Les modèles d'intégration en Europe

Modèle social européen

Sabine Choquet

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30 octobre 2017
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Sabine Choquet

Chercheure au Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC, UQAM, Montréal) et chercheure associée à l'Institut de sciences sociales des religions contemporaines de l'Université de Lausanne. Dernier livre paru : Identité nationale et multiculturalisme. Deux notions antagonistes ?, Classiques Garnier, 2015.

Le "modèle" d'intégration des immigrants est indissociable de la forme de l'État

Il est courant depuis les années 80 d'associer l'intégration à la notion de "modèle", comme si chaque pays disposait d'un "pattern" spécifique en fonction duquel il traite ses immigrants. Cette idée n'est pas sans fondement, bien qu'elle conduise à des représentations simplifiées et partiellement erronées de la façon dont les pays gèrent leur diversité. Elle s'enracine dans le constat que la manière de traiter la diversité culturelle, linguistique et religieuse diffère en fonction des systèmes politiques. Michaël Walzer est l'un des seuls auteurs à avoir proposé une classification des régimes politiques en fonction de leur attitude à l'égard de la diversité. Il distingue cinq types de "régimes politiques de tolérance" en Occident : les empires multinationaux, la société internationale, les consociations, les États-nations et les sociétés d'immigration. Chacun de ces régimes se caractérise par une gestion spécifique de la diversité culturelle, linguistique et religieuse, qui est au fondement d'un mode de cohabitation particulier.

L'État-nation, qui constitue la forme la plus courante des États, se définit par le partage d'une langue et d'une culture communes. Il implique "qu'un groupe dominant unique organise la vie commune selon son histoire et sa culture propres"[1]. Ce type d'État accepte et reconnaît la présence de minorités sur son territoire, mais cette tolérance ne pourra jamais aller jusqu'à la remise en cause du monopole culturel et linguistique accordé à la majorité. La religion, la culture et la langue des minorités peuvent s'exprimer librement dans leur sphère privée, mais la manifestation de ces particularismes dans la sphère publique sera suspectée de porter atteinte à la cohésion sociale et aux valeurs de la majorité. C'est ainsi qu'en France, État-nation par excellence, le port du voile dans les écoles a fait l'objet de débats et d'inquiétudes avant d'être interdit. Cette manière de penser le collectif va de pair avec une certaine appréhension de l'intégration, qu'on la considère ou non comme un "modèle". Elle ne concerne pas seulement les immigrants, mais l'ensemble de la population présente et passée qui vit sur le sol de cette nation. Ainsi que le dit Marcel Mauss, "il ne peut y avoir de nation sans qu'il y ait une certaine intégration de la société"[2], puisque la nation est par définition un groupe qui se caractérise par le partage de certains traits culturels communs. L'intégration des immigrants dans la société est donc indissociable de l'intégration de la société nationale dans son ensemble, ce qui explique le lien si fréquemment établi entre l'identité nationale et la thématique de l'immigration. Pour se constituer, la nation a souvent dû procéder à l'assimilation progressive et forcée des différentes communautés ou groupes qui se trouvaient sur son territoire. En France la Révolution a initié un processus d'unification politique, culturelle et linguistique, qui s'est accompagnée de la suppression des ordres féodaux et de tous les corps intermédiaires entre l'État et le citoyen, suspectés de porter atteinte à l'unité de la nation. L'usage des langues régionales dans les écoles fut interdit et le découpage de la France en départements devait aider à rompre l'attachement aux anciennes provinces. Ce processus d'homogénéisation s'est poursuivi durant tout le XIXe siècle. La façon dont les nations se constituent explique les attentes, implicites ou explicites, de l'État et de la majorité des citoyens à l'égard des immigrants. Ils sont appelés à s'intégrer à la culture de la majorité, c'est-à-dire à adopter un comportement qui soit en adéquation avec les manières de se comporter de la majorité. Bien que le terme d'assimilation ait été banni du langage officiel, le terme d'intégration qui l'a remplacé persiste à désigner un certain degré d'acculturation. D'un point de vue théorique, le concept d'assimilation renvoie à l'abandon total de la culture d'origine de l'immigrant, alors que le terme d'intégration admet la possibilité de rester attaché à sa culture d'origine en intériorisant les normes de comportement d'une société. Toutefois dans les faits, les attentes de l'État-nation à l'égard des immigrants demeurent globalement similaires : ils sont invités à apprendre la langue officielle, à respecter la culture, les valeurs et à se conformer aux manières de vivre de la majorité. Dans d'autres pays par contre, la distinction entre l'intégration et l'assimilation est beaucoup plus nette. Au Canada par exemple, il paraît clair que "l'intégration (...) n'implique pas pour l'individu la perte de son identité, de ses caractéristiques premières, de sa langue et de sa culture d'origine"[3]. L'immigrant est donc invité à conserver et maintenir sa culture d'origine, sans que cela ne remette en cause sa participation à la société. L'intégration de l'immigrant est évaluée par le biais d'un ensemble de paramètres liés à son statut social, économique ou professionnel, qui rappellent que l'intégration est un mouvement réciproque qui implique tout autant la société qui accueille que celui qui est accueilli. Dans cette société d'immigration, l'État tente de traiter les cultures présentes sur le territoire avec la plus grande impartialité possible, afin de ne pas manifester un parti pris explicite en faveur de certains groupes. Ces exemples montrent bien que le sens de l'intégration et la forme qu'elle prend dépendent étroitement de l'histoire et de la forme du régime politique.

Un système d'intégration peut être assimilationniste à l'égard des immigrants dans le cadre d'une société qui favorise la préservation des particularités de ses communautés autochtones, enracinées sur le territoire depuis des siècles. Cette précision est essentielle, car de plus en plus de personnes confondent la manière dont des communautés cohabitent dans un État et le "multiculturalisme", qui désigne un mode d'intégration des immigrations. La Suisse est une consociation qui se caractérise par la cohabitation "côte-à-côte" de communautés qui possèdent chacune leurs écoles, leur territoire et leurs usages, mais son système d'intégration à l'égard des immigrants est "assimilationniste". À l'inverse le Canada, qui est l'un des seuls pays au monde à avoir officiellement adopté une politique du multiculturalisme, n'a pas pour projet de voir cohabiter sur son territoire des communautés culturelles, religieuses et linguistiques juxtaposées. L'objectif affirmé du multiculturalisme est au contraire de faciliter l'intégration des immigrants à l'une des deux communautés linguistiques majoritaires, francophones et anglophones.

Deux grands "modèles" d'intégration

Il est courant d'opposer deux grands modèles d'intégration : un modèle "assimilationniste" et un modèle "multiculturaliste". Le modèle assimilationniste, aussi nommé "modèle républicain", revendique un aveuglement à l'égard des différences culturelles et religieuses. Fondé sur le principe de l'égale dignité des citoyens, il se fonde sur une politique universaliste attribuant à tous les mêmes droits, abstraction faite de leurs différences. Le modèle du multiculturalisme repose au contraire sur une politique de la différence qui se fonde lui aussi sur un postulat universaliste : tous les citoyens doivent avoir le droit de vivre en conformité avec leur culture et leur religion. Les lois universelles qui sont adoptées par la majorité peuvent se révéler discriminatoires dans leurs effets pour les personnes de culture ou de religion minoritaires, ce qui peut supposer la mise en place d'accommodements dont l'objectif est de rétablir une situation d'égalité. L'objectif de ces deux politiques est le même : assurer à tous les citoyens une égalité, mais elles se distinguent par leur manière de la promouvoir. Dans le premier cas, l'égalité est assurée par un traitement rigoureusement identique, indépendamment des différences. Dans le second cas, l'égalité se réfère à l'égalité des chances des individus. Les individus doivent tous être traités équitablement, ce qui implique la prise en considération de leurs différences respectives. Cette politique considère que les inégalités et les discriminations effectives qui se manifestent à l'égard de certains membres de la société en raison de leur identité particulière, qu'il s'agisse des femmes, des handicapés ou des personnes de couleur, justifient la mise en place de politiques différentielles, dont l'objectif est de rétablir une situation d'égalité.

L'effacement progressif des modèles

Les modèles d'intégration à l'œuvre dans les pays européens ont été ébranlés depuis la fin des années 90 par des événements qui ont conduit à leurs évolutions respectives. Il est pour cela difficile de continuer à opposer drastiquement deux grands paradigmes, l'un fondé sur le refus de toute différenciation et le second sur sa promotion. Dans les États-nations comme la France, le terme d'assimilation a été abandonné au profit de celui d'intégration qui autorise le maintien de certaines différences. En 1981 la création de Zones d'éducation prioritaires (ZEP) montre que la République accepte l'idée que l'égalité puisse impliquer de donner plus de ressources à certains quartiers défavorisés. La loi d'orientation pour la ville du 13 juillet 1991 (91-662), qui vise à équilibrer la répartition des populations sur le territoire, impose de la même façon à chaque commune un pourcentage de logements sociaux afin de favoriser la mixité sociale. Il en va de même des Conventions Education prioritaires adoptées par Sciences Po en 2001, dont l'objectif affiché est de permettre aux catégories socioprofessionnelles défavorisées d'intégrer une grande école. Ces programmes ont pour but de compenser des inégalités sociales, mais la France reste opposée à toute distinction sur la base de l'origine, de la religion ou de la couleur de peau, même si ce traitement différentiel vise à compenser une discrimination. Ce modèle d'intégration qualifié de républicain continue à faire l'objet d'un large consensus au sein de la population même si depuis 2004, date de l'adoption de la loi interdisant le voile à l'école, plusieurs intellectuels s'expriment en faveur d'une politique d'intégration plus hospitalière aux différences. En 1996 le rapport annuel du Conseil d'État consacré au principe d'égalité a remis en cause l'approche abstraite de l'égalité républicaine et reconnu que les lois universelles ne suffisent pas à abolir les discriminations : "le principe d'égalité n'atteint réellement son but que s'il est aussi le vecteur de l'égalité des chances. Celle-ci doit-être promue activement pour enrayer l'aggravation des inégalités économiques, sociales et culturelles. Une telle action peut passer par une différenciation des droits, dès lors que l'intérêt général résultant de l'objectif de réduction des inégalités rend juridiquement possible une dérogation raisonnable au principe d'égalité des droits".

À l'instar de la politique républicaine, la politique du multiculturalisme a évolué. Le Canada est passé d'une promotion de la culture d'origine des immigrants à des programmes favorisant l'égalité des chances, le dialogue et un sentiment d'appartenance à la société. De la même façon, le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont connu des transformations plus radicales, passant d'une politique de reconnaissance des groupes culturels et religieux à une revendication d'intégration à la culture dominante.

Le Canada, exemple type du modèle du multiculturalisme

Le Canada est le premier pays au monde à avoir adopté officiellement une politique du multiculturalisme qui se manifeste par la mise en place de programmes mis en place à l'échelon fédéral, provincial et municipal. Cette politique a été lancée en 1971 par Pierre-Elliott Trudeau, Premier ministre, dans le but de rassembler l'ensemble des Canadiens autour d'une politique capable de valoriser leurs différences. À l'époque la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme proposait de reconnaître le Canada comme un pays bilingue et biculturel fondé sur la contribution de deux peuples fondateurs égaux, les francophones et les anglophones. Mais P-E. Trudeau craignait que la reconnaissance de deux peuples fondateurs entraîne une scission du Canada et ne nourrisse les aspirations des souverainistes. Il a vu dans le multiculturalisme une stratégie politique susceptible de renforcer l'unité canadienne. Cette politique allait pouvoir rassembler tous les citoyens, qu'ils soient francophones, anglophones ou issus de l'immigration.

En 1982, elle est constitutionnalisée à l'article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés et en 1985 la Loi sur le multiculturalisme canadien précise son contenu : la politique en matière de multiculturalisme "se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel, ainsi qu'à sensibiliser la population à ce fait". Elle reconnaît le multiculturalisme comme une "caractéristique fondamentale de l'identité et du patrimoine canadiens".

Il est difficile de faire des généralités sur les programmes du multiculturalisme, car ils ont considérablement évolué depuis 1971. De la date de sa création jusqu'à la fin des années 80, le multiculturalisme reposait sur un ensemble de programmes favorisant la préservation des cultures d'origine des immigrants, sans considération de l'unité. Dans un second moment qui débute en 1991, la lutte contre le racisme devient une priorité. Il coïncide avec la prise de conscience que la célébration des différences n'est pas suffisante pour abolir les obstacles à l'intégration. Dans la dernière phase, qui débute à la fin des années 90, le multiculturalisme évolue vers la promotion d'une identité canadienne inclusive et de valeurs communes.

Certains prétendent que cette évolution est le témoignage de la mort du modèle multiculturel d'intégration. Il ne faut pourtant pas se méprendre sur ce fait : bien que le multiculturalisme canadien ait évolué, il demeure clairement distinct de la politique républicaine d'intégration. Le Canada n'adopte pas une attitude de neutralité ou d'aveuglement à l'égard des ancrages culturels ou religieux de ses citoyens, mais il les prend en considération afin de faciliter leur intégration dans la société. Cela se traduit notamment par la prise en compte que certaines lois de forme universelle peuvent se révéler discriminantes pour les minorités. Dans ces cas, le droit prévoit que la loi puisse être assouplie, ce que l'on nomme un "accommodement raisonnable". Cette notion provient du droit du travail où l'employeur a le devoir de s'entendre avec le plaignant si une règle de l'entreprise se révèle discriminante pour lui en raison de sa religion, de son origine ou d'un handicap. Ces accommodements sont encadrés juridiquement : ils ne doivent pas représenter un coût excessif pour l'employeur et ils ne doivent pas nuire au fonctionnement de l'entreprise ni aux droits des autres personnes dans l'entreprise.

Bien que le Canada permette aux nouveaux ressortissants de conserver leur culture d'origine, il reconnaît l'importance pour le requérant à la nationalité de connaître au moins l'une des deux langues officielles, soit le français, soit l'anglais, et de posséder des connaissances sur le fonctionnement de la société canadienne, ses droits et les responsabilités du citoyen. Ces connaissances sont évaluées par le passage d'un test que doivent passer tous les requérants à la nationalité canadienne.

Le Royaume-Uni : de la promotion de l'égalité des chances au "Reclaiming Britishness"

En Europe le terme de "multiculturalisme" se réfère plus fréquemment aux expériences britanniques et néerlandaises, alors que ces pays n'ont jamais adopté officiellement de politique du multiculturalisme, ce qui est source de confusion. En 1948, suite à l'indépendance de plusieurs de ses colonies, le Royaume-Uni décide d'octroyer à tous les ressortissants des pays du Commonwealth le droit de travailler, de s'installer et de voter (Nationality Act). De nombreux immigrants en provenance des territoires de l'ancien empire, d'Afrique, des Antilles, d'Asie et du continent indien, affluent pour rejoindre le Royaume-Uni. Mais ils sont accueillis par une vague de racisme. Face à ces discriminations (colour bar), qui s'expriment sur le sol britannqiue et dans plusieurs de ses anciennes colonies, le gouvernement est contraint de réagir. C'est dans ce contexte qu'il adopte les premières grandes lois constitutives de sa politique d'intégration nommées Race Relations Acts. Ces lois respectivement adoptées en 1965, 1968 et 1976 ont pour objectif de lutter contre une situation de discrimination avérée à l'encontre des personnes de couleur. Si la "race" ou l'ethnicité sont devenues un élément central de la politique d'intégration britannique, c'est parce qu'il existait une situation effective de discrimination à l'égard de ces personnes qui obligeait le gouvernement à prendre en considération ce facteur.

En 1966 Roy Jenkins, secrétaire du Home Office, résume l'approche initiée : l'intégration ne signifie pas "la perte par les immigrés de leurs propres caractéristiques et culture nationale. Je ne pense pas que nous ayons besoin d'un melting-pot dans ce pays, qui transformerait tout le monde dans un moule commun, comme l'exemplaire d'une série de copies-carbones de la vision maladroite que quelqu'un pourrait avoir du stéréotype britannique. Je définis donc l'intégration non pas comme le processus aplanissant d'assimilation, mais comme l'égalité des chances, associée à la diversité culturelle, dans une atmosphère de tolérance mutuelle" (1967). Les statistiques ethniques permettent aux autorités de débusquer des pratiques discriminatoires, mais le pays interdit les quotas et la discrimination positive. Les entreprises ou les établissements supérieurs peuvent prendre en considération l'origine ou la religion comme critère de choix subjectifs au moment du recrutement, mais seulement si les candidats possèdent un niveau et des qualifications similaires.

Dans les années 70, plusieurs études sur les taux d'échec scolaire anormalement élevés des jeunes Antillais renforcent la thèse selon laquelle l'image dépréciative que les personnes ont des personnes de couleur constitue un obstacle à leur intégration. Margaret Thatcher confie à Lord Swann le soin de rédiger un rapport sur la question qui paraît en 1985 sous le titre : Education for All. Les auteurs soulignent l'importance d'intégrer dans le cursus scolaire l'apport des minorités culturelles, c'est-à-dire de prendre en compte le pluralisme culturel présent dans la société britannique, mais récusent une exaltation excessive des différences qui pourrait conduire à figer ces identités. Il souligne également que l'inégalité des chances dans le domaine éducatif est l'un des effets de la ghettoïsation des minorités dans des quartiers sociaux défavorisés. Le Royaum-Uni a fondé sa politique sur une reconnaissance de l'ethnicité parce qu'elle a constaté l'existence de discriminations, toutefois son objectif n'a jamais été de voir se constituer des communautés cloisonnées. Elle a sans doute négligé trop longtemps l'importance de sensibiliser ces groupes aux particularités de la société britannique caractérisée par une identité, des valeurs et une langue. La volonté de l'administration britannique de s'adapter à l'existence de groupes minoritaires et d'en favoriser l'intégration l'a, par exemple, conduit à procéder à la traduction de nombreux documents administratifs et formulaires dans les principales langues des minorités, ce qui s'est révélé néfaste à leur intégration linguistique.

Mais depuis 2001, le Royaume-Uni a initié un tournant dans sa politique d'intégration. En septembre 2002, David Blunkett, secrétaire du Home Office, s'est fait remarquer pour avoir recommandé aux minorités de parler anglais à leur domicile afin d'assurer une meilleure communication entre les générations et d'éviter que ne se crée un clivage trop important entre les sphères publique et privée. Il s'est repenti d'avoir soutenu les écoles confessionnelles qu'il considère comme un frein à l'intégration des citoyens. En 2002, il a proposé l'instauration de cours d'éducation civique (citizens classes), dont l'objectif affiché est de sensibiliser les jeunes issus de l'immigration à l'histoire britannique et à la langue anglaise. Depuis les années 2000, plusieurs personnalités ont accusé les écoles confessionnelles d'aggraver la ségrégation et les préjugés réciproques entre les communautés. Un courant laïc défavorable aux écoles confessionnelles qui recrutent des élèves exclusivement issus d'une confession a vu le jour. Le Nationality, Immigration and Asylum Act de 2002 propose le renforcement symbolique de la nationalité et le durcissement de la politique d'asile. Il en résulte la mise en place d'un test de citoyenneté pour les candidats à la nationalité, dont l'objectif est d'évaluer le niveau d'anglais et les connaissances des institutions, de l'histoire et des lois britanniques des requérants. Une cérémonie au cours de laquelle les nouveaux citoyens prêtent allégeance à la Reine a été instaurée. Comme le Canada, le Roayume-Uni a progressivement pris conscience de l'importance de favoriser une identité et des valeurs communes partagées.

Ces évolutions en faveur d'une plus grande cohésion sociale furent inspirées par David Blunkett, mais pas seulement. Suite aux émeutes urbaines de 2001 qui ont touché les quartiers défavorisés, plusieurs voix se sont élevées en faveur d'un système d'intégration plus inclusif (Reclaiming Britishness, 2002).

Les Pays-Bas : de la "pilarisation" à l'exigence d'intégration

La politique d'intégration aux Pays-Bas a connu une mutation en 2002, suite à l'assassinat de Pim Fortuyn. Dans les années 70 les actions violentes de plusieurs jeunes Moluquois avaient conduit le gouvernement à prendre conscience de l'importance d'une politique destinée aux minorités (Minderhedenbeleid). Mise en place dans les années 80, elle s'est fondée sur un soutien accordé aux associations immigrantes, le respect des identités culturelles et religieuses des immigrants et la lutte contre la discrimination [4]. Les autorités ont pris l'habitude de consulter régulièrement les représentants des associations musulmanes lorsqu'ils prennent des décisions relatives aux minorités. Ce système s'inscrivait dans le prolongement de la "pilarisation" qui fonde la société néerlandaise : protestant, catholique, social-démocrate et libéral. Ce système fut réactualisé au début du XXe siècle par Abraham Kuyper, calviniste, pour permettre à chaque Néerlandais de vivre dans la religion et l'idéologie de son choix. Chaque pilier possède ses écoles, ses partis politiques, ses médias, ses journaux, ses syndicats, ses universités et ses hôpitaux. Ce mode d'organisation communautaire de la société est lié à la forme du système politique néerlandais, qui est consociatif[5], et n'entretient aucune relation directe avec le système d'intégration des immigrants. Toutefois il est structurant de la relation que les institutions entretiennent avec les religions, de telle sorte que lorsque les musulmans ont revendiqué au nom de l'égalité le droit de posséder leurs écoles, les Pouvoirs publics l'ont accepté. Il existe actuellement aux Pays-Bas 37 écoles primaires islamiques et deux écoles secondaires financées par l'État. Les étrangers ont également obtenu le droit de voter et d'être élus aux élections locales après 5 ans de résidence sur le territoire.

Depuis le début des années 90, cette politique est remise en question. Un rapport datant de mai 1989 encourage les autorités à poursuivre une politique d'intégration qui mettra davantage l'accent sur l'apprentissage du néerlandais et leur intégration au marché du travail. En 2000, Paul Scheffer publie un article, "Le drame multiculturel", dans lequel il considère que le modèle d'intégration néerlandais calqué sur la pilarisation a échoué : "Nous vivons aux Pays-Bas les uns à côté des autres sans nous rencontrer : chacun a son propre café, sa propre école, ses propres idoles, sa propre musique, sa propre foi, son propre boucher, et bientôt sa propre rue ou son propre quartier". À la même époque, Pim Fortuyn fait des apparitions télévisées récurrentes pour dénoncer la place de l'islam dans la société. Son assassinat a entraîné une montée en puissance de son parti aux élections législatives de mai 2002. Cet événement a été suivi, le 2 novembre 2004, par l'assassinat de Theo Van Gogh par un jeune islamiste néerlandais d'origine marocaine. Ces événements, accompagnés de la recrudescence d'incidents racistes menés à l'encontre de la communauté musulmane, ont poussé les dirigeants à adopter une nouvelle politique d'intégration en avril 2004.

Cette dernière se fonde sur le passage de tests d'intégration et de langue servant à évaluer le degré d'intégration culturelle de l'immigrant. Toutefois contrairement au Royaume-Uni qui a mis en place ce test pour les requérants à la nationalité, les Pays-Bas l'ont instauré pour tous ceux qui demandent un visa dans le cadre d'un regroupement familial (excepté les ressortissants de l'Union européenne, du Canada, des États-Unis, d'Australie, de Nouvelle-Zélande, du Suriname, du Japon et de la Corée du Sud). Le test d'intégration est devenu un critère de sélection de l'immigrant. 3 ans après leur arrivée, ou 5 ans après leur arrivée pour ceux qui n'ont pas passé le premier test, tous les immigrants hors Union européenne doivent repasser un test. En cas d'échec, la demande d'autorisation permanente de séjour ou la modification du titre de séjour peut être refusée. Les mesures qui valorisaient la culture et la langue d'origine des immigrants ont été supprimées. L'apprentissage des langues maternelles proposé dans les écoles primaires pour les immigrants a été supprimé (loi du 24 mai 2004) et les institutions sont encouragées à ne plus distribuer de documents dans la langue d'origine des immigrants.

L'Allemagne : d'une politique d'exclusion à l'intégration

La remise en cause des modèles a aussi touché les pays de tradition assimilationniste comme l'Allemagne. Elle fut longtemps considérée comme l'exemple type de la "nation ethnique", par opposition au modèle de la "nation civique" incarnée par la France. La première était fondée sur le droit du sang (jus sanguinis) et se référait à des traits linguistiques et culturels communs, alors que la seconde reposait sur le droit du sol (jus soli) et le partage de principes politiques. Cette opposition classique a été remise en cause par les évolutions respectives de ces deux pays.

En Allemagne, le mode de transmission de la nationalité sur des critères liés à l'hérédité a été assoupli pour faciliter l'intégration de nouveaux citoyens. Désormais même si les parents ne sont pas des citoyens allemands, l'enfant reçoit automatiquement la nationalité allemande à la naissance si le père ou la mère résident légalement sur le territoire depuis 8 ans. Un étranger peut également se faire naturaliser allemand s'il vit sur le territoire depuis 8 ans. Son obtention requiert le passage d'un test de langue et de naturalisation. L'Allemagne avait longtemps refusé l'inclusion des étrangers à l'intérieur de la nation. Considérés comme des "Gastarbeiter", ils étaient appelés à retourner chez eux. Mais en 1990, elle finit par reconnaître aux étrangers l'égalité des droits et l'accès au système social et dans les années 2000 le droit du sol est introduit dans la loi. Puisque les étrangers étaient destinés à rester en Allemagne, il fallait désormais qu'ils s'intègrent. Cette revendication a été portée par Angela Merkel lors de son accession au pouvoir en 2005 qui a souligné que l'apprentissage de l'allemand et l'adoption des valeurs du pays sont indispensables à l'intégration des immigrants. Le pays s'est engagé dans la voie d'une reconnaissance pragmatique de la diversité présente sur son territoire en offrant des cours de langue aux nouveaux arrivants et en impliquant les universités dans la formation des imams.

La Suisse : une nation fondée sur le droit du sang et l'intégration culturelle des immigrants

En Suisse, le droit du sol n'est toujours pas reconnu. L'intégration des immigrants comporte trois dimensions indissociables : structurelle, culturelle et juridique. L'adaptation culturelle de l'immigrant est fondamentale comme l'indique l'Ordonnance sur l'intégration des étrangers de 2007 (article 3). Pour obtenir la nationalité, le requérant devra avoir 12 ans de résidence en Suisse et faire la preuve de son intégration aux modes de vie, ainsi que de sa connaissance de la culture, des mœurs et du fonctionnement de la politique en Suisse. Les années de résidence entre 10 et 20 ans comptent doubles, ce qui montre que l'éducation est censée assumer un rôle majeur dans le processus d'acculturation (Loi fédérale sur l'acquisition et la perte de la nationalité suisse). Outre la résidence, quatre conditions sont requises pour pouvoir accéder à la nationalité suisse : être intégré dans la communauté suisse, s'être accoutumé aux modes de vie et usages suisses, se conformer à l'ordre juridique, et ne pas compromettre la sécurité de la Suisse. Ces conditions sont celles édictées par la Confédération, mais la particularité de la Suisse est que l'acquisition de la nationalité dépend d'une décision du canton. Chaque canton ajoute donc à ces conditions minimales ses propres critères et modalités d'acquisition de la nationalité, ce qui fait de la Suisse l'un des pays d'Europe les plus restrictifs en matière d'acquisition de la nationalité. Dans de nombreux cantons, la personne naturalisée doit prêter serment au canton. À titre d'exemple, le serment dans le canton de Genève prend la forme suivante : "Je jure ou je promets solennellement d'être fidèle à la République et canton de Genève comme à la Confédération suisse ; d'en observer scrupuleusement la constitution et les lois ; d'en respecter les traditions ; de justifier par mes actes et mon comportement mon adhésion à la communauté genevoise ; de contribuer de tout mon pouvoir à la maintenir libre et prospère".

Pour l'octroi d'une autorisation de séjour, les efforts faits par les étrangers pour tenter de s'intégrer sont pris en considération. De la même façon lors de la délivrance d'une autorisation d'établissement les autorités "tiennent compte du degré d'intégration"[6]. Les autorités peuvent conclure une "convention d'intégration" avec les étrangers lors de l'octroi d'une autorisation de séjour. Cette convention fixe à l'immigrant des objectifs d'intégration culturelle : "La convention d'intégration a notamment pour but l'acquisition de connaissances sur : l'environnement social et le mode de vie suisse; le système juridique suisse; les normes et les règles de base dont le respect est la condition sine qua non d'une cohabitation sans heurts". L'expression de certaines différences culturelles est tolérée, mais "il est indispensable que les étrangers se familiarisent avec la société et le mode de vie en Suisse et, en particulier, qu'ils apprennent une langue nationale". L'intégration des immigrants à l'une des quatre communautés linguistiques autochtones est nécessaire et aucune disposition n'est prise en contrepartie pour garantir la valorisation de leur langue et de leur culture d'origine.

Toutefois la Suisse a une approche plus progressiste de l'intégration que certains autres pays assimilationnistes. Elle considère qu'elle est le résultat d'un mouvement réciproque impliquant conjointement la société d'accueil et l'immigrant. Contrairement au modèle de l'assimilation, qui considère que la réussite de l'intégration dépend exclusivement du comportement de l'immigrant, ce mode d'intégration a le mérite de le percevoir comme le résultat d'une responsabilité partagée : "L'intégration suppose d'une part que les étrangers sont disposés à s'intégrer, d'autre part que la population suisse fait preuve d'ouverture à leur égard". Cette réciprocité crée des obligations que la Confédération, les cantons et les communes se doivent de respecter à l'égard des étrangers. Ils ont le devoir de créer "des conditions propices à l'égalité des chances", de favoriser la participation des étrangers à la vie publique et d'encourager "la compréhension mutuelle entre populations suisse et étrangère". L'Ordonnance sur l'intégration des étrangers de 2007 insiste sur le fait que l'intégration a pour objectif premier d'assurer l'égalité des chances entre les Suisses et les étrangers.

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Les transformations à l'œuvre dans plusieurs pays remettent en cause la notion de "modèles", qui paraît renvoyer à l'existence d'un moule unique à l'intérieur duquel seraient définies les politiques d'intégration. Plusieurs pays traditionnellement définis par leur politique "multiculturel" comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas ont évolué pour reconnaître l'importance du partage d'une langue et de valeurs communes. À l'inverse des pays assimilationnistes comme la Suisse ou la France ont pris conscience que l'injonction à s'intégrer ne pouvait suffire à instaurer une égalité des chances et lutter efficacement contre l'exclusion. Mais en dépit de ces évolutions respectives, les manières d'intégrer continuent à varier en fonction des Etats. Certains comme le Canada ou le Royaume-Uni sont plus hospitaliers à l'expression des différences culturelles et religieuses que d'autres, pour qui l'intégration reste synonyme d'acculturation. Dans les écoles britanniques par exemple, les enseignants sensibilisent davantage les élèves à l'existence d'autres cultures et religions. La commission pour l'égalité raciale (Commission for racial equality) considère que les écoles ont pour rôle : "de prévenir la discrimination raciale et de promouvoir l'égalité des chances ainsi que l'harmonie des relations entre races" . Dans cette perspective les enseignants tentent de valoriser la culture et la langue d'origine des enfants issus de l'immigration afin qu'ils prennent conscience que leur bilinguisme est une richesse à exploiter, et non une tare. La prise en compte de la langue et de la culture des enfants permet d'assurer un lien entre ce que vit l'enfant à la maison et ce qu'il entend à l'école. Elle permet surtout d'éviter que l'enfant ne sente sa culture, sa religion ou sa langue d'origine méprisée dans la sphère publique, phénomène qui pourrait le conduire à croire qu'il existe une incompatibilité entre deux univers culturels entre lesquels il aurait à choisir.

Ces dernières années, les modèles multi-culturalistes ont souvent été critiqués et associés au communautarisme. Toutefois aucun rapport ou étude scientifique n'a permis de mettre en évidence l'échec de ces modèles. Aucun de ces pays n'a pour vocation de voir cohabiter des communautés vivant isolément les unes à côté des autres. Le communautarisme est une dérive qui touche tout autant les modèles dits multiculturels que ceux qui sont assimilationnistes. La concentration géographique de personnes issues de l'immigration dans des quartiers défavorisés socialement et qui ont la perception de ne pas pouvoir jouir de la même égalité des chances que la majorité est au cœur du ressentiment de certaines minorités et de leur renfermement sur leur communauté. Ce phénomène est accentué dans les pays où les immigrants proviennent en grande majorité des anciens pays colonisés, comme c'est le cas en France, en Angleterre ou dans les Pays-Bas. Le sentiment d'injustice de ceux qui se sentent exclus est exacerbé par l'histoire racontée et vécue par leurs parents dans leur pays d'origine. Ce phénomène de cloisonnement peut être amplifié dans le cadre d'un État où chaque communauté possède ses écoles, ses lieux de cultes et ses associations, comme nous l'avons vu aux Pays-Bas. Toutefois il n'est pas démontré qu'une politique d'aveuglement à l'égard des différences culturelles ne produit pas les mêmes effets comme le montrent les banlieues françaises. Quoi qu'il en soit les systèmes d'intégration sont dorénavant confrontés à deux défis qui impliquent une prise en compte de la diversité : la concentration géographique des minorités dans des quartiers défavorisés et la radicalisation de certains jeunes. Ces défis obligent les États à évoluer vers une gestion plus pragmatique des difficultés induites par la cohabitation, sans renoncer à une politique universaliste fondée sur la pratique de la langue, le respect de principes politiques communs et un accès égal aux droits, au logement et à l'emploi.


[1]WALZER, M. (1998). Traité sur la tolérance, traduit de l'anglais par Chaïm Hutner, Paris : Gallimard.
[2]MAUSS, M. (2013). La nation, présenté par M. Fournier et J. Terrier, Paris : Presses Universitaires de France.
[3]CANADA (1970). Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, livre IV "L'apport culturel des autres groupes ethniques", Imprimeur de la Reine pour le Canada, Ottawa.
[4]Note sur les minorités", septembre 1983
[5]LIJPHART, A. (1969). "Consociational Democracy". World Politics,
[6]SUISSE. Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) du 16 décembre 2005

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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