entre action et procrastination
Démocratie et citoyenneté
Laurent Pech,
Sébastien Platon
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Laurent Pech
Sébastien Platon
Dans son discours sur l'état de l'Union le 13 septembre dernier, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a rappelé qu'" appartenir à une Union fondée sur l'Etat de droit, cela veut dire qu'il faut savoir accepter et respecter un jugement (...) Ne pas le faire ou saper l'indépendance des juridictions nationales, revient à déposséder les citoyens de leurs droits fondamentaux. L'Etat de droit n'est pas une option dans l'Union européenne. C'est une obligation. Notre Union n'est pas un État mais elle doit être une communauté de droit "a [3]. Cette critique implicite des autorités hongroises et polonaises fait suite à la violente, pour ne pas dire inacceptable, réaction du gouvernement hongrois suite au jugement de la Cour de Justice dans l'affaire des quotas d'accueil de réfugiés[4], et le vote d'une loi en Pologne qui, sans le veto du président polonais en juillet dernier, aurait permis la révocation et la mise à la retraite d'office de l'ensemble des juges de la Cour suprême polonaise[5].
Même si de nombreuses voix ont depuis un certain temps appelé la Commission européenne à activer l'article 7 TUE en ce qui concerne la Hongrie ou, tout du moins, à activer le nouveau cadre pour renforcer l'Etat de droit adopté par la Commission en 2014, la Pologne est le seul Etat membre qui demeure, à ce jour, soumis à ce nouveau cadre et ce depuis janvier 2016 suite à l'adoption de mesures relatives au Tribunal constitutionnel et au secteur des médias. Pour s'en tenir au seul cas polonais, les inquiétudes initiales de la Commission se sont malheureusement avérées parfaitement justifiées. En effet, le gouvernement et le parlement polonais, contrôlés depuis les élections législatives d'octobre 2015 par le parti " Droit et Justice " (PiS), ont entamé un processus de prise de contrôle ou d'élimination systématique de tout contre-pouvoir ou source potentielle d'opposition[6], le tout en violant de manière flagrante et répétée la Constitution polonaise et en rejetant sans excès de politesse les préoccupations et objections exprimées par les institutions de l'Union européenne, du Conseil de l'Europe, des Nations unies ou encore d'autres gouvernements et de nombreuses organisations non gouvernementales.
Les violations multiples, grossières et continues par les autorités polonaises des principes au cœur de la notion d'Etat de droit[7] ont abouti à l'adoption par la Commission de trois recommandations sur la base du mécanisme adopté en 2014. Le Parlement européen a fait part de ses préoccupations au travers de 4 débats et le vote de 2 résolutions en 2016[8]. Quant au Conseil, il a par deux fois accepté la demande de la Commission d'évoquer la situation de l'Etat de droit en Pologne, une première fois, le 16 mai 2017 et une deuxième fois, le 25 septembre 2017, ce qui n'avait jamais été fait pour aucun Etat membre jusqu'alors.
Le contenu du cadre pour l'Etat de droit et des trois Recommandations adoptées par la Commission européenne est brièvement décrit. Un résumé des principales objections émises par le gouvernement polonais et une analyse critique de celles-ci sont ensuite offerts. A la lumière du refus persistant des autorités polonaises d'admettre ne serait-ce que l'existence d'un droit de regard de l'Union ou d'un quelconque problème sur le terrain de l'Etat de droit, cette étude évoque en dernier lieu l'évidente réticence de la Commission européenne à déclencher la procédure prévue à l'article 7 §1 du TUE en dépit de ses avertissements répétés qu'il existe une menace systémique envers l'Etat de droit en Pologne. Cette réticence ne semble plus justifiable et il est temps pour l'ensemble des acteurs de l'Union européenne de prendre la mesure du problème et d'agir en conséquence.
1. Le nouveau cadre pour l'Etat de droit en bref
L'État de droit constitue l'une des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l'Union européenne, selon l'article 2 TUE. En outre, au-delà de cette proclamation des valeurs communes de l'Union, l'importance du respect de l'État de droit par les États membres est à proprement parler vitale pour l'intégration européenne. L'espace réglementaire et judiciaire interconnecté de l'Union européenne est en effet fondé sur le principe d'une confiance mutuelle et sur la nécessité absolue d'une reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, principes qui peuvent difficilement être sauvegardés lorsqu'un Etat membre n'est plus gouverné dans le respect du principe de l'État de droit. Enfin, la légitimité et la crédibilité de l'Union sont atteintes quand ses institutions ne peuvent plus - ou ne veulent plus - garantir en son sein la sauvegarde des valeurs qu'elle a pourtant obligation de défendre et de promouvoir dans ses relations extérieures. Alors que l'Union européenne est vigilante quant au respect des valeurs démocratiques des Etats candidats, elle est relativement désarmée face aux éventuelles dérives des Etats membres en la matière - si l'on met de côté l'arme " nucléaire " que constituerait la suspension des droits des Etats contrevenants[10]. Cette impuissance s'était en particulier manifestée suite à l'arrivée au pouvoir en Hongrie de Viktor Orbán, lequel, fort d'une majorité parlementaire lui permettant de modifier la Constitution, a adopté une nouvelle Constitution en 2011, qui a suscité de nombreuses inquiétudes du point de vue du respect des valeurs fondamentales de l'Union. Pour remédier à cette impuissance, la Commission européenne a adopté en mars 2014 une communication créant un " nouveau cadre européen destiné à renforcer le respect de l'État de droit au niveau des États membres de l'Union ". Ce mécanisme adopté par la Commission en 2014 a pour objectif de pouvoir traiter de manière plus efficace toute situation où une " menace systémique envers l'État de droit " pourrait être constatée dans quelque État membre que ce soit. Ce mécanisme se compose de trois phases qui peuvent être résumées comme suit.
La première phase est la phase d'évaluation. Lors de cette phase, la Commission est supposée rassembler et examiner toutes les informations utiles et apprécier s'il existe des indices clairs de menace systémique dans l'État membre concerné. Bien que la Commission conserve son rôle de gardien des valeurs, il est prévu qu'elle puisse faire appel à l'expertise de tierces parties si nécessaire. L'expression " tierces parties " recouvre aussi bien d'autres organes de l'Union européenne - en particulier l'Agence des droits fondamentaux– que le Conseil de l'Europe (commission de Venise) ou encore des réseaux judiciaires, comme le réseau des présidents des Cours suprêmes de l'Union européenne. Un avis relatif au respect du principe de l'État sera adressé au gouvernement en cas de menace avérée.
La deuxième phase est la phase de recommandation. Dans le cas où les mesures appropriées n'auraient pas été prises, la Commission pourrait adresser une " recommandation relative à l'État de droit " aux autorités du pays concerné, cette dernière pouvant recommander toute mesure propre à résoudre la situation dans un certain délai.
La troisième et dernière phase est la phase de suivi. La Commission a prévu qu'elle puisse, faute de suite satisfaisante donnée à sa recommandation, demander au Conseil (en cas de menace) ou au Conseil européen (en cas de violation systémique) la mise en œuvre de l'article 7 TUE.
2. Les trois recommandations adoptées par la Commission européenne
Le 13 janvier 2016, la Commission européenne a annoncé qu'elle allait procéder à une évaluation de la situation en Pologne conformément au cadre sur l'Etat de droit. Cette décision était motivée par deux raisons : le refus de la part des autorités polonaises de se soumettre aux décisions du Tribunal constitutionnel et la loi concernant la radiotélévision publique. En l'absence d'action concrète des autorités pour remédier à ses inquiétudes, la Commission a émis le 1er juin 2016 un avis non public, auquel les autorités polonaises étaient invitées à répondre. La carence des autorités amena la Commission à adopter une recommandation publique le 27 juillet 2016. Le Premier vice-président de la Commission européenne y estimait que les menaces à l'Etat de droit n'avaient pas été levées malgré le dialogue engagé depuis le début de l'année, et proposait cinq mesures concrètes à mettre en place par les autorités dans un délai de trois mois. Parmi ces mesures, la plus importante était probablement l'exécution intégrale par les autorités polonaises des décisions du Tribunal constitutionnel que le gouvernement avait refusé de publier.
La réaction du gouvernement polonais à cette première recommandation fut plus caractérisée par l'hostilité et le rejet que par une volonté de dialogue[11]. Parallèlement, le gouvernement continua son emprise de mise sous tutelle du Tribunal constitutionnel par une loi du 22 juillet 2016 qui limitait fortement son indépendance, ce que regretta la commission de Venise pour la démocratie par le Droit, un organe du Conseil de l'Europe, dans un avis des 14 et 15 octobre 2016. A suivre strictement la logique de la communication de 2014, conçue comme une procédure " pré-article 7 ", l'attitude de la Pologne aurait dû conduire la Commission à proposer la mise en œuvre de l'article 7 TUE. Au lieu de cela, la Commission décida d'adresser une deuxième recommandation à la Pologne, le 21 décembre 2016, une étape que la communication de 2014 relative au cadre sur l'Etat de droit ne prévoit pas explicitement. La Commission justifia l'adoption de cette recommandation " complémentaire " par la nécessité de prendre en considération des problèmes importants restés encore sans réponse et par l'apparition de nouveaux sujets d'inquiétude depuis la première recommandation. Ils étaient essentiellement liés, encore et toujours, à l'incapacité dans laquelle se trouvait durablement le Tribunal constitutionnel d'assurer sa fonction de contrôle de la constitutionnalité des lois.
La Commission ajouta, dans cette deuxième recommandation, trois nouveaux griefs à l'encontre des autorités polonaises : l'adoption, depuis la première recommandation, de trois nouvelles lois destinées à interférer avec le fonctionnement du Tribunal ; la nomination dans des conditions irrégulières d'un président intérimaire choisi par le PiS pour remplacer l'ancien président dont le mandat était arrivé à terme et le non-recours à la procédure normale de nomination du président du Tribunal. La Commission en déduisit non sans raison l'existence d'une menace sérieuse à la légitimité du Tribunal constitutionnel et, en conséquence, à l'effectivité du contrôle de constitutionnalité et donnait deux mois à la Pologne pour y remédier, tout en agitant la menace de l'article 7 en affirmant que l'adoption de cette deuxième recommandation ne faisait pas obstacle à l'activation directe dudit article en cas de détérioration soudaine de la situation.
Le gouvernement polonais choisit non seulement d'ignorer ladite recommandation, mais également la demande expresse de la Commission de ne pas procéder à la nomination d'un président permanent du Tribunal. La conduite du gouvernement polonais, qui indiquait clairement un refus de dialoguer avec la Commission, aurait donc dû, à plus forte raison encore qu'après la première recommandation, conduire la Commission à déclencher sans attendre l'article 7 § 1. La Commission préféra cependant saisir les gouvernements des Etats membres de la question - ce que l'on aurait pu interpréter, en étant optimiste, comme une volonté d'affermir sa position avant de proposer l'activation de l'article 7 ou, en étant pessimiste, comme une nouvelle procrastination.
Le 16 mai 2017 lors d'une réunion du Conseil, les gouvernements nationaux se limitèrent cependant à insister sur l'importance de continuer le dialogue entre la Commission et la Pologne, alors même que ce dialogue avait pris depuis déjà un moment l'allure d'un monologue. Ce que fit la Commission, avec une troisième recommandation le 26 juillet 2017. La Commission y continue son exercice de mise à jour des recommandations antérieures en ajoutant quatre griefs, à savoir les quatre lois par lesquelles, après avoir soumis le Tribunal constitutionnel, le gouvernement polonais étend son emprise à l'ensemble du pouvoir judiciaire: la loi sur la Cour suprême, la loi sur le Conseil national de la magistrature, la loi sur les juridictions ordinaires et la loi sur l'Ecole nationale de la magistrature. Prises ensemble, ces lois permettent au gouvernement de démettre tous les juges de la Cour suprême, de remplacer les présidents des juridictions inférieures et de contrôler l'ensemble du système de nomination des juges. Le veto inattendu du président polonais le 24 juillet ne découragea pas le parti au pouvoir, qui s'est engagé à proposer à nouveau les lois en question[12]. Pour la Commission, l'entrée en vigueur de ces nouvelles lois porterait structurellement atteinte à l'indépendance de la justice en Pologne et aurait un impact immédiat et concret sur le fonctionnement indépendant du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Franz Timmermans déclara qu'une activation de l'article 7 était très proche, mais la Commission ne l'a toujours pas fait à ce jour, choisissant plutôt la voie d'un recours en manquement dirigé contre la loi sur les juridictions ordinaires, sur le double fondement de la violation du principe de non-discrimination entre hommes et femmes (en raison de l'âge de retraite différent selon le sexe des juges) et d'indépendance de la justice (en raison de la possibilité pour le gouvernement de remplacer les présidents des juridictions ordinaires). Cette voie permettrait le cas échéant d'infliger des sanctions dures, financières, à la Pologne sans qu'aucun Etat membre puisse y opposer son veto. Toutefois, l'expérience passée du faible impact des recours en manquement intentés pourtant avec succès par la Commission contre la Hongrie ne laisse guère optimiste sur la possibilité de réorienter la Pologne sur le chemin de l'Etat de droit par le biais de la procédure du manquement d'Etat.
3. Les arguments soulevés par le gouvernement polonais pour justifier le non-respect des recommandations de la Commission
3.1 L'absence de base légale
Les autorités polonaises, en réaction à la procédure enclenchée par la Commission, ont régulièrement mis en cause la compétence de la Commission pour contrôler le respect de l'Etat de droit dans un Etat membre. C'est probablement ce qu'il faut déduire de l'affirmation de plusieurs membres de l'exécutif, notamment le ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski[13], et le président polonais, Andrzej Duda[14], selon qui la Commission européenne aurait outrepassé ses pouvoirs. Cet argument de l'excès de pouvoir, qui semble renvoyer en des termes plus juridiquement exacts à un grief d'incompétence, est probablement celui qui aurait fondé l'éventuel recours juridictionnel devant la Cour de justice dont la menace avait été brandie par Jarosław Kaczyński, le président du PiS souvent présenté comme le dirigeant de facto du pays, avant même le premier avis (non publié) de la Commission en mai 2016[15]. Eu égard aux voies de droit ouvertes devant la Cour de justice, un tel recours serait probablement un recours en annulation, dirigé contre l'un des actes adoptés par la Commission dans le cadre de la procédure (par exemple une recommandation) et permettant éventuellement au gouvernement polonais de soulever, à titre incident, l'illégalité de la communication de 2014.
3.2 La compétence exclusive des Etats membres en ce qui concerne l'organisation du pouvoir judiciaire
Au-delà de la compétence de la Commission, l'argument de la compétence de l'Union dans son ensemble a également pu être évoqué par les autorités polonaises, en des termes variables. Ainsi, dans un communiqué publié après la première recommandation du 27 juillet 2016, le ministère polonais des Affaires étrangères a estimé que la Commission avait méconnu les principes d'objectivisme (sic), de respect pour la souveraineté, de subsidiarité et de respect pour l'identité nationale et constituait une ingérence dans les affaires internes de la Pologne[16]. L'invocation des principes de subsidiarité (article 5 § 3 TUE) et de respect des identités nationales (article 4 § 2 TUE) évoquent moins un défaut de compétence de l'Union qu'un usage excessif de ses compétences. De manière plus spécifique, et en lien plus précisément avec la procédure en manquement initiée par la Commission à l'encontre de la Pologne concernant la réforme de l'organisation judiciaire, un conseiller auprès du ministre des Affaires étrangères a estimé que la Commission avait violé de manière flagrante le principe d'attribution posé aux articles 5 § 1 et 2 TUE[17] - ce qui revient à dire que l'Union européenne n'aurait aucune compétence en matière d'organisation du pouvoir judiciaire.
3.3 La conformité des " réformes " aux " standards européens "
Sur le fond, les autorités polonaises se sont efforcées d'affirmer que les réformes engagées en Pologne étaient conformes aux standards européens, tels qu'ils résultent tant de la Convention européenne des droits de l'Homme que de la soft Law issue des organisations internationales[18], allant jusqu'à se réclamer de la commission de Venise[19]. S'y ajoute parfois un argument de droit comparé, par exemple quand le gouvernement polonais justifie la décision de faire nommer les membres du Conseil national de la magistrature par le Parlement en prenant l'exemple de l'Espagne et de l'Allemagne[20]. Retournant au profit du gouvernement la critique de la contrariété avec les standards du droit à un procès équitable, ce conseiller a en outre estimé que la réforme était nécessaire pour répondre aux condamnations de la Pologne devant la Cour européenne des droits de l'Homme pour délai déraisonnable de procédure, et pour mettre fin au népotisme et à la corruption qui, selon lui, gangrènent le système judiciaire polonais depuis la fin de la période communiste[21].
3.4 La nature politique des critiques
De nombreux membres du PiS ont accusé l'action de la Commission à l'égard de la Pologne d'être sous-tendue par un objectif politique et d'ignorer les " faits ". Cette accusation a été portée notamment par Jarosław Kaczynski,[22] et Beata Szydlo, Première ministre[23]. Elle est parfois portée à titre personnel contre Frans Timmermans, que ce soit dans des entretiens avec des agences de presse[24] ou dans des communiqués[25]. Le Premier ministre hongrois a ajouté sa note à cette partition en affirmant que cette prétendue attaque politique serait motivée par la conception intergouvernementale de l'Union européenne qu'il partagerait et chercherait à défendre avec le gouvernement polonais[26].
4. Discussion des arguments du gouvernement polonais
4.1 L'absence de base légale
L'argument du défaut de base légale de la Commission n'emporte guère la conviction si l'on admet que la procédure adoptée par la Commission en mars 2014 est une " procédure pré-article 7 "[27]. Il est dès lors possible d'affirmer que le pouvoir de la Commission de surveiller le respect des valeurs de l'article 2 TUE par les États, d'une part, et celui d'adopter une procédure organisée à cette fin, d'autre part, résultent l'un comme l'autre assez logiquement de ce que la Commission est l'une des institutions qui détient le pouvoir de déclencher la procédure prévue à l'article 7 TUE.
L'article 7 TUE précise que la proposition de constat d'un risque de violation grave des valeurs de l'article 2 TUE, quel que soit par ailleurs l'auteur de cette proposition, doit être motivée. On comprendrait assez difficilement comment la Commission, si elle était l'auteur d'une telle proposition, pourrait la motiver sans avoir le pouvoir de surveiller le respect des valeurs de l'article 2 par les États. Une telle lecture est cohérente avec la pratique de la Commission sur la base de l'article 49 TUE. La Commission élabore en effet régulièrement des documents de " contrôle " évaluant les progrès réalisés par les pays candidats à l'adhésion à l'Union par rapport aux valeurs de l'article 2, sans que l'article 49 ait à prévoir un tel pouvoir.
Dès lors que la Commission a le pouvoir de déclencher l'article 7 TUE, il est logique de lui reconnaître également le pouvoir de définir clairement les modalités pratiques d'exercice de ce pouvoir. Un tel pouvoir est d'ailleurs inhérent à toute autorité dotée d'un pouvoir discrétionnaire, et se manifeste par exemple, en droit administratif français, par le pouvoir de circulaire - dont les " communications " sont précisément, en large partie, l'équivalent le plus proche au niveau de l'Union européenne. En ce sens, la procédure pré-article 7 mise en place par la Commission peut également se prévaloir du principe de sécurité juridique, en ce qu'elle permet aux États membres de connaître à l'avance le cheminement qui peut amener la Commission à déclencher la procédure prévue à l'article 7.
4.2 La compétence exclusive des Etats membres en ce qui concerne l'organisation du pouvoir judiciaire
L'argument de l'incompétence de l'Union européenne en matière d'organisation judiciaire n'est pas dénué de fondement. Il est indéniable, à la lecture des traités, que l'Union européenne n'a pas de compétence générale et directe en la matière. Déjà, en 2014, lorsque la Commission a adopté la communication sur l'Etat de droit, le service juridique du Conseil avait estimé que le cadre proposé par la Commission " [n'était] pas compatible avec le principe d'attribution qui régit la délimitation des compétences de l'Union "[28]. Toutefois, le système de compétences de l'Union européenne est complexe, flexible, téléologique et évolutif. En l'absence de compétence en matière d'organisation judiciaire, l'action de l'Union peut se fonder sur une compétence en matière de garantie de l'Etat de droit. Celle-ci peut en particulier se justifier par le fait que l'Etat de droit est à la fois une valeur, un objectif et une nécessité fonctionnelle de l'Union[29].
La proclamation de l'Etat de droit comme valeur de l'Union apparaît dès l'article 2 TUE, qui porte précisément sur les valeurs de l'Union. Elle est réaffirmée dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (2e §) et elle est présentée, dans l'article 21 § 1 TUE, relatif à l'action de l'Union sur la scène internationale, comme l'un des " principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement ". L'obligation pour les Etats membres de respecter les valeurs de l'Union européenne est attestée tant par l'article 49 TUE, qui en fait une condition d'adhésion, que par l'article 7 TUE, qui en fait un motif possible de suspension des droits d'un Etat membre.
La promotion de l'Etat de droit est également un objectif de l'Union européenne, qui découle de l'article 3 § 1 TUE (" L'Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples ") et qui s'impose également à ses institutions en vertu de l'article 13 § 1 TUE (" L'Union dispose d'un cadre institutionnel visant à promouvoir ses valeurs "). Or, en vertu du principe de coopération loyale posé à l'article 4 § 3, alinéa 3, TUE, " Les États membres facilitent l'accomplissement par l'Union de sa mission et s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l'Union ".
Enfin, le respect de l'Etat de droit par les Etats membres est une nécessité fonctionnelle de l'Union, à plusieurs titres. D'une part, de ce respect dépend la légitimité du processus de prise de décision de l'Union européenne, eu égard au rôle dévolu aux Etats membres en la matière par l'intermédiaire du Conseil européen et du Conseil de l'Union européenne où ils siègent. D'autre part, l'espace juridique européen est un espace juridique transnational, dans lequel les actes de puissance publique d'un Etat membre sont susceptibles de produire des effets dans d'autres Etats membres (décisions de justice, mandat d'arrêt européen, certaines décisions administratives, etc.). La clé de voûte d'un tel espace, comme l'a relevé la Cour de justice[30], est la confiance mutuelle que les Etats membres s'accordent entre eux, notamment en matière de respect des droits fondamentaux. Cette confiance est inéluctablement ébranlée si les standards démocratiques ne sont plus respectés ne serait-ce que dans l'un des Etats membres. Enfin, le respect des valeurs de l'Union européennes constitue une nécessité fonctionnelle de l'Union d'un point de vue " vertical ", c'est-à-dire dans les relations entre institutions de l'Union européenne et Etats membres. En particulier, dans le cadre de la procédure préjudicielle, comme l'a fait remarquer Frans Timmermans[31], la Cour de justice se trouve en relation directe avec les juridictions nationales, sur l'indépendance desquelles elle doit pouvoir compter et qui constitue l'une des conditions pour qu'un organe étatique soit considéré comme une " juridiction " au sens de ladite procédure[32].
4.3 La conformité des " réformes " aux " standards européens "
La compatibilité des " réformes " entreprises par le gouvernement polonais avec les standards européens est, à tout le moins, douteuse. Certaines mesures, comme le refus de publications des décisions du Tribunal constitutionnel ou la proposition de loi tendant à mettre à la retraite d'office l'ensemble des juges de la Cour suprême, sont manifestement indéfendables et se prévaloir de supposés " standards européens " pour défendre de tels agissements qui ne sauraient avoir cours que dans un régime autoritaire relèverait de la mauvaise plaisanterie si le contexte n'était pas si grave.
L'analyse de la Commission européenne est d'ailleurs appuyée par d'autres institutions internationales. La commission de Venise, dans un avis des 14 et 15 octobre 2016, a estimé que si la loi du 22 juillet 2016 relative au Tribunal constitutionnel comporte des améliorations, " l'effet de ces améliorations est très limité, car de nombreuses autres dispositions de la loi adoptée retarderont et entraveront considérablement l'activité du Tribunal et rendront son travail inefficace, tout en compromettant son indépendance en exerçant un contrôle législatif et exécutif excessif sur son fonctionnement "[33]. Elle ajoutait dans le même avis que, " sans aucun fondement constitutionnel, la chancellerie du Premier ministre s'est arrogé le pouvoir de contrôler la validité des décisions du Tribunal constitutionnel en refusant de publier ses décisions "[34].
Le Réseau européen des Conseils de Justice, qui rassemble les différentes institutions indépendantes des Etats membres de l'Union en charge de protéger l'indépendance des magistrats, a estimé dans un avis du 30 janvier 2017 que le premier des projets de loi portant réforme de l'organisation judiciaire en Pologne n'avait pas fait l'objet d'une consultation significative avec le Conseil des Juges polonais ; que cette réforme impliquait l'interruption du mandat des membres dudit Conseil, en contrariété avec son indépendance ; que la nomination des membres de ce Conseil par le Parlement n'était pas conforme avec les standards du Réseau et que la nouvelle organisation prévue du Conseil donnait un rôle trop important au pouvoir politique dans la sélection et la nomination des juges[35]. Cette analyse a été réitérée plus récemment dans un communiqué du 17 juillet 2017[36], qui ajoute que cette loi, ajoutée à la deuxième loi approuvée par le Parlement et qui donne au ministre de la justice le pouvoir de démettre et de remplacer les présidents de juridiction dans un délai de six mois après son entrée en vigueur, entraînera nécessairement une érosion de l'indépendance de la justice polonaise et aurait nécessairement un impact sur l'Etat de droit. Le conseil d'administration du Réseau critique aussi clairement le projet de loi du 12 juillet qui emporte dissolution de la Cour suprême et mise à la retraite d'office de ses membres. Signalons enfin la " déclaration de Paris " adopté le 9 juin 2017 par l'Assemblée générale du Réseau dans lequel il est souligné que " les réformes judiciaires en vigueur et en projet en Pologne continuent de soulever de sérieuses inquiétudes en ce qu'elles pourraient altérer de façon conséquente la séparation des pouvoirs, laquelle est vitale au maintien de l'Etat de droit "[37]. Cette déclaration, issue d'un consensus entre de nombreuses institutions nationales indépendantes en charge de la garantie de l'indépendance des magistrats, fragilise mécaniquement (et c'est un euphémisme) l'argument de droit comparé dont se prévalent régulièrement les autorités polonaises, une pratique qui rappelle ici encore le " précèdent hongrois " où le parti au pouvoir n'a pas hésité à justifier des " réformes " autoritaires sur la base d'une analyse sélective si ce n'est mensongère d'exemples étrangers.
4.4 La nature politique des critiques
Frans Timmermans dénie le caractère politique des critiques qu'il adresse, et à travers lui la Commission à la Pologne. Ainsi, dans une lettre adressée au peuple polonais le 7 décembre 2016 dans Publicystyka[38], il a affirmé que la question de l'Etat de droit n'était pas une question politique et que la Commission respecte pleinement le droit pour le gouvernement polonais de mettre en œuvre son programme politique. Toutefois le gouvernement a eu tendance à volontiers confondre mandat législatif et le droit de bafouer la Constitution polonaise tout comme ses obligations internationales. Le respect des standards de l'Etat de droit par les Etats membres est une nécessité fonctionnelle de l'Union européenne et l'analyse juridique développée par la Commission dans ses trois recommandations est selon nous aussi solide que convaincante. Toutefois, si l'on veut absolument trouver dans l'action de la Commission une coloration politique, force est de constater que la différence de traitement entre la Hongrie et la Pologne n'est pas des plus cohérentes, et peut s'expliquer par un choix stratégique et politique. Il n'en demeure pas moins que la Commission européenne a eu raison d'activer son cadre sur l'Etat de droit en ce qui concerne la situation en Pologne. L'ensemble de ses recommandations pour remédier à la menace systémique qui pèse sur l'Etat de droit en Pologne peuvent également être jugées parfaitement en adéquation avec la réalité de cette menace. Il nous apparait toutefois qu'il est plus que temps pour la Commission de passer à la prochaine étape au vu de la rhétorique et des actions entreprises par les autorités polonaises depuis janvier 2016.
5. Prochaine étape : l'Article 7 TUE ?
Il a fallu près de 18 mois de non-respect évident de ses recommandations, de propos outranciers tenus à son encontre et le vote d'un paquet législatif autorisant une " purge judiciaire ", sans parler d'une multitude d'autres lois ayant permis la mise au pas des médias publics, de la fonction publique, de la police ou encore de l'armée[39], pour que la Commission européenne se résigne à menacer ouvertement d'activer la procédure prévue à l'article 7 §1 du TUE et en vertu de laquelle le Conseil peut adresser des recommandations au pays concerné du moment qu'une majorité des 4/5e des gouvernements des Etats membres s'accorde à constater l'existence d'un " risque clair de violation grave " des valeurs communes visées à l'article 2 du TUE au nombre desquelles figure le respect de l'Etat de droit.
Pourquoi une telle réticence alors même que la rhétorique des dirigeants polonais continue d'être particulièrement inquiétante[40] et les violations de l'Etat de droit, multiples, continues et délibérées depuis janvier 2016, sans parler du non-respect flagrant des trois recommandations adoptées par la Commission européenne ?[41]. Plusieurs raisons sont régulièrement mises en avant pour justifier le non-déclenchement de la procédure de l'article 7 qui est connu sous le nom informel d'" arme ou option nucléaire ", un label plutôt malheureux car il semble justifier a priori son inactivation alors même qu'il contient deux procédures distinctes : une procédure dite préventive (§ 1) et une procédure dite corrective (§2).
La première raison, communément mise en avant pour justifier le non recours à l'article 7, est que ce dernier ne manquerait pas de créer un effet contre-productif. Le " précédent autrichien " est souvent évoqué à ce titre. Pour Frans Timmermans, l'article 7 " est une mesure de dernier ressort, certes à ne pas exclure mais j'ose espérer que nous ne laisserons jamais une situation escalader jusqu'au point où il faudrait l'utiliser. Je crois que l'exemple de l'Autriche, du temps où le parti de Jörg Haider est entré au gouvernement, a affaibli la capacité de l'Union à réagir dans une telle situation. Ce fut une réponse politique qui a été complètement contreproductive et depuis lors, les Etats membres ont été réticents à exprimer leur désaccord avec d'autres Etats membres sur cette base "[42].
Cette analyse est cependant contestable. Pour le dire rapidement, la décision de suspendre les relations diplomatiques avec l'Autriche, suite à la mise en place d'une coalition gouvernementale avec le parti d'extrême-droite dirigé alors par Jörg Haider, n'a pas été prise par l'Union mais par des Etats membres agissant en dehors du cadre juridique européen. En outre, cette initiative fut prise en l'absence de toute mesure ou action pouvant suggérer un " risque clair de violation grave " des valeurs fondamentales communes. La situation en Autriche en 2000 n'était donc nullement comparable à la situation actuelle en Pologne. Nous disposons en effet d'une longue liste de violations évidentes et répétées de l'Etat de droit et d'un point de vue politique, il convient de ne pas oublier les manifestations répétées et massives de nombreux Polonais que ce soit en juillet dernier pour protester contre la tentative d'entreprendre une purge judiciaire ou en décembre dernier lorsque le parti au pouvoir a cherché à limiter l'accès des médias au parlement. Mettre en avant le risque d'un contrecoup nationaliste non seulement ajoute une condition non prévue dans l'article 7 (ce dernier n'indique par exemple nullement que son déclenchement doit être conditionné par les sondages d'opinion ou le risque de voir la gouvernement en place jouer la carte du " pays assiégé "), il signale que l'Union européenne est plus préoccupée des réactions de ceux qui bafouent nos valeurs communes que du sort de ceux qui en sont les victimes et demandent son intervention et protection. Une telle logique est absurde car elle aboutit à apaiser ceux qui n'ont aucun respect pour l'Etat de droit tout en abandonnant en chemin ceux qui se battent pour le respect de ce principe.
Un autre argument qu'il est désormais coutume d'entendre régulièrement est que le " veto hongrois " rendrait superflu tout recours éventuel à l'article 7. Pour Donald Tusk, président du Conseil européen, l'activation de l'article 7 ne serait qu'une " perte de temps "[43]. Cette analyse passe sous silence l'existence de deux procédures distinctes au sein de l'article 7 et le fait que la première n'était pas disponible à l'époque du soi-disant " précédent autrichien " : en vertu du § 1 de cet article, aucune unanimité n'est requise au sein du Conseil lorsqu'il s'agit de constater l'existence d'un risque clair de violation grave par un Etat membre de l'Etat de droit et/ou d'adresser à ce dernier des recommandations pour remédier à un tel risque. Il est vrai que l'adoption éventuelle de sanctions dans l'hypothèse d'une " violation grave et persistante " des valeurs visées à l'article 2 TUE requiert au préalable l'adoption d'un tel constat par le Conseil européen statuant à l'unanimité. Il est vrai que le gouvernement hongrois s'est engagé publiquement, et ce à de maintes reprises, à ne pas voter en faveur d'un tel constat. Citons un discours récent du Premier ministre hongrois : " Nous voudrions dire très clairement que la campagne d'inquisition contre la Pologne ne réussira jamais car la Hongrie recourra à tous les mécanismes juridiques offerts par l'Union européenne pour démontrer sa solidarité avec le peuple polonais "[44]. Selon nous, l'article 7 doit être interprété en vertu du principe dit de l'effet utile[45]. Il s'ensuit que le " veto hongrois " au titre de l'article 7 § 2 cesserait donc d'être applicable dans l'hypothèse où la Hongrie serait sujette à l'une des deux procédures prévues à l'article 7, ce qui ne peut plus être désormais exclu suite au vote par le Parlement européen d'une nouvelle résolution sur la situation en Hongrie le 17 mai 2017 et en vertu de laquelle le Parlement a instruit une de ses commissions " d'engager la procédure et d'élaborer un rapport spécifique en vue de mettre aux voix en plénière une proposition motivée invitant le Conseil à agir conformément à l'article 7, § 1 "[46]. Autrement dit, dans l'hypothèse où l'article 7 serait engagé à la fois à l'encontre de la Pologne et de la Hongrie, que ce soit à un titre " préventif " (§1) ou " correctif " (§ 2), les gouvernements de ces deux pays devraient logiquement perdre leur droit d'être impliqués dans toute procédure relevant de l'article 7 et par conséquent, leur vetos respectifs.
Un autre argument, de nature politique, est souvent mis en avant par justifier la prudence pour ne pas dire la procrastination de la Commission. Frans Timmermans a suggéré, en mars dernier, qu'invoquer l'article 7 serait " contre-productif " et n'aiderait en rien au vu du " contexte général ", et qu'il préférait en conséquence éviter d'être " le héros d'un seul jour " afin de pouvoir continuer à superviser la situation en Pologne.[47] Il nous faut avouer une certaine difficulté à comprendre cette logique. Rien n'empêche la Commission de continuer à surveiller les actions des autorités polonaises en dehors du Cadre pour l'Etat de droit une fois que celui-ci a de toute évidence failli, et d'intenter de multiples recours en infractions comme la Commission l'a d'ailleurs fait ces derniers mois. L'utilité de continuer à adopter des Recommandations pour voir celles-ci ignorées de manière flagrante et entamer plus encore l'autorité de la Commission peut apparaitre contestable même si on peut convenir que ces multiples Recommandations ont un effet bénéfique qui n'était sans doute pas initialement prévu : nous disposons en effet désormais d'un épais dossier qui s'avérera fort utile le jour où la Commission s'accordera à (enfin) activer l'article 7. Plutôt que les raisons qu'il a évoquées en public, la réticence de F. Timmermans semble être basée sur un non-dit : la crainte de voir le Conseil soit nier l'existence d'un " risque clair de violation grave " de l'Etat de droit en Pologne, soit voir ce dernier adresser des recommandations modestes, non pertinentes ou en contradiction de ses propres recommandations et qui ne résoudraient en aucun cas les problèmes identifiés par la Commission. De telles craintes semblent expliquer pourquoi la Commission s'est résolue à demander à deux reprises au Conseil que la situation en Pologne soit évoquée en son sein, ce qui fut fait en mai et en septembre dernier mais sans que l'on puisse noter des changements de ton ou ne serait-ce que des tentatives de la part des autorités polonaises de respecter les multiples recommandations de la Commission.
Il est aisé de comprendre le manque de confiance de la Commission à la lumière des actions ou plutôt du manque d'action et de courage de la plupart des gouvernements des Etats membres sur ce dossier. Rappelons par exemple que le Conseil, au lieu de pleinement apporter son soutien à la Commission lorsque cette dernière adopta le cadre pour l'Etat de droit en 2014 (en réponse d'ailleurs à une demande du Conseil), jugea plus utile d'adopter son propre mécanisme connu sous le nom de " dialogue annuel sur l'Etat de droit ", un mécanisme aussi superflu qu'inutile dans la mesure où il consiste à évoquer un sujet particulier par le biais d'une intervention orale par Etat membre aussi brève qu'insipide. Il faut dire que la " culture " du Conseil, organe intergouvernemental au fonctionnement viscéralement diplomatique, est instinctivement réticente à la discussion ouverte de sujets conflictuels qui pourrait conduire à la mise au pilori d'un gouvernement particulier, peu importe le comportement de ce dernier et aussi outrancier soit-il. Comme l'a signalé anonymement un représentant de l'Union en évoquant un éventuel recours à l'article 7 en ce qui concerne la Pologne, " personne n'aime cibler un Etat membre. Tout le monde a ses péchés et cela créerait un dangereux précédent - que faire alors que vous pourriez être le prochain ? "[48] Cette logique traduit cependant à la fois une méconnaissance profonde de ce qui a cours en Hongrie et en Pologne - le processus de " capture constitutionnelle " ne saurait se confondre à des violations graves mais non systémiques et intentionnelles de l'Etat de droit qui ont pour but la mise en place d'un régime autocratique - et un raisonnement bizarre qui paraît justifier l'inaction sur la base de l'hypothèse qu'un autre Etat membre pourrait également un jour se transformer en régime autocratique.
Il est fort possible que nous ne ferions pas face à la mise en place d'un régime autocratique et un coup d'Etat au ralenti en Pologne si un certain nombre d'acteurs majeurs ne continuaient pas à nier la réalité de la situation en Hongrie et l'effet de contagion que l'inaction européenne à l'égard du régime hongrois que certains ont qualifié, de " régime mafieux "[49] se situant dans " une zone grise entre démocratie et dictature "[50]. Le Parlement européen a, à cet égard, signalé en 2015 (avant les divers épisodes honteux qui ont marqué l'année 2017[51]) que la Hongrie constituait " un test de la capacité et de la volonté politique de l'Union de réagir aux menaces et aux violations de ses propres valeurs fondamentales par un État membre " et que la passivité de l'Union, dans le cas hongrois, pourrait avoir contribué au développement de phénomènes similaires dans d'autres Etats membres, ce qui ne manque pas de soulever " de sérieuses questions quant à la capacité de l'Union d'assurer le respect continu des critères politiques de Copenhague après l'adhésion d'un État membre à l'Union "[52]. En dépit de la demande explicite du Parlement européen d'activer le cadre pour l'Etat de droit et " d'enclencher immédiatement un processus de surveillance approfondie de la situation en matière de démocratie, d'Etat de droit et de droits fondamentaux en Hongrie "[53. Cela n'est pas à dire malheureusement que les députés européens sont exempts de tout reproche[54].
***
Pour conclure, nous ne pouvons qu'admettre notre scepticisme par rapport aux justifications régulièrement mise en avant pour justifier l'inactivation de l'article 7 § 1 dans le dossier polonais. Ce dernier aurait dû être activé en novembre dernier[55] lorsqu'il est apparu évident que les autorités polonaises attendaient le départ du Président du Tribunal constitutionnel afin d'en prendre le contrôle via la nomination (inconstitutionnelle) de " juges " favorables au pouvoir en place et de violer à leur guise la Constitution du pays. Il est plus que temps pour les dirigeants de prendre leurs responsabilités[56] et de mettre fin à la confortable " externalisation " du " problème polonais " à la Commission. Frans Timmermans rappelle régulièrement, à ce titre, que la responsabilité de prévenir des risques ou menaces systémiques pesant sur l'Etat de droit au sein de l'Union appartient à tous et donc également aux gouvernements des Etat membres. Cela ne doit pas cependant conduire la Commission à se défausser à son tour sur le Conseil car le rôle de gardien des Traités lui revient et il lui appartient désormais de faire enfin le deuil de la période de " dialogue " qui n'a jamais eu lieu pour passer à l'étape suivante.
Cela ne signifie certes pas que l'activation de l'article 7 doit être considérée comme une solution miracle. Il est cependant possible de croire qu'il existe une majorité des 4/5e au Conseil et qu'une condamnation morale sans précédent du gouvernement polonais par ses pairs aurait un effet plus dissuasif que l'adoption de recommandations non juridiquement contraignantes.
La menace que fait peser sur l'Union l'existence de régimes hybrides, semi-autoritaires est non seulement réelle mais d'ordre existentielle pour l'ordre juridique européen. Selon la Cour de Justice (CJUE), " une telle construction juridique repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l'Union est fondée, comme il est précisé à l'article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l'existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l'Union qui les met en œuvre "[57]. Arrêtons de se cacher derrière les vertus supposées de tout processus discursif et faisons face aux problèmes. Pour les " nouveaux autocrates "[58], un processus de " dialogue " n'est utile que dans la mesure où cela leur offre une fenêtre pour parfaire leur mainmise sur le pays concerné dans une relative tranquillité, les autorités de l'Union par exemple faisant toujours le pari de la bonne foi des autorités nationales et du respect du principe de coopération loyale. Ce serait toutefois faire preuve de naïveté que de croire en la bonne foi des autorités hongroises ou polonaises. Saluons, à ce titre, l'activisme juridique de la Commission dans le cas polonais depuis juillet dernier, qui paraît enfin traduire une prise de conscience à la fois de la menace et de l'inutilité de dialoguer avec un gouvernement qui nie tout à la fois votre autorité et l'existence de tout problème contre toute évidence. Et si l'article 7 ne remédie pas à la situation, il sera alors temps d'envisager sérieusement le meilleur moyen de sanctionner financièrement, directement ou indirectement, ceux qui violent de manière systémique et effrontée l'Etat de droit. Postscript : Le 7 novembre dernier, Frans Timmermans est intervenu lors d'un débat organisé par le Parlement européen et relatif à la situation en Pologne. Sans mentionner une seule fois l'article 7 TUE, il a rappelé qu'il existe toujours une menace systémique contre l'Etat de droit en Pologne et déploré le fait que la Commission n'a toujours pas été en mesure d'avoir un dialogue constructif avec les autorités polonaises.
Laurent Pech
Professeur de droit européen, Université de Middlesex, Londres.
Sébastien Platon
Professeur de droit public, Université de Bordeaux
[1.] M. Verrier, Entretien avec Emmanuel Macron, La Voix du Nord, 27 avril 2017.
[2.] Traduit de l'anglais par nos soins et cité in M. Strzelecki, " Poland Starts Ad Campaign to Back Court Overhaul Disputed in EU ", Bloomberg, 8 septembre 2017.
[3.] Surligné en gras dans le texte faisant foi : Discours sur l'état de l'union 2017, speech/17/3165, 13 septembre 2017.
[4.] Le ministre des affaires étrangères hongrois a jugé bon d'évoquer un " viol " du droit de l'UE commis par la Cour de justice.
[5.]La Recommandation 2017/1520 de la Commission européenne adoptée le 26 juillet 2017 offre une analyse exhaustive de cette loi.
[6.] Pour une analyse exhaustive de ce processus de " rule of law backsliding " qui a eu cours en Hongrie avant d'atteindre la Pologne, voir L. Pech and K. Scheppele, " Illiberalism Within : Rule of Law Backsliding in the EU " in Cambridge Yearbook of European Legal Studies (à paraître ce mois-ci).
[7.] Selon la Commission, les six éléments suivants peuvent être considérés comme formant le socle commun et minimum de la notion d'Etat de droit en Europe : (1) la légalité, qui suppose une procédure d'adoption des textes de loi, responsable, démocratique et pluraliste ; (2) la sécurité juridique ; (3) l'interdiction de l'arbitraire du pouvoir exécutif ; (4) des juridictions indépendantes et impartiales ; (5) un contrôle juridictionnel effectif, y compris le respect des droits fondamentaux ; (6) l'égalité devant la loi. Voir Communication de la Commission, Un Nouveau Cadre de l'UE pour renforcer l'état de droit, COM (2014) 158, p. 4.
[8.] Résolution du Parlement européen du 13 avril 2016 sur la situation en Pologne (2015/3031(RSP)) ; Résolution du Parlement européen du 14 septembre 2016 sur les récentes évolutions en Pologne et leurs conséquences sur les droits fondamentaux inscrits dans la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (2016/2774(RSP)).
[9.] Pour une étude détaillée, voir D. Kochenov et L. Pech, " Renforcer le respect de l'Etat de droit dans l'UE : Regards critiques sur les nouveaux mécanismes proposes par la Commission et le Conseil ", Fondation Robert Schuman, Question d'Europe n° 356,
[11] mai 2015.
[10.] Voir infra Section 5.
[16.] Voir MFA statement on the Polish government's response to Commission Recommendation of 27.07.2016.
[17.] Cité in " Polish government adviser: Commission position is 'grotesque' ", Entretien avec Euractiv, 3 août 2017.
[18.] Voir MFA statement following the European Commission's Recommendation of 26 July 2017 regarding the rule of law in Poland.
[19.] Voir MFA statement on Poland's response to European Commission's complementary Recommendation of 21 December 2016.
[20.] C. Davies, " Polish judges urged to 'fight every inch' for their independence ", The Guardian, 26 février 2017.
[21.] " Polish government adviser: Commission position is 'grotesque' ", Entretien avec Euractiv, 3 août 2017.
[22.] " Poland's Kaczynski says EU's call to halt court reforms 'political' ", Reuters, 19 July 2017.
[23.] A. Rettman et E. Zalan, " Hungary and Poland defy EU authority ", EUObserver, 22 septembre 2017.
[24.] " EU's Timmermans says Poland not budging on rule of law, signals more steps ", Reuters, 31 août 2017.
[25.] Voir par exemple: MFA statement on Poland's response to European Commission's complementary Recommendation of 21 December 2016.
[26.] " We're saying: 'Less Brussels, more member states'. (...) Our standpoint is the reason why someone has taken aim at Poland and launched political attacks ", cité in A. Rettman et E. Zalan, "Hungary and Poland defy EU authority", EUObserver, 22 septembre 2017.
[27.] V. Reding, A New Rule of Law Initiative, conférence de presse, Parlement européen, 11 mars 2014.
[28.] Service juridique du Conseil de l'Union européenne, avis no 10296/14, 14 mai 2014, para 28.
[29.] V. sur cette question C. Hillion, " Overseeing the rule of law in the European Union. Legal mandate and means ", Swedish Institute for European Policy studies, European Policy Analysis, 2016-1.
[30.] CJUE, avis 2/13 du 18 déc. 2014 relatif à l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
[31.] Voir en particulier sa déclaration lors du débat sur la situation de l'Etat de droit et de la démocratie en Pologne le 14 déc. 2016 au Parlement européen : " The separation of powers is essential for the functioning of our internal market, because the Court of Justice in Luxembourg has to be sure that, in its direct relationship with courts at the national level, there is no interference of the other branches of power. Judicial independence is of the essence for the whole system to be able to function, including the functioning of the internal market ".
[32.] V. sur cette question, et sur la possibilité que la Cour de justice refuse les questions préjudicielles d'un tribunal national non indépendant : D. Sarmiento, "The Polish Dilemma", Blog Despite our Differences, 17 juillet 2017.
[33.] Commission de Venise, Avis n° 860/2016 sur la loi relative au Tribunal constitutionnel, paras 122-123.
[34.] Ibid., para 126.
[35.] Opinion of the ENCJ Executive Board, 30 janv. 2017.
[36.] Statement by the Executive Board of the ENCJ on Poland, 17 juill. 2017.
[37.] The Paris Declaration on resilient justice, 9 juin 2017.
[38.] La version anglaise de la lettre est disponible dans cet article : R. Heath, " Timmermans Takes Poland complaints to the people ", Politico, 8 déc. 2016.
[39.] Le secteur des médias privés, le secteur éducatif et l'ensemble des tribunaux seront sans nul doute les prochaines cibles du pouvoir : V. Gera, " Media ownership, courts on agenda for Poland's lawmakers ", AP, 12 sept. 2017. On notera également qu'en vertu d'une " réforme " du cursus scolaire, les manuels d'histoire n'évoqueront plus l'holocauste dans le cadre des leçons relatives à la seconde guerre mondiale : " Poland education reform to slash thousands of teachers' jobs ", DW, 2 sept. 2017.
[40.] Notons, par exemple, les propos récents de Jarosław Kaczyński pour qui les tribunaux seraient " le bastion des post-communistes en Pologne ", la Cour suprême une institution qui " protège ceux qui ont servi l'ancien régime " dans le cadre d'un système judiciaire " contrôlé par des gauchistes " et " subordonné aux forces étrangères ", cité dans M. Broniatowski, 'Polish government moves to take control of top court', Politico, 13 July 2017.
[41.] On notera par exemple que les juges constitutionnels illégalement nommés par les autorités polonaises ont désormais pris le contrôle du Tribunal constitutionnel et participent désormais à la violation des recommandations de la Commission européenne d'une manière que l'on aurait pu croire impensable au sein d'un pays appartenant à l'UE. On notera par exemple les vacances forcées du vice-président du Tribunal en raison de sa non-soumission au pouvoir en place ; la disparition mystérieuse de la base de données du Tribunal des jugements dont la Commission a recommandés la publication et l'exécution ; l'exclusion des juges nommés en 2010 sur la base d'un recours aussi ridicule qu'abusif formé par le procureur général lui-même à la solde du pouvoir en place ; l'interdiction pour tout juge de soulever la question de la nomination des juges illégalement nommés en décembre 2016 dans leurs opinions dissidentes ; etc.
[42.] " The European Union and the Rule of Law ", keynote speech, Tilburg University, 31 August 2015.
[43.] M Strzelecki, 'Defiant Poland Scoffs at EU Rebuke Over Eroding Rule of Law', Bloomberg, 27 oct. 2016.
[44.] Viktor Orbán, discours du 22 juillet 2017.
[45.] Principe d'interprétation courant en droit de l'Union européenne et en vertu duquel lorsque plusieurs interprétations d'une disposition ou de ses effets sont possibles, priorité doit être accordée à celle(s) de ces interprétations qui rendent la mesure véritablement effective et utile.
[46.] Resolution 2017/2656/(RSP).
[47.] Cité in A. Eriksson, 'Poland unlikely to face EU discipline on rule of law', EUObserver, 23 mars 2017.
[48.] G Baczynka, 'EU heads towards tougher action on Poland after Merkel joins fray', Reuters, 4 September 2017.
[49.] Bálint Magyar, 'The EU's Mafia State', Project Syndicate, 21 June 2017.
[50.] István Hegedus, co-fondateur du parti Fidesz, cité in M. Fletcher, 'Is Hungary the EU's first rogue state? Viktor Orban and the long march from freedom', New Statesman, 1 August 2017.
[51.] Citons par exemple la consultation nationale intitulé " Halte à Bruxelles ", le vote de la loi dite Lex CEU et la loi dite Lex NGO ainsi que la consultation xénophobe et paranoïde actuellement en cours sur le soi-disant " Plan Soros " et selon lequel George Soros, homme d'affaires et philanthrope américain né en Hongrie, avec la complicité de " Bruxelles ", chercherait en particulier à organiser une immigration annuelle de masse en provenance de l'Afrique et du Proche-Orient vers l'Europe.
[52.] Résolution du 16 décembre 2015 sur la situation en Hongrie : suivi de la résolution du Parlement européen du 10 juin 2015 (2015/2935(RSP)), para 5.
[53.] Ibid, para 8.
[54.] Voir à ce sujet https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3009280
[55. L. Pech, " Systemic Threat to the Rule of Law in Poland: What should the Commission do next ? ", Verfassungblog, 31 oct. 2016.
[56.] J. Rankin, " Angela Merkel: we cannot hold our tongues on risk to rule of law in Poland ", The Guardian, 29 août 2017.
[57.] Avis 2/13 relatif à l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH, op. cit., para 168.
[58.] A Puddington, Breaking Down Democracy: Goals, Strategies, and Methods of Modern Authoritarians, Freedom House, juin 2017.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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