et/ou logistique conséquent auprès de ces mêmes transporteurs (sous forme d'aides d'Etat, absence de taxes, inauguration de larges infrastructures aéroportuaires, etc.), facilitant l'émergence de hubs de transit majeurs. Ainsi, bien plus qu'une stratégie de croissance basée sur des paramètres purement commerciaux, ces compagnies ont avant tout étendu leur flotte et leur réseau en phase avec les intérêts des autorités politiques qui conduisent leur développement[8].
On peut rappeler ici la façon dont Turkish Airlines a inauguré de nouvelles routes sur le continent africain depuis son hub d'Istanbul, en parallèle de l'extension du réseau d'ambassades turques dans la région. Une telle dynamique correspond à la volonté du gouvernement AKP de soutenir les exportations turques vers de nouveaux marchés, tout en renforçant les coopérations diplomatiques et la place de la Turquie sur la scène internationale[9]. L'extension mondiale du réseau des trois compagnies du Golfe précitées [10] est venue matérialiser les relations croissantes qui se sont développées entre leurs territoires d'ancrage et des Etats tiers dans différents domaines (coopérations militaires, signatures de contrats commerciaux, investissements des fonds souverains du Golfe à l'international, etc.).
Les émirats du Golfe et la Turquie peuvent désormais tirer profit de leur connectivité aérienne considérée par différents acteurs tiers comme étant stratégique afin de désenclaver leur région. Certains gouvernements, collectivités locales, aéroports, ou encore transporteurs ayant développé des coopérations avec les compagnies du Golfe et Turkish Airlines s'avèrent être d'autant plus enclins à relayer les prises de position adoptées par ces puissants transporteurs. Ces derniers suscitent par ailleurs une certaine admiration pour leur développement qui peut être perçu comme une réussite.
La forte croissance de ces quatre compagnies au cours des quinze dernières années illustre ainsi la façon dont des acteurs politiques peuvent soutenir le secteur aérien pour en faire un instrument stratégique et assurer son développement en phase avec leur agenda diplomatique sur la scène internationale. Toutefois, un tel contexte ne manque pas de poser une menace réelle pour des compagnies basées dans d'autres Etats - à l'image des transporteurs communautaires - et plus globalement la connectivité aérienne mondiale[11]. Cette dernière semble en effet reposer sur un nombre restreint de hubs qui tendent à capter une part croissante des flux de passagers. A l'échelle du continent européen, cette recomposition des routes empruntées par les voyageurs vient fragiliser le réseau intra-européen et la pérennité des hubs communautaires[12].
Une telle situation conduit également au renforcement les liens d'interdépendance qui se sont développés entre les Etats européens et les émirats du Golfe, caractérisés par un environnement géopolitique instable. Cela constitue un véritable défi pour garantir la mise en œuvre d'une diplomatie indépendante menée par les acteurs politiques européens sur la scène internationale et pouvant s'appuyer sur une connectivité aérienne ne reposant pas sur des territoires tiers affectés par des enjeux spécifiques.
Bien que les stratégies menées par les émirats du Golfe et la Turquie constituent des cas extrêmes au regard des ressources massives qui sont déployées par des acteurs politiques ambitieux[13] - un tel développement apparaît comme étant inédit dans l'histoire du transport aérien –, il est intéressant de souligner que d'autres entités s'intéressent de près à l'avenir de leur connectivité aérienne pour garantir leurs intérêts sur le temps long. Le développement de Pan American Airways aux Etats-Unis au cours du XXème siècle constitue un exemple historique intéressant puisque la compagnie (officiellement privée) avait développé un large réseau venant appuyer l'expansion des bases militaires américaines à travers la planète[14]. Cela s'inscrivait dans un contexte d'essor des Etats-Unis sur la scène internationale, puis d'endiguement de l'influence soviétique au cours de la Guerre froide. La libéralisation du secteur aérien américain dès la fin des années 1970 a toutefois marqué un tournant majeur, entraînant l'essor des compagnies dites " low cost " et plus globalement une concentration du développement des transporteurs américains sur le marché domestique. Les autorités suivent encore attentivement le développement du secteur aérien national qui reste perçu comme un outil ne pouvant dépendre de l'influence d'acteurs tiers[15].
Le cas de la Chine mérite également d'être souligné à travers le soutien du gouvernement central à l'émergence de multiples transporteurs dont les liaisons internationales viennent renforcer la place du pays au sein des réseaux aériens mondiaux. Les dynamiques du secteur aérien chinois viennent par ailleurs s'inscrire en phase avec les ambitions des autorités, comme cela peut être observé à travers l'initiative One Belt One Road (également qualifiée de " nouvelle route de la soie ") où les liaisons inaugurées par les compagnies nationales appuient le développement de la présence et de l'influence des acteurs chinois dans différentes régions ciblées[16].
III - De véritables enjeux qui se posent à long terme pour l'Union européenne et doivent convaincre les Etats membres d'adopter une stratégie commune
De nombreux gouvernements à travers la planète mènent ainsi des stratégies ambitieuses en matière d'aviation civile, ce qui se traduit dans certains cas par l'émergence de puissantes compagnies posant un défi réel pour l'avenir des transporteurs concurrents. Néanmoins, l'Union européenne ne peut se permettre d'ignorer une telle dynamique et considérer que l'avenir de la connectivité aérienne européenne sera garanti, quelle que soit la région d'ancrage d'une compagnie opérant des services aériens depuis et vers le continent.
Différents acteurs communautaires perçoivent en effet l'ouverture du marché européen au plus grand nombre de transporteurs comme une nécessité pour assurer la diversité des connexions aériennes et des prix attractifs pour les voyageurs. Un tel raisonnement traduit cependant une certaine naïveté et néglige les dynamiques qui s'inscrivent sur le temps long et impliquent des enjeux importants :
• Quel avenir pour les transporteurs communautaires face à la croissance continue de puissants concurrents bénéficiant d'un soutien inégalé (et sans doute inégalable pour de nombreux acteurs à travers le monde) ?
Turkish Airlines dessert la quasi-totalité des Etats européens, tandis qu'Emirates et Qatar Airways poursuivent leur expansion à travers l'ouverture et le renforcement de liaisons vers de nombreux aéroports européens, qu'il s'agisse des hubs ou des plateformes de moindre envergure. Il en résulte à court terme une diversification des hubs de transit pour les consommateurs européens qui privilégient de plus en plus les services opérés par des compagnies tierces dont les tarifs s'avèrent hautement attractifs, notamment en raison de coûts d'exploitation moindres[17] et d'un large soutien de la part des acteurs politiques associés au développement de ces transporteurs. Cela caractériserait donc une situation de " concurrence déloyale " selon certaines compagnies européennes, telles qu'Air France-KLM et Lufthansa.
• Qu'en sera-t-il des connexions intra-européennes si de grandes compagnies communautaires venaient à disparaître, faute de pouvoir maintenir l'alimentation de leurs hubs ?
De nombreux aéroports européens de deuxième et troisième rangs bénéficient pleinement des services opérés par les principales compagnies communautaires " de pavillon " qui ne peuvent maintenir ces mêmes liaisons qu'à travers une stratégie d'alimentation de leur(s) hub(s). Parallèlement, le développement des compagnies dites " low cost " n'apparaît pas comme un substitut efficace, le réseau déployé par ces transporteurs changeant d'une saison à l'autre en fonction de l'évolution de la demande en point-à-point, sans qu'une réelle stratégie bénéficiant à la connectivité aérienne européenne sur le temps long ne soit prise en considération.
• Quel contrôle de la connectivité aérienne pour les acteurs politiques communautaires dans un contexte de croissance du trafic de transit sur des hubs extra-européens et potentiellement affectés par des défis locaux majeurs (conflits, tensions et rivalités, pression environnementale) ?
Les chiffres présentés par l'aéroport d'Abu Dhabi au cours de l'année 2017 indiquent qu'environ deux tiers des passagers accueillis sur cette même plateforme effectueraient une correspondance vers un autre vol[18], tandis que dans le cadre de l'embargo affectant le Qatar depuis juin 2017, différents médias ont souligné qu'environ 90% des voyageurs transportés par Qatar Airways ne seraient qu'en transit sur l'aéroport de Doha[19]. L'instabilité régionale pourrait donc avoir des conséquences directes sur les itinéraires actuellement empruntés par de nombreux voyageurs européens, notamment pour rejoindre l'Asie ou encore l'Afrique de l'Est. Par ailleurs, on peut s'interroger sur la durabilité du modèle de développement poursuivi par les émirats du Golfe, notamment à travers un soutien des dirigeants locaux à l'accroissement du trafic aérien dans un contexte de forte pression environnementale sur des territoires se caractérisant par des transformations majeures au cours des dernières décennies.
• Quelles conséquences pour l'offre aux voyageurs et les prix des billets en cas d'émergence de quasi-monopoles sur certaines routes du fait de la disparition de nombreux transporteurs concurrents ?
Les partisans d'une libéralisation des services aériens ont toujours mis en avant le fait qu'un accroissement de la concurrence permettrait une baisse des tarifs et une diversification de l'offre pour les consommateurs. Il apparaît cependant nécessaire de mettre cette réflexion en perspective avec le retrait potentiel de certaines compagnies européennes qui ne pourraient bénéficier d'un soutien aussi large que des concurrents tiers soumis à une réglementation beaucoup moins stricte en matière d'aides d'Etat notamment.
Il convient dès lors de voir au-delà des préoccupations immédiates de nombreux acteurs européens (collectivités locales, aéroports de deuxième et troisième rangs, compagnie aérienne d'envergure régionale, etc.) basées sur une volonté d'accueillir davantage de trafic et de passagers, dans un contexte de concurrence accrue. Par ailleurs, l'émergence de liens d'interdépendance entre les émirats du Golfe et certains acteurs communautaires (tels qu'Airbus dont Emirates est un client majeur de l'A380, mais aussi des Etats comme le Royaume-Uni[20], la Hongrie, la Finlande, ou encore l'Italie qui appuient le développement de liaisons opérées par les compagnies du Golfe[21]) doit également être remise en question. De fait, ces derniers se trouvent de plus en plus impliqués dans les défis qui concernent des territoires extra-communautaires faisant face à un contexte spécifique (instabilité politique, rivalités régionales, etc.). Ainsi, tout bouleversement dans les émirats du Golfe ne manquerait pas d'affecter les acteurs communautaires dont la connectivité aérienne repose de plus en plus sur ces territoires de transit.
Afin de conserver une certaine indépendance dans l'avenir de la connectivité aérienne desservant le continent, il apparaît nécessaire pour les Européens de s'assurer de la mise en œuvre d'une stratégie commune en matière d'aviation civile. L'initiative présentée par la Commission européenne en décembre 2015 et intitulée Aviation Strategy for Europe[22] vise à répondre aux enjeux qui se posent sur le continent en matière de transport aérien, notamment face à l'expansion de puissantes compagnies tierces entrainant des évolutions importantes de la connectivité aérienne et fragilisant donc l'avenir des hubs européens ainsi que les services opérés par les compagnies basées sur le continent.
Alors que la mise en œuvre d'un cadre de portée internationale en matière de concurrence et s'appliquant à l'ensemble des transporteurs fait actuellement défaut, la Commission européenne entend soutenir des actions concrètes afin de remédier à cette situation. Cela se traduirait notamment par la révision de certains accords aériens bilatéraux (à l'initiative des Etats membres) et la négociation d'accords globaux[23] en y intégrant une clause de " concurrence loyale " qui obligerait les transporteurs tiers à faire preuve de transparence à travers la publication régulière de leurs comptes et la proscription de larges subventions publiques. L'aboutissement de telles négociations apparaît cependant incertain - on rappellera d'ailleurs que les autorités de la concurrence sont par exemple inexistantes dans les émirats du Golfe –, tandis que les Etats membres peinent à s'accorder pour défendre une position commune.
La législation actuelle en matière d'aides d'Etat s'avère inadaptée et a conduit à la disparition de plusieurs transporteurs communautaires exploitant un réseau d'envergure régionale mais contribuant pleinement à la connectivité des pays dans lesquels ils étaient basés[24]. Parallèlement, faute de pouvoir se tourner vers des acteurs publics européens, différentes compagnies communautaires ont appuyé l'entrée de transporteurs tiers dans leur capital, permettant ainsi de bénéficier d'un soutien financier jugé nécessaire (cas d'Air Berlin en 2012, ainsi que d'Alitalia en 2014 avec Etihad Airways[25]).
Il existe donc une certaine contradiction puisque la législation européenne en matière d'aides d'Etat ne peut s'appliquer à des transporteurs tiers qui, pour certains d'entre eux, bénéficient en effet d'un large soutien de la part des acteurs politiques locaux, tout en opérant des services depuis et vers le continent européen et en ayant parfois investi dans le capital de compagnies communautaires. Par ailleurs, la stratégie de ces dernières se trouve désormais influencée par ces mêmes acteurs tiers, ce qui vient interroger quant au contrôle effectif de certaines compagnies européennes. A travers les débats portant sur les questions de concurrence, le cadre réglementaire européen montre donc ses limites et devrait à l'avenir être développé sur certains points stratégiques (éléments permettant de conclure à l'existence d'une situation de " concurrence déloyale ", question des aides d'Etat, ou encore de la prise de contrôle d'un transporteur européen par une compagnie extra-communautaire bénéficiant elle-même d'un soutien étatique).
De façon plus globale, il apparaît nécessaire de s'affranchir d'une approche purement libérale - tout particulièrement face à des transporteurs tiers qui constituent avant tout des outils politiques pour leurs territoires d'ancrage, ce qu'illustre pleinement les cas des compagnies du Golfe et de Turkish Airlines - dans la mise en œuvre d'une stratégie prenant en compte les intérêts des acteurs européens à long terme, tout en garantissant le rôle des compagnies communautaires dans un secteur aérien réellement perçu comme stratégique par les autorités européennes. Il s'agit en effet de prendre en considération l'avenir de la connectivité desservant le continent européen et de s'assurer du maintien d'une offre de liaisons diversifiées et opérées par des transporteurs basés dans l'Union européenne.
L'influence et le rayonnement à l'international des acteurs communautaires semblent pleinement en dépendre, d'autant plus face à différents pays tiers qui tendent à accroître leur soft power à travers leur propre secteur aérien. Les Etats membres se doivent de coordonner leurs actions afin de prendre des mesures efficaces, comme dans le cadre de l'Aviation Strategy for Europe, plutôt que de soutenir des initiatives nationales qui s'avèrent être souvent contradictoires (notamment en matière d'octroi des droits de trafic), ce dont les compagnies tierces ont jusqu'à présent bénéficié pour étendre leur réseau en Europe.
Néanmoins, les dissensions restent fortes entre les Etats membres pour soutenir de telles initiatives, tandis que les Etats tiers concernés - à l'image des émirats du Golfe –, tentent d'influencer les acteurs européens en fonction de leurs propres intérêts. Une véritable volonté politique s'avère donc nécessaire, accompagnée par une prise de conscience que c'est avant tout à l'échelle européenne que le secteur aérien communautaire pourra être défendu de façon efficace. Dépasser les clivages entre les Etats membres apparait ainsi comme un défi important pour préserver l'avenir de la connectivité aérienne desservant le continent et assurer la pérennité des services opérés par les transporteurs européens. Ainsi, l'initiative d'Aviation Strategy for Europe constitue, malgré ses imperfections, une réelle opportunité pour les Etats membres d'initier des actions communes et ambitieuses, en phase avec les besoins de l'Union européenne, tant à l'échelle communautaire que sur la scène internationale. Il est encore temps d'agir pour les Etats membres et la Commission afin de garantir le développement d'un soft power européen pouvant s'appuyer sur le transport aérien civil grâce à des liaisons internationales diversifiées, s'inscrivant dans la durée et opérées par des compagnies basées dans l'Union européenne.
[1] BIPLAN P., 2004, " Les compagnies aériennes entre la nation et la mondialisation ", Hérodote, n°114, La Découverte, pp. 56-70.
[2] De nombreux transporteurs dits " de pavillon " ont historiquement été créés sous l'impulsion d'acteurs politiques qui ont géré leur développement. Bien que certaines compagnies aient ensuite été concernées par des mesures de privatisation ayant conduit à une diminution de la présence de l'Etat au sein de leur capital - si ce n'est son retrait –, des formes d'influence peuvent subsister. Parallèlement, ces mêmes compagnies continuent de mettre en avant des symboles nationaux et maintiennent leur stratégie basée sur l'exploitation d'un hub situé dans leur Etat d'ancrage.
[3] Il s'agit d'Estonian Air (Estonie), Air Baltic (Lettonie) et FlyLAL (Lituanie).
[4] JEDIDI S., TETART F., 2004, " Le réseau aérien dans l'ex-espace soviétique ", Hérodote, n°114, La Découverte, pp. 71-100.
[5] SALEEM N., "150 flights between Saudi and Iran halted as diplomatic ties cut", Reuters, publié le 5 janvier 2016, https://www.reuters.com/article/us-saudi-iran-aviation/150-flights-between-saudi-and-iran-halted-as-diplomatic-ties-cut-idUSKBN0UJ19920160105
[6] "Qatari planes banned from Egyptian and Saudi air space", BBC.com, publié le 6 juin 2017, https://www.bbc.com/news/world-middle-east-40164552
[7] Voir notamment NYE J., 2004, Soft Power: The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York, 208 p., ainsi que VUVING A., 2009, "How Soft Power Works", Asia Pacific Center for Security Studies, 20 p., http://apcss.org/Publications/Vuving%20How%20soft%20power%20works%20APSA%202009.pdf
[8] LEBEL J., 2016, " Flux aériens Europe - Asie. Entre concurrence, stratégies et tensions géopolitiques ", Diploweb.com, https://www.diploweb.com/Flux-aeriens-Europe-Asie-Entre.html
[9] A noter que la Turquie est parvenue à obtenir en 2008 un siège de membre non permanent au sein du Conseil de sécurité de l'ONU grâce aux voix de 50 Etats africains. Voir BACCHI E., 2015, "A timeline of the Turkish Africa policy", Blog de l'Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT), https://ovipot.hypotheses.org/13639#footnote_9_13639
[10] ULRICHSEN K., 2015, "Gulf Airlines and the changing map of Global Aviation", Center for the Middle East, Rice University's Baker Institute for Public Policy, 22 p., https://www.bakerinstitute.org/media/files/files/02785c88/CME-pub-GulfAviation-062515.pdf
[11] Alors que les compagnies du Golfe et Turkish Airlines ont, depuis les années 2000, enregistré une forte croissance de leur flotte, ainsi que de leur réseau de destinations et des fréquences opérées, tout en appuyant leur stratégie sur le trafic de transit entre différents continents, on pourra à l'inverse souligner la suspension de certains services long-courriers entre l'Europe et l'Asie opérés par des groupes aériens européens, tels qu'Air France-KLM, ou encore Lufthansa : ces compagnies ne proposent qu'un nombre limité d'escales accessibles par vols directs en Asie du Sud Est et sur le sous-continent indien notamment.
[12] LEBRAY X., 2015, "Transport aérien : restaurer une concurrence libre et loyale", Question d'Europe, Fondation Robert Schuman, n°371, 7 p., www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-371-fr.pdf
[13] Dans le cas des compagnies du Golfe, une étude réalisée par les trois principaux groupes aériens américains (American Airlines, Delta Airlines et United Airlines) évalue les subventions publiques versées entre 2004 et 2014 à plus de 40 milliards $. Même si la méthode de calcul peut faire débat - notamment à travers la définition du terme " subvention " qui a été retenue –, le chiffre avancé illustre l'ampleur du soutien des acteurs politiques sous diverses formes : injections au capital, prêts sans garantie, financement total de larges infrastructures aéroportuaires, absence de taxes, etc. Voir Partnership for Open & Fair Skies, Restoring Open Skies : The Need to Address Subsidized Competition from State-Owned Airlines in Qatar and the UAE, publié en janvier 2015, www.openandfairskies.com/subsidies/
[14] VAN VLECK J., 2013, Empire of the Air, Harvard University Press, Londres, 400 p.
[15] On peut ici rappeler que les acteurs tiers ne peuvent détenir que jusqu'à 25% des droits de vote en conseil d'administration d'une compagnie américaine. Par ailleurs, les transporteurs étrangers couverts par des accords dits " open skies " ne peuvent effectuer du cabotage aux Etats-Unis (exploitation d'un service aérien entre deux points situés dans le même pays), contrairement aux transporteurs américains qui bénéficient par exemple de tels droits au sein de l'UE. Cette disposition n'est actuellement utilisée que par des opérateurs cargo (Fedex, UPS).
[16] HAN B., "China's Silk Road Takes to the Air", Thediplomat.com, publié le 13 octobre 2015, https://thediplomat.com/2015/10/chinas-silk-road-takes-to-the-air/
[17] Pour des comparaisons chiffrées entre certaines compagnies aériennes, voir DURSUN M., O'CONNELL J. F., LEI Z., WARNOCK-SMITH D., 2014, "The transformation of a legacy carrier - A case study of Turkish Airlines", Journal of Air Transport Management, vol. 40, pp. 106-118.
[18] Les données communiquées par Abu Dhabi Airports sont accessibles à l'adresse suivante : http://www.adac.ae/english/doing-business-with-us/airline-development/traffic-data/
[19] "Gulf crisis threatens Qatar Airways transit business: experts", Khaleej Times, publié le 12 juin 2017, https://www.khaleejtimes.com/region/qatar-crisis/gulf-crisis-threatens-qatar-airways-transit-business-experts
[20] Alors que le " Brexit " vient isoler le Royaume-Uni de ses voisins européens, d'autant plus en cas d'absence d'accord à l'issue des négociations avec l'Union européenne, les liens économiques et politiques se sont en revanche renforcés avec des territoires tiers, à commencer par les émirats du Golfe. Theresa May a notamment multiplié les rencontres diplomatiques avec les autorités qataries qui ont annoncé en mars 2017, au cours du Qatar-UK Business and Investment Forum se tenant à Londres, leur intention d'investir plus de six milliards $ dans l'économie britannique au cours des cinq prochaines années. On rappellera également que la compagnie Qatar Airways est entrée au capital du groupe IAG (maison-mère de British Airways) en janvier 2015 et détient actuellement 20% des parts après avoir accru sa participation à plusieurs reprises. Voir "Qatar's love affair with the UK is at stake", Arabian Business, publié le 13 avril 2017, www.arabianbusiness.com/qatar-s-love-affair-with-uk-is-at-stake-670031.html
[21] Ces Etats membres ont octroyé de larges droits de trafic aux compagnies du Golfe, permettant à ces dernières d'exploiter de nombreuses fréquences. A noter qu'en parallèle Etihad Airways a exercé un " contrôle conjoint " sur les activités d'Alitalia après avoir acquis 49% de son capital en 2014. Le transporteur émirati a néanmoins renoncé à son engagement au cours de l'été 2017 dans un contexte de redéfinition de sa stratégie, sur fond de chute des cours du baril de pétrole. Qatar Airways a investi à hauteur de 49% dans le capital de la compagnie italienne Meridiana en septembre 2017, désormais rebaptisée Air Italy. Ces différents liens capitalistiques renforcent ainsi l'influence de puissants acteurs tiers sur le secteur aérien communautaire, tout en conduisant certains gouvernements européens à se montrer plus attentifs aux intérêts des autorités politiques associées.
[22] Voir la page Internet de la Commission européenne consacrée à cette initiative : https://ec.europa.eu/transport/modes/air/aviation-strategy_en
[23] Le Conseil de l'UE a octroyé en juin 2016 un mandat à la Commission européenne qui lui permet de négocier des accords aériens globaux - c'est-à-dire s'appliquant à l'ensemble des Etats membres - avec les pays de l'ASEAN, la Turquie, le Qatar et les Emirats Arabes Unis. Plusieurs réunions se sont tenues avec les autorités qataries, tandis que les Emirats Arabes Unis n'ont pas donné suite aux propositions de rencontres de la Commission et que les échanges avec la Turquie ont été retardés.
[24] On pourra ici rappeler la disparition de Malev en 2012, compagnie nationale basée en Hongrie. Les autorités hongroises soutiennent activement le développement de transporteurs tiers qu'elles perçoivent comme la garantie d'une amélioration de la connectivité de la Hongrie à court terme.
[25] Dans le cadre de la révision de sa stratégie initiée en 2017, Etihad Airways a rompu ses engagements auprès d'Alitalia et d'Air Berlin. La compagnie allemande a d'ailleurs été contrainte de cesser ses activités, tandis que le transporteur italien maintient, pour l'heure, ses activités sous la tutelle du gouvernement italien. La Commission européenne a ouvert une enquête en avril 2018 concernant les prêts octroyés depuis par les autorités italiennes. Voir le communiqué de presse de la Commission accessible à l'adresse suivante : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-3501_en.htm
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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