Vers un modèle d'entreprise européenne durable ?

Marché intérieur et concurrence

Patrick d'Humières

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29 janvier 2018
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d'Humières Patrick

Patrick d'Humières

Directeur de l'Académie Durable Internationale Dernier ouvrage paru : La nature politique de l'entrepreneur, Editions Michel de Maule, 2017

Vers un modèle d'entreprise européenne durable ?

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1. Concilier valeurs européennes et solidarité de destin avec la planète

L'Europe est en tête d'un mouvement nouveau, encore limité, mais puissant, qui tente de concilier ses valeurs avec une solidarité de destin avec la planète.

Au cœur d'une économie de marché triomphante, caractérisée à ce jour par une fuite en avant mercantile et cynique, une tendance de fond émerge sur le continent européen, parmi le entreprises familiales notamment : l'émancipation du modèle de management centrée uniquement sur l'actionnaire et le marché vers " une économie en société ", capable de prendre en charge les enjeux collectifs au cœur d'une recherche de performance à moyen et long terme.

Il y a encore peu d'années, la réalité d'une voie entrepreneuriale européenne propre n'allait pas de soi, tant notre industrie s'est croisée avec celle d'Outre-Atlantique. La question du réchauffement climatique et, plus globalement, de la gestion des ressources disponibles, mais aussi l'analyse de la crise financière de 2008 et le souci de gérer sérieusement l'externalisation des productions ont conduit les firmes européennes à s'engager dans les années 2000 de façon volontariste et sérieuse dans la correction des impacts négatifs de la mondialisation.

Au bout d'une longue décennie d'inflexions responsables injectées dans la gouvernance de leaders, allemands, français, néerlandais et scandinaves notamment, le résultat devient visible : un modèle managérial distinct se cristallise autour de notions d'engagement sociétal, de transparence accrue, de collaborations avec la société civile et de la recherche d'un fonctionnement économe en énergie, décarboné, attentifs aux droits sociaux et humains et ne considérant plus l'achat moins-disant ou la corruption comme des processus normaux. Ce modèle responsable est en train de rentrer dans la culture des dirigeants européens qui ont compris que les perspectives du " capitalisme vert " et plus " durable " passait par là.

Pour autant, cette évolution reste fragile, en proie à des compétitions internationales qui peuvent la rendre désavantageuse ; elle paraît parfois naïve dans un contexte qui ne la favorise pas vraiment - hormis à travers les investisseurs éclairés - car tel n'est pas la tendance du jeu économique mondial, stimulé par un opportunisme des acteurs émergents et la résistance des acteurs en place désireux de voir l'ancien modèle perdurer, autour des énergies fossiles, de l'exploitation aveugle des ressources, de l'évitement de l'impôt et de l'opacité des marchés.

Cette question " du modèle entrepreneurial " et de son cadre de régulation est devenue une question géopolitique cruciale qui remet en cause la doctrine de l'OMC.

Il y a deux raisons qui interpellent un demi-siècle d'échanges fondé sur la seule libéralisation des tarifs. La première résulte du fait que jamais le poids politique d'un pays n'a dépendu autant de la force de ses entreprises, depuis que les Etats-Unis ont fait des GAFAM leur premier outil d'influence et que tous les Etats ont projeté leurs firmes dans la guerre commerciale, Chine en tête. L'autre raison est qu'à travers les cadres imposés aux exportateurs se diffusent - ou non - les avancées sociales et environnementales que l'économie " du nord " aimerait bien voir appliquée partout, alors même que le droit international reste terriblement déficient en la matière. La nécessité de mener le combat du développement durable, par et avec les entreprises, est la clé de cette compétition entre les deux modèles, l'ancien et le nouveau, qui se joue désormais clairement, entre des Etats-Unis, qui font le choix de l'économie fossile et du court-termisme, la Chine qui veut concilier la sous-traitance et le dumping, les nouvelles économies émergentes qui s'emballent dans la corruption et la rente et l'Europe qui réinvente une règle du jeu, sans que ses acteurs la portent ou y croient suffisamment. Et pourtant, c'est là que se rejoint le défi de nos intérêts politiques et économiques.

2. Le modèle d'entreprise : une mise sur l'agenda nécessaire

Le modèle d'entreprise n'a pas fait partie de l'agenda politique européen jusqu'ici. On a négocié des régimes commerciaux, avec des normes et des choix tarifaires aux frontières pour les produits, mais jamais on ne s'est encore préoccupé de " la recevabilité " des acteurs, c'est-à-dire des entreprises qui ne sont régies dans le monde par aucun cadre fixant une vraie responsabilité de groupe international. En réaction à cette impunité générale des groupes au plan mondial, cela fait moins de 20 ans que les concepts de performance extra-financière et de dimension durable et responsable de l'entreprise sont sortis de la marginalité. Plus attentives que d'autres aux conséquences territoriales de leurs investissements, les entreprises européennes ont été les premières à soutenir les principes de l'OCDE et les référentiels volontaires de " conduite responsable des affaires " qui tentent de " mettre de l'ordre " dans les filières, qu'il s'agisse des infrastructures (principes d'Equateur -EP), de l'huile de palme (Roadmap Towards Sustainable Palm Oil.- RSPO) ou des diamants (processus de Kimberley). Partant de là, il est pertinent de considérer qu'un " management à l'européenne " se dessine et qu'il s'approfondit au travers de normes et recommandations, sur le reporting, les achats, la communication ou le lobbying responsable, etc.

Est-ce que ce mouvement ira jusqu'à constituer un modèle de management assez structuré pour se différencier ? Et assez engageant pour participer à la construction de l'identité européenne ?

Si elle passe des grandes entreprises aux ETI et au tissu économique moyen, la mutation en cours est susceptible d'apporter une contribution à la façon européenne de penser les relations sociales, mais aussi " le rapport au monde ", la gestion des ressources naturelles, les règles du jeu commercial, la façon de concevoir une production et une consommation non gaspilleuses, s'inscrivant dans la perspective d'un développement durable et susceptible d'inspirer un modèle planétaire. Préciser ce cadre doit devenir une dimension de la construction politique européenne, d'autant plus attendue qu'il s'agit de renforcer l'influence européenne sur l'évolution de la régulation économique mondiale. Il s'agit aussi d'exprimer une vision positive des rapports civils à travers l'entreprise, but recherché inlassablement depuis deux siècles marqués par une suite de conflits entre l'entreprise, ses salariés, ses consommateurs, ses riverains, voire ses petits actionnaires, qui constituent une grande part de notre histoire économique et sociale récente !

3. Le " management à l'européenne "

Mais est-ce que le " management à l'européenne " qui prend forme à travers les engagements durables de ses entreprises sera capable de compter dans la régulation attendue de la mondialisation ?

Certes, " le management à l'européenne " n'est pas encore très affirmé, et ce au regard de ce qui le caractérise originellement : un suivisme des méthodes et des savoir-faire, pensés à Harvard, Yale ou Berkeley jusqu'alors et appliqués sans recul pendant " les trente glorieuses ". L'avènement d'un modèle économique européen " durable ", pressé par les exigences cruciales du moment, écologiques et sociales, s'avère une opportunité à saisir de la part des entreprises pour se construire une attractivité générale et une personnalité distinctive, porteuse d'une efficience qui ne veut pas être seulement actionnariale mais ouverte aux enjeux collectifs : considération des parties prenantes dans le processus de décision, émancipation du carbone, préservation des ressources rares, réduction des déchets, éco-conception et économie circulaire, mais aussi respect des conventions sociales internationales, notamment de la liberté syndicale, protection de la santé des salariés, loyauté dans les relations institutionnelles et collaboration avec la société et les Pouvoirs publics pour contribuer à la solution des enjeux collectifs. On s'éloigne ainsi clairement d'un modèle autocentré avec pour seule devise " take the money and run ".

Il aura fallu attendre les années 1990 pour qu'on prenne conscience des premières alertes sur le climat, de la contestation du multilatéralisme commercial et de la capacité de nouveaux acteurs (chinois, indien, brésilien etc.) désireux de disputer le leadership industriel américain. Le " business " a pris tout ce qu'il pouvait lors de la période facile mais il n'a pas su pour autant " penser le monde nouveau ".

L'échec de " l'autorégulation " a légitimé l'avènement d'un contre-pouvoir sociétal déterminant, coupant en deux le monde des affaires.

Il y a les entrepreneurs pionniers qui portent attention au " pouvoir de la société " et les conservateurs qui le nient quand ils ne le combattent pas. Le développement durable au plan politique mondial et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au plan micro-économique, sont nés de cette fracturation ; cela débouche sur une alliance entreprise et société, devenue la clé d'une nouvelle dynamique des marchés conforme aux valeurs occidentales les plus progressistes et à une vision mieux partagée d'une planète confrontée à ses limites et ses souffrances.

Cette remise en cause débouche sur la prise en charge de ces fameuses externalités sociétales mises à jour par les économistes dès les années 1920 (Pigou) et dorénavant au cœur des travaux de certains Prix Nobel sur la régulation des marchés (Phells, Tirole). La conciliation entre création de valeur et gestion des biens communs est devenue une préoccupation de fond, conduisant à introduire des fiscalités correctrices indispensables. Dans cette nouvelle économie " durable ", on ne produit ni ne consomme de façon gaspilleuse, on ne conçoit pas les produits sans envisager leur fin de vie et on invite les salariés, les clients, les citoyens à partager cette sobriété collective, pour déboucher sur une répartition de la valeur plus équitable, ceci où que l'on soit dans le monde. Mais c'est encore un idéal face à un contexte dominant et majoritaire d'une économie de marché mondiale qui utilise inutilement 50% de la ressource et qui, pour les très grandes entreprises américaines - se font accepter grâce à une philanthropie massive qui évite d'avoir à remettre en cause des modèles lucratifs et inégalitaires, quand ils ne sont pas déloyaux.

Les principales ONG, les démarches pionnières et les initiatives régulatrices sont passée des Etats-Unis en Europe au début du XXIe siècle.

Une nouvelle façon de penser l'entreprise " en société ", se répand largement et notamment dans la façon de penser des jeunes générations. Ce changement culturel a légitimé un courant normatif qui a produit en deux décennies un "autre management responsable ", organisé à partir de référentiels de base (norme ISO 26000[1] principes directeurs de l'OCDE, Global Compact des Nations unies[2], GRI[3], etc.), et qui s'est structuré à travers une information complémentaire dans les bilans, dite " extra-financière ", permettant de mesurer les réalités et les progrès des impacts sociétaux des grandes entreprises. La directive européenne 95/2014[4]consacre cette avancée dans l'affichage de la valeur globale comme approche de la vraie réussite entrepreneuriale. Elle a été transposée en France en 2017[5].

Cette évolution correspond à une demande de transparence des investisseurs, notamment les investisseurs dits responsables (ISR, ESG), très présents en Europe, notamment parmi les fonds institutionnels ; elle fait une place croissante aux populations vulnérables dans l'entreprise, à la diversité culturelle, à la féminisation de la gouvernance, aux comportements éthiques tout au long de la chaîne de valeur, en cohérence avec une " vision inclusive " de la croissance qui prend le relais de l'Etat Providence. Dans cette voie, le territoire n'est plus " un comptoir commercial " mais un partenaire de développement à considérer sur le long terme. Cette dynamique permet de penser que les mesures en faveur de la transparence fiscale, de la généralisation des procédures de vigilance raisonnable et de la responsabilité globale des groupes feront partie du " droit dur " européen à brève échéance, même si leur mise en place ne va pas de soi et nécessite des transitions négociées.

4. Responsabilité et durabilité

Un modèle européen d'entreprise est à encourager en mettant les concepts de responsabilité et de durabilité en haut dans la stratégie des groupes, particulièrement dans leur vie internationale.

Est-ce à dire qu'on se dirige en Europe vers l'avènement d'un " capitalisme parties prenantes ", figure universalisée du " capitalisme rhénan " traditionnel, qui s'opposer à un " capitalisme actionnarial " de culture américaine, mercantile et court -termiste ? C'est envisageable, à condition que le droit européen le consacre. Une condition est de reconnaître dans le droit des sociétés l'existence de parties prenantes, au-delà des actionnaires, comme constitutives du pacte social et, à ce titre, justifiant que leurs intérêts soient pris en compte.

Ce débat est en cours. Il suscite toujours une vive opposition du patronat qui craint qu'on affaiblisse la décision des Conseils et qui s'affole lorsqu'on parle de passer de " l'intérêt des associés " à " l'intérêt de l'entreprise ". En réalité, par des voies détournées et multiples, qui ne font que traduire des formes de décision partagée largement existantes, l'entreprise européenne est largement devenue une institution collégiale qui fait la place aux parties prenantes, tout en accordant le pouvoir de décision à l'actionnaire et au manager, afin d'assurer la pérennité de l'organisation mais aussi sa compatibilité avec l'intérêt commun.

Cet élargissement de la gouvernance de l'entreprise est à l'œuvre dans les faits et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que le Royaume-Uni a ouvert la voie à travers le Companies Act en 2006[6], destiné à améliorer la confiance et l'image de l'entreprise. Le concept devrait être étendu tant il correspond à la culture européenne du compromis et s'avère efficace dans la gestion d'une monde complexe !

Le développement durable et la RSE apportent ainsi une vision nouvelle à la démarche managériale dont l'Union européenne a aussi besoin pour conforter son économie.

De fait, on ne pourra parler de modèle durable européen de l'entreprise que lorsque la gouvernance en fera son affaire à double titre. D'abord, en vue de réduire les risques que fait courir une activité, au regard des questions de sécurité, sanitaires, écologiques, sociales, dans le rapport au territoire, aux fournisseurs et à sa communauté élargie. Ensuite, en vue de s'assurer que le projet d'entreprise est compatible avec celui de la planète et qu'il lui apporte une création de valeur, qui ne se réduit pas à la rémunération des facteurs de production (capital, travail, progrès), mais qu'il apporte à la société, plus que des biens et des services, " une forme d'utilité sociale ", constitutive du projet et non octroyée après distribution du profit. Là réside la différence entre le modèle anglo-saxon qui perdure et le modèle durable qui se dessine en Europe.

Il est clair que la question climatique et les objectifs du développement durable[7], en tant que trajectoire planétaire exigée des acteurs publics et privés d'ici 2030, fixent un horizon aux stratégies des firmes qui ne peuvent plus les ignorer. Ce sont là des sujets de gouvernance et des données qui caractérisent les entreprises engagées dans les enjeux du monde, par opposition à celles qui ne s'intéressent encore qu'à leur résultat propre. Il s'agit de dépasser la seule EBITDA pour y ajouter une " trajectoire de durabilité ", faisant apparaître la maîtrise des impacts environnementaux, la distribution de valeur aux salariés et aux territoires et la gestion des risques dont ceux touchant à la santé principalement. Le management s'en trouve transformé et la relation à la société également.

5. Comment surmonter les obstacles ?

Cette dynamique de " l'entreprise en société " devra surmonter des obstacles institutionnels et culturels, pour devenir un modèle de référence et pour nourrir son projet politique.

Remettre sur l'établi la définition de l'entreprise européenne en intégrant cette vision d'une gouvernance responsable et durable est un défi que le monde regarderait avec intérêt. A cet effet, on peut envisager plusieurs pistes méthodologiques pour nourrir un " modèle d'entreprise européenne durable " proposée aux investisseurs et aux industriels.

Première piste: consacrer au niveau européen la définition de l'entreprise, en tant que " corps constitué par des associés en vue de produire des biens et services, compatibles avec les exigences de durabilité de la planète et dans le respect de la loi et des principes de sécurité, de santé, d'équité, de non-discrimination, de protection de l'environnement, de transparence (...): l'entreprise contribue par la gestion de ses impacts à l'utilité sociale et tient compte dans ses décisions de l'intérêt de toutes les parties prenantes à son activité, dont les territoires où elle agit. Elle est responsable de mettre en œuvre les diligences raisonnables appropriées pour toutes ses composantes, partout où elle exerce son activité et de pouvoir rendre compte de sa performance globale ". Ce statut conduit à poser le fait que le Conseil est garant du respect de ces objectifs devant l'Assemblée générale et que le rôle du management est de veiller à son accomplissement et d'en rendre compte publiquement.

L'" affectio societatis " revisité au travers de la solidarité, indissociable désormais entre l'entreprise et la société civile, peut trouver une rédaction " euro-compatible ", tant il est vrai que le consensus sur cette approche a fortement progressé ces dernières années, dans les esprits et les exigences politiques, sinon dans les droits nationaux. Reste à harmoniser les textes.

Deuxième piste : insérer ce socle commun de l'entreprise européenne durable et responsable dans un référentiel de " soft law " qui aurait vocation à devenir un référentiel mondial, afin de pouvoir identifier les entreprises qui le respectent de celles qui s'en affranchissent, pour en tirer les conséquences appropriées dans l'ouverture au commerce en Europe. Or ce référentiel existe pour l'essentiel; celui que l'OCDE a révisé en 2011 et que plus de 40 pays sont chargés de faire appliquer à leurs entreprises[8]. S'il reste perfectible, c'est encore le plus complet quant aux exigences de base d'un comportement économique responsable. Il faudrait y ajouter probablement l'objectif de décarbonation en cohérence avec les engagements des pays à l'accord de Paris de 2015, à savoir de s'engager dans l'économie circulaire, stratégie européenne de premier plan et l'amélioration de la transparence fiscale, financière et extra-financière quasiment acquises au sein de l'Union européenne.

Ce référentiel devrait bénéficier de la possibilité donnée aux points de contact nationaux (PCN) de transmettre à la justice les infractions flagrantes, non corrigées après médiation. Il devrait aussi constituer une sorte de " passeport de durabilité " demandé aux firmes étrangères qui veulent exporter en Europe, à travers un rapport de conformité, sachant que la non-publication ou le non-respect pourrait conduire à refuser le droit à commercer en Europe à l'entreprise contrevenante. Ce dispositif est plus simple et plus efficace que l'édiction de principes généraux RSE dans les traités commerciaux concernant les produits et dont il s'avère très difficile de connaître la vérité sociale et environnementale.

troisième piste susceptible de conforter le modèle d'entreprise durable européenne : l'incitation à publier dans le bilan " le retour pour le territoire " de l'activité locale, soit la somme des impacts locaux positifs, moins celle des impacts négatifs, qui a vocation à devenir le véritable indicateur de l'utilité sociale d'une firme. Cet indicateur peut servir de base fiscale comparée et équitable mais il pourrait aussi servir à autoriser à affecter un quota de l'impôt des sociétés en faveur d'actions directes d'intérêt social, environnemental ou sociétal, dans les territoires où agissent les entreprises, afin d'encourager des stratégies d'inclusion et de développement durable contractualisées. Il s'agit de faire confiance aux firmes dans leur volonté d'intégration et de leur permettre de déployer leur stratégie locale sans augmenter leur contribution fiscale obligatoire. Un mandat européen donné aux autorités comptables internationales devrait faire avancer cette homogénéisation nécessaire des résultats publiés par les entreprises et notamment de leur dimension extra-financière et de leur contribution locale.

L'Union européenne doit se doter d'une stratégie diplomatique pour prendre le leadership de la normalisation de la RSE sur la scène mondiale et la porter dans les négociations bilatérales et multilatérales.

La conséquence de cette volonté d'affirmation d'un modèle d'entreprise " socialement utile ", serait pour l'Union européenne de s'investir dans le pilotage de la régulation mondiale sur ces questions de responsabilité et de durabilité des firmes. Pendant trop longtemps, elle est restée absente de cette scène. Le Parlement européen a vocation à réunir les acteurs mondiaux de la RSE pour encourager une concertation internationale qui n'existe pas.

La fusion du cadre des Nations unies et de l'OCDE est devenue indispensable pour unifier les référentiels qui comptent et ouvrir le dispositif de suivi à tous les pays, dans un schéma d'adhésion volontaire mais lié aux accords commerciaux, sous l'impulsion de l'Europe, en attendant que l'OMC veuille s'en saisir et s'ouvrir à la discussion sur les barrières non tarifaires qui doivent participer de l'équité des échanges.

La Chine n'étant pas opposée à ce dispositif, reste à convaincre le Brésil et l'Inde de créer une instance mondiale de suivi des " groupes " pour faire émerger ce droit international des multinationales qui fait tant défaut au commerce mondial. Le Business 20 installé en marge du G20, transformé en Responsabilité20, aurait vocation à faire le point sur l'avancement de ce cadre, en y associant les entreprises, les ONG et les Etats en se donnant des trajectoires de progrès. C'est l'intérêt de l'Union européenne de faire avancer ces mécanismes.

***

La régulation géopolitique ne se fera pas sans une participation des grandes entreprises aux stratégies collectives mondiales. Les entreprises européennes ont une carte à jouer pour montrer la voie d'un modèle durable et responsable qui renforcerait leur attractivité.

La relation entre les Etats, les entreprises et la société est-elle satisfaisante, du point de vue des objectifs de durabilité de la planète ? Poser la question est revenir aux enjeux cruciaux, sociaux, environnementaux mais aussi économiques, culturels qui caractérisent le monde contemporain, avec ses risques angoissants et pénalisants. Or, comme on le répète depuis le sommet de Rio, " il n'y aura pas d'entreprise qui gagne dans un monde qui perd ". Plus elle est puissante, solide, internationale et plus l'entreprise prend sa place dans la géopolitique, alors même qu'elle reste contrôlée par des gouvernements nationaux et une justice désarmée face à des circonstances hors de son champ.

L'Union européenne est à la fois concernée en raison de son poids spécifique et consciente de sa responsabilité au travers de ses valeurs et de son projet qui tente de concilier le progrès matériel avec celui des sociétés. Ce défi se joue clairement à travers l'exemplarité de ses entreprises. Au moment même où elles exercent de plus en plus cette responsabilité, il convient que le cadre encourage et accélère la mutation. L'Europe dispose du commerce pour imposer ses conditions. L'erreur a été jusqu'ici de discuter de la réciprocité en termes de principes généraux. Il s'agit désormais de placer l'exigence géopolitique sur le terrain de l'entreprise, en conduisant à différencier celles qui s'engagent dans la durabilité et celles qui sont prédatrices au regard des intérêts de la société et de la planète et qu'il n'y a aucune raison de tolérer ou d'accueillir sans rien dire. L'équité des échanges passe par un cadre comportemental minimum et avéré de management responsable et durable sur tous les marchés ! La réduction des impacts, mesurée et organisée, des coûts cachés et des comportements inadmissibles, doit s'appréhender désormais au niveau de l'entreprise, dès lors qu'elle demande à exporter et à investir.

Il y a là un levier de la transformation politique européenne. L'Union doit défendre ses intérêts et ses convictions face à des acteurs qui regardent encore de très loin les exigences du développement durable dans le fonctionnement micro-économique. L'entreprise est désormais au centre de la géopolitique mondiale, il faut en tirer les conséquences. L'Union européenne est la seule région capable d'en comprendre l'urgence et la portée. Et d'en faire un atout de son projet.


[1] https://www.iso.org/fr/iso-26000-social-responsibility.html
[2] https://www.unglobalcompact.org/
[3] https://www.globalreporting.org/Pages/default.aspx
[4] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32014L0095
[5] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2017/07/25/un-nouveau-cadre-de-publication-d-informations-non-financieres-par-les-grandes-entreprises
[6] https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2006/46/contents
[7] http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
[8] http://www.oecd.org/fr/investissement/mne/2011102-fr.pdf

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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