Multilatéralisme
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EN1. Refonder la politique commerciale européenne en l'adaptant au nouveau contexte économique et géopolitique mondial actuel.
• Dans un contexte marqué par le ralentissement du multilatéralisme suite au blocage du cycle de Doha et, par effet miroir, d'essor du bilatéralisme, la politique commerciale doit se moderniser. Le rééquilibrage de l'économie chinoise ralentissant le commerce extérieur mondial et l'épuisement de la dynamique des chaînes internationales de valeurs font naître des velléités protectionnistes. Ce constat appelle à une réorientation de la politique commerciale de l'Union.
• Celle-ci se caractériserait d'abord par la poursuite de la modernisation des instruments de défense commerciale suite à l'avènement de la Chine en tant qu'économie de marché ainsi qu'à la concurrence de nouveaux acteurs (BRICS, MIST).
• Puis par une application réduite progressivement de la règle du "droit moindre" se contentant de calquer les droits de douane sur le niveau de préjudice causé par un cas de dumping.
• Également par le biais d'une réponse institutionnelle aux défis posés par la mixité des accords et notamment face au risque de "vétoisation". L'avenir passe aussi par des accords "à tiroir" distinct en fonction des modes de ratification.
• Enfin, par la promotion de la réciprocité dans les accords passés par l'Union.
2. Répondre aux inquiétudes liées aux nouveaux accords par l'association plus étroite des parlements nationaux et de la société civile.
• Répondre aux questions liées à la technicité des accords commerciaux de dernière génération aux questions de transparence des négociations, à la remise en cause de l'arbitrage traditionnel.
• Ceci en convaincant les citoyens européens que l'Union peut revoir à la hausse les conditions de la plupart des partenariats commerciaux.
• A travers ce travail de conviction, l'Union européenne pourrait répondre aux réflexes protectionnistes en déconstruisant l'idée selon laquelle la mondialisation s'apparente à la politique commerciale. Ici, le Parlement européen dispose du pouvoir de rejeter un accord finalisé et la communication vers le citoyen est un des enjeux cruciaux de commerce. L'échelon politique national et les débats parlementaires ont également un rôle à jouer tant au moment e la négociation des mandats que de la mise en œuvre des accords.
• D'un point de vue institutionnel, une articulation entre la Commission et les gouvernements est nécessaire pour ordonner les réponses et explications aux inquiétudes légitimes de la société civile.
• Promouvoir la transparence en incluant publiquement les parlementaires européens et nationaux afin d'ouvrir et de politiser les débats sur les mandats de négociation pour une ratification facilitée par la suite.
3. Mettre la politique commerciale européenne au service de sa diplomatie et en faire un outil de puissance pour le rayonnement de l'Union dans le contexte global.
• Au sein d'un système commercial multilatéral fragilisé par son atonie économique, sa contestation politique et sa paralysie institutionnelle, l'Union européenne doit aller au-delà des géants commerciaux traditionnels et se tourner vers les émergents, vers de nouvelles zones telles que l'ASEAN, le Mercosur, l'Alliance du Pacifique.
• Du fait de la montée en gamme de son économie, la Chine pourrait se tourner davantage vers l'Europe. L'enjeu premier pour l'Europe devra être celui d'un meilleur accès au marché chinois et d'une plus grande réciprocité des échanges compte tenu d'un déséquilibre structurel croissant des relations bilatérales.
• La politique commerciale doit retrouver un sens politique par l'accompagnement des perdants du libre-échange avec refondation du Fonds européens d'ajustement à la mondialisation.
• Dans le cas du partenariat avec les pays de la zone Afrique, caraïbes, Pacifique, celui-ci a vocation à être un outil de puissance collective, ne se limitant pas à la dimension purement économique mais géopolitique. La consolidation de la paix par le dialogue entre l'État et la société civile est un facteur de stabilité politique.
• Face à l'imprévisibilité de l'administration américaine, il sera impératif que l'Europe puisse répondre par un sang-froid pragmatique mais ferme afin de préserver son unité, protéger ses intérêts stratégiques, garder son cap au plan politique et commercial et profiter des opportunités ouvertes par cette nouvelle donne américaine.
• Dans le cas du Brexit, il sera essentiel de pouvoir défendre l'intégrité du marché unique européen et de renforcer la zone euro en la dotant d'une véritable gouvernance économique et politique capable de protéger ses intérêts géostratégiques.
4. Réaffirmer et renforcer le cadre normatif européen dans les nouveaux accords en harmonisant par le haut.
• La nouvelle génération d'accords inclut des mesures telles que l'harmonisation des normes techniques et environnementales. L'idée sous-jacente est celle de faire valoir un modèle normatif, un schéma de développement socio-économique, tout en tentant de résoudre les divergences d'intérêt entre les partenaires.
• La politique commerciale européenne doit avoir pour mission de promouvoir une harmonisation par le haut en poursuivant la diffusion du modèle européen en ajoutant aux futurs accords des chapitres consacrés au développement durable, à l'impact social et à la protection des consommateurs.
• Le partenariat UE-ACP renouvelé devrait être juridiquement contraignant. Cette force juridique assurerait de la prévisibilité, de la transparence et de la responsabilité mutuelle. Dans un contexte instable, la cadre ACP est un élément de stabilité et permet de diffuser les normes européennes.
• Les observateurs pointent également la nécessaire modernisation et harmonisation du cadre juridique des affaires au sein des pays ACP.
• Au niveau de l'Union, les évolutions institutionnelles récentes indiquent une volonté de s'armer juridiquement face aux évolutions du commerce international moderne. La poursuite de la modernisation des outils commerciaux et la redéfinition des compétences lors de l'élaboration du mandat de négociation sont autant de mesures pouvant répondre aux défis posés par les accords de nouvelle génération (normatif, transparence, réciprocité, mixité).
Charles de Marcilly
Responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation
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Table des matières
1/ Anne-Marie Idrac, "Politique commerciale : aux armes, Européens !"
,Rapport Schuman sur l'Europe, 2017, pp. 103-111.
2/ Sébastien Jean, "Le ralentissement du commerce mondial : une rupture structurelle porteuse d'incertitudes"
,Question d'Europe n°421, février 2017.
3/ Charles de Marcilly, Aurélien Pastouret, "La politique commerciale de l'Union européenne au risque des défis internes"
,Question d'Europe n°407, octobre 2016.
4/ Karine Lisbonne-de Vergeron, "UE, Brexit, États-Unis : la dimension stratégique des nouveaux enjeux commerciaux"
,Question d'Europe n°427, mars 2017.
5/ Charles de Marcilly, Laurent Boulay, "Post-Cotonou, vers une modernisation du partenariat ACP"
,Question d'Europe n°440, juillet 2017.
6/ Charles de Marcilly, Angéline Garde, "Octroi du statut d'économie de marché à la Chine : quelles réponses politiques face au carcan juridique ?"
,Question d'Europe n°389, 18 avril 2016
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Politique commerciale : aux armes, Européens !
Anne-Marie IDRAC
L'accord entre l'Union européenne et le Canada (CETA) et la mise en sommeil de celui avec les États-Unis (TTIP) ont mis en lumière le caractère crucial des enjeux commerciaux européens et les inquiétudes qu'ils suscitent.
Les options résolument protectionnistes exprimées par Donald Trump et par certains partis populistes européens, comme à l'inverse les options (ultra) libre-échangistes de certains partisans du Brexit, illustrent que le sujet est définitivement sorti du champ technique.
"Trade" est au cœur des grands sujets politiques de la construction de l'Europe : puissance vis-à-vis des acteurs externes, répartition des pouvoirs entre institutions communautaires et nationales, défense de notre modèle d'économie sociale de marché, capacité de protection et de conviction des citoyens.
Désormais, la politique commerciale est en danger et doit impérativement s'adapter aux nouvelles donnes politiques, sociales et économiques.
L'Europe, acteur majeur et performant des échanges mondiaux
Première puissance commerciale au monde si l'on cumule les échanges de biens et de services, l'Union européenne a fait du commerce l'un des moteurs de sa croissance et de la création d'emplois : notre choix collectif est clairement celui de l'ouverture des frontières externes, cela en complément du Marché unique et de la politique de la concurrence.
Cela fait de l'Europe l'une des économies les plus ouvertes de l'OCDE Avec ses 511,8 millions de consommateurs à haut pouvoir d'achat, l'Union européenne représente le principal marché d'exportation pour plus de 80 pays. Selon la Banque mondiale, les barrières douanières européennes ont un taux moyen de 1,5% contre 2,81% pour les États-Unis, 2,41% pour le Japon, 2,79% pour le Canada. Toutefois, dans certains secteurs très sensibles, l'OMC[1] constate que l'Union européenne sait aussi se protéger au même niveau de tarifs douaniers que le Japon ou les États-Unis.
Fait insuffisamment souligné, l'Union européenne a une balance commerciale excédentaire, et ce de manière croissante : l'excédent pour les biens de 11 milliards € en 2014 est passé à 38 milliards en 2016[2]. Ces données reflètent toutefois de fortes différences entre États, de l'Allemagne la plus excédentaire au Royaume-Uni le plus déficitaire pour les marchandises.
Il résulte de cette ouverture que l'Europe représente 15% du commerce mondial de biens, elle est le premier exportateur de services. On estime que quelque 30 millions d'emplois européens dépend des exportations ; en France, soit 10% des emplois. Quant aux importations, il faut rappeler qu'elles soutiennent non seulement le pouvoir d'achat des ménages, mais aussi la compétitivité des industries européennes par l'incorporation de composants venus d'ailleurs à la faveur de chaînes de fabrication sophistiquées.
Par ailleurs, l'Union européenne reste à la fois la première émettrice et récipiendaire des investissements directs étrangers (IDE), notamment de et vers les pays de l'OCDE : les IDE sortants sont à l'origine de la puissance et des succès de nombreux groupes industriels et de services européens ; quant aux IDE entrants, ils permettent la création de nombreux emplois sur notre territoire.
Au plan politique, l'Union européenne a toujours été avec les États-Unis l'un des acteurs majeurs du multilatéralisme, via l'OMC. Elle a joué un rôle important dans le lancement du cycle de Doha visant à rééquilibrer le système commercial mondial en faveur des pays en développement par une plus grande ouverture des marchés et des règles commerciales modernisées. Elle a su aussi prendre un rôle leader spécifique dans les relations avec les pays les moins avancés en leur ouvrant l'accès à son marché sans droits ni contingents par l'initiative "tout sauf les armes" en 2001 sous l'impulsion de Pascal Lamy, alors Commissaire européen au Commerce.
Toutefois depuis le blocage du cycle de Doha, elle privilégie désormais les accords bilatéraux ou régionaux face à l'inertie de l'OMC. L'accord du 1er juillet 2011 signé avec la Corée du Sud a ainsi permis d'accroître les exportations de 59,2 % pendant que les importations n'augmentaient que de 1%. Cela a représenté un excédent de 3,1 milliards € en 2016[3].
Les défis européens s'articulent à des défis globaux
Moins de "grain à moudre" en raison du ralentissement de la croissance du commerce mondial
Alors que les échanges commerciaux progressaient à un rythme deux fois supérieur à celui de la croissance mondiale, cette progression est devenue, depuis 5 ans, proche de celle du PIB mondial, soit autour de 2,8% en 2015 et 2016. En outre, les exportations des pays développés progressent moins vite que celles des pays en développement, tandis qu'à l'inverse les importations des économies développées augmentent plus vite que celles des émergents. La part de l'Union européenne dans le commerce mondial tend historiquement à diminuer du fait de l'émergence des pays hors OCDE, et notamment de la Chine, devenue premier exportateur en 2015.
Le multilatéralisme OMC est en panne, entraînant la multiplication d'accords régionaux
Ces 10 dernières années ont été marquées par l'absence de consensus et la diversité des points de vue sur les principes qui devraient régir le commerce international, bien que le G20 s'en soit saisi.
Chez les Occidentaux, au moment où leur influence globale tend à décroître, est apparu le désir de règles transparentes et équitables avec, notamment pour certains pays européens, la notion de "fair trade". De la part des pays en développement et émergents, s'est accrue la volonté d'accéder aux riches marchés des pays développés, en obtenant des accords préférentiels pour leur développement (en relation avec le principe "Trade better than Aid"); ces pays aux économies contrastées ne s'avèrent pas en mesure de piloter le multilatéralisme, et l'adhésion de la Russie à l'OMC en 2012 pas de nature à simplifier les débats. Au total, malgré quelques avancées techniques sur la facilitation des échanges, le cycle de Doha est dans une impasse depuis 2008 et, avec lui, le multilatéralisme commercial.
Pour ces raisons, les accords bilatéraux et régionaux se sont multipliés. Certains visent simplement à obtenir des avantages douaniers exclusifs sur les pays extérieurs à l'accord ; d'autres, de nouvelle génération, cherchent à promouvoir des mesures telles que l'harmonisation des normes techniques et environnementales, des processus transparents aux frontières et la simplification des règles d'origine.
Cette dernière conception a inspiré notamment les projets UE-Canada (CETA) et UE-USA (TTIP) visant à la création d'un espace réglementaire de haut niveau pour promouvoir des valeurs et intérêts communs dans la lignée des stratégies "Europe 2020" et "le commerce pour tous"[4].
Dans leur conception d'origine, ces projets, notamment le partenariat UE-USA, avaient une valeur géopolitique : face aux intentions transpacifiques de Barack Obama et à celles de la Chine sur l'ASEAN, l'idée sous-jacente était de faire valoir nos normes et notre modèle de développement socio-économique. La nouvelle présidence américaine considère les relations commerciales uniquement sous l'angle de la balance des échanges, gelant ce processus entre les deux continents. Son inspiration n'en reste pas moins politiquement très riche.
De nouveaux sujets plus sensibles politiquement: les obstacles non tarifaires, les investissements et les marchés publics
*Traditionnellement concentrés sur les biens et l'abaissement des droits de douane avec pour résultat des taux très faibles, considérés comme acquis, les sujets de négociation sont devenus beaucoup plus complexes et qualitatifs : les normes sanitaires et techniques et les outils de leur vérification, les services, la localisation des emplois induits par les échanges internationaux, la loyauté de la concurrence, les droits de propriété intellectuelle, le développement durable et le numérique.
Cette évolution des accords, correspondant à celle des échanges, ne concerne donc plus les seuls producteurs ou commerçants et la circulation de leurs containers, mais des questions relevant de la protection des consommateurs, de nature à mobiliser les opinions publiques autour de leurs préférences collectives. La multiplicité et la technicité de tous ces sujets rendent objectivement difficile la nécessaire transparence des négociations, ce qui peut alimenter bien des fantasmes.
Pourtant, les mandats de négociation européens sont clairs : il est exclu de céder du terrain dans des domaines tels que les OGM, le traitement chimique de la viande ou le rôle des services publics dans l'éducation. Les négociateurs ne peuvent non plus discuter de standards qui seraient inférieurs à ceux en vigueur au sein de l'Union européenne.
*S'ajoute à cela les questions d'investissement ; cette compétence est devenue communautaire depuis le Traité de Lisbonne, alors qu'il préexistait plus de 1 100 accords bilatéraux entre les États membres. Au-delà de la difficulté technique et politique de la transition vers une communautarisation, des sujets nouveaux sont apparus dans le débat public, comme celui des instances de règlement des différends ; la mise en cause de l'arbitrage traditionnel a conduit l'Union à proposer en septembre 2015 un nouveau système de Cour des Investissements (ISDS) qui modernise un système entièrement privé jusqu'ici. Créer un cadre de référence commun entre EM dans un souci de préservation de nos acquis technologiques, complété par celui de la sécurité de nos données, est devenu un nouvel enjeu majeur.
*La libéralisation des marchés publics est aussi un sujet sensible, du fait de leur importance, (par exemple 16% du PIB de l'UE, 1/7e de l'économie américaine) et de leur caractère "régalien". Juridiquement, l'Union européenne est plus ouverte que les États-Unis, les 28 États membres étant tous signataires de l'accord OMC d'ouverture des marchés publics, quand seuls 37 des 50 États fédérés américains l'ont signé. En 2014 s'est produite en outre une extension des mandats du "Buy American Act", qui contraint les agences gouvernementales à acheter auprès des producteurs et fournisseurs locaux ou oblige les entreprises étrangères à intégrer des emplois et des matières premières américains dans leur processus de production. En Europe, il n'existe pas de mandat équivalent.
L'idée de réciprocité ne permettant d'ouvrir les marchés publics de l'Union que si le partenaire commercial en fait autant est politiquement porteuse, mais non sans difficultés[5]: En externe, toute négociation implique des contreparties ; en interne, certains aspects de la politique communautaire de la concurrence et de l'ouverture sans restriction aux investissements étrangers pourraient être partiellement mis en cause. La sensibilité des opinions est telle que l'innovation doit prévaloir.
La politique européenne du commerce doit être refondée
Les modifications des rapports de force économiques consolident de manière évidente le besoin d'agir collectivement au niveau de l'Union européenne, pourtant l'Europe ne semble plus en mesure de s'affirmer et de protéger ses emplois. Il en résulte de redoutables crispations politiques qui ont rendu urgente la mise en place d'instruments de défense commerciale robustes, et l'exigence de réciprocité dans les accords passés par l'Union. C'est pourquoi, le paquet législatif renforçant les règles antidumping a été adopté par le Parlement européen le 15 novembre dernier. Il faut cependant rester vigilant sur son application réelle.
Le commerce, une compétence communautaire en danger
"Un des diamants de la couronne européenne" - selon le terme employé par le porte-parole de la Commission européenne-, la politique commerciale a été fédéralisée depuis les Traités de Rome en 1957. Elle a grandement contribué à l'affirmation européenne sur la scène mondiale, constituant quasiment le seul outil des relations de l'Union avec l'extérieur jusqu'au traité de Lisbonne. Ce dernier, tout en créant les bases d'un service diplomatique commun (SEAE), a équilibré le pouvoir de négociation exclusif de la Commission en faisant intervenir le Conseil et le Parlement pour l'adoption des accords.
La compétence exclusive[6] de l'Union est toutefois de plus en plus décriée. Il résulte de l'évolution du contenu des accords l'apparition -depuis la conclusion des négociations entre l'Union européenne et Singapour en octobre 2014-, de la notion d'accords " mixtes", incluant pour partie des compétences des États membres. Dès lors, les instances nationales, et plus seulement communautaires, sont appelées à intervenir dans le processus. La mobilisation des parlements régionaux comme constatée en Belgique lors de l'accord avec le Canada souligne que les pressions politiques internes aux États membres peuvent être fortes.
Certains vont jusqu'à dénier aux institutions européennes la légitimité démocratique nécessaire pour endosser des accords commerciaux, alors qu'il est clairement de la responsabilité du Parlement européen d'en soutenir ou rejeter l'adoption.
Ces conflits de compétence et de légitimité font craindre une "vetoisation" de la politique commerciale commune, dont la puissance résidait, au contraire, dans son caractère communautaire. Cela entraîne deux risques d'affaiblissement : la perte de crédibilité des négociateurs européens vis-à-vis des partenaires externes ; le manque d'ambition des accords réduits à leur plus faible dénominateur commun, en raison de la difficulté de réunir l'unanimité des États membres, a fortiori s'ils ont recours à leur Parlement national.
La question de la "mixité" des accords envisagés et donc leur mode de ratification ont été clarifiés en mai 2017 par la CJUE dans l'avis 2/15 portant sur l'accord de libre-échange avec Singapour. Il est également essentiel de bien préparer politiquement l'octroi des mandats aux institutions européennes, et de conforter les mandants aux principales étapes des négociations.
L'émergence de la Chine, révélatrice du besoin d'agir
Tous les pays de l'Union ont, comme les États-Unis, soutenu en 2001 l'adhésion de la Chine à l'OMC.
Le "deal" implicite était alors le suivant : nous Européens, importons des produits chinois pour le plus grand bénéfice du pouvoir d'achat de nos consommateurs, et investissons en Chine au profit de la puissance de nos industries et de nos services ; en contrepartie, vous Chinois, obtenez la création massive d'emplois manufacturiers bas de gamme dans votre "atelier mondial" et profitez de nos investissements chez vous, assortis de transferts de technologies.
La confiance était alors dans la convergence de tous les pays vers le modèle politico-économique occidental ; ainsi les mesures antidumping spécifiques mises en place ne l'ont été que pour 15 ans, jusqu'en décembre 2016, temps supposé suffisant pour que la Chine devienne naturellement une "économie de marché". Ce qu'elle est moins que jamais ![7]
Ce deal s'est avéré correct du point de vue des consommateurs européens, mais pas du point de vue industriel, avec la montée en gamme des produits chinois -devenus leaders sur certains produits à haute valeur ajoutée-, plus encore le dumping des producteurs chinois, favorisés par des financements de leur gouvernement, et le déversement de leurs surcapacités sur les marchés occidentaux : ainsi pour l'acier, la surproduction atteint quelque 350 millions de tonnes, soit près du double de la production annuelle européenne. En conséquence, les prix du marché pour certains produits de l'acier ont diminué de 40%, détruisant 40 000 emplois dans l'Union depuis la crise financière !
Par ailleurs, alors que les contraintes imposées à l'investissement étranger en Chine ont tendance à se durcir [8], celle-ci investit désormais davantage hors de ses frontières que les étrangers n'investissent sur son territoire, cela à un rythme accéléré : trois fois plus en 2016 qu'en 2015.
Comme cela est apparu sur plusieurs acquisitions récentes de fleurons industriels allemands, ces investisseurs peuvent se permettre d'offrir des prix très élevés, puisqu'ils sont les seuls à pouvoir garantir un accès complet au marché chinois.
De ce fait, la notion de réciprocité commence à irriguer la pensée communautaire. La Commission envisage un accord sur les investissements avec la Chine, dont les chances d'aboutir semblent politiquement très minces.
L'exigence de mieux protéger
Le protectionnisme n'est pas une option pour l'Europe, mais ce que l'on peut lui reprocher de naïveté ne l'est pas non plus.
Les outils de protection actuels n'étaient plus suffisants, comme l'a rappelé la Commission [9], bien qu'ils aient permis de protéger 315 000 emplois (dans les secteurs du fer, de l'acier, de la chimie, de la céramique, de l'ingénierie mécanique). 39 mesures antidumping et antisubventions dans le secteur de l'acier ont été mises en place, dont 17 concernent la Chine. Mais la Commission a atteint les limites de ce qui était faisable en matière de législation européenne sur la défense commerciale qui ne s'appliquent qu'à 0,21% des importations. C'est pourquoi elle a mis sur la table des propositions de renforcement des instruments de défense commerciaux :
• Tout d'abord, il s'agit de mettre fin à l'application systématique par l'Union européenne de la règle du "droit moindre", qui va bien au-delà des obligations de base définies par l'OMC et empêche l'Union d'augmenter les taxes antidumping. Cette règle consiste à se contenter de calquer les droits de douane sur le niveau de préjudice causé par le dumping, ce qui a pour résultat habituel une réduction des taxes payées à l'importation de produits chinois. Ainsi, quand l'Union taxe l'acier chinois à 21,1%, les États-Unis l'imposent à hauteur de 266%, détournant par ailleurs les flux d'exportations chinoises vers le marché européen.
• En outre, la Commission propose une modernisation de la législation sur les déloyautés concurrentielles liées aux subventions et une nouvelle méthode de calcul du dumping pour les importations en provenance de pays où il existe des distorsions du marché ou dans lesquels l'influence de l'État sur l'économie est omniprésente. Même si la Chine n'est pas la seule concernée, cela a constitué une voie de sortie politiquement honorable et potentiellement efficace du problème de l'admission de la Chine au statut virtuel "d'économie de marché" mais avec la mise en place concomitante de ces mesures de protection innovantes et adaptées aux réalités des distorsions.
La réactivité des États membres aux propositions de la Commission a été un bon indicateur pour mesurer leur volonté d'agir de manière ordonnée face à des comportements abusifs et d'affirmer la puissance européenne. Or les positions des 28 Etats membres ne sont pas aisément alignées, pour des motifs de tradition des échanges, de culture économique ou de balance commerciale, et parfois hélas pour des raisons de politique intérieure à court terme.
Les nombreux États hostiles aux propositions de renforcement des instruments de défense commerciale avancent que taxer davantage les importations porterait préjudice aux entreprises ayant besoin de composants bon marché pour doper leur compétitivité sur la production de marchandises à forte valeur ajoutée. J'ai le souvenir personnel de discussions avec les pays du Nord de l'Europe, hostiles à des mesures de protection contre l'afflux de panneaux solaires chinois, au motif que ceux-ci permettraient d'accélérer la transition énergétique.
La politique commerciale doit retrouver un sens politique
L'annonce par la voix du Président américain Donald Trump de la mort du projet de traité transatlantique, également mis en cause en Europe, est une mauvaise nouvelle, tant ce projet était porteur de nouveaux équilibres protecteurs des normes et valeurs face à la montée en puissance des pays émergents [10]. Les critiques de divers bords (environnement, agriculture) visant le CETA ou le projet d'accord avec le Mercosur ouvrent de nouveaux fronts de débats.
Plus que jamais, dans un contexte de remontée du protectionnisme, il est impératif que la politique commerciale de l'Union européenne reprenne forces et couleurs.
Cela toutefois ne réussira pas à apaiser les inquiétudes ni à obtenir l'adhésion des citoyens sans dispositions plus politiques de nature à rétablir la confiance, telle la transparence des négociations. Au plan social, une économie sociale de marché ouverte doit aller de pair avec l'accompagnement des perdants du libre-échange ; c'est ainsi que le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation, insuffisamment doté et trop complexe d'accès, devrait être refondé.
Plus généralement, et de manière offensive, d'autres outils des politiques communautaires et nationales doivent être mieux activés pour affermir la compétitivité et la puissance concurrentielle de nos entreprises, nos capacités d'innovation, nos compétences.
Il y va de la robustesse non seulement de nos échanges commerciaux, mais de notre modèle de développement économique et social.
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Le ralentissement du commerce mondial : une rupture structurelle porteuse d'incertitudes
Sébastien JEAN
A mesure que la crise financière de 2008-2009 s'éloigne, il devient de plus en plus clair que le commerce mondial s'est durablement et structurellement ralenti. Cela n'a pas été évident d'emblée, parce que la crise a eu des répercussions très fortes sur les échanges commerciaux, qui sont en général deux à trois fois plus volatils que le PIB. Le commerce est en effet en grande partie composé de biens manufacturés, dont la demande est plus cyclique que celle des services et des produits agricoles. Les investissements, qui comprennent une proportion élevée d'importations, sont en outre plus volatils que le reste de la demande[1]. Et le fait que les exportations elles-mêmes incorporent de plus en plus d'intrants intermédiaires importés a accentué la cyclicité du commerce. Enfin, lors d'une crise financière aiguë comme celle de 2008-2009, la restriction des crédits commerciaux et la détérioration des garanties (plus indispensables encore aux exportations qu'aux transactions nationales) limitent les échanges internationaux[2]. Ainsi, après une chute de plus de 10% en 2009, le volume des échanges de biens et services a vigoureusement rebondi en 2010, avec une croissance de presque 13%, quand le PIB mondial augmentait de 4,1%. Au terme de ces évolutions très heurtées, il pouvait sembler naturel de retrouver les tendances qui avaient précédé la crise, et lorsque la croissance du commerce s'est avérée relativement lente, cela a été initialement interprété comme un aléa conjoncturel, une sorte d'effet retard de la crise. Pourtant les années passent, et les prévisions formulées par les organisations internationales sur l'évolution du commerce mondial se sont avérées systématiquement trop optimistes pendant plusieurs années –quasiment sans exception entre 2011 et 2016 pour les prévisions de l'OMC, du FMI et de la Banque mondiale-[3].
1. Une rupture structurelle
De fait, la rupture est nette. Au cours des quinze années qui avaient précédé la crise (1993-2007), le commerce mondial de biens et services en volume avait crû à un rythme annuel moyen de 7,2%, plus de deux fois plus rapide que celui du PIB mondial en volume (3,1%[4]). Entre 2012 et 2015, en moyenne, le commerce ne croissait plus qu'au rythme de 3,3% l'an, à peine plus vite que le PIB (2,6%). La tendance récente a été plus irrégulière, avec une quasi-stagnation des échanges pendant un an et demi (d'après les données mensuelles du CPB, Pays-Bas, reconnues pour leur qualité, le volume du commerce mondial en juillet 2016 ne dépassait pas son niveau de décembre 2014), suivi d'un rebond assez marqué, en particulier à l'automne 2016. Cette reprise semble cependant conjoncturelle, liée à la reprise de la production industrielle, et ne paraît pas marquer de rupture durable par rapport à la tendance, la moyenne annualisée de la croissance du commerce mondial en volume s'établissant à 2,4% depuis la mi-2011.
Certes, le ralentissement de la croissance du PIB, et donc de la demande, joue mécaniquement un rôle dans celui du commerce, et ce rôle apparaît d'autant plus important que l'on se réfère à la période relativement dynamique qui a précédé la crise. Si cela a amené le FMI à mettre en avant l'atonie de la demande comme le facteur majeur d'explication du ralentissement commercial, cette conclusion n'est guère convaincante lorsque l'on prend plus de recul.[5] De fait, la rupture de tendance qui s'esquisse ne concerne pas tant le ralentissement du commerce dans l'absolu, que la baisse du ratio entre le taux de croissance du commerce et celui du PIB, souvent dénommé élasticité du commerce à la croissance. L'atonie de l'investissement a un temps été mise en avant comme un élément important d'explication, mais là encore l'argument résiste mal à l'analyse pour la période récente. Le taux d'investissement est certes à un niveau historiquement faible dans beaucoup de pays, en particulier les pays industrialisés, mais il a cessé de baisser, ce qui signifie que l'investissement n'augmente actuellement pas moins vite en moyenne que les autres composantes de la demande.
L'augmentation de la part des services dans les économies est un autre élément potentiel d'explication, les activités de services étant moins échangées que celles de biens. Elle semble cependant peu à même d'expliquer le ralentissement, d'abord parce que cette tendance séculaire n'a pas connu de rupture concomitante de celle des échanges. Les échanges internationaux de services ont d'ailleurs également ralenti, même s'ils ont mieux résisté que ceux de biens.
Finalement, pour expliquer le ralentissement du commerce mondial, deux facteurs se détachent clairement, même si leurs contributions respectives restent incertaines. Ils ont trait à la Chine et aux chaînes internationales de valeur. Avec une interrogation, portant sur le rôle passé et à venir des politiques protectionnistes.
2. Le rééquilibrage de l'économie chinoise ralentit son commerce extérieur
Le rôle de l'économie chinoise doit être mis en avant parce que ce pays, devenu le premier exportateur mondial de marchandises depuis 2009, est engagé depuis maintenant une décennie dans un rééquilibrage de grande envergure. Preuve en est l'agenda politique de Pékin et l'attention portée à la mise en valeur du marché domestique. Xi Jinping a rappelé en octobre 2017, lors du XIXème Congrès du parti communiste chinois, l'importance du projet dit de "route de la soie" (One belt, one road). Ce dernier implique le développement d'investissements croisés et des transferts de technologie. Lors de ce même Congrès le dirigeant chinois a également érigé le pays en "géant économique, stratégique et idéologique". Autre indice témoignant du rééquilibrage de l'économie chinoise, un accord est en préparation entre la Chine et l'Arabie Saoudite avec in fine une entente pour que les importations de pétrole saoudien soient libellées en yuan, s'émancipant ainsi du recours au dollar. De fait, l'ouverture de la Chine avait atteint dans les années 2000 un niveau extraordinairement élevé pour un pays de cette taille, les exportations représentant jusqu'à 35% du PIB en 2007. Cette remarquable extraversion découlait de la stratégie de développement suivie par le gouvernement chinois, qui s'appuyait largement sur l'ouverture, et en particulier les exportations, pour faciliter la mise en place d'une discipline de marché et l'accès aux technologies modernes, tout en entretenant une dynamique forte d'accumulation de capital productif et de gains de productivité. L'accueil de l'investissement étranger direct des multinationales des pays riches et le commerce d'assemblage auquel elles se livraient en abondance, combinant des intrants importés avec la main-d'œuvre chinoise à bas coût, en constituait l'un des éléments clés. En dépit de son succès, cette stratégie ne pouvait constituer qu'une première étape. La soutenabilité à terme de la croissance chinoise nécessitait un rééquilibrage à plusieurs égards. Schématiquement, le marché intérieur devait prendre le relais de débouchés extérieurs incapables à terme de maintenir leur dynamique initiale, étant donné la part de marché déjà élevée qu'y ont atteinte les exportateurs chinois, la consommation devait prendre le pas sur un investissement très élevé en proportion du PIB, la croissance devait s'appuyait désormais sur les services plus que sur l'industrie, et les exportations plus sur des filières nationales que sur l'assemblage d'intrants importés.
Cette évolution d'ensemble est amorcée depuis le début des années 2000 et s'est traduite commercialement par le plafonnement du taux d'ouverture, le ratio des exportations au PIB déclinant après 2007 pour revenir à 26% en 2015, tandis que l'excédent commercial, qui avait atteint 8% du PIB, revenait dans une fourchette de 2 à 4% du PIB. Ce moindre dynamisme concerne avant tout le commerce d'assemblage par des entreprises étrangères, qui ne représentait plus que 33% des exportations chinoises en 2015, contre 46% en 2007. Au-delà du rééquilibrage, ce mouvement s'inscrit dans une stratégie de remontée de filière, par laquelle la Chine gagne progressivement une maîtrise plus large des composants nécessaires à ses exportations de produits finis, et de montée en gamme, par l'augmentation progressive du niveau de qualité et de technologie de ses productions. De fait, la valeur unitaire des exportations manufacturières chinoises a augmenté plus vite que celle de ses concurrents dans la plupart des secteurs depuis une dizaine d'années[6]. L'augmentation très rapide des salaires en Chine ne laisse d'ailleurs pas d'autre choix. Récemment, le commerce extérieur de la Chine ne montre même plus de tendance croissante : d'après l'OMC, au troisième trimestre 2016, les exportations en volume de la Chine étaient inférieures à leur niveau atteint deux ans auparavant, tandis que les importations en volume étaient inférieures à leur niveau du troisième trimestre 2012, en retrait de plus de 10% par rapport à leur point haut de 2014 ![7] Même si les derniers chiffres disponibles montrent un rebond, qu'il est trop tôt pour considérer comme durable, le moins que l'on puisse dire, c'est que la Chine n'est plus pour le commerce mondial la locomotive qu'elle a été pendant des années.
3. La dynamique des chaînes internationales de valeur est épuisée
Le second élément majeur d'explication du ralentissement, qui n'est pas indépendant du premier mais ne s'y résume pas non plus, est l'épuisement de la dynamique d'allongement des chaînes internationales de valeur (global value chains). On désigne par ce terme la fragmentation des processus de production en un grand nombre de tâches effectuées dans des pays différents pour tirer le meilleur parti des écarts de salaires, de coût du capital, de qualifications, de technologies et de disponibilités d'intrants. La chaîne des tâches productives, sources de valeur ajoutée, décomposée de plus en plus finement entre pays, induit des échanges internationaux croissants. Ce processus a joué un rôle central dans l'accélération du commerce mondial dans les années 1990 et 2000. Il se traduit notamment par le fait que la valeur des productions exportées entre deux pays ne correspond pas seulement à de la valeur ajoutée déplacée entre eux. C'est le cas de la part de la valeur qui est constituée d'intrants importés et de celle qui sera réexportée (vers le pays d'origine du flux ou vers un pays tiers) après transformation ou incorporation dans un autre produit. En somme, seule une fraction de la production exportée est réellement de la valeur ajoutée exportée, et cette fraction diminue à mesure que les chaînes internationales de valeur se fragmentent. De fait, cette fraction serait passée, d'après les estimations les plus récentes, de 78% en 1990 à 68% en 2008 pour l'ensemble des produits, et de 59% à 46% pour les produits manufacturés.[8]Si le chiffre équivalent n'est pas encore disponible pour les dernières années, cette tendance à la baisse a clairement été stoppée depuis, s'inversant même légèrement. Autrement dit, la fragmentation internationale des chaînes de valeur a cessé de s'étendre et aurait même légèrement régressé. C'est ce que montre une mesure directe de fragmentation développée par l'OCDE, mais également la baisse de la part des consommations intermédiaires dans les échanges mondiaux.[9] Cette rupture de tendance, à elle seule, expliquerait le ralentissement du commerce mondial par rapport à la période de pré-crise pour plus de deux points de pourcentage, soit environ la moitié du ralentissement total constaté.[10] De fait, les flux pour lesquels la fragmentation internationale des chaînes de valeur est la plus forte sont également ceux pour lesquels la croissance observée est la plus nettement inférieure à celle attendue en se fondant sur une analyse des déterminants avant la crise.[11] Le corollaire de ce constat est d'ailleurs que le ralentissement du commerce international est moins marqué si l'on mesure les flux en valeur ajoutée plutôt qu'en production brute. Il convient cependant de souligner que la rupture dont il s'agit ici est avant tout un coup d'arrêt à une tendance très nette au fractionnement de plus en plus fin des chaînes internationales de valeur, ce qui ne signifie pas nécessairement une régression de ce phénomène. Même si certaines multinationales ont profité des progrès de la robotique et de la réduction des différentiels de coût du travail pour rapatrier dans les pays riches une partie de leur production précédemment délocalisée, on ne peut pas parler, pour l'instant en tout cas, d'un retour en arrière significatif. La vogue qui entoure les termes de relocalisation ou de reshoring ne doit pas masquer que les statistiques n'indiquent pas d'évolution massive dans ce sens.
Cette rupture dans la division internationale du travail pose plusieurs questions, en particulier celle de comprendre ses déterminants, notamment la part qu'ont pu y prendre les politiques économiques et leur biais protectionniste éventuel. Premier élément d'explication, les gains liés à l'extension internationale des chaînes de production tendent à s'amenuiser au fur et à mesure de l'avancée du processus : les arbitrages les plus profitables ont déjà été mis en œuvre. D'ailleurs, si les flux d'investissement direct à l'étranger ont continué à progresser dans l'absolu, ils ont sensiblement régressé en proportion de la formation brute de capital fixe dans les pays à revenu bas ou intermédiaire, passant de près de 13% en 2007 à moins de 9% en 2014.[12] Quant aux coûts de transports et de coordination distante, le rythme de leur diminution s'est probablement ralenti, et les gains auxquels ils donnent lieu sont également sujets à des rendements décroissants. Enfin, les politiques économiques ne peuvent être indéfiniment rendues plus favorables à l'extraversion, comme cela a été le cas dans la plupart des pays au cours des années 2000.[13]
En outre, la période récente a souligné que la division internationale fine des processus productifs peut aussi être un facteur de fragilité qui, perçu comme tel, peut limiter son approfondissement. Le tremblement de terre au Japon en 2011 ou les inondations en Thaïlande au cours de la même année ont ainsi perturbé l'activité d'usines parfois situées à l'autre bout du monde, en particulier dans l'industrie électronique. La crise économique et financière a aussi montré à quel point la transmission des crises macroéconomiques et financières peut-être puissante et rapide dans ce contexte.
4. Le protectionnisme n'a pas causé le ralentissement, mais le ralentissement menace de faire ressurgir le protectionnisme
La résurgence du protectionnisme est une autre explication envisageable. Les crises sont des périodes propices aux réflexes protectionnistes, gouvernements et entreprises cherchant à compenser le recul de la demande par une diminution des parts étrangères sur le marché national. Conscients des risques d'engrenages inhérents aux conflits commerciaux, les pays du G20 s'étaient d'ailleurs solennellement engagés lors du sommet de Londres, en avril 2009, à " rejeter le protectionnisme ".
Cet engagement n'a pas empêché certaines réactions protectionnistes, et l'OMC estimait en novembre 2016 que près de 3 000 mesures restreignant le commerce avaient été introduites par les pays membres depuis 2008, dont plus de 2 200 seraient encore en vigueur. Ce constat est cependant difficile à interpréter, dans la mesure où un nombre supérieur de mesures visant à faciliter le commerce ont été prises dans le même temps et où des données comparables ne sont pas disponibles pour la période précédant la crise. Ce décompte des mesures dit d'ailleurs peu de choses de l'importance effective des mesures restrictives, dont l'OMC estimait en 2014 que celles en vigueur couvraient moins de 4% des importations mondiales.[14] Le travail de surveillance mené dans le cadre du projet Global Trade Alert[15] suggère par ailleurs qu'un certain nombre de mesures passent " sous le radar " de l'OMC, mais là encore les données ne permettent pas de se faire une idée précise de l'évolution par rapport à la période d'avant-crise et les études quantitatives n'ont pas permis jusqu'ici de relier de façon significative l'extension de ces mesures au ralentissement commercial.[16]
Il reste que la moindre dynamique change la perspective politique sur le libre-échange. Les exportations étaient généralement vues avant la crise comme un facteur primordial de dynamisation de la croissance : dans les pays riches, en profitant de l'expansion rapide des marchés émergents ; dans les pays en développement, en bénéficiant des technologies des multinationales des pays les plus avancés. Le commerce n'étant désormais plus synonyme de croissance, les gouvernements et les peuples y voient de plus en plus un jeu à somme nulle, dans lequel l'essentiel est de se protéger de la concurrence étrangère, comme le montre l'exemple du renforcement des instruments de défense commerciale européenne Les demandes de protection ont toujours existé mais elles se font plus pressantes. Les tensions autour du partage du gâteau sont d'autant plus fortes que sa croissance se rabougrit, laissant craindre que tout le monde ne puisse y trouver son compte.
D'autant que la puissance industrielle et commerciale de la Chine fait peur. Dans les pays riches, elle est vue par beaucoup comme un facteur de désindustrialisation, même si elle y a contribué de façon très minoritaire d'après toutes les évaluations disponibles ; dans certains pays pauvres, l'Inde par exemple, elle est considérée comme une menace pour les stratégies d'industrialisation. Le fonctionnement de la Chine reste en outre relativement centralisé, ce qui pose la question de savoir si la concurrence qu'elle exerce est équitable envers les pays partenaires respectant des règles plus strictes quant à l'intervention de l'État et notamment aux subventions en faveur de secteurs choisis. La controverse au sujet du statut d'économie de marché de la Chine, liée à l'échéance en décembre 2016 de dispositions spécifiques transitoires prévues à l'occasion de son accession à l'OMC en 2001, traduit ces interrogations, sur fond de surcapacités de production massives dans la sidérurgie.
Le Brexit puis l'élection présidentielle américaine sont emblématiques de ce phénomène de réaction politique contre la mondialisation. En particulier, venant du pays qui a été le principal architecte et le leader du système multilatéral tel que nous le connaissons, la rhétorique protectionniste du Président Trump est lourde de menace pour le contexte institutionnel des échanges commerciaux. Si la plus grande incertitude demeure sur la façon dont il la mettra en œuvre, l'importance politique qu'il accorde au sujet laisse penser qu'il pourrait aller loin. Ses décisions en la matière (abandon du Partenariat Transpacifique - TPP, renégociation tendue de l'ALENA, utilisation très agressive et inhabituelle des instruments de défense commerciale) n'ont rien de rassurant, même si pour l'essentiel, les annonces y ont tenu jusqu'ici plus de place que les actes. Son rejet du multilatéralisme est également inquiétant pour l'avenir du système multilatéral qui se retrouve désavoué par son architecte et leader historique.
Les risques sont réels pour un système commercial multilatéral fragilisé par son atonie économique, sa contestation politique et sa paralysie institutionnelle.
Si, jusqu'ici, le protectionnisme ne semble pas avoir un rôle de premier plan dans le ralentissement du commerce mondial, sa résurgence pourrait bien accentuer la tendance, voire déboucher sur un reflux significatif. Rien n'est écrit, tant la dynamique et les réactions en chaîne jouent un rôle clé dans les évolutions commerciales, mais les incertitudes sont lourdes et les conséquences pourraient être profondes et durables.
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La politique commerciale de l'Union européenne au risque des défis internes
Charles de MARCILLY, Aurélien PASTOURET
Sans le Royaume-Uni, le sommet de Bratislava du 16 septembre 2016 a réuni les chefs d'État et de gouvernement afin d'apporter un souffle nouveau à la dynamique européenne à la suite du vote britannique. Concernant le volet extérieur des mesures économiques, ils se limitent à demander l'examen des moyens pour "mettre en place une politique commerciale robuste qui tire parti de marchés ouverts tout en tenant compte des préoccupations des citoyens". Cette formulation de la part de la première puissance commerciale du monde peut surprendre par son manque d'ambition. Or, les opinions et certaines autorités publiques sont partagées, voire décontenancées, par les accords discutés avec le Canada ou les États-Unis même si ce dernier est gelé. Derrière un sentiment d'impuissance face aux risques de la mondialisation, la méconnaissance des mécanismes institutionnels et des responsabilités partagées, renforcent le sentiment d'accords négociés "dans les couloirs" voire même contre les citoyens, alors que les États sont prescripteurs et décideurs en dernier ressort. Aussi, l'année 2017 a été marquée par une prise de conscience de la nécessité de davantage clarifier, expliquer et promouvoir les enjeux de la politique commerciale européenne. Cela s'est traduit dans les discours par une importante convergence sur "l'Europe qui protège". Tant Jean-Claude Juncker, qu'Emmanuel Macron mettent l'accent sur la nécessité de faire respecter les normes, la transparence et la réciprocité. La philosophie générale de la politique commerciale est ouvertement de s'appuyer sur une approche bilatérale avec les états tiers pour valoriser les préférences collectives européennes. Les deux leaders identifient également le besoin de défendre les intérêts stratégiques de l'Union au moyen d'un examen plus poussé des investissements stratégiques étrangers. Le commerce est alors pensé comme un instrument permettant de façonner une "mondialisation plus solidaire et plus équitable". L'intérêt d'une politique commerciale commune se confronte toutefois à des défis internes qui affaiblissent la capacité collective de négociation.
L'Union européenne est une des économies majeures de la planète représentant 17% de la richesse créée dans le monde. Premier marché de consommation par le pouvoir d'achat moyen de ses 511,8 millions de citoyens, elle constitue une force d'attraction exceptionnelle. 55% des investissements américains à l'étranger lui sont destinés et elle demeure le premier marché d'exportation pour plus de 80 pays. Les citoyens en bénéficient, puisque 30 millions d'emplois dépendent directement du commerce extérieur.
Or, les tendances économiques poussent à une certaine préoccupation alors que la progression du commerce international stagne autour de 2,4% en 2017 [1], la croissance mondiale reste timide selon les données du FMI[2] et la BCE s'inquiète régulièrement des perspectives de croissance modestes pour la zone euro. Par ailleurs, grâce à une intégration plus approfondie, le commerce et la finance permettent le développement de la mondialisation éclairé par le triplement des échanges mondiaux depuis les années 1990. Toutefois, depuis sa création en 1995, l'OMC a également observé un triplement des procédures antidumping ou de " barrières temporaires " matérialisant des mesures protectionnistes[3]. Ces limites au commerce inquiètent. Les membres du G20 -représentant 85% de la richesse mondiale- ont été contraints de réaffirmer " leur opposition à toute forme de protectionnisme en matière de commerce et d'investissements " alors que de nombreux secteurs -l'acier étant le plus emblématique- souffrent d'une mondialisation jugée comme subie[4].
Pourtant, l'Union européenne s'appuie sur le développement d'accords qu'elle conclut avec plus de 140 partenaires[5]. Conscients que 90% de la croissance mondiale sera en dehors de l'Union d'ici 15 ans selon le FMI, les Européens cherchent à promouvoir des relations commerciales privilégiées développant ses normes et valeurs[6]. Pour cela, l'Union doit désormais convaincre les opinions publiques. Mais ce n'est pas le seul défi auquel elle doit répondre. Nous en identifions 4 autres : résoudre l'ambiguïté entre ouverture et protection, établir des instruments de défense robustes, gérer une ratification complexe, et l'incertitude britannique. Politiquement et juridiquement, plusieurs réponses ont été apportées en 2017. Sans mise en œuvre claire sur ces points, la normalisation des échanges pourrait lui être imposée à l'avenir avec des standards inférieurs à son modèle et ses aspirations. Le défi ne serait-il pas de démontrer que l'Union européenne peut rendre la mondialisation acceptable[7] ?
A. Des accords plus complets source d'inquiétude
a. Modification des rapports de force
La suspension en 2008 du round de Doha de l'OMC peut s'expliquer entre autres par deux mutations. La première est l'accélération de certaines économies qui, entre le début des discussions dans les années 90 et les rounds formels, ont fortement progressé. La Chine ou l'Inde ne peuvent plus être répertoriées comme économies en développement ou pays émergents. Les règles applicables doivent s'adapter en fonction de l'évolution de la taille et des capacités des acteurs ou risquent de devenir obsolètes en offrant des avantages injustifiés. La seconde évolution concerne les bouleversements de l'économie qui ne se concentrent plus seulement sur le commerce de biens. Il s'agit d'intégrer de nouveaux domaines économiques dans les accords (services, nouvelles technologies, investissements, marchés publics, concurrence, droits de propriété intellectuelle, développement durable, etc.). Aussi connues sous le nom des " quatre questions de Singapour "[8], les sujets liés aux investissements ou aux marchés publics font face à des blocages structurels dans le cadre de l'OMC.
Il ne s'agit plus seulement de règles sur les biens et les droits de douane, mais d'élargir les accords aux questions de propriété intellectuelle ou de brevet. La complexification (mondiale) de la chaîne de valeur, associée à l'avènement de géants économiques qui ne sont plus émergents, rend improbable un accord complet à plus de 160 parties prenantes. La 11e Conférence ministérielle de l'OMC du 10 au 13 décembre 2017 à Buenos Aires a confirmé l'incapacité à promouvoir une nouvelle dynamique.
b. Une doctrine centrée sur le " minilatéralisme "
Dans ce contexte, l'Union européenne a redéfini une nouvelle approche s'appuyant sur les accords commerciaux bilatéraux ou régionaux faute d'avancées avec l'ensemble des 160 membres de l'OMC. Ainsi est apparue une nouvelle génération d'accords complets de libre-échange allant au-delà des réductions tarifaires et du commerce des biens (Corée du Sud, Pérou ou Colombie, Équateur, Canada). Elle promeut également des accords avec un nombre réduit de partenaires tel l'accord sur le commerce des services (TISA) négocié actuellement par 23 membres de l'Organisation.
En 2010, la Commission a présenté une communication intitulée " Commerce, croissance et affaires mondiales "[9] faisant des échanges internationaux l'un des piliers de la nouvelle stratégie Europe 2020[10]. Dans sa lignée, la nouvelle stratégie " le commerce pour tous " définit les échanges comme le principal moteur de la croissance et de la création d'emplois et reconnaît la nécessité d'une approche coordonnée des politiques internes et externes. L'articulation de cette stratégie s'appuie sur 4 piliers que sont la transparence, l'efficacité en incluant des enjeux dits de " dernières générations ", la promotion de valeurs et l'extension du programme de négociations en approfondissant les accords bilatéraux existants repensés dans un cadre multilatéral l'OMC.
Historiquement et conceptuellement, les droits de douanes et les barrières tarifaires sont peu à peu dépassés[11] par le besoin de convergence réglementaire. L'objectif affiché est de renforcer la coopération en matière de réglementation et définir des normes internationales. En supprimant les lourdeurs réglementaires, les accords de libre-échange permettraient aux deux parties, dans le domaine de l'environnement par exemple, d'aspirer à de meilleures normes ayant vocation à devenir des références. Cette approche rencontre une perception positive et représente une source de compromis face aux risques de "déclassement normatif" et des ambitions relevé par les ONG. Des propositions suggèrent par exemple d'insérer à l'avenir des "vétos climatiques" dans le cadre des négociations commerciales. Un État comme la France refuserait probablement aujourd'hui les discussions avec les États-Unis si un volet environnemental n'était pas inclus dans un tel traité.
L'Union européenne, puissance normative, a les armes pour imposer ses préférences collectives mais elle ne doit pas manquer le coche des accords régionaux. Il s'agit de définir les standards qui seront prescripteurs car incontournables en termes de poids sur les marchés. A contrario, la nouvelle administration américaine ne partage pas cette approche en ne regardant que l'aspect comptable des échanges. Pourtant, certains estiment même que les accords transatlantiques sont une des dernières chances pour assurer l'architecture d'une mondialisation autour de valeurs occidentales. Selon cette grille d'analyse, l'objectif primordial de la négociation avec les États-Unis serait de " réaffirmer le leadership transatlantique pour façonner un nouveau système économique international "[12]. Cette approche s'appuie sur différents axes et les stratégies des principaux blocs s'adaptent en fonction des avancées des négociations des accords transpacifique ou transatlantique. Ceci implique qu'au-delà des " géants commerciaux " traditionnels, des pays émergents de la scène des échanges internationaux et cherchent à s'imposer rapidement comme des partenaires inévitables. C'est par exemple le cas des pays de l'ASEAN[13], du Mercosur[14] et de l'Alliance du Pacifique[15]. Les États-Unis ont déjà pris l'initiative de dénouer pour renégocier et renforcer leurs liens économiques et commerciaux avec les pays d'Amérique du Sud et centrale ainsi qu'avec plusieurs pays émergents asiatiques. Aussi, l'ambition pour l'Union européenne est de ne pas se laisser distancer et rester une puissance normative dans un contexte international qui lui offre une perception favorable. [16]. Ceci est illustré par l'accélération et la signature d'un accord politique avec le Japon 48 heures avant la réunion du G20 à Hambourg en juillet 2017 et qui a été formellement signé en décembre.
Les résultats de cette politique ambitieuse sont tangibles. Selon la Commission européenne, au 10 novembre 2017, l'Union européenne compte 32 accords effectifs incluant plus de 60 partenaires, 43 entrés partiellement en vigueur et 4 accords en vigueur mais actuellement renégociés (Azerbaïdjan, Mexique, Maroc et Tunisie).
L'Union européenne offre probablement le modèle le plus protecteur sur le plan social et en matière de droits individuels et collectifs. Elle mobilise 50% des dépenses mondiales de santé et de solidarité. Ce modèle n'a pas été copié ailleurs et ne sera vraisemblablement pas exporté. Les citoyens européens craignent un recul, notamment des normes sociales et environnementales. Un des enjeux est donc d'assurer que l'Union peut revoir à la hausse les conditions de la plupart des partenariats commerciaux et non consentir à abaisser ses choix collectifs.
c. Promouvoir une harmonisation par le haut
A la lecture des inquiétudes exprimées par certains parlements ou représentants de la société civile, une crainte majeure apparaît sur " un nivellement par le bas " des standards et normes européennes. S'il ne faut pas être naïf, il faut modérer ce sentiment d'une approche -du moins publique- défensive du commerce et d'une Union " perdante " lors des négociations. En effet, juridiquement, mais encore plus politiquement, les négociateurs ne peuvent discuter des standards qui seraient inférieurs à ceux en vigueur au sein de l'Union européenne. Politiquement, le législateur ne permettrait pas que le régulateur empiète sur ses prérogatives. Le débat public sur la mise en œuvre du CETA et des risques d'importation non conformes aux standards européens démontrent la nécessité de clarifier le contenu des accords et ses effets pratiques. Par exemple, , le bœuf aux hormones est interdit dans l'Union européenne, en vertu du règlement n°464/2012, et le demeurera. L'accord CETA n'a pas pour effet et ne dispose pas de la capacité juridique de modifier cette interdiction régie par le droit de l'Union! Les mandats accordés à la Commission sont explicites. Aussi, dans un contexte de rapport de forces entre les parties et avec la volonté affichée d'un nivellement " par le haut ", l'Union européenne tente systématiquement, dans le cadre des accords de libre-échange, de diffuser son modèle et ses préférences collectives. L'ajout de chapitres consacrés au développement durable, à l'impact social ou à la protection des consommateurs, discutés avec des pays qui ne disposent pas toujours de ces considérations permet de promouvoir une vision européenne. Sur ces sujets, des comités de surveillance sont créés même si le fait qu'ils ne soient que consultatifs demeure regrettable. Aussi, un des risques à l'avenir est que des considérations politiques sur des conséquences de l'augmentation des échanges tels que les émissions de CO2 contraignent davantage le contenu des mandats de négociation. Pourtant, des exemples permettent d'expliquer cette valeur ajoutée collective. la proposition de la Commission d'un nouveau système juridictionnel du règlement des différends entre investisseurs[17] présentée en septembre 2015 souligne la capacité d'innovation y compris sur des sujets fortement controversés. L'Union européenne propose une alternative à un système figé depuis plus de 40 ans alors que les investisseurs européens y ont eu davantage recours au cours de la dernière décennie[18]. Par ailleurs, à l'exception de l'accord négocié avec les États-Unis, dit de seconde génération car il dépasse le champ des barrières douanières et tarifaires, les négociations ouvertes ou conclues s'effectuent avec des puissances commerciales plus faibles que l'Union européenne.
Le rapport de force reste favorable aux Etats membres imposant leur poids collectif de second exportateur mondial mais aussi d'un marché intérieur au potentiel de 511,8 millions de consommateurs.
B. 5 défis internes
a. Répondre au dilemme entre ouverture et inquiétude
Pour autant, la mondialisation bouleverse les ordres établis, déstabilise les gouvernements et les opinions publiques, se révèle pour certains source de régression de la gouvernance mondiale. Cette inquiétude ne se limite pas qu'aux Européens et des États traditionnellement favorables au libre-échange promeuvent désormais une ligne plus rigide. Les études Eurobaromètre dévoilent l'évolution des questionnements des citoyens européens vis-à-vis de la mondialisation, du commerce et du libre-échange depuis une dizaine d'années. Au printemps 2007, l'opinion européenne privilégiait largement le libre-échange au protectionnisme malgré les prémices de la crise. Entre 2007 et 2009, le nombre d'individus considérant positivement le libre-échange restait stable, s'élevant à 77% (seulement 17% de perceptions négatives). Dans le détail, les "soutiens " du protectionnisme étaient avant tout des pays méditerranéens[19] auxquels s'ajoutent la Roumanie, le Luxembourg, et l'Irlande. Les opinions étaient plus partagées en Italie et en Slovénie quand la Hongrie et la Slovaquie rejetaient nettement le protectionnisme à 78 et 79%. Cependant, en 2009, les jeunes générations étaient les plus enclines à juger positivement le terme de protectionnisme (43% chez les 15-24 ans).
Paradoxalement, la mondialisation comme opportunité pour la croissance économique était soutenue par 59% des citoyens à l'automne 2009 mais surtout par 70% des étudiants. Les perceptions de la mondialisation et celle du libre-échange ne suivent donc forcément pas la même courbe de progression. Si les Européens en général et les jeunes en particulier conviennent que l'ouverture au reste du monde est nécessaire à la croissance et présente des bénéfices potentiels, ils craignent que les agents économiques non européens soient un facteur d'instabilité par leur prétendue capacité supérieure à imposer leurs règles du jeu en termes de délocalisations, de normes ou d'investissement.
Ce schéma ambigu se confirme avec l'Eurobaromètre du printemps 2015 : il indique que les représentations positives de la dimension économique de la mondialisation progressaient au sein de l'opinion publique européenne pour la 3ème fois puisqu'elles étaient le fait de 57% des Européens. L'écart entre opinion positive et négative sur le rôle économique de la mondialisation s'établissait même au niveau record de +29, soit le plus haut niveau mesuré depuis 2010. Dans la même dynamique, on constate que la représentation négative de la mondialisation n'était plus majoritaire qu'en Grèce (62%) et à Chypre (50%) ! Les " pro mondialisation " traditionnels restent la Suède, les Pays-Bas, le Danemark, Malte, la Finlande, l'Allemagne et l'Irlande. Le rapport d'opinions demeure cependant plus serré en France, en Belgique et en Tchéquie. Si l'on prend les trois pays les plus peuplés de l'Union, les représentations de la mondialisation sont restées stables entre 2009 et 2015 : les Allemands sont passés de 69 à 71% d'avis positifs, les Français sont restés à 48% favorables à la mondialisation quand les Britanniques n'ont bougé que d'un point de pourcentage, passant de 62% à 61% d'avis positifs sur l'aspect économique de la mondialisation. Mais cette reconnaissance des bénéfices ou d'un caractère inéluctable de la mondialisation des échanges ne va pas de pair avec le soutien aux accords de libre-échange négociés par l'Union. Ceci illustre toute l'ambivalence des positions citoyennes sur le commerce international : la reconnaissance que la croissance viendra de l'extérieur, mais une crainte sur un affaiblissement des standards européens[20].
b. Une médiatisation source de paralysie
Peter S. Rashish relève qu' " une grande partie de l'opposition au TTIP vient d'une tendance qu'a l'opinion publique à confondre la mondialisation avec la politique commerciale "[21].
Au sein de l'Union européenne, on distingue un contraste entre les partisans du libre-échange et une approche plus protectionniste portée par l'inquiétude voire un agenda politique. Les premiers sont assez discrets, s'appuyant sur le caractère inéluctable de la mondialisation qui n'est pourtant plus un argument suffisant. Les seconds, en revanche, s'appuient sur une forte capacité de mobilisation aux effets notables. L'institut Votewatch[22] a étudié les principaux votes du Parlement européen relatifs à des accords de libre-échange en 2015 et en 2016et relève que les députés votent essentiellement en fonction de leur famille politique nationale. Cependant, cette tradition évolue. Déjà en 2012, le rejet d'ACTA[23] a démontré la sensibilité aux mobilisations publiques dont peuvent faire preuve les députés en opposition de leur parti ou de leur gouvernement puisqu'ils ont largement rejeté un accord pourtant approuvé alors par 22 gouvernements sur 27.
L'influence de la communication est manifeste lorsque l'on observe les opinions publiques et leur perception de l'accord négocié spécifiquement avec le Canada.[24] Le niveau de soutien à l'accord a connu une baisse linéaire en réaction aux campagnes menées par les opposants à l'accord.
L'Autriche, la Belgique et les Pays-Bas sont les trois États membres qui ont le plus de contestations internes au sujet de l'accord conclu avec le Canada. Pourtant, l'ensemble des États membres ont renouvelé le mandat à la Commission européenne pour le partenariat transatlantique en juin 2016 dans un contexte pourtant peu favorable à cette perspective gelée depuis l'arrivée du nouveau gouvernement américain. Pour le CETA, le processus de ratification est en cours mais les Parlements consultés ont jusqu'alors tous validé l'accord, dans un cadre, il est vrai, moins médiatique qu'à l'automne 2016.
Aussi, il apparaît que certains États bloquent (ou en invoquent la possibilité) non seulement pour modifier l'accord, mais aussi en réponse à certaines parties de leurs opinions publiques. Or, depuis lavis 2/15 de la CJCUE indiquant que les accords de nouvelle génération sont de nature mixte, les États occuperont une place centrale dans le processus de négociation puisqu'ils devront soutenir politiquement l'accord afin de le faire ensuite adopter par leur parlement national. Cependant, cette clarification juridique des compétences permet également le pragmatisme dans les ambitions de la Commission en se concentrant sur les volets commerciaux au contenu couvert par l'exclusivité. Cette approche politique a incontestablement des conséquences sur la capacité à négocier mais aussi sur le crédit collectif de l'Union. Lors des débats sur l'accord avec le Canada en septembre 2016, plusieurs députés européens s'interrogeaient sur l'image donnée et la capacité à conclure des accords avec d'autres puissances moins modérées que le Canada.
Dès lors, car le Parlement européen dispose du pouvoir de rejeter un accord finalisé, la communication vers le citoyen est un des enjeux cruciaux de la politique commerciale. La possibilité d'intégrer les parlements nationaux ne pourra qu'accentuer ce phénomène. Des accords soutenus discrètement lors du mandat, puis à approuver une fois négociés pourront très difficilement passer par la voix parlementaire compte tenu de la mobilisation de leurs opposants.
Les institutions, en réaction de l'échec d'ACTA, communiquent plus que jamais afin d'expliquer-en quasi temps réel- ce qui est sur la table des négociations. Être en phase avec le débat public est devenu un des impératifs pour obtenir le soutien aux accords négociés. Conférence de presse en direct sur internet, rencontre avec des citoyens, des ONG ou des entreprises, les accords négociés avec le Canada ou les États-Unis n'ont jamais fait l'objet d'autant d'explications et de débats. Cette nouvelle donne de la communication était d'ailleurs annoncée dans la stratégie " commerce pour tous ". De nombreux textes sont également accessibles. Les 1600 pages de l'accord CETA sont en ligne, et le TTIP disponible sur le site de certaines ONG. Or, la demande de transparence, légitime, s'apparente aussi à un moyen politique pour bloquer les accords davantage que pour les amender.
Il en va ainsi de prises de positions pouvant tendre à confusion. En effet, certaines capitales ne défendent pas publiquement ce qu'ils ont soutenu à Bruxelles et utilisent les accords commerciaux à des fins de politiques intérieures, voire de stratégies électorales. Enfin, certains partis utilisent le commerce comme sujet clivant comme ce fut le cas aux Pays-Bas avec la tenue le 6 avril 2016 d'un référendum sur l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine dans un contexte géopolitique tendu. A la faveur d'une nouvelle loi qui permettait à 300 000 signatures de solliciter un référendum sur un vote parlementaire, l'accord d'association a été une opportunité politique. Les partisans du " non " n'ont d'ailleurs pas fait campagne sur la question posée mais s'en sont servis comme symbole de l'Union européenne. Les citoyens ont l'impression que la question posée est secondaire, et les interrogations, la méconnaissance ou les craintes liées au projet européen s'expriment lors de ces votes. Seuls 38,21% ont voté "oui "à cette consultation populaire qui a mobilisé seulement 32,38% des Néerlandais.
Pourtant, les négociations commerciales conduites par la Commission s'effectuent sur la base de mandats. Ces derniers sont soutenus à l'unanimité des États membres et doivent subir la même procédure pour être retirés. Si la Commission européenne a demandé dans sa communication " le commerce pour tous " de déclassifier tous les mandats (c'est-à-dire de les rendre publics), seuls trois l'ont été par le Conseil (États-Unis, Canada et les services (Tisa)). Comme l'a relevé le Parlement britannique, " les obstacles politiques traditionnels aux accords commerciaux tiennent au caractère diffus des avantages potentiels présentés alors que les coûts sont concentrés "[25] La transparence ne peut pas être qu'une fin politique, elle doit conserver sa vertu pédagogique. Les négociations, et davantage encore avec les accords de seconde génération à la portée normative, sont l'objet d'arbitrage entre différents chapitres couvrant des secteurs d'activité distincts. Aussi, une articulation entre la Commission et les gouvernements est nécessaire pour ordonner les réponses et les explications aux inquiétudes légitimes de la société civile.
Pour les partenaires commerciaux, il pourrait sembler impossible de négocier avec une Union dont la fragmentation rendrait incertain l'espoir de conclure un accord trop précaire. A l'avenir, inclure publiquement les parlementaires européens et nationaux dans les négociations du mandat semble d'autant plus nécessaire avec la mixité de certains accords. Cela réduirait potentiellement la liberté des négociateurs et découlerait sur un cadre plus rigide de la portée du mandat avec le risque de restreindre les ambitions. En contrepartie, cela éviterait assurément un phénomène de "dramaturgie" tel que celui vécu avec la ratification du CETA.
c. Démontrer sa capacité à protéger par des instruments adaptés
En une décennie, la crise financière et les modifications de rapport de forces économiques ont renforcé le besoin d'agir collectivement au niveau de l'Union européenne. Or, les perceptions et les choix nationaux vis-à-vis des pays tiers apparaissent souvent contradictoires. Les relations historiques, la géographie ou la balance commerciale varient entraînant ainsi des blocages ou une réactivité insuffisante. Les difficultés européennes à prendre une position forte pour définir le statut à accorder à la Chine en sont une illustration. L'enthousiasme qui prévalait en 2001 lors de l'adhésion de la Chine à l'OMC et l'octroi potentiel du statut d'économie de marché, à la suite d'une période transitoire de 15 ans, apparaît désormais obsolète. Ces perceptions dépassées de ces économies émergentes devenues géantes en une décennie mais sans souhaiter adapter les comportements communs[26] ont contraint à repenser les relations commerciales notamment sous une forme défensive. Jean-Claude Juncker l'a souligné lors de son discours sur l'état de l'Union du 14 septembre 2016, " nous ne devons pas être des partisans naïfs du libre-échange, mais être capables de réagir au dumping avec la même fermeté que les États-Unis. " C'est pourquoi la Commission appelle à un soutien rapide aux propositions de renforcement des instruments de défense commerciaux qui datent de 2013 alors que 12 États membres y étaient toujours hostiles en 2016[27]. Cet attentisme n'est pas sans conséquence puisque l'Union européenne -3ème utilisateur d'outils de défense commerciale au monde- se priverait potentiellement de 90% de ses mesures antidumping si elle était contrainte de modifier ses méthodes de calcul[28]. Suivant l'impulsion donnée par la Commission européenne dès 2016 visant à renforcer la défense commerciale dans l'Union, le Parlement et le Conseil ont accompagné cette modernisation des instruments de défense commerciale en signant un accord institutionnel en octobre 2017. La réactivité des États membres est un bon indicateur pour mesurer si cet acte institutionnel fort des trois acteurs du triangle (Commission, Conseil, Parlement) s'accompagne d'une réelle volonté d'agir de manière ordonnée face à des comportements abusifs à l'instar des mesures prises en droit de la concurrence. La hausse des dossiers de contentieux en cours avec des entreprises chinoises peut laisser penser à un réveil européen après des années de relatif attentisme. Le "paquet" législatif de mesure soutenus à la fin de l'année 2017 démontre une nouvelle approche. Les deux volets des instruments de défense commerciaux distinguent le dumping venant des pays à économie de marché (États-Unis, Canada, Argentine, Brésil,...), et les pays à non économie de marché (tel que la Chine par exemple). Dans chaque configuration la nouvelle méthodologie s'appuie sur une volonté politique plus incisive en réponse à la crainte d'une "naïveté" européenne.
d. La mixité : le défi de la ratification
La politique commerciale a été fédéralisée depuis le Traité de Rome en 1957. Compétence exclusive[29]de l'Union et peu contestée pendant plusieurs décennies, elle semble décriée avec la médiatisation croissante des accords de libre-échange. Cela pousse plusieurs États et parlements à demander davantage de coopération.
Un accord international se dit "mixte" lorsqu'il concerne un des domaines dans lequel l'Union européenne partage ses compétences avec les États membres, (article 4 TFUE). Dans ce cas, l'accord est conclu à la fois par l'Union et par les États membres qui doivent donner leur accord.
Après la conclusion des négociations de l'accord entre l'Union européenne et Singapour en octobre 2014[30], l'idée que les accords commerciaux relèvent de la compétence exclusive de l'Union a été remise en question. Par souci de clarification et de sécurité juridique, la Commission a sollicité l'avis de la Cour de Justice sur la nature de cet accord.
Pour leur part, les États membres souhaitent la participation formelle des parlements nationaux. Lors d'une réunion du Conseil, les conclusions précisent que les délégations nationales considèrent les accords avec Singapour ou le Canada de nature mixte. Selon eux, le contenu des accords concernent des compétences partagées, voire exclusives[31]. La CJUE a tranché en indiquant que l'accord était de nature mixte, ce qui permit à la Commission européenne de sortir par le haut de cet épisode juridique. En effet, la Cour a indiqué dans son avis 2/15 que les accords commerciaux de nouvelle génération étaient mixtes au motif qu'ils contiennent des dispositions afférant à des domaines ne relevant pas strictement d'une compétence exclusive de l'Union. Si la Commission européenne conserve la compétence exclusive pour négocier les mesures relevant de la politique commerciale, certains éléments présents dans les accords de nouvelle génération, compte tenu du fait qu'ils relèvent d'une matière appartenant à une compétence partagée entre l'Union et les États membres, sont de nature mixte. Cette décision prétorienne n'est pas sans conséquences sur l'avenir de la politique commerciale européenne en ce qu'elle crée de nouvelles contraintes.
C'est le cas de l'accord négocié avec le Canada qui illustre les difficultés liées à la ratification à l'unanimité des États membres et des parlements nationaux. Le risque majeur est la polarisation des accords commerciaux sous l'angle de menace de veto et d'approches contradictoires qui accentuent les appréhensions et craintes du citoyen. Les débats s'articulent autour d'une opposition de fait et moins sur des modifications spécifiques généralement déjà intégrées parmi les exceptions lors du mandat. Dans le cadre du CETA, le 23 septembre 2016, les ministres du commerce avaient soutenu lors d'une réunion informelle les conclusions de l'accord avec le Canada, le premier avec un membre du G7[32]. Pourtant, dans les semaines et mois précédents, plusieurs États menaçaient d'opposer leur veto à 7 années de négociations pour des raisons variées : l'Autriche sur les tribunaux d'arbitrage, la Roumanie et la Bulgarie sur la non-suppression des visas à leurs ressortissants ou la Belgique car le soutien du parlement wallon -soit 0.7% de la population européenne- est nécessaire au gouvernement fédéral et lui avait été refusée dans un premier temps le 14 octobre 2016 avant de l'autoriser. En revanche, suite à la ratification du CETA par le Parlement européen le 17 février 2017, ce dernier est entré en application provisoire le 21 septembre de la même année. Il est désormais soumis à la ratification formelle de l'ensemble des parlements des États membres pour une entrée en vigueur définitive.
Ce cas a illustré la difficulté de réunir l'unanimité des parlements nationaux indépendamment des jeux diplomatiques traditionnels récurrents dans chaque négociation. Dans le cadre des accords de libre échange, le Parlement européen représente les citoyens lors d'un vote de soutien ou de rejet. Cette compétence renforcée par l'article 218.6 du traité de Lisbonne était d'ailleurs une réelle avancée pour accompagner les négociations (grâce à des résolutions non législatives mais à la portée politique certaine) en brandissant la menace d'un veto s'ils n'étaient pas entendus. De plus, la règle de l'unanimité de plus de 38[33] parlements nationaux soulève la question de conflits de légitimité démocratique : un Parlement national représentant moins de 1% de la population européenne peut rejeter un accord soutenu par tous les autres.
En résumé, une mosaïque de positions, d'objectifs et d'intérêts nationaux doivent s'accorder alors que la Commission travaille depuis plusieurs années sur la base d'un mandat donné par les capitales ! Soutenu dans l'indifférence générale au début du processus, l'accord âprement négocié doit, une fois conclu avec l'autre partie, faire l'objet de débats et de clarifications. Dans le cadre des accords mixtes, le processus de ratification s'apparente à un parcours du combattant. Chaque pays, chaque parlement, voire chaque majorité politique, a son propre intérêt. Ce processus ne peut déboucher que sur des blocages ou un accord à tiroirs -en retirant l'application de chapitres à certains territoires pour lever les blocages, option politiquement et juridiquement discutable- contraire à l'esprit européen. Cela sera d'autant plus problématique si les États et le Parlement européen valident les négociations, le traité sera appliqué de façon temporaire tant que tous les parlements nationaux ne l'ont pas voté : une réelle épée de Damoclès, et une perte de crédibilité collective sur la promotion des intérêts européens dans le commerce mondial. Cette option avait été privilégiée pour l'accord avec le Pérou mais dans des contextes différents[34]. Elle est appliquée pour l'accord avec le Canada.
Des débats transparents lors de l'attribution des mandats de négociations à la Commission et des soutiens des parlements nationaux amélioreraient le volet démocratique de l'attribution de cette compétence et renforceraient le soutien politique de négociation collective. Il s'agit d'ouvrir et de politiser les débats sur les mandats pour une ratification facilitée par la suite. Cette approche permettrait de diminuer les risques d'un nouvel " Acta ", accord négocié pendant plusieurs années avant d'être rejeté par le Parlement européen à la suite d'une forte mobilisation citoyenne.
e. L'incertitude britannique fragilise le bloc commercial
Le résultat du référendum britannique du 23 juin 2016 ne sera pas sans conséquence pour la politique commerciale européenne. Seconde économie de l'Union européenne, représentant 15,4% de son PIB en 2014 mais surtout 12,9%[35] de ses exportations mondiales de biens et 21,3% de ses exportations de services vers les pays tiers en 2015, le Royaume-Uni est une des locomotives de l'économie communautaire. Son histoire, ses liens privilégiés avec certaines parties du monde, son " hinterland ", sa place financière, son accès naturel au monde anglo-saxon illustrent une place commerciale à part. Sa présence au sein du marché unique constitue un atout essentiel pour les États tiers comme le Président américain, ou les Premiers ministres japonais ou chinois n'ont pas manqué de le souligner lors de leurs visites en 2016 en pleine campagne référendaire britannique[36]. L'amputation de sa seconde économie aura invariablement un coût élevé pour l'Union, mais restreindre l'accès de son premier marché sera loin d'être indolore pour le Royaume-Uni.
Aussi, la mise en œuvre du slogan " take back control ", s'apparente à un parcours semé d'embûches pour Londres et porteur d'incertitudes tant pour les Européens que ses partenaires.
La nomination de Liam Fox au poste de ministre du Commerce international en juillet 2016 confirme la volonté affichée, et maintes fois répétée depuis, de négocier des accords commerciaux bilatéraux une fois le divorce acté avec l'Union européenne. Le commerce mondial est donc l'un des axes privilégiés des " brexiters " pensant que, seuls, ils négocieraient des accords plus avantageux que les 28 ensemble représentant pourtant 17% du PIB mondial[37]. Si le scénario définitif de sortie de l'Union européenne est inconnu à ce stade, le poids des échanges commerciaux intra européens conditionne, selon certains " brexiters ", la nécessité commune d'un " soft Brexit " et la négociation d'un accord de libre-échange[38]. Le ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, rappelle volontiers que le Royaume-Uni est un consommateur de vin français et de voitures allemandes[39] et parie sur une bienveillance mutuelle pour éviter un choc des balances commerciales trop élevé. Dans le cadre des négociations de séparation, le risque se situe dans le choix des capitales de calculer en fonction d'intérêts égoïstes nationaux -en fonction de chaque équilibre commercial[40]-, ou d'opter pour une préférence collective. Pour 45%, les exportations britanniques vont vers le marché intérieur et constituaient par exemple un excédent commercial de 12,3 milliards €[41] pour la France ou de 51 milliards pour l'Allemagne[42] en 2015 ce qui ne manquera pas d'être un enjeu lors des discussions sur le schéma adopté post-Brexit et l'accès au marché unique. Est-ce pour autant dans l'intérêt collectif des 27 à long terme ?
Juridiquement, le commerce est une compétence exclusive de l'Union et le Royaume-Uni lié par les négociations avec les tiers. Ce dernier a d'ailleurs bien des difficultés à composer des équipes de négociateurs chevronnés pour une compétence dévolue depuis plusieurs décennies à Bruxelles[43]. Or, politiquement le message envoyé s'appuie sur la volonté de commencer à discuter " les accords d'après ". Si Michel Barnier estime que le scénario le plus probable est celui d'un simple accord de libre-échange sur le modèle canadien compte tenu de la volonté britannique de quitter le marché unique et l'union douanière, il n'en reste pas moins que le gouvernement britannique prévoit rapidement des négociations avec les États tiers sans toutefois suggérer de calendrier précis.
Cette incertitude entraîne certaines difficultés dont la première concerne les interrogations légitimes soumises par les partenaires commerciaux sur la portée des accords actuellement négociés. Un ralentissement des négociations en cours n'est pas à exclure. Peut on négocier à 28 un accord qui ne s'appliquera qu'à 27 ? En pratique, les Britanniques signent, assistent aux réunions, mais chacun fait comme s'ils n'étaient déjà plus là ! Il en découle une certaine suspicion concernant les prises de position britanniques dans le cadre des négociations commerciales. Affichant clairement une préférence nationale, ces derniers ont accès - comme tout membre de l'Union- à l'ensemble des discussions en cours avec les parties tiers. Enfin, dans l'hypothèse optimiste d'un départ de l'Union d'ici fin mars 2019, le Royaume-Uni maintient ses droits de vote au Conseil et donc de veto potentiel sur les accords commerciaux portant une épée de Damoclès sur l'ensemble des accords discutés. Cette hypothèse ne se traduit pour l'instant pas dans les faits, mais elle reste juridiquement possible. Dans ce contexte, une clarification de la part des Britanniques s'avère indispensable pour éviter un blocage dommageable à la capacité d'impulsion des échanges mondiaux de l'Union européenne. Quid d'une politique à 27+1 ? Le document de position publié le 9 octobre 2017 par le gouvernement britannique appelle de ses vœux un "partenariat économique ambitieux" et met en exergue la nécessaire période transitoire avant que le Royaume-Uni puisse s'adapter au nouveau régime juridique après la sortie de l'Union. Ce policy paper a reçu à Bruxelles un accueil...poli. Les rencontres de Theresa May avec ses homologues indien, canadien ou américain avec lesquels le Royaume-Uni souhaite un partenariat économique renforcé n'ont pas eu l'effet escompté. En termes de préférence, la taille critique compte et l'Union européenne est la plus attractive. Si la phase des négociations sur la relation future ne débutera que début 2018, il n'en reste pas moins que l'articulation des politiques commerciales européenne et britannique sera une source de débat tendue étant pour le moment peu abordée de manière publique.
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Faute d'avancées significatives dans le cadre de l'OMC, l'Union européenne cherche à renforcer ses relations privilégiées avec plusieurs dizaines de pays. Compétence exclusive, cette prérogative est contestée. Les accords dits de nouvelles générations à la portée plus large ont mobilisé davantage la société civile que par le passé. Certes, les Européens comprennent que la mondialisation est source de croissance mais ils craignent un nivellement par le bas de leurs standards. Indépendamment des conclusions diplomatiques, ce premier travail de conviction vers les citoyens déterminera le soutien désormais nécessaire pour approfondir ces accords. Pour le volet commercial, la transparence des négociations et la promotion de certaines valeurs -toutes deux nécessaires- ne garantissent pas une efficacité maximale dans les négociations ni une extension maximale des accords. Inversement, avec la montée d'axes commerciaux parallèles, l'Union européenne doit collectivement agir pour demeurer un partenaire privilégié et incontournable. Il s'agit avant tout d'une question de crédibilité pour être prescripteur de normes et promouvoir ainsi ses préférences collectives. C'est la voie qui semble être choisie au regard du calendrier ambitieux de l'Union que ce soit dans ses relations avec le Japon ou le Mercosur.
ANNEXE
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Union européenne, Brexit, États-Unis : la dimension stratégique des nouveaux enjeux commerciaux
Karine LISBONNE DE VERGERON
Le compromis trouvé par Londres et la Commission européenne le 8 décembre dernier en vue de la sortie du Royaume-Uni de l'article 50 TUE devrait permettre de passer à une deuxième phase de négociation sur la relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. La dimension commerciale des négociations reste cependant sujette à plusieurs facteurs stratégiques, dont celui du règlement de la frontière nord-irlandaise. La relation spéciale du Royaume-Uni avec les États-Unis a été largement mise à mal ces derniers mois par les déclarations et décisions économiques du président Trump ainsi que la vulnérabilité avérée d'un Royaume-Uni hors Union face aux intérêts américains. Les attaques de début d'année menées en parallèle par le gouvernement américain sur la solidité des fondamentaux économiques européens, en particulier de l'Allemagne et de la monnaie unique, ont pu aussi soulever de nombreuses questions sur le développement à venir des relations transatlantiques. Si ces menaces se sont pour l'instant au fil des mois estompées, le maintien général d'une ligne américaine versant dans le protectionniste n'est toujours pas à exclure. Quels sont donc les nouveaux enjeux et défis de cette nouvelle donne et recomposition stratégique? Quelles réponses l'Europe peut-elle y apporter ?
Les enjeux commerciaux du Brexit.
Depuis le début des tractations sur le Brexit en juin dernier, les discussions se sont concentrées sur les trois dossiers que les 27 Etats membres de l'Union européenne ont défini comme prioritaires : le règlement financier des engagements de Londres déjà pris au sein de l'Union européenne, le sort des expatriés européens au Royaume-Uni et des Britanniques dans l'Union, et l'avenir de la frontière irlandaise. La stratégie engagée par la Première ministre britannique a consisté à privilégier une double négociation : celle des éléments " logistiques " de sortie propres à l'activation de l'article 50 et, de façon simultanée, le souhait d'une négociation portant sur la redéfinition de nouvelles bases commerciales Union européenne-Royaume-Uni. Les dispositions actuelles du traité de Lisbonne ne prévoyant que le premier volet de discussions, Michel Barnier, négociateur en chef sur le Brexit pour la Commission européenne, a rappelé à plusieurs reprises qu'il serait légalement impossible de négocier " un nouveau partenariat " avec le Royaume-Uni sur le plan commercial avant que les mesures de divorce ne soient complètement finalisées.
Le nouvel accord trouvé cette semaine par Londres et la Commission européenne sur les grandes lignes de sortie devrait désormais permettre d'engager une deuxième étape de négociation en vue de la définition d'une nouvelle relation commerciale entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Les enjeux du compromis incluaient notamment une indemnité de 40 à 60 milliards € pour le paiement des engagements britanniques dans le budget de l'Union jusqu'à fin 2020, ainsi que la nécessité d'une solution sine qua non pour éviter la réapparition d'une frontière terrestre entre la République irlandaise, Etat membre de l'Union européenne, et l'Irlande du Nord (Ulster). Afin de parvenir à un accord sur ce dossier épineux, le Royaume-Uni a finalement accepté de maintenir un alignement réglementaire avec l'Union sur tous les sujets de coopération Nord/Sud en Irlande. Theresa May devait en effet s'assurer du soutien du Parti démocratique unioniste (DUP) nord-irlandais, dont dépend toute forme de majorité de son gouvernement au Parlement britannique. Cet accord général et de principe pourrait néanmoins donner lieu à de sérieuses complications dans les prochains mois avec le règlement de la question commerciale: si le Royaume-Uni devait opter pour une sortie complète de l'union douanière et du marché intérieur, le retour d'une frontière serait a priori inévitable. Le plus difficile reste donc encore à faire.
La Commission européenne espère dans l'ensemble pouvoir commencer la rédaction d'un traité définitif de sortie dès le début d'année 2018 en engageant en parallèle les premières discussions au plan commercial.
Le calendrier est complexe. La période de négociation sur l'article 50 est techniquement plus courte que les deux ans avancés puisque l'accord devra être trouvé d'ici octobre 2018 afin de pouvoir être soumis à ratification sur une période de six mois, ce qui laissera très peu de possibilités à la négociation consécutive et définitive d'un nouvel accord commercial avant les prochaines élections européennes de 2019. Reste également une différence de fond : les négociations sur l'article 50 doivent être approuvées à la majorité qualifiée. En revanche, un nouvel accord commercial n'a pas de limite de temps et doit être approuvé à l'unanimité par les États membres de l'Union européenne [1]. Le parlement britannique a lui-même reconnu que les négociations sur un nouveau partenariat commercial avec l'Union européenne devraient durer au minimum entre cinq et dix ans [2].
La direction qui semble donc être privilégiée en matière commerciale sera plutôt celle d'une période de transition qui débuterait le 30 mars 2019 et qui serait limitée à deux ou trois ans afin de pouvoir négocier les conditions définitives du nouveau partenariat. Dans ce cas, le Royaume-Uni devrait continuer de respecter toutes les obligations liées au marché intérieur européen dont la libre circulation des personnes. En cas d'absence d'accord sur le principe d'une période de transition ou à l'issue de celle-ci, les transactions Union européenne-Royaume-Uni deviendraient, par défaut, régies par le principe de non-discrimination et par les réglementations de l'OMC : les exportations britanniques seraient alors soumises aux tarifs douaniers de l'Union européenne (en moyenne 2,7% en 2014 à l'exception de quelques secteurs faisant l'objet de tarifs plus élevés notamment dans l'automobile, l'agriculture et les textiles) [3]. Pour l'industrie automobile seule, cela pourrait signifier un tarif de 10% sur les véhicules et de 4,5% en moyenne sur les composants - au total jusqu'à 4,5 milliards £ de coût tarifaire pour le secteur automobile britannique - avec des répercussions importantes sur les coûts de production et la compétitivité des produits vendus [4]. Dans le secteur des laitages et des produits d'origine animale, ces tarifs peuvent atteindre entre 15% et 30%. On estime par ailleurs que dans ce cas le revenu des agriculteurs britanniques devrait chuter de 17 000 € par an en moyenne.
Au moins deux options stratégiques peuvent sur le fond être envisagées : la négociation d'un accord de libre-échange ou une union douanière entre le Royaume-Uni et l'Union européenne (soit un tarif extérieur commun). Les divergences stratégiques sont claires : un accord de libre-échange laisserait le Royaume-Uni libre de négocier d'autres accords similaires à titre bilatéral avec d'autres partenaires (en premier lieu les États-Unis), une disposition qui ne pourrait pas être valable dans le cadre d'une union douanière [5]. Pour l'Union européenne, l'union douanière permettrait en revanche de conserver un accès privilégié au marché britannique en maintenant les tarifs envers d'autres pays tiers à leurs niveaux actuels. Cette option, qui semble inenvisageable pour le Royaume-Uni, serait pourtant la plus profitable d'un point de vue européen. Reste également la délicate question du commerce de services, en particulier financiers, qui pourrait être traitée séparément [6] et ne pas faire partie de négociations autour d'un accord de libre-échange si cette option est retenue. Le Royaume-Uni pourrait donc chercher à obtenir un statut ressemblant à celui de la Norvège afin d'éviter des termes commerciaux qui pourraient davantage s'apparenter à un scénario UE-Canada.
Sur le plan stratégique, l'équilibre commercial est bien plus défavorable au Royaume-Uni qu'au marché unique avec une forte asymétrie. En 2015, les exportations britanniques vers l'Union européenne totalisaient près de 45% du total de ses exportations, ou 13% de l'économie britannique, alors que la part du Royaume-Uni ne représente que 7% en moyenne du total des exportations de l'Union européenne, ou environ 3% à 4% des économies européennes prises dans leur ensemble [7]. Pour le seul secteur financier, les revenus des ventes financières de la City de Londres vers l'Union européenne s'élèvent à près de 45 milliards € alors que la City génère 200 milliards £ d'activités et près de 60 milliards de recettes fiscales. Nombre d'entreprises financières basées à Londres anticipent que la sortie de l'Union européenne nécessitera une meilleure mise en conformité de leurs activités avec le continent ainsi que des restrictions sur les transactions enregistrées dans la monnaie unique européenne.
A ce jour, la position de la place financière de Londres est intrinsèquement liée à son importance dans la vente, l'achat et la gestion des actifs nominés en euro (à plus de 50% et jusqu'à 90% en fonction des activités). Certaines banques, dont HSBC et Goldman Sachs, ont ainsi déjà prévu de déplacer une partie de leurs effectifs, évoquant la délocalisation d'au moins 1 000 employés de la banque d'investissement HSBC vers Paris et, dans une même proportion pour Goldman Sachs vers Francfort, alors que dans l'ensemble près de 230 000 emplois de la City devraient être perdus [8]. En accueillant désormais le siège de l'Autorité bancaire européenne, Paris espère aussi pouvoir accroître son attractivité alors que la région Île de France devrait bénéficier de la délocalisation hors Royaume-Uni de 2 500 emplois directs. Les établissements internationaux dont le siège européen est à Londres cherchent ainsi à anticiper le fait qu'ils ne pourront vraisemblablement plus accéder au " passeport européen " leur permettant d'utiliser la licence britannique pour commercer au sein de l'Union européenne. Il s'agira en effet pour l'Union européenne de limiter son ouverture aux services financiers des États non membres (dont le Royaume-Uni post-Brexit), un enjeu clé des négociations à venir. Il incombera en particulier de mettre en œuvre les évolutions réglementaires nécessaires pour que les activités portant sur des transactions en euro soient localisées uniquement dans la zone euro, excluant ainsi également les chambres de compensation outre-Manche.
Tous ces éléments pèseront largement dans la balance des négociations commerciales avec au cœur la question de la libre circulation des personnes et du sort garanti aux citoyens européens résidant actuellement au Royaume-Uni. Mais l'avenir des relations commerciales bilatérales est également indissociable de deux paramètres importants : d'un côté, les difficultés associées à la question de la frontière irlandaise qui pourraient ressurgir dans le cadre des négociations commerciales, ainsi que celles d'un référendum sur l'indépendance de l'Écosse à l'automne 2018, malgré l'affaiblissement des nationalistes écossais lors des dernières élections législatives. Ce référendum pourrait en effet remettre en cause l'unité politique du Royaume-Uni [9]. De l'autre, l'évolution des relations euro-américaines et la capacité européenne à y répondre de manière unie.
La nouvelle donne américaine et les défis d'un retour au protectionnisme
Alors que le vote sur le Brexit a été largement influencé par le populisme politique, l'élection de Donald Trump aux États-Unis et sa nouvelle administration y ajoute depuis près d'un an la menace d'un retour au protectionnisme doublée d'une vision mercantiliste du commerce international et d'une imprévision sur la pérennité des accords conclus. Le retrait américain du traité de Partenariat Trans-pacifique, signé en 2016, ainsi que la suspension des négociations du traité transatlantique de commerce et d'investissement avec l'Union européenne, ont en effet largement alimenté les incertitudes sur le mode opératoire du président Trump en matière commerciale. Ce recentrage sur " America First " (l'Amérique d'abord) n'est pourtant pas nouveau aux États-Unis. En 1992, par exemple, le milliardaire et chef d'entreprise Ross Perot, opposé à la mise en œuvre du traité de libre-échange nord-américain, concourut comme candidat indépendant pour l'élection présidentielle et obtint alors 19% des votes. 25 ans plus tard, le président Trump ne dit pas autre chose en remettant en cause l'ALENA [10].
L'approche de Donald Trump qui semble prévaloir est, dans l'ensemble, celle d'une politique étrangère basée sur la conclusion d'accords stratégiques bilatéraux entre nations ou blocs et non le maintien d'un " empire " américain aux visées universalistes. Ce qui implique que les États-Unis deviennent une puissance comme les autres et que ses alliés soient perçus comme des acteurs indépendants avec lesquels les Américains continueront à conclure des accords - ententes qui pourraient n'être que temporaires en fonction des intérêts nationaux [11]. Cette stratégie vaut également sur le plan commercial avec la remise en cause d'accords existants et la volonté d'asseoir la primauté du traité bilatéral sur des relations multilatérales ou régionales.
Le test qui devrait être le plus important en matière commerciale afin de pouvoir mieux comprendre ce changement de paradigme économique prôné par le président américain, passant des effets d'annonce et de l'intimidation commerciale au choix de mesures protectionnistes potentiellement ciblées par secteur, sera certainement celui du développement en cours des négociations sur l'ALENA. Alors que la promesse de campagne du candidat Trump était de le quitter, le président est depuis revenu sur ses intentions en acceptant l'ouverture préalable de négociations, semble-t-il face aux enjeux économiques soulevés par l'industrie automobile, très présente dans les États clés remportés par Donald Trump lors des dernières élections. Il serait en effet difficile de reconstruire rapidement une industrie automobile américaine en interne tout en élevant des droits de douane en externe : selon le centre de recherche automobile américain, la mise en place d'une taxe de 35% sur les importations mexicaines pourrait se traduire par la destruction de 30 000 emplois aux États-Unis (40% des composants des voitures importées étant produit aux États-Unis).
Le cinquième round de négociations sur l'ALENA vient néanmoins de s'achever sans de réelles avancées, alors que les positions américaines visant à infléchir son déficit préconisent que la part obligatoire de composants régionaux soit portées de 62,5 à 85% dans le secteur automobile avec une condition de production de 50% des composants ou véhicules sur le territoire américain. L'ajout d'une nouvelle clause qui terminerait automatiquement l'accord tous les cinq ans, en imposant donc une renégociation, est également très contestée par le Canada et le Mexique. L'issue des tractations en cours (qui pourraient bien toujours se solder par un retrait unilatéral des États-Unis) sera donc très significative sur la façon dont le protectionnisme commercial voulu par le Président Trump sera effectivement appliqué.
L'efficacité des mesures qui avaient été prônées en début de mandat pourrait aussi être de plus en plus contestée en interne avec une fenêtre d'action courte compte tenu des élections de mi-mandat début novembre 2018. Le Président américain a dans ce contexte choisi de privilégier une baisse drastique de l'impôt sur les sociétés de 35 à 20%, voté par le Sénat de justesse le 2 décembre dernier, afin de favoriser la compétitivité des entreprises, doublée d'une baisse d'impôts générale pour les particuliers. Cette réforme fiscale devrait coûter dans l'ensemble, malgré les prévisions de ressources, plus de 1 000 milliards $ sur dix ans.
Le caractère très imprévisible de l'administration du président Trump nous oblige cependant à la prudence. L'imposition d'une taxe d'importation de 220% en septembre denier sur l'avion C-Series de Bombardier a été un revers important pour le Royaume-Uni qui se targuait du maintien d'une relation spéciale avec les États-Unis et de la volonté de négociation d'un traité de libre-échange qui, selon Theresa May, devait venir contrebalancer le Brexit. L'avionneur européen Airbus qui a pris une part majoritaire dans ce programme à la mi-octobre, espère pouvoir résoudre le problème par l'assemblage des avions depuis ses usines en Alabama. Si cette décision n'est donc pas finale et pourrait largement évoluer d'ici le début de l'année prochaine, alors que la Commission américaine sur le Commerce International devra se prononcer sur la question, elle représente néanmoins un signal éloquent de l'administration Trump sur la vulnérabilité qui sera celle du Royaume-Uni hors du marché commun européen. D'autres annonces protectionnistes ciblées par secteur pourraient suivre notamment sur l'importation de produits de consommation comme les machines à laver, touchant essentiellement les producteurs sud-coréens.
Les États-Unis auraient beaucoup à perdre à engager ce type de mesures plus directement avec l'Union européenne, malgré les annonces de début d'année visant la zone euro et l'Allemagne. Les échanges euro-américains représentent près d'un tiers des échanges mondiaux avec un équilibre relatif d'interdépendance. Le pays compte ainsi pour 17,6% du commerce européen et 21% des exportations européennes, alors que l'Union européenne totalise 18,7% du commerce américain et près de 19% de ses exportations. Face à toutes ces incertitudes, il est sera impératif que l'Europe puisse continuer à répondre par un sang-froid pragmatique mais ferme afin de préserver son unité, protéger ses intérêts communs et profiter au mieux des opportunités ouvertes par cette nouvelle donne stratégique.
Conforter les échanges avec la Chine et l'Asie : une opportunité pour l'Europe.
Les menaces de tarifs aussi élevés que 45%, évoqués par le président Trump il y a quelques mois à l'endroit de la Chine ont également été abandonnées, tout au moins pour le moment, dans un contexte géopolitique complexe notamment sur le dossier nord-coréen. La Chine détient en effet toujours une part importante de dette américaine, la plaçant en théorie en position de force en cas de menaces de rétorsions commerciales, même si elle en serait aussi fragilisée compte tenu d'un niveau d'interdépendance économique étroit et de sa volonté de maintenir le renminbi à un taux relativement stable.
La visite du président Trump en Chine début novembre s'est finalement soldée par une série d'accords commerciaux d'une valeur totale de 253 milliards $, dont l'achat de 300 Boeing par la compagnie nationale Air China. Le pays s'est également engagé à participer à hauteur de 43 milliards $ à l'exploitation de réserves de gaz naturel liquéfié en Alaska, témoignant ainsi de sa volonté de réduire le déficit commercial bilatéral (les États-Unis étaient déficitaires de 26,6 milliards $ en octobre). La Chine cherche dans le même temps à s'assurer l'ouverture de nouveaux débouchés commerciaux afin de limiter son exposition au marché américain. Le retrait des États-Unis du Partenariat trans-Pacifique (TPP) a ainsi relancé les négociations sur le développement à plus long terme d'un Partenariat économique intégral régional (RCEP) en Asie emmené par la Chine qui entend rassembler entre autres tous les pays asiatiques signataires du TPP. Cette zone commerciale asiatique représenterait au total plus de 25% du PIB mondial avec des projections de PIB pour 2050 qui placerait la Chine à près de 50% du poids économique de ce nouvel ensemble.
Le cœur de la nouvelle politique chinoise pourrait bien être aussi de se tourner davantage vers l'Europe afin d'aider la montée en gamme de son économie : une étape nécessaire pour consolider le développement de son marché intérieur qui pourrait toujours être mis à mal par un protectionnisme américain prohibitif si le président Trump devait changer de positionnement et revenir à ses premières annonces, faisant pression sur les exportations chinoises et sur l'investissement. L'enjeu pour l'Europe devra être ici celui d'un meilleur accès au marché chinois et d'une plus grande réciprocité des échanges compte tenu d'un déséquilibre structurel croissant des relations bilatérales. L'Union européenne reste le premier partenaire de la Chine mais elle en est commercialement de plus en plus dépendante : la Chine compte pour 20% du total de ses importations avec un déficit commercial européen de 180 milliards € en 2015.
Une Europe plus forte et unifiée [12] sera donc un préalable important pour pouvoir pleinement saisir l'opportunité d'une coopération stratégique plus rapprochée avec la Chine en contrepoint des positions américaines et du Brexit. La Commission européenne et la Chine ont déjà entamé un nouveau dialogue à la mi-novembre sur le contrôle des aides d'État et le système d'analyse de l'équité de la concurrence, une coopération importante pour garantir l'approfondissement de relations économiques équilibrées sur le long terme. Mais il faudra aller plus loin. L'engagement et l'ambition résolument européenne du président français, Emmanuel Macron, ont été très appréciés à Pékin qui suit avec intérêt l'avenir des réformes au sein de la zone euro et du marché commun. L'Europe gagnerait aussi à adopter une analyse commune beaucoup plus stratégique des nouveaux projets de Route de la Soie qui devront relier la Chine aux marchés européens et, dans le même temps, de conforter sa présence économique plus largement en Asie, via les négociations en cours pour un accord de libre-échange avec le Japon ainsi que celles envisagées avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande.
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Cette nouvelle donne constitue fondamentalement une opportunité de consolider le projet européen dont les responsables politiques doivent urgemment se saisir. Les élections allemandes, avec la percée historique du parti nationaliste AFD à 12.6% nous ont rappelé, peu de temps après les élections françaises, la nécessité impérieuse de répondre aux sirènes du populisme par une vision politique porteuse de sens et d'espoir sur les atouts d'une Europe indépendante et maître de son destin continental. Le président Macron a raison de porter un message ambitieux pour l'Europe et de favoriser le renforcement de la coopération franco-allemande, seule réponse possible pour rendre l'Europe à nouveau plus attractive économiquement et politiquement et s'assurer qu'elle continue à faire entendre sa voix avec force et détermination sur la scène internationale.
Dans les négociations finales sur le Brexit et dans les discussions avec les États-Unis, il sera essentiel de pouvoir défendre l'intégrité du marché unique européen et de renforcer la zone euro en la dotant d'une véritable gouvernance économique et politique capable de protéger ses intérêts géostratégiques à court et moyen termes. Entre les États-Unis et la Chine, reste aujourd'hui une large place pour l'affirmation du modèle européen, au plan commercial, mais aussi et surtout, sur le plan des valeurs et de la culture.
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Post-Cotonou, vers une modernisation du partenariat ACP
Charles de MARCILLY, Laurent BOULAY
Les relations entre l'Union européenne, ses 28 Etats membres, et 79 États dont 48 d'Afrique, 16 des Caraïbes et 15 du Pacifique (ACP), fêteront leurs 45 ans en 2020. Cette année marquera également l'expiration de l'Accord de Cotonou signé le 23 juin 2000. Ce cadre est la pierre angulaire de la coopération et du dialogue sur les volets politique, économique, commercial et d'aide au développement. Les discussions sont engagées au sein des parties pour identifier le contenu possible et le format des futures relations dans un contexte de besoins réciproques. Réduction de la pauvreté, relations commerciales, gestion des flux migratoires, lutte contre le réchauffement climatique, ce partenariat est un enjeu stratégique pour l'ensemble des parties prenantes. L'ouverture formelle des discussions avec les États ACP doit se tenir au plus tard avant août 2018. Cette note vise à alimenter la réflexion sur l'avenir de ce forum unique en termes de représentation et de partenariat qui couvre 700 millions de citoyens membres de 107 pays.[1]
Les relations entre l'Europe et les pays ACP depuis les années 50
Une présence historique
En plein processus de décolonisation en 1957, les États de la Communauté économique européenne ont voulu maintenir une forme de coopération avec " les pays et territoires non européens entretenant avec la Belgique, la France, l'Italie et les Pays-Bas des relations particulières. "[2]
En 1975, les anciennes colonies françaises, britanniques, belges, espagnoles et portugaises se regroupent pour former le groupe ACP qui permettra les accords de Lomé. Cet acte leur confère un véritable statut juridique ainsi qu'une identité commune. Ces États peuvent désormais promouvoir un modèle de développement et revendiquer un accès privilégié au Marché commun. Cette configuration politique donne plus de poids à certains petits États des Caraïbes et du Pacifique qui n'auraient pas pu profiter d'un tel modèle de développement avec des accords bilatéraux.
Les accords de Lomé révisés introduisent la conditionnalité avec le respect obligatoire des droits de l'Homme et le soutien à l'État de droit au risque de perdre les fonds alloués. La programmation par phase est introduite, permettant d'améliorer le suivi. Mais, malgré la mise en place d'instance de dialogue, la coopération CEE-ACP se limite en pratique à des accords commerciaux ciblés offrant la possibilité à certains produits de pénétrer le marché européen et de les protéger en cas de fluctuation des cours. Si la pauvreté a été réduite, la part des pays ACP sur le marché intérieur a diminué de 6,7% en 1976 à 3% en 1998. Mais les limites à ces 25 premières années de coopération résident dans l'absence de prise en compte du contexte institutionnel des pays partenaires.
2000, accord de Cotonou pour un approfondissement croissant des relations
Aussi, l'accord de Cotonou vise à passer un pallier politique en renforçant les objectifs de conditionnalité. Signé le 23 juin 2000 pour une durée de 20 ans, révisé tous les 5 ans, l'accord de Cotonou expirera le 29 février 2020. Il renforce le partenariat et comprend trois volets, politique, commercial et le développement durable. Cet accord global a naturellement pour premier objectif de concourir au développement des pays ACP. Un des objectifs est la diversification de leur économie en favorisant une politique de soutien à l'entrepreneuriat et l'investissement.
Un atout politique
Plus qu'un accord commercial, il s'appuie sur la mise en place des projets de développement durable qui permettent aux pays ACP de s'intégrer dans l'économie mondiale. Cependant, cet accord est notamment plus exigeant que les précédents car des allocations attribuées en fonction des besoins mais également des performances des pays concernés se substituent aux aides automatiques.
L'accord de Cotonou a renforcé le volet politique de la coopération en conditionnant l'octroi de Fonds européen de développement (FED) à la bonne gestion des affaires publiques et au respect de l'État de droit et des droits fondamentaux. De nouvelles procédures de remise en cause du soutien en cas de corruption ou d'atteintes aux droits de l'Homme ont été créées (articles 96 et 97). Ceci est donc un atout pour l'Europe car cet accord permet de faire rayonner son " soft power " en encourageant le modèle multilatéral et l'appropriation de normes internationales en favorisant le dialogue politique et économique avec toutes les instances régionales et locales.
Enfin l'accord de Cotonou affiche un objectif géopolitique nouveau : la consolidation de la paix par le dialogue entre l'État et la société civile pour être un facteur de stabilité politique. La société civile souhaite être mieux intégrée dans le prochain cadre en étant une partie prenante au-delà de la simple consultation. Ce dernier volet fait toutefois l'objet de controverses ne permettant pas suffisamment d'apporter une valeur ajoutée à la résolution de crise.
Les difficultés d'une approche commune pour identifier des solutions à certaines crises est également source de paralysie. Lors de la 32e Assemblée parlementaire ACP-UE (19-21 juin 2017) l'attente des Européens de voter une résolution sur la crise au Burundi a été repoussée[3]. Cela avait été également le cas lors de la 31ème Assemblée pour une décision concernant le Gabon. Une partie significative des pays ACP ne considèrent pas ce cadre comme un outil de diplomatie pour aider à résoudre des crises intérieures. Ce volet devra être clarifié lors des prochaines négociations pour renforcer son utilité et ne pas apparaître comme un cadre désuet (ce que laissait entendre les députés européens présents).
Cet accord n'offre pas non plus de garantie pour les droits des minorités, objectif politique de l'Union européenne. Par exemple, le Parlement européen en 2013 s'insurge du traitement des droits des homosexuels dans ces pays[4].
Un outil de diplomatie commune
Le Commissaire européen, Neven Mimica, en charge de la coopération internationale et du développement, souligne que l'accord recouvre " le groupement géographique le plus vaste, le plus complet et le plus durable au monde ; nous sommes majoritaires à l'ONU ". Le partenariat a vocation à être un outil de puissance collective. Au sein des organisations internationales, et des forums internationaux sur les enjeux globaux, post-Cotonou doit servir à renforcer cet outil de puissance au bénéfice mutuel. Le soutien et la dynamique collective UE-ACP encourage des partenaires parfois récalcitrants (cf. le retrait américain) à lutter contre le changement climatique. Le succès des accords de Paris approuvé par 195 délégations le 15 décembre 2015 démontre l'utilité d'agir en commun. Les enjeux collectifs, de la paix à la sécurité, la démographie et les crises migratoires peuvent bénéficier d'une même impulsion grâce à ce cadre de dialogue. C'est pourquoi, le cadre UE-ACP renouvelé devra tenir pleinement compte de nouveaux enjeux inscrits dans l'agenda 2030 pour le développement.
Intégrer la mondialisation...
L'accord de Cotonou a une dimension commerciale non négligeable. En effet, l'Union européenne est, en 2012, le deuxième partenaire commercial des pays ACP, derrière les États-Unis. L'Union européenne devance, dans l'ordre, le Venezuela, la Chine, le Brésil, le Canada et l'Inde. Elle représente 12,1% des échanges commerciaux des pays ACP derrière les États-Unis (35,7%) et devant la Chine (6,9%). Selon l'International Trade Centre, entre 2003 et 2012, la part de marché des pays ACP dans l'économie mondiale est passée de 1,4 à 1,7%. Mieux, part de marché au sein du marché ACP est passée de 10,9 à 11,5% sur la même période. Malgré sa faiblesse, le poids commercial de la zone a cru entre 2003 et 2012. [5]
Cependant, depuis le début des années 2010, les pays ACP subissent les contrecoups de la crise économique de 2008. Ainsi, la valeur totale de leur commerce des marchandises est en baisse en 2015. En effet, ses exportations représentent, en 2015, 320,7 milliards de $ (contre 495,1 milliards de $ en 2011) ; et ses importations représentent en 2015 439,6 milliards de $ (contre 500,2 milliards de $ en 2014).
Le renouvellement de l'accord de Cotonou aura donc pour but de réconcilier les pays ACP avec l'expansion commerciale alors que 80% des pays les moins avancés appartiennent toujours au groupe des ACP.
Grâce à des accords commerciaux asymétriques
Entre 1975 et 2000, 4 conventions de Lomé ont mis en place un régime commercial préférentiel pour les pays ACP. Dans un contexte de polarisation due à la guerre froide, cet accord a permis à certains États de mettre en place leur modèle de développement économique presque " non aligné ".
L'économie des pays ACP est basée sur l'exportation de matières premières et les conventions de Lomé ont mis en place un système de préférence commerciale asymétrique afin que les pays ACP puissent exporter leur production vers la Communauté européenne et un système de compensation des pertes des recettes à l'exportation en cas de fluctuation des cours ou de catastrophes naturelles. L'intégration privilégiée dans le marché unique européen pour certains produits était donc identifiée comme source essentielle de développement pour les pays ACP.
Dans la continuité de sa stratégie de développement, renforcée par les limites du multilatéralisme au niveau de l'OMC[6], l'Europe a négocié des accords de partenariat économique (APE) avec 79 pays ACP dans le cadre des 6 " groupes " de l'accord[7] dont le but est de créer un partenariat commun en matière de commerce et de développement, soutenu par une aide au développement.
De 2000 à 2008 l'accès au marché européen s'opère via la préférence nationale non réciproque ce qui constitue un régime dérogatoire aux règles de l'OMC. Pour la décennie suivante, les accords de libre-échange sont signés dans le cadre d'accords de partenariat économique. Cependant, ils tardent à être signés puis mis en œuvre. Ainsi, 6 APE ont pu voir le jour mais les processus de ratification sont parfois bloqués. En 2008, l'Europe en a signé un premier avec les 15 États des Caraïbes. Il s'applique à titre provisoire depuis le 29 décembre 2008. En Afrique, la situation est plus confuse. En 2014, 16 États d'Afrique de l'Ouest mais également les deux organisations régionales, la CEDEAO et l'UEMOA, la communauté de l'Afrique de l'Est ont mis en place un accord mais les signatures sont toujours en cours. En revanche, les pays de la Communauté de développement de l'Afrique australe ont signé l'APE depuis 2016. Enfin, l'APE intérimaire entre l'Europe et les États du Pacifique a été signé par la Papouasie-Nouvelle-Guinée et par Fidji en 2009, ces deux pays représentent la majeure partie des échanges entre l'Europe et le Pacifique.
Les États ACP constatent les avantages considérables des accords commerciaux préférentiels, mais aussi les difficultés liées aux négociations sur les APE inscrits dans le cadre de l'accord de 2000. La différenciation entre les pays et les régions ACP, la longueur des négociations et certains impacts ont eu des effets négatifs sur l'intégration régionale. Les APE font également l'objet de contestation de la part d'organisations de la société civile qui les voit comme un facteur de déstabilisation notamment entre les pays les moins avancés (PMA) et les autres. Les PMA disposaient d'un accès sans droits de douane au marché européen avec l'application d'un régime dérogatoire " tout sauf les armes ". Les APE leur font ouvrir davantage leur marché aux exportations européennes mais sans contrepartie. Toutefois, en cas de hausse soudaine des exportations européennes, des clauses de sauvegarde peuvent être activées sous conditions. La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne entraîne également une incertitude. La sécurité juridique devra être précisée.
De plus, l'un des enjeux de la révision Post-Cotonou sera également la diversité. L'agriculture représente 90% des exportations employant ainsi la majorité de la population active. En moyenne, 20% de la richesse nationale vient des revenus agricoles avec des variations très fortes entre pays ACP. La moitié du PIB tchadien est issue de la production agricole pour moins de 1% en moyenne dans les Caraïbes.[8]
Une politique européenne de développement réaffirmée
La révision post-Cotonou s'appuiera sur des engagements européens renouvelés pour le soutien aux États tiers. Le 7 juin 2017, les 28 États membres de l'Union européenne ont signé un plan stratégique pour la future politique européenne de développement. Ce nouveau consensus représente un cadre global pour la coopération. Il reprend les particularités de la politique européenne depuis la création du FED en 1959 et le cadre du programme de développement durable à l'horizon 2030 adopté à l'ONU en septembre 2015. Ce programme succède aux objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et fixe notamment 17 objectifs. Le consensus européen réaffirme que l'éradication de la pauvreté demeure l'objectif premier, en intégrant les dimensions économique, sociale et environnementale du développement durable.
Les dirigeants européens ont confirmé leur engagement dans trois domaines. Ils reconnaissent tout d'abord la forte interdépendance entre les éléments liés au développement : sécurité, aide humanitaire, migration, environnement, etc. Ensuite, le nouveau consensus entend associer l›aide au développement classique à d›autres ressources plus innovantes de financement, notamment privées. Enfin, le consensus promet de mettre en place des partenariats mieux adaptés entre les différents acteurs.
L'Afrique au cœur de la politique de développement
Ce cadre global peut s'accompagner d'initiatives individuelles d'États membres pour certaines régions ACP. Le continent africain en particulier représente un intérêt oscillant entre deux approches : une politique de développement et la promotion des échanges commerciaux auquel peuvent s'ajouter de nouvelles priorités. Afin de concilier ces deux approches, le 18 janvier 2017, le ministère de l'économie, de la coopération et du développement allemand a présenté son Plan Marshall pour l'Afrique[9] en rappelant soutenir " des coopérations basées sur des valeurs. Mais nous avons aussi un intérêt mutuel. L'Allemagne et l'Europe ont intérêt à assurer la survie des êtres humains, à limiter le changement climatique, à empêcher les vagues de migrations ".[10] Prenant en compte l'Agenda 2063 de l'Union africaine, cette proposition met en valeur un modèle de croissance endogène avec des " solutions africaines pour les défis africains " ainsi que la nécessité pour l›Allemagne d›intensifier, seule ou via des organisations internationales, son aide au développement. Dans une vision intégrée du suivi Post Cotonou il apparaît toutefois que les messages envoyés par certains Européens peuvent être confondus avec le souhait affichée d'une politique intégrée spécifique dans un cadre commun.
Ce type d'approche a par ailleurs été conforté par le G20. Outre la déclaration habituelle des leaders du G20 fixant les objectifs globaux de lutte contre le terrorisme, les crises migratoires, la pauvreté, la famine et les risques de santé publique, le chômage, le changement climatique, la sécurité énergétique, les inégalités[11] le sommet à Hambourg des 7 et 8 juillet 2017 a annoncé un partenariat inédit pour l'Afrique[12]. Ce partenariat a pour objectif de renforcer le cadre de l'investissement privé, de développer des infrastructures de qualité et l'accès aux énergies renouvelables et de soutenir une croissance économique inclusive favorable à la création d'emplois africains reprenant ainsi plusieurs objectifs des relations UE-ACP.
Un volet budgétaire diversifié
La révision post-Cotonou se tiendra en tenant compte d'un cadre budgétaire diversifié partagé entre des ressources intergouvernementales et des fonds issus directement du budget européen.
Pour faire appliquer ce cadre général, la politique européenne d'aide au développement jouit de plusieurs instruments financiers et partenariats régionaux : le fonds européen de développement destiné aux pays ACP et aux pays et territoires d'Outre-mer (PTOM) ; qui finance les projets issus de l'accord de Cotonou, ne fait pas partie du budget de l'Union européenne. Il représente 30,5 milliards € pour la période 2014 2020 (soit + 8 milliards en comparaison de la période 2007-2013).[13] [14]
Les sources de financement sont donc en dehors du budget européen avec pour effet un contrôle parlementaire limité. L'avenir des finances de l'Union européenne laisse présager une redéfinition de l'architecture budgétaire. Si les scénarios restent ouverts selon le document de réflexion présenté en juin 2017, les perspectives pour l'aide au développement seront-elles intégrées à la réflexion générale du cadre financier pluriannuel ? Une proposition de la Commission est attendue avant juin 2018 juste avant le démarrage des négociations sur le futur cadre post-Cotonou en août. Dans cette perspective, les États ACP appellent à " un mécanisme spécifique de financement du développement constituant un élément indispensable dans tout accord Post-Cotonou".[15]
Quel avenir ?
Depuis novembre 2016 les discussions internes au Conseil sont en cours et les perspectives des Européens doivent se rapprocher afin de pouvoir s'accorder sur un mandat de négociation donné à la Commission européenne au début de l'année 2018.
La Commission a la responsabilité des travaux préparatoires avant d'obtenir formellement un mandat de négociation de la part des États membres. Lors de son entrée en fonction, Jean-Claude Juncker[16] a souhaité la révision de l'accord de Cotonou en parallèle du partenariat stratégique avec l'Afrique. D'ailleurs, dans sa lettre de mission en 2014, il indique clairement le périmètre de la préparation et du lancement des négociations pour un accord de Cotonou révisé. Dans la configuration imposée par Jean-Claude Juncker, la Haute représentante guide le travail des Commissaires. Aussi, Neven Mimica, avec le soutien de la Direction générale du développement et de la coopération (DEVCO), travaille en étroite collaboration avec la Haute Représentante.
Un toit commun, mais des piliers distincts
Dans sa communication du 22 novembre 2016, la Commission et le Service européen d'action extérieure présentent 3 scénarios qui s'appuient sur les résultats de la consultation publique lancée le 6 octobre 2015.
Le premier scénario correspond à un partenariat révisé avec les pays ACP. Il a pour avantage de conserver le format ACP mais, dénué de flexibilité, il n'aurait pas permis d'aboutir à un accord tenant compte des spécificités attendues par les parties. En effet, les situations des pays ACP ont évolué différemment depuis 1975. Enfin ce scénario n'aurait pas permis d'intégrer l'importance croissante d'organisations régionales (Union africaine notamment).
Le deuxième scénario correspond à une régionalisation complète des relations entre les États européens et les pays ACP. Cette approche, même si elle reflète les dimensions continentales divergentes, ne répond ni à la volonté des pays ACP de demeurer unis ni à la volonté commune d'utiliser ce format UE-ACP pour peser sur des institutions internationales.
L'option privilégiée est le troisième scénario qui semble faire consensus parmi l'ensemble des parties. Le renouvellement passe par la conclusion d'un " accord-cadre commun (accord chapeau) avec trois piliers régionaux : " La troisième option consiste en un accord avec les pays partenaires, comprenant trois partenariats régionaux distincts avec l'Afrique, les Caraïbes et le Pacifique, avec la possibilité d›impliquer plus étroitement d›autres pays, dans un cadre commun. Ce cadre définirait les valeurs communes, les principes, les éléments essentiels et les intérêts qui sous-tendent la coopération entre les parties, en exploitant l'acquis considérable de l'APC. Il prévoirait aussi des mécanismes spécifiques de coopération sur la scène mondiale. Les trois partenariats régionaux exploiteraient et intégreraient ceux qui existent déjà (par exemple, la stratégie commune UE-Afrique) et établiraient les priorités et les actions axées sur les spécificités du programme du partenariat avec chacune des trois régions." La Commission européenne a donné un indice de plus en faveur de cette option début décembre 2017 lorsque celle-ci a recommandé un projet de directives de négociation dans le cadre de la renégociation du partenariat avec les pays ACP. Aussi, la Haute Représentante et le commissaire Mimica ont-ils présenté une recommandation au sein de laquelle un seul accord serait négocié - un accord socle - qui constituerait un toit commun aux pays ACP et serait subdivisé en trois pactes régionaux et propose d'associer l'Afrique du Nord. Comme l'indique la recommandation de la Commission "le partenariat sera ouvert et permettra différents degrés de participation et l'adhésion d'autres pays partageant les mêmes valeurs et contribuant à atteindre les objectifs du partenariat UE-ACP". [17]
Cette proposition conserve les acquis et les avantages du format UE-ACP tout en permettant des initiatives de développement " différenciées " en fonction des régions.
L'image d'un toit commun avec des piliers distincts mais supportant l'ensemble de l'édifice est régulièrement utilisée. Cette vision renforce l'approche actuelle en la consolidant alors que l'une des critiques du format actuel est sa limitation géographique. C'est la raison pour laquelle un courant au sein des États membres porté notamment par l'Allemagne et les Pays-Bas a souhaité promouvoir une approche globale de la politique de développement. Cela ne remettrait pas en cause une reconduction du cadre actuel avec les pays ACP s'appuyant sur le résultat de ce partenariat et des liens privilégiés qu'il apporte[18].
De plus, l'Union européenne a également établi des stratégies de développement complémentaires comme la stratégie UE-Afrique (depuis 2007) ou la stratégie UE-Pacifique (depuis 2012) qui en pratique poursuivent une majorité d'objectifs communs aux accords de Cotonou (soutien à la paix pour l'Afrique (FPA), les trois opérations de soutien de la paix en cours ; AMISOM, MICOPAX et MISMA[19]) ou les aides aux infrastructures, au développement de l'agriculture, au climat, l'innovation ou le mécanisme africain d'évaluation par les pairs (MAEP) visant à l'adoption d'une bonne gestion publique. La nouvelle approche pourrait permettre de rationaliser l'ensemble de ces instruments sous un cadre commun.
Il faut noter que, selon le scénario suggéré par la Commission, la possibilité d'intégrer à l'avenir des États hors ACP tels que ceux d'Afrique du Nord ou les pays les moins avancés (PMA) n'est pas exclue même s'ils sont l'objet de dynamiques régionales différentes y compris dans leurs relations avec l'Union européenne.
Une certaine flexibilité permettrait la mise en œuvre et l'intégration du programme d'action d'Addis-Abeba[20] sur les financements : " Ce programme prévoit des actions au niveau national, des cadres stratégiques créant des conditions favorables et le rôle d'un secteur privé dynamique, le tout reposant sur un environnement international favorable. Les efforts des pays partenaires devraient tendre en priorité à combler les lacunes dans les finances publiques nationales, y compris une meilleure mobilisation des ressources nationales, à accroître l'efficacité et l'efficience des dépenses publiques et à gérer la dette. Des systèmes fiscaux et des cadres de dépenses publiques équitables, transparents, efficients et efficaces devraient être promus. Une attention particulière devrait être accordée à la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales et les flux financiers illicites. " [21]
Juridiquement contraignant
Enfin, le partenariat devrait être juridiquement contraignant selon la Commission européenne rappelant qu'il est dans l'intérêt politique de l'Union de réaffirmer son engagement de longue date. Le nouveau partenariat devrait rester flexible et réactif de façon à s'adapter à ses propres progrès et à un environnement en constante mutation. En effet, Il n'est pas écrit stricto sensu dans l'accord de Cotonou que ce dernier est juridiquement contraignant. La formulation utilisée à l'article 2 (sur les principes fondamentaux) est "la coopération ACP-CE, fondée sur un régime de droit et l'existence d'institutions communes". Cette formulation pourrait être renforcée et clarifiée à l'avenir car l'aspect contraignant est autant politique que juridique avec de procédures de consultation mais également de sanction en cas de violation des droits de l'Homme, des principes démocratiques et de l'État de droit notamment.
La position des pays ACP est en cours de réflexion mais s'appuie sur une volonté commune. L'ambition collective de poursuivre ce partenariat a été exprimée lors du sommet de Port-Moresby en juin 2016 qui reprenait la déclaration de Sipopo[22] adoptée en 2012 par le 7e sommet ACP rappelant l'unité du groupe en tant qu'organisation intergouvernementale. Les pays ACP soutiennent le caractère contraignant d'un futur accord et le maintien géopolitique et géographique du groupe ACP structuré en 6 régions. Cette force juridique assurerait de la prévisibilité, de la transparence et de la responsabilité mutuelle. Cette approche est fortement soutenue par l'ensemble des parties.
Toutefois, le cadre futur et le souhait d'un partenariat moins déséquilibré est régulièrement rappelé de la part des pays ACP qui se plaignent d'une relation à sens unique dans laquelle ils ne peuvent faire entendre leur voix constatant parfois que " l'Europe ne parle pas avec l'Afrique mais parle à l'Afrique"[23]. En conséquence, améliorer le dialogue sera un des aspects de la future négociation. Il apparaît globalement que le volet politique reste incomplet et rencontre un succès mitigé.
Le contexte appelle à renforcer le partenariat
Un changement de paradigme est nécessaire pour renforcer et améliorer les résultats du cadre Post-Cotonou. La négociation devra aller au-delà et renforcer " la dimension partenariale, de dépasser les perceptions négatives comme le passé colonial, la victimisation, les liens de dépendance de type caritatif, la conditionnalité de l'aide, la lourdeur des procédures, etc. "[24].
L'attitude de la nouvelle administration américaine, le poids croissant d'autres puissances régionales, les inquiétudes des opinions publiques européennes sur les flux migratoires non maîtrisés, le risque de réfugiés climatiques ou la démographie encouragent un approfondissement du futur partenariat ACP-UE. Ces évolutions géopolitiques révèlent également que les pays ACP vont subir les pressions d'acteurs aux intérêts divergents mais également aux comportements variés (Chine, Inde, Israël, Turquie). Pour les observateurs, la Chine est devenue le " grand ami " de l'Afrique parce qu'elle apporte une solution rapide au sous-développement, même si parfois trop présente. Les Chinois pratiquent des prêts concessionnels : ils prêtent de l'argent aux Africains pour construire des infrastructures et se remboursent par des concessions minières, en extrayant les ressources. Or, pour 10 milliards $ prêtés, ils retirent pour 50 à 80 milliards $ de minerais selon Louis Michel.
Le cadre ACP-UE n'a pas vocation à être limité à sa dimension purement économique ou commerciale. Dans un contexte instable, le cadre ACP est un élément de stabilité et permet de diffuser les normes européennes. C'est ce qui le distingue des autres cadres et la tentation existe de se concentrer sur la dimension économique. Est-ce que d'un point de vue stratégique, cette approche nécessaire sera suffisante ?
Le risque est également dans le déséquilibre entre les parties ACP. Déséquilibres économiques, stratégiques, mais aussi en tant qu'acteur de voisinage, l'Afrique semble concentrer les regards. Or, et parmi les options présentées l'approche privilégiée sera le cadre commun. L'ensemble des parties devrait être attentif à un traitement égal et juste alors que de nombreuses inquiétudes émergent sur " l'oubli " des intérêts des Caraïbes et des États du Pacifique plus faibles économiquement et géographiquement éloignés. Dans ce cadre, la réflexion post-Cotonou doit intégrer davantage les PTOM et encourager à approfondir l'idée de l'instauration d'un pilier " pacifique " pour équilibrer le partenariat[25]. L'intégration " Afrique du Nord " est également une option ouverte même si les logiques actuelles sont éloignées. Les relations économiques intra ACP et une forme d'émancipation grâce aux relations " sud/sud " permettront d'équilibrer les différents piliers de l'accord Post-Cotonou.
La gestion commune et coordonnée des flux migratoires s'apparente à l'une des priorités des Européens mais également des pays ACP. Invité au Parlement européen le 15 juin 2016, Alassane Ouattara, chef d'État ivoirien, observait que " les mouvements migratoires intra africains sont nettement supérieurs, en nombre, à ceux que l'on observe entre l'Afrique et l'Europe ".
Les accords de Cotonou prévoient d'ailleurs une clause de réadmission des migrants entrés illégalement sur le territoire européen. Dans le cadre de la réflexion globale des Européens sur la gestion des flux migratoires légaux et illégaux, les relations avec les pays ACP et, ceux d'Afrique en particulier, sont une priorité politique. La stratégie européenne, s'appuyant sur des accords spécifiques avec des États tiers sur le modèle de celui signé avec la Turquie le 29 novembre 2015[26], pourrait être reproduite avec certains pays ACP. En partie la logique d'un accord-cadre et de spécificités régionales pourrait être soutenue dans l'accord Post Cotonou.
La consultation de la Commission européenne[27] permettait également de relever les pistes d'amélioration du cadre post-Cotonou en indiquant certaines limites actuelles. Un développement économique plus inclusif, l'effectivité du développement du secteur privé, la connectivité, la promotion des investissements directs étrangers, des flux migratoires ou les questions de gouvernance ont été les axes de progression relevés par les contributeurs[28]. Les observateurs pointent également la nécessaire modernisation et harmonisation du cadre juridique des affaires au sein des pays ACP. Ces points devront trouver des réponses dans les négociations à venir.
La modernisation des structures, notamment face à la lourdeur des institutions conjointes, doit faire l'objet de clarification. Une rationalisation est souhaitée pour améliorer l'efficacité du maintien de l'architecture actuelle des relations ACP-UE.
Un nouvel équilibre à trouver
Une fois les mandats de négociation approuvés, les discussions devront trouver un équilibre subtil. Les enjeux et défis soulignent un destin stratégique commun. La vigilance pour un partenariat équilibré, tant entre les parties qu'au sein du bloc ACP sera l'une des dimensions du succès de l'accord. Outil d'influence dans un projet de rayonnement certes économique, mais aussi politique, la tentation semble importante chez certains responsables européens de se concentrer sur le premier volet pour ne pas tendre les relations avec certains États qui seront majeurs pour répondre à la crise migratoire. Aussi, c'est à une équation particulière que seront confrontés les négociateurs européens pour contribuer à l'équilibre régional. Le sommet du G20 a rappelé qu'il ne fallait pas être naïf sur les objectifs du développement qui s'intègrent de plus en plus dans une réflexion sur les bénéfices mutuels, même asymétriques.
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Octroi du statut d'économie de marché à la Chine : quelles réponses politiques face au carcan juridique ?
Charles de MARCILLY, Angéline GARDE
L'Union européenne est le premier exportateur mondial de biens et de services et le premier marché d'exportation pour 80 pays[1]. Avec la Chine, elle enregistre 1 milliard € d'échanges par jour, importations et exportations confondues.
Les exportations chinoises sont soumises à des conditions particulières imposées lors de son entrée à l'OMC en 2001, avec l'accord individuel des États membres selon les règles de décision de cette organisation internationale. Le fondement formel en était à l'époque que la Chine ne répondait pas aux critères d'une économie de marché ; il en résultait la mise en place de manière provisoire (pendant 15 ans), de mesures antidumping spécifiquement contraignantes. Ces dispositions sont arrivées à échéance le 11 décembre 2016.
Consultation de la Commission, auditions au Parlement européen, mobilisation des entreprises, pétitions, le statut d'économie de marché de la Chine demeure au centre des débats à Bruxelles. Le 17 mars 2016, la Commissaire européenne au commerce Cécilia Malmström a rappelé que la Chine ne répondait pas aux critères européens[2]. L'ensemble des observateurs partage ce constat.
Pour autant, les dispositions juridiques adoptées à l'OMC prévoient bel et bien que les mesures de protection utilisées par l'Europe ne sont plus applicables. Dès lors, la question principale n'est pas de savoir si la Chine est une économie de marché -elle ne l'est pas-, mais quelles sont les conséquences de l'expiration des dispositions de son protocole d'accession à l'OMC. Deux ordres juridiques -celui de l'OMC et celui de l'Union européenne- peinent ainsi à s'articuler.
La date du 12 décembre 2016 et l'expiration de certaines contraintes juridiques est apparue comme une épée de Damoclès au-dessus de nombreuses entreprises européennes. Quelques 250 000 emplois sont directement concernés par la levée des mesures antidumping spécifiquement liées à la question de l'économie de marché de la Chine. En réaction à cela, l'Union européenne est parvenue à un accord institutionnel interne en octobre 2017 visant à moderniser ses instruments de défense commerciale.
1. Derrière la question formelle du Statut d'économie de marché, celle des outils de protection commerciale
Les dispositions de l'OMC s'articulent mal avec celles de l'Union européenne
Après 15 années d'âpres négociations, la République populaire de Chine a rejoint l'OMC le 11 décembre 2001 en tant qu'économie non-marchande. A cette occasion, elle a signé un protocole d'accession[3] avec les 143 membres[4] et a accepté plusieurs dérogations entraînant une discrimination temporaire aux règles de l'OMC. La plupart de celles-ci ont expiré, comme celle sur le textile en 2008. Leur objectif principal était de réduire l'interventionnisme économique.
L'article 15 du protocole est relatif au statut d'économie de marché (SEM), terme technique utilisé dans le cadre des instruments de défense contre le dumping qui, selon l'OMC, consiste à vendre une marchandise sur un marché étranger à un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché intérieur, voire en-dessous du prix de revient. Si une différence entre la valeur normale des biens (leur prix dans le pays d'origine), et leur valeur d'exportation est constatée, alors le dumping est avéré.
En 2001, un marché de substitution a été créé pour les pays de l'OMC importateurs de produits chinois (article 15-a-ii). Il permet à ces pays d'utiliser une méthode alternative à celle reposant sur une stricte comparaison avec les prix ou les coûts intérieurs en Chine.
L'Union européenne s'appuyait avant le 12 décembre 2016 sur la méthode dite du " pays analogue "[5], où la valeur normale était déterminée sur la base du prix ou de la valeur construite dans un pays tiers à économie de marché. Par exemple, si l'économie de marché A exportait le produit B plus cher que la Chine (pays C), alors l'Union pouvait estimer que l'entreprise chinoise faisait du dumping. En effet, si le produit B était moins cher en Chine, alors même que l'économie de marché A se basait sur les mécanismes d'offre et de demande pour la détermination de ses prix, cela signifiait que la Chine exportait à un prix moindre que celui du marché, et donc qu'il y avait distorsion de la valeur normale. Ainsi, la méthode de pays analogue constituait un marché de substitution permettant à l'Union européenne de se protéger du dumping.
Or, l'article 15-d limitait cette possibilité à 15 ans après l'entrée en vigueur du protocole, soit jusqu'au 11 décembre 2016. Par conséquent, depuis le 12 décembre 2016, la méthode alternative choisie par l'Union européenne, dite "de pays analogue"[6], ne peut plus être utilisée et doit, juridiquement, laisser place à la méthode de la " valeur normale " préconisée par l'article VI de l'accord du GATT de 1994.
Avec ce système, "un produit doit être considéré comme faisant l'objet d'un dumping, c'est-à-dire comme étant introduit sur le marché d'un autre pays à un prix inférieur à sa valeur normale, si le prix à l'exportation de ce produit, est inférieur au prix comparable pratiqué au cours d'opérations commerciales normales pour le produit similaire destiné à la consommation dans le pays exportateur". Il s'agit donc d'une stricte comparaison avec les prix ou les coûts intérieurs en Chine. Dans ce cas, des droits anti-dumping " classiques " sont applicables mais clairement moins efficients que par la méthode appliquée depuis 2001.
Qu'est-ce qu'une économie de marché ?
L'article 15-a-i) dispose que si la Chine peut démontrer que toute ou une partie de son économie répond aux mécanismes du marché, les membres de l'OMC, dont l'Union européenne, doivent adapter leurs règles pour utiliser la méthode de la valeur normale. Est donc posée dès lors la question de la conformité de la Chine au statut d'économie de marché.
Les critères utilisés pour la détermination de ces mécanismes de marché sont individuellement précisés par les pays car l'OMC n'en offre pas de définition. Ainsi, la Chine, pour bénéficier du statut d'économie de marché au sein de l'Union européenne, doit répondre aux critères européens. Ces derniers ont été définis par un règlement du 27 avril 1998[7] puis repris dans le règlement du 30 novembre 2009[8]. Toutefois, la conformité à ces critères n'est pas imposée lors du retrait d'un pays de la liste européenne des non-économies de marché. En 2016, l'Union européenne compte dans cette liste le Vietnam, le Kazakhstan, l'Albanie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Corée du Nord, le Kirghizstan, la Moldavie, la Mongolie, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan.
Les règlements européens établissent ainsi 5 critères : " les décisions des entreprises concernant les prix et les coûts des intrants (...) sont arrêtées en tenant compte des signaux du marché reflétant l'offre et la demande et sans intervention significative de l'État à cet égard (...) ; les entreprises utilisent un seul jeu de documents comptables de base, qui font l'objet d'un audit indépendant conforme aux normes internationales et qui sont utilisés à toutes fins ; les coûts de production et la situation financière des entreprises ne font l'objet d'aucune distorsion importante, induite par l'ancien système d'économie planifiée (...) ; les entreprises concernées sont soumises à des lois concernant la faillite et la propriété, qui garantissent aux opérations des entreprises sécurité juridique et stabilité ; les opérations de change sont exécutées aux taux du marché."
Selon une évaluation de la Commission européenne de 2008[9], la Chine ne répond qu'à un seul des 5 critères demandés. Les services du Parlement européen se sont d'ailleurs étonnés de l'absence de publication de mise à jour dans une étude datant de décembre 2015[10]. Business Europe, représentant le patronat européen, cite 4 évaluations de la Commission européenne (2004, 2008, 2010 et 2011) établissant que des progrès ont été faits mais que la conformité aux quatre autres critères n'est toujours pas atteinte[11]. En parallèle, Business Europe précise que, depuis 2011, la Chine n'aurait pas fourni de nouveaux éléments permettant une mise à jour de l'évaluation.
La non-conformité de la Chine aux critères européens d'une économie de marché est reconnue par l'ensemble des acteurs économiques et politiques. Aussi, la question principale n'est pas de savoir si la Chine est une économie de marché -personne ne conteste qu'elle ne l'est pas-, mais quelles seront les conséquences de l'expiration des dispositions de l'article 15-a-ii) de son protocole d'accession à l'OMC.
Derrière la question du statut se pose celle de la méthode utilisée pour calculer les droits anti dumping
La question du SEM et des mesures antidumping applicables était et demeure par conséquent au cœur des interrogations européennes. Selon la Commission européenne, " une modification du SEM dans le cadre des règles antidumping de l'Union européenne changerait également la méthode de calcul des droits antidumping, ce qui aurait, au final, une incidence sur l'économie européenne "[12]. C'est pourquoi la Commission établit une évaluation approfondie des conséquences économiques éventuelles d'une modification de la méthode notamment du point de vue de l'emploi dans l'Union européenne. Du 10 février au 20 avril 2016, une consultation publique sur une méthode alternative a été ouverte. Dans son préambule, la Commission rappelle que, même si un nouvel instrument de défense commercial peut être envisagé, son efficacité sera moindre et ne pourra pas empêcher les entreprises européennes d'être fortement touchées. La Commission sous-entend donc que le changement de méthodologie est lié à l'octroi du statut d'économie de marché et que ce même octroi est l'issue la plus probable.[13] Un document de la Commission européenne, datant de 2004 intitulé "Statut d'économie de marché dans les enquêtes en matière de défense commerciale", explique que "la possibilité de traiter la Chine comme une économie en transition dans les enquêtes en matière de défense commerciale pendant 15 années au maximum a été adoptée et inscrite dans le protocole d'adhésion de la Chine à l'OMC signé en 2001 [et qu'] il existe donc un cadre juridique clair et décidé d'un commun accord [pour] traiter cette question".
Parmi les publications confortant cette idée, on peut citer le Swedish Board of Trade[14], ainsi que des études respectivement menées par Rao Weijia[15], Tietje et Nowrot[16], Graafsma et Kumashova[17]ou l'Economic Policy Institute[18] plaçant au cœur du débat le SEM et ses conséquences en termes de méthodologie dans la défense contre le dumping chinois. Pour ces auteurs, lorsque l'article 15-a-ii) aura expiré, l'alinéa i) ne sera plus suffisant pour déroger à l'article VI de l'accord du GATT de 1994. Ainsi, il n'y aura plus de base légale pour utiliser la méthodologie de comparaison avec un pays tiers ou traiter la Chine comme une non-économie de marché (NEM). En conséquence, le règlement 1225/2009 devra être amendé et la Chine supprimée de la liste des NEM dressée par l'Union européenne. C'est la ligne de défense de Pékin.
Cependant, cet aspect automatique fait l'objet d'opinions juridiques divergentes. Ce qui a expiré en décembre 2016, c'est le paragraphe disposant que l'importateur peut choisir d'utiliser un marché de substitution plutôt que le marché de la valeur normale. En revanche, les exportateurs chinois auront toujours la charge de la preuve concernant la conformité de leur économie aux 5 critères européens définissant une économie de marché.[19]
Cette position plus nuancée est celle défendue par le service juridique du Parlement européen[20]. D'après cette interprétation, l'octroi du SEM n'est pas automatique, la Chine conservant la charge de la preuve pour sa conformité aux 5 critères européens d'une économie de marché (article 15 a-i) qui n'est pas supprimé. En revanche, l'expiration de l'article 15 a-ii) oblige l'Union européenne à changer de méthodologie.
Grâce à l'article 15-a lié à l'article 150 du rapport du groupe de travail pour l'accession de la Chine à l'OMC, l'Union garde la possibilité - sous certaines conditions - d'utiliser une autre méthodologie que celle imposée par l'accord du GATT qui est une comparaison stricte avec les coûts domestiques et les prix en Chine.
Il ne faut pas confondre l'octroi du SEM et la fin de la méthodologie dite du "pays analogue". Derrière le débat politico-juridique est en jeu la question de la protection des entreprises européennes : sans cette méthodologie, environ 90% des mesures antidumping appliquées ne pourraient plus l'être. Entre 1995 et 2014, l'Union européenne a lancé 99 procédures antidumping contre la Chine, soit 28% du total des procédures initiées. En moyenne, les droits antidumping européens appliqués étaient de 44%, contre 142% aux États-Unis ou 80% en Inde.[21] Reconnaître le statut d'économie de marché ou changer de méthodologie les feraient potentiellement tomber entre 9% et 17%[22]. Or, SEM ou pas, l'Union européenne ne peut plus, juridiquement, utiliser de manière constante une méthode alternative à celle de l'OMC depuis décembre 2016. Afin de faire face à d'éventuels comportements anticoncurrentiels de la part d'une économie subventionnée, l'Union européenne a décidé de créer un nouvel instrument de défense commercial en renforçant les règles anti-dumping, le Parlement européen a entériné, le 15 novembre 2017, la nouvelle méthodologie antidumping de l'UE. En temps normal, l'adoption conjointe des actes législatifs par le Parlement et le Conseil suite à une proposition de la Commission européenne (article 207 TFUE) demande plusieurs mois. En l'espèce, les discussions ont été accélérées, signe d'une volonté politique affirmée de la Commission de répondre au défi posé par le dumping chinois.
2. 12 décembre 2016, une nouvelle ère ?
La crainte de prédations économiques et de guerres commerciales
Symboliquement, au cours des dernières années, les ressortissants et entreprises chinoises se sont signalés sur des marchés peu traditionnels, soulignant ainsi une nouvelle force de frappe économique accrue par un stock de liquidités quasiment inégalé. Acquisition dans le monde de l'art[23] ou dans les technologies occidentales[24], implication dans l'industrie des transferts internationaux de joueurs de football et détention de 67% des parts du port grec du Pirée[25], la Chine illustre la crainte d'un prédateur économique. Certains secteurs ne peuvent d'ailleurs soutenir la comparaison : en 2015, elle a investi dans l'énergie éolienne et dans le renforcement de ses infrastructures l'équivalent de la capacité totale des trois plus grands États producteurs américains (Texas, Iowa et Californie).
L'Union européenne observe, entre autres, deux comportements chinois sources de distorsion de concurrence : des subventions permettant de vendre des produits en dessous de leur coût de production et la manipulation des taux de change pour favoriser les exportations. Le 10 août 2015, pour faire face au krach boursier de Shanghai, Pékin avait fortement baissé le taux de référence du yuan face au dollar pour enrayer le repli de ses exportations. Aucune des méthodes existantes pour fonder des dispositifs antidumping, que ce soit à l'OMC ou au niveau européen, ne permet de traiter directement ces deux phénomènes les plus contestables et dangereux que sont les subventions et les manipulations de la monnaie.
Face à de telles entorses à la libre concurrence, l'Union européenne agit en ouvrant des procédures et en imposant des amendes ou des droits de douane. Plus de 50 mesures antidumping contre la Chine sont en cours - couvrant 1,38% des importations européennes en provenance de ce pays.
D'après certaines études, si la Chine était dotée du SEM ou si l'Union européenne changeait de méthodologie antidumping, toutes les enquêtes devraient partir du postulat que les prix pratiqués suivent les mécanismes du marché. Aussi, en octroyant le SEM à la Chine, ou en n'utilisant plus la méthode du " pays analogue ", l'Union européenne -3e utilisateur d'outils de défense commerciale au monde- se priverait potentiellement de 90% de ses mesures antidumping.
Ainsi, Robert E. Scott et Xiao Jiang estiment que ces évolutions entraîneraient une réduction de l'output européen de 114,1 à 228 milliards € par an ; une réduction de 1 à 2% du PIB et la menace de 1,7 à 3,5 millions d'emplois. Au niveau national, cela pourrait se traduire, par exemple, par la destruction de 319 000 à 639 000 emplois en Allemagne et 208 000 à 416 000 emplois en Italie.
Ces prévisions inquiètent certains secteurs déjà concurrencés des pays émergents. L'inquiétude des industries est variable. Si certaines sont confiantes et veulent bénéficier d'une ouverture sur un marché de 1,38 milliard habitants, d'autres -sidérurgie, électronique, textile, jouets, etc.- tirent la sonnette d'alarme.
L'association européenne de l'acier a rappelé, dans un communiqué du 12 janvier 2016, que la production chinoise pourrait atteindre 400 millions de tonnes, soit près du double de la production européenne (170 millions de tonnes). La Chine a d'ores et déjà annoncé la suppression de 5 à 6 millions d'emplois d'ici 3 ans, dont 1,8 million d'emplois dans les industries houillères et sidérurgiques. Une ouverture du marché menacerait donc clairement 330 000 emplois du secteur. En réponse, la Commission a présenté, le 16 mars 2016, des mesures visant à préserver les emplois et la croissance de l'industrie sidérurgique.
Face à la mobilisation d'acteurs économiques[26], les groupes politiques du Parlement européen se sont inquiétés des possibles répercussions de l'octroi du SEM à la Chine[27]. Les Européens craignent une guerre commerciale. Les barrières à l'entrée du marché chinois pourraient être renforcées et les entreprises déjà installées sujettes à de nouvelles difficultés. Les États membres ne sont pas tous concernés à la même hauteur : 5 000 entreprises allemandes[28] sont enregistrées en Chine contre 1 400 françaises[29]. En fonction de leurs tissus industriels et du poids de leurs exportations, leurs perspectives, leurs objectifs et leurs craintes divergent.
Statu quo face aux propositions de 2011
En 2011, la défense commerciale européenne était déjà à l'ordre du jour. En septembre 2011, le Parlement européen a adopté une résolution sur une nouvelle politique commerciale pour l'Europe[30]suivie par une proposition de la Commission le 10 avril 2013[31]. Le texte prévoyait la codification de la jurisprudence de la Cour de justice (CJUE) et de l'OMC, la considération des menaces de mesures de rétorsion comme des éléments suffisants pour une ouverture d'enquête antidumping, le remboursement des droits perçus pendant une enquête de réexamen et la suppression de la règle du droit moindre[32]dans les cas de contournement.
Le 21 janvier 2014, la commission " commerce international " du Parlement européen a adopté une position encourageant l'Union "à améliorer sa méthode de calcul des droits antidumping pour tenir compte des éléments environnementaux, sociaux et de développement, et à aider les PME qui ont des difficultés à tirer profit de ces instruments"[33]. Suite aux amendements votés en février 2014[34], le texte comprenait la volonté d'augmenter les droits pour le dumping social et l'environnement, la suppression des avis préalables aux enquêtes et la mise en place de services d'assistance pour les PME.
Une fracture entre États membres s'est alors dessinée: lors du débat au Conseil le 21 novembre 2014, 11 États y étaient favorables, 3 l'étaient mais souhaitaient des définitions plus restrictives et 14 y étaient opposés.[35] L'Autriche, la Belgique, Chypre, le Danemark, l'Estonie, la Finlande, l'Irlande, la Lettonie, Malte, les Pays-Bas, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suède[36] basaient leur refus sur la suppression de la règle du droit moindre. Celle-ci empêche l'Union européenne de prélever, sur les marchés de matières premières, des droits plus élevés dans l'optique d'empêcher des dommages à l'industrie européenne. Finalement, les 14 pays se sont opposés à la création de distorsions allant au-delà de ce qui est nécessaire pour pallier aux déficiences du marché. Depuis lors, aucun consensus n'a été trouvé.
Par ailleurs, certains États ont privilégié une approche bilatérale de leurs relations commerciales. Courant mai 2013, l'Allemagne a refusé, malgré l'avis de la Commission, de prendre des sanctions à l'égard de la Chine dans le domaine du photovoltaïque. Elle s'est ainsi placée dans un partenariat Berlin-Pékin avec, en contrepartie, l'accès au marché chinois de ses fabricants de machines de production desdits panneaux solaires et des facilités commerciales dans plusieurs domaines tels que la logistique ou la recherche.[37]
Des intérêts croisés
Les relations UE-Chine justifient une certaine réserve et les acteurs affichent une grande prudence. Cécilia Malmström rappelle que 3 millions d'emplois en Europe dépendent de la vente de biens et de services sur le marché chinois. C'est également la 4e destination des investissements étrangers européens (127 milliards €) alors même que les investissements chinois en Europe représentent seulement 3% du total des investissements sur le sol européen[38]. Les relations avec l'Union européenne sont également vitales pour la Chine puisque l'Union européenne est sa principale importatrice avec 300 milliards € en 2014.
Depuis 2012, l'Union européenne est en négociation avec la Chine sur un accord bilatéral d'investissement. Celui-ci devrait "dynamiser les investissements bilatéraux en ouvrant les marchés et en établissant un cadre légal de protection des investissements afin d'améliorer la sécurité juridique et la prévisibilité pour des relations d'investissement à long terme entre l'Union et la Chine."[39] Le 28 septembre 2015, un accord sur le développement des réseaux 5G et l'officialisation de l'intention chinoise de participer au plan Juncker ont été annoncés. La Chine a été le premier pays tiers à officialiser sa contribution à hauteur de 10 milliards € au plan d'investissement de 315 milliards € porté par la Commission européenne.[40]
En 2016, 4 scénarios étaient envisageables
Finalement, les diverses interprétations de la situation pouvaient être présentées sous forme de 4 scénarios suggérés par l'analyse de décembre 2015 de la direction générale des politiques extérieures du Parlement européen.
1) La Chine n'acquérait pas le SEM de manière automatique et l'Union européenne pouvait continuer à utiliser sa méthodologie de pays analogue. Cette interprétation estimait que la conformité de la Chine aux 5 critères européens d'une économie de marché était la condition sine qua non d'une attribution du SEM et d'un changement de méthodologie.
En agissant d'une telle manière, l'Union aurait fait primer ses intérêts politiques et économiques avec un risque juridique certain. Un recours à l'OMC laissait à une instance tierce l'opportunité de décider quels instruments de défense commerciaux s'appliquent.
Néanmoins, le délai lié à une plainte éventuelle et son traitement permettait de définir de nouveaux instruments, d'autant plus que les décisions de l'OMC n'ont pas d'effet rétroactif. Toutefois, les blocages au Conseil pouvaient se reproduire.
Diplomatiquement, il devenait difficile de reprocher à la Chine de ne pas respecter un accord que l'Europe ne respecterait pas.
2) La Chine n'obtenait pas automatiquement le SEM mais l'Union européenne ne pouvait continuer de suivre une méthode différente qu'à certaines conditions et elle devait en tout état de cause adapter son cadre juridique et administratif. L'application occasionnelle de la méthode du pays analogue était justifiée par une conjonction entre l'ouverture de l'article 15-a et l'article 150 du rapport du groupe de travail pour l'accession de la Chine à l'OMC.
Ce scénario était le plus logique d'un point de vue juridique mais également politique puisque l'expiration de l'article 15-a-ii) n'impliquant pas, en soi, l'octroi du SEM, l'Union européenne n'avait pas de raison de le faire.
En revanche, elle devait se conformer à ses obligations juridiques et cesser d'utiliser la méthode de pays analogue. Aussi, l'Union européenne devait créer un instrument parallèle de défense commerciale limitant l'ouverture inévitable du marché.
3) La Chine acquérait le SEM : la possibilité de traiter la Chine comme une non-économie de marché (NEM) en entier étant écartée. En conséquence, le règlement n°1225/2009 était modifié et la Chine était retirée de la liste européenne des NEM.
Octroyer le statut d'économie de marché à la Chine était juridiquement non obligatoire, politiquement inenvisageable et économiquement téméraire.
Effectivement, tant que l'article 15-a-i) était valable, la Chine devait prouver sa conformité aux 5 critères européens d'une économie de marché avant d'en demander le statut. En tout état de cause, octroyer le SEM n'arrangeait pas la situation économique puisque l'expiration de la méthodologie du " pays analogue " ne dépendait pas, en l'espèce, de cette dénomination.
4) Le SEM de la Chine était déterminé au cas par cas, selon les secteurs/entreprises concerné(e)s. Si des distorsions de prix étaient avérées, des ajustements auraient pu avoir lieu. Toutefois, cette méthode était à l'époque contestée par plusieurs partenaires commerciaux[41]. La section de règlement des différends de l'OMC devant rendre une décision à ce propos.
Ce scénario revenait à renvoyer le problème du cadre général au cadre spécifique. Étant donné les délais nécessaires pour une détermination au cas par cas, mais également les limites juridiques de cette option, il était peu probable que l'Union européenne puisse y voir son salut.
De son côté, la Commission retenait 3 scénarios[42]:
1) Laisser la législation telle quelle et poursuivre l'utilisation de la méthode dite du " pays analogue ".
2) Changer la méthode de calcul et retirer la Chine de la liste des non-économies de marché sans condition(s) supplémentaire(s).
3) Changer la méthode de calcul et actualiser le cadre juridico-administratif des instruments de défense commerciale.
D'un point de vue juridique, politique et économique, la dernière proposition (équivalente au scénario 2 du Parlement européen) apparaissait comme la plus raisonnable, à condition que ce processus fut mis en œuvre au 12 décembre 2016. Ceci requérait une réelle volonté commune européenne capable d'agir en quelques mois. Ceci paraît peu probable.
La législation commerciale européenne d'alors remontait à 1995. Vingt ans plus tard, elle ne répondait plus que partiellement aux exigences du commerce international. L'optimisme lié au report de la question du SEM par les négociateurs en 2001 se heurtait à un État qui ne répondait pas -et ne souhaitait pas répondre- aux critères d'une économie de marché. Aussi, une réflexion et, par extension, une réforme des instruments était légitime, tout en gardant à l'esprit qu'aucune des possibilités qui s'offrait à l'Union européenne n'était neutre : soit un coût juridique comme une hausse des litiges à l'OMC, soit un coût économique dans le commerce et l'investissement avec la Chine.
Il est regrettable que les États aient bloqué la proposition de la Commission de 2011. Il apparaît que la situation individuelle de chaque État membre, sa balance commerciale, son tissu industriel et sa sensibilité aux investissements étrangers, jouait contre l'intérêt européen.
Toutefois, une nouvelle réflexion sur les instruments de défense commerciale était en cours. La Commission avait lancé le mouvement avec une nouvelle consultation publique liée à la problématique soulevée par la Chine, la dernière datant de 2008. Les éléments transmis par les autorités chinoises pour répondre aux critères d'une économie de marché devant être rendus publics. La transparence des débats et du processus était un élément important d'une décision essentielle pour l'économie européenne.
Mais la maîtrise de l'agenda était incertaine. Toute nouvelle proposition devant être soumise au Parlement européen et au Conseil. Les sensibilités nationales s'exprimaient de nouveau et le blocage observé ces dernières années ne plaidait pas pour une issue consensuelle rapide.
Or, l'incertitude méthodologique à partir du 11 décembre 2016 rendait crucial un choix clair et rapide, d'autant plus que la plupart des enquêtes antidumping et anti-subventions lancées par la Commission concernaient explicitement la Chine. Faisant suite au mouvement initié par la Commission européenne lors de la publication de son rapport le 9 novembre 2016, un accord entre la Commission, le Parlement et le Conseil a été trouvé en octobre 2017 et le Parlement européen a adopté le 15 novembre 2017 de nouvelles règles anti-dumping, renforçant la défense commerciale européenne contre les importations chinoises.
Pour mémoire, en janvier 2014, les députés européens ont suggéré que l'Union européenne puisse répondre plus rapidement aux pratiques commerciales déloyales, que les enquêtes antidumping soient limitées à 9 mois (contre 15 dans la proposition initiale), et que des droits antidumping provisoires soient imposés dès 6 mois après ouverture de l'enquête. Dans cette perspective, certains États ont demandé à réagir plus rapidement aux importations déloyales. Emmanuel Macron, alors ministre français de l'économie l'époque, plaidait déjà, en ce sens le 30 mars 2016 en souhaitant une réduction de 9 à 2 mois des délais de mesures antidumping et une hausse des tarifs le cas échéant.
De plus, évaluer le risque de dumping plutôt que d'en faire le constat achevé modifiait l'approche et apportait de la prévisibilité et de la sécurité juridiques, notamment pour les PME. Les procédures antidumping sont longues et coûteuses. Peu de petites structures peuvent se le permettre. Des stratégies agressives étatiques peuvent intégrer ce coût et faire le choix d'être condamnées si elles ont la possibilité, entre temps, de conquérir le marché. Dans le cas du secteur photovoltaïque par exemple, la procédure anti-dumping a duré 18 mois. Lancée en juillet 2012, la plainte déposée par le collectif EU ProSun a abouti en décembre 2013 par la réévaluation des taux d'imposition des importations. De fait, la politique commerciale chinoise a ruiné de nombreuses entreprises européennes (en 2013, Siemens et Bosch abandonnent la branche photovoltaïque) et américaines (en 2011, Solyndra, Evergreen Solar, SpectraWatt). Malgré la condamnation, les entreprises chinoises ont réussi à durablement modifier l'architecture du marché au détriment des industriels européens.
***
Plus de 80 pays ont reconnu le statut d'économie de marché à la Chine, comme par exemple l'Australie depuis 2005 qui utilise l'ajustement des coûts pour établir la valeur des importations chinoises dans les affaires d'antidumping. Désormais, ses marges sont nettement inférieures à celles trouvées par les autres pays importateurs de l'OMC. Dans le cas des roues de voiture, l'Australie a obtenu une marge de dumping de 10% tandis que les autres pays de l'OMC ont obtenu entre 40 et 60%.[43] L'Australie rencontre donc des problèmes avec le système d'ajustement : la moitié des mesures antidumping n'aboutit plus.
Outre-Atlantique, les États-Unis ont enregistré 129 enquêtes antidumping et mesures compensatoires à l'égard de la Chine au 1er septembre 2015. Ils ne prévoient pas d'octroyer dans un avenir proche le SEM à la Chine[44]. Par ailleurs, ils ne disposent pas d'une liste de pays dépourvus d'économie de marché.
Dans un contexte grandissant d'interrogations sur la capacité européenne à protéger ses entreprises et notamment ses PME, les réponses proposées seront analysées sous l'angle de la protection d'un modèle européen face à des concurrents déloyaux. "L'Europe qui protège" ne peut demeurer un slogan et le statu quo aurait été source d'inquiétude. La réponse ne peut être que collective, à l'échelle européenne. L'Union doit être plus agressive vis- à-vis des économies qui ne donnent pas autant qu'elles reçoivent, car elle est aujourd'hui la zone économique la plus ouverte du monde. Elle s'engage dans ces approches à la fois offensives et défensives, avec des propositions sur un mécanisme de filtrage des IDE en provenance des pays tiers, et une nouvelle méthodologie antidumping (NOMAD). Concernant la Chine en particulier, l'objectif complémentaire est de lutter contre la surproduction d'acier et l'obliger à gérer elle-même ses excédents, tout en renforçant les liens commerciaux pour imposer une modification des conditions de production et une amélioration des conditions des travailleurs. Cette dernière considération peut sembler ambitieuse mais avec va de pair avec un durcissement des conditions d'accès au marché en réponse à la suppression de la liste de pays "à non économie de marché". Un contentieux à l'OMC est d'ailleurs probable car la Chine estime qu'elle est explicitement visée par la nouvelle méthodologie.
Comme à son habitude, l'Union européenne a choisi un compromis pour gérer l'épineuse question du statut d'économie de marché chinois mais il faut saluer la capacité de trouver un accord interinstitutionnel ambitieux en moins d'une année après 3 ans de blocage. La transparence des débats a démontré qu'à la volonté des institutions européennes se sont opposées des craintes nationales. Si les perspectives de chaque État membre sont spécifiques, les outils et la méthodologie de défense commerciale ne peuvent être que communes. Le 5 décembre, le Parlement européen a adopté le deuxième train de mesures visant à répondre au défi posé par les pays tiers et aux menaces que font peser leurs modèles économiques sur les intérêts commerciaux européens [46]. En effet, après s'être entendus sur le volet méthodologique de la modernisation des instruments de défense commerciale en octobre 2017, les députés européens ont conclu un accord avec les ministres européens pour la mise en place d'outils de défense plus solides contre les importations déloyales. Ces nouvelles mesures s'articulent notamment autour d'une augmentation des droits de douane pour les importations subventionnées et/ou faisant l'objet d'un dumping ainsi que la réduction de la durée des enquêtes portée à huit mois. L'Union européenne est ainsi à l'origine du phénomène d'inversion de la charge de la preuve en direction du l'exportateur, tant pour les non économies de marché (nouvelles règles approuvées en octobre) que pour les pays ayant le statut d'économie de marché (projet législatif conclu le 5 décembre).
Comme l'atteste l'actualité récente sur les vélos électriques [45], les comportements de compagnies chinoises menacent des secteurs entiers. Les réponses apportées seront-elles suffisantes ? Comme indiqué précédemment, la durée des enquêtes reste un sujet prégnant compte tenu de l'écart en termes de puissance financière entre des géants nationaux chinois et des PME européennes fonctionnant avec des fonds de roulement et une trésorerie limitée. Par exemple les eurodéputés se sont assurés qu'un service d'assistance aux PME se charge des plaintes et des procédures d'enquête ou que les syndicats soient impliqués lors des enquêtes et de l'évaluation des futurs droits de douane. Les PME étant majoritairement dépendantes des commandes et toute entrave à la libre concurrence sur le marché concerné serait d'autant plus vécue comme une menace sur la poursuite de leur activité commerciale. Cela reste des mesures de réaction et non pas dissuasives ou d'anticipation. Mais assurément, l'Union européenne, dans la logique de celle adoptée par les États-Unis, s'est dotée d'instrument de défense plus robustes. Cela répond, en partie, au souhait européen de ne plus être "naïfs". [46]
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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