Harmonisation fiscale, chapitre I

Budget et Fiscalité

Alain Lamassoure

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18 juin 2018
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Lamassoure Alain

Alain Lamassoure

Député européen. Président de la Commission spéciale TAXE du Parlement européen.

Harmonisation fiscale, chapitre I

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Vive les scandales !

Offshore leaks, Swiss leaks, LuxLeaks, Panama Papers, Paradise Papers : les scandales fiscaux se succèdent, la topographie change parfois mais les effets de l'indignation, eux, perdurent. Aux dirigeants européens d'en tirer profit !

Car ces scandales ont fait la pleine lumière sur une situation que les grandes institutions internationales ont laissé perdurer, soit par négligence, soit par manque de courage politique. Le cadre fiscal international actuel est totalement dépassé. Datant du milieu du XXème siècle, il est essentiellement fondé sur le principe de la résidence fiscale liée au lieu d'enregistrement des sociétés : les entreprises sont ainsi taxées dans l'Etat où se situe leur siège social. Un tel cadre était parfaitement logique à l'époque où les multinationales exportaient à partir de leurs pays d'origine : les entreprises opéraient généralement alors dans un Etat unique et leur production de valeur s'appuyait alors sur des actifs et moyens de production peu mobiles, voire immobiles (machines, usines, etc.).

La mondialisation se caractérise, au contraire, par la dissémination de la chaîne de valeur. Les facteurs de production sont désormais beaucoup plus mobiles, avec notamment la place prépondérante que prend peu à peu la propriété intellectuelle ; des pans entiers de l'économie sont frappés par la dématérialisation, faisant naître des formes jusqu'alors inconnues de création de valeur, par le biais par exemple de la collecte, du stockage et du traitement de données numériques, nouvelle manne ; les flux financiers sont beaucoup plus complexes, beaucoup plus libérés mais aussi beaucoup plus opaques et, souvent, beaucoup plus sophistiqués.

Surtout, la mondialisation a fait naître des géants économiques capables de jeter leurs filets bien plus loin que ne le pouvait l'industriel d'autrefois. Les méga-multinationales actuelles opèrent bien au-delà de leur zone de chalandise nationale et ringardisent des cadres fiscaux restés purement nationaux et bloqués à l'ère industrielle. Elles en exploitent les failles et profitent des arbitrages que cette fiscalité obsolète leur offre.

En situant son siège dans un Etat, une entreprise peut ainsi, presque sans entraves, choisir à sa convenance son cadre fiscal. Peu importe que l'essentiel de ses activités ait lieu ailleurs et que le lien entre la société considérée et l'Etat en question se limite à la localisation de son siège ou de sa propriété intellectuelle. Ce lien souvent purement artificiel lui permettra de choisir à sa guise comment elle sera taxée, c'est-à-dire comment elle échappera à l'imposition. L'OCDE évaluait cette évaporation de la masse fiscale globale de 100 à 200 milliards $.

La concurrence faussée

Au-delà des distorsions économiques, cette situation a donné lieu à une concurrence malsaine entre États, certains faisant de leur cadre fiscal pour les sociétés le cœur de leur " business model ". Plutôt que de répondre par la réforme à la malice de ceux qui s'étaient engouffrés dans les brèches de ce système en déliquescence, les administrations fiscales se sont livrées à une course à qui saura le mieux tirer profit de cette situation. S'est ainsi construite une émulation malsaine, conduisant à un véritable dumping fiscal sans limites.

Au sein même de la famille européenne, redoublant d'ingéniosité par leurs " Double irish ", patent boxes, et autres "Dutch Sandwich ", une demi-douzaine d'États ont sapé les fondements du principe de coopération sincère, clé de voûte de la construction européenne pourtant inscrite dans les traités.

La situation actuelle est ainsi celle d'une concurrence fiscale ne respectant pas les règles fondamentales s'appliquant dans tout autre domaine. Longtemps le tabou de la souveraineté fiscale a laissé perdurer cette situation politiquement et économiquement intenable.

Le diésel fiscal européen

Le vent d'indignation suscité par les scandales a aidé à tourner la page de l'immobilisme européen.

Que d'eau a coulé sous les ponts depuis que l'on riait de mettre à l'ordre du jour les discussions sur la lutte contre l'optimisation fiscale, ou même la fraude ! Car l'Europe s'est emparée du sujet à bras-le-corps, et c'est tant mieux. Le Parlement européen a ainsi mis en place la commission temporaire TAXE, chargée d'enquêter sur les pratiques des rescrits fiscaux. L'initiative fut fructueuse et a donné naissance à trois nouvelles commissions temporaires successives. La dernière, TAX3 (après TAX2 et PANA), a été établie en mars dernier et est chargée de formuler des propositions en matière de fraude et d'évasion fiscales et de criminalité financière. Renouvelée plusieurs fois, cette commission a proposé une ligne politique claire : accepter la concurrence fiscale, mais en lui appliquant les principes habituels de la concurrence que l'Union impose dans tous les autres domaines : transparence, loyauté et équité.

L'accélération de l'action législative européenne en la matière a été spectaculaire. Au premier rang de ces initiatives portées avec vigueur par le Parlement, a figuré le renforcement de la coopération entre administrations fiscales, étape indispensable avant toute autre forme de convergence. À la suite de LuxLeaks, cinq révisions de la directive sur les échanges d'information en matière fiscale se sont enchaînées depuis 2014, se penchant successivement sur les questions de fiscalité du capital, de prix de transferts et de rescrits fiscaux.

La dernière-née, DAC 6, a été adoptée par le Conseil à une vitesse impressionnante en mars dernier. Cette révision s'attaque à la question centrale des intermédiaires et des montages fiscaux transfrontaliers.

Le Parlement européen s'attèle enfin à un dossier d'une importance capitale : celui du régime définitif de la TVA. L'Europe vit depuis une quinzaine d'années sous un régime supposément provisoire en la matière. La refonte proposée devrait permettre de résoudre le problème de la fraude à la TVA, qui coûte près de 150 milliards € par an. Chiffre colossal, puisqu'il correspond peu ou prou... au budget de l'Union lui-même ! Le nouveau régime étudié renverse totalement l'approche actuelle, en mettant fin au principe dit de l'origine et en instaurant une imposition au niveau du lieu de destination du produit. L'on mettrait ainsi un terme aux mécanismes de reconnaissance d'exonérations de livraisons intra-communautaires de biens tout au long de la chaîne, éliminant partant l'un des conduits principaux de la fraude à la TVA, que l'on connaît sous le nom de " fraude du carrousel ". En cas de livraison transfrontalière, le pays de l'expéditeur devra collecter la TVA pour le compte de l'État destinataire du bien. Impensable il y a 25 ans, date à laquelle le régime provisoire a été mis sur pied, ce renversement est une petite révolution administrative.

Enfin, si des avancées sont faites sur le plan de la fraude, il faut aussi s'attaquer à l'optimisation fiscale : les maux sont tout aussi graves et coûteux pour nos économies. Les directives anti-évasion fiscale, ATAD 1 et 2, ont mis un grand coup de pied dans la fourmilière de l'optimisation fiscale agressive. Des règles fondamentales armant l'Europe contre les pratiques impliquant des pays tiers ont été mises en place afin d'éviter par exemple la double non-imposition ou la délocalisation artificielle d'éléments de propriété intellectuelle dans des Etats aux règles fiscales plus généreuses. Là encore, il faut souligner que le Parlement européen s'est montré bien plus ambitieux que le Conseil, qui a in fine édulcoré certaines mesures contenues dans les textes.

La véritable révolution politique : ACCIS

Il demeure que pour ce qui est de l'optimisation fiscale intra-européenne, beaucoup de chemin reste encore à faire. La solution porte un acronyme : ACCIS, ou le projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés.

Dans un premier temps, il s'agira d'établir une définition commune du bénéfice imposable, qui limitera les niches nationales et autres pratiques ramenant le taux d'imposition effectif de certaines entreprises à zéro. Dans un second temps, il s'agit de définir les conditions d'une consolidation à l'échelle européenne et d'une redistribution des recettes fiscales sur les bénéfices réalisés en Europe là où ils sont réellement générés.

ACCIS instaure ainsi les conditions d'une concurrence fiscale saine au sein de l'Union. Le marché unique, en proie à des pratiques d'optimisation fiscale agressive qui en sapent les fondements, retrouvera ainsi sa pleine efficience.

Maintes fois renvoyé aux calendes grecques, le projet ACCIS bénéficie d'un momentum politique inespéré, permettant de rêver enfin repenser un cadre fiscal restituant aux États leur juste part du gâteau fiscal. Les citoyens et patrons de PME européens, effarés des scandales fiscaux se succédant et se ressemblant, ne supportent plus de voir la pression fiscale s'accroître et les accabler, alors que pendant ce temps se multiplient indulgences et rescrits mettant à l'abri les plus grosses structures, aux capacités financières pourtant beaucoup plus importantes.

Les États se livrant à de telles pratiques, d'autre part, ne sont plus en mesure d'assumer politiquement ces choix stratégiques face à leurs citoyens. La courageuse décision de la commissaire Margrethe Vestager à l'encontre de l'Irlande est à cet égard particulièrement parlante : en faisant injonction au fisc irlandais de récupérer auprès d'Apple 13 milliards € d'impôts qu'il aurait dû percevoir, elle souligne que ce sont en réalité les citoyens irlandais qui paient le prix fort de ces choix politiques.

Le Parlement européen a proposé d'enrichir le projet ACCIS en y introduisant la fiscalisation des activités numériques. Jusqu'à présent, les moteurs de recherche et les plateformes numériques comme Google ou Facebook ont échappé à l'imposition dans les pays où ils ne disposaient pas " d'établissement physique stable " - usines, terrains, personnel significatif. C'est le cas de la France et de la quasi-totalité de ses partenaires européens. La proposition du Parlement européen est de définir un " établissement numérique stable " : le fait, pour une entreprise, de collecter et/ou de traiter des données numériques personnelles de nationaux d'un pays à des fins commerciales. Une fois cette définition acquise, la répartition du bénéfice imposable entre les États membres pourra se faire proportionnellement au nombre des données recueillies dans chaque pays.

Sur de tels sujets, même les plus eurosceptiques n'osent pas voter contre. Reconnaissant ainsi que, quand les enjeux sont planétaires, l'Europe est le niveau pertinent pour faire prévaloir la justice et l'intérêt général.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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