Marché intérieur et concurrence
Jean-Paul Betbeze
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ENJean-Paul Betbeze
Économiste, Membre du Comité scientifique de la Fondation Robert Schuman
• Pour être valides, les accords devront être signés par des organisations syndicales qui rassemblent plus de 50% des suffrages (contre 30% actuellement).
• Dans les cas où l'enjeu de l'accord le justifiera aux yeux des organisations syndicales qui l'auront signé, et à condition que celles-ci représentent 30% des suffrages, elles pourront déclencher une consultation des salariés. Cette consultation sera à l'initiative des organisations syndicales, qui sont les acteurs incontournables de la négociation. Elle donnera l'occasion aux salariés de s'exprimer sur leurs conditions de vie au travail et les choix qui les concernent directement. Les accords s'appuieront ainsi sur des consensus beaucoup plus larges et les salariés seront mieux défendus.
Cette nouvelle règle sera appliquée dans un premier temps au chapitre relatif à la durée du travail, aux congés et aux repos, ainsi qu'aux accords en matière d'emploi. Elle sera ensuite progressivement étendue aux autres chapitres du code du travail, après un premier bilan d'étape en 2018.
Les accords collectifs pourront, avec l'accord du salarié, se substituer aux contrats de travail lorsqu'ils visent à préserver ou à développer l'emploi. Cela permettra de donner plus de poids aux compromis collectifs. Ces accords ne pourront pas avoir pour effet de diminuer la rémunération mensuelle des salariés.
Source : Ministère du Travail, de l'Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social 2016
Pourquoi donc s'opposer au dialogue dans l'entreprise ? Comment comprendre cette longue et violente crispation syndicale et politique, pour ou contre le primat de la négociation au sein de l'entreprise par rapport à l'accord de branche, l'an dernier en France ? Comment comprendre le risque de son redémarrage ? Comment le freiner ?
En fait, le débat sur les vraies sources du blocage de notre croissance revient. C'est un débat longtemps caché derrière les concepts flous qui nous ont si longtemps occupés, comme " la fracture sociale " à résorber, " les inégalités " à réduire, le tout avec "l'Etat protecteur" à étendre.
Et pourtant, le moins qu'on peut dire est que l'approfondissement de la loi El Khomri n'est pas surprenant, après un si pénible début sur le temps de travail. L'idée était en effet, dès le départ, d'arriver à " une réécriture intégrale du code du travail pour donner une place centrale à la négociation collective au plus près des salariés. Les " accords majoritaires " doivent progressivement devenir la règle au niveau de l'entreprise ". C'est ce projet qui explique la politique suivie de part et d'autre : avancer constamment pour les uns, ceux qui ont écrit, appuyé et voté la loi, la freiner autant que possible pour les autres. Mais qui et pourquoi donc ?
Multinationales dehors, petites entreprises dedans, pas de moyennes entreprises solides : la vraie fracture sociale française.
L'objectif stratégique qui est poursuivi est de changer l'armature qui a fait " les trente glorieuses " de l'après-guerre et qui ne cesse, depuis vingt ans, de montrer ses limites et son essoufflement. Cette armature était celle d'un secteur public puissant, allant de l'énergie aux transports, avec à côté de grandes entreprises privées. Le développement de ce modèle s'est fait avec celui du secteur public et de la part de l'Etat dans le PIB, jusqu'à devenir majoritaire. En face, les grandes entreprises privées ont poursuivi leur développement, cherchant surtout ailleurs, par les débouchés, la croissance et la rentabilité qu'elles ne trouvaient pas sur le sol national.
La France a ainsi beaucoup de multinationales, mais à l'aune d'une rentabilité interne réduite pour les autres entreprises. Ceci ne peut plus durer. La rentabilité interne que procure l'économie nationale est devenue trop faible, tandis que ses multinationales, dans la concentration mondiale en cours, n'offrent plus un siège national suffisamment attractif, tant en termes de règles sociales que de fiscalité. Les travaux sur le partage de la valeur ajoutée entre salaires et " non salaires " mettent en avant une longue stabilité (2/3 de salaires et 1/3 de non salaires), comme si cette stabilité était la garantie d'une quelconque efficacité, dans la révolution technologique et mondiale que nous vivons ! Que se passe-t-il ailleurs ?
En réalité, avec le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), à la suite du Rapport sur la compétitivité française du 5 novembre 2012, dit rapport Gallois, du nom du Commissaire général à l'investissement (2012-2014), il est bien clair que les entreprises ont trop de charges, surtout pour innover et attirer les talents. Viendra donc l'idée de réduire ces charges, enfin.
Mais cela se fera sous la contrainte d'un déficit budgétaire qui pousse à instaurer un crédit d'impôt (CI), et surtout sous la contrainte politique, qui pousse à lier E pour Emploi à C pour Compétitivité. C'est toute l'ambiguïté exemplaire de ce CICE et des limites des non-choix antérieurs :
- CI, histoire de gagner un an de trésorerie dans la baisse du déficit budgétaire (les " charges " des entreprises sont des " ressources " publiques),
- E pour soutenir les bas salaires (autour du SMIC, et calmer les " frondeurs " du Parti socialiste),
- à côté de C, pour les salaires plus élevés (jusqu'à 2 SMIC[1]) qui font la compétitivité et l'exportation. Pas de surprise donc si le bilan du CICE est mitigé, soutenant plus l'emploi domestique et peu qualifié, et moins l'investissement et l'emploi qualifié. 30 milliards € dépensés, pour ne pas dire éparpillés !
Conséquences de ces dosages et atermoiements, on trouve en France un manque de fonds pour l'innovation, tandis que la fiscalité sur les investisseurs et les créateurs freine le changement, au moment où il est indispensable pour sortir de " l'après-crise ".
Bien sûr, tout n'est pas noir, mais il s'agit de trouver un sursaut. Le PIB français dépasse de 5% celui de 2007, mais la croissance future semble capée à 1,5%, comme si nous ne pouvions retrouver notre sentier antérieur d'expansion. De jeunes entreprises sont nées ici, comme Withings, SeLoger.com, Meetic ou PriceMinister, mais elles passent vite en mains étrangères. Ce sont, dans l'ordre, Nokia (Finlande) pour Withings, Axel Springer (Allemagne) pour SeLoger.com, Match (Etats-Unis) pour Meetic ou Rakuten (Japon) pour PriceMinister. La France vend son blé en herbe, avec l'emploi très qualifié et les innovations qui vont avec, faute de ressources financières.
" L'âge moyen des entreprises du CAC 40 en France est de 105 ans, celui des entreprises du Nasdaq aux Etats-Unis est de 15 ans " disait un ancien ministre français de l'Economie - un certain Emmanuel Macron !– et l'âge moyen est de trente ans pour le Dow Jones, le tiers de celui du CAC 40.
Echanger le charbon et l'acier de demain
Echanger le charbon et l'acier de demain, comme celui d'hier, c'est évidemment s'engager à ne plus se faire la guerre, mais c'est aussi et surtout se renforcer par de meilleures conditions de production et d'échange au sein de chaque entreprise. Il s'agit d'avancer en réduisant les conflits internes et en pesant plus dans le monde.
Aujourd'hui plus que jamais, le dialogue social est décisif pour croître ensemble dans la durée. Ce n'est pas un hasard si les pays où il est plus fort, Allemagne en premier lieu, sont aussi ceux qui sont les plus efficaces, non seulement pour croître, mais plus encore pour résister aux pressions et aux chocs. Ces pressions et ces chocs ne vont qu'augmenter. Ce seront les pressions à la taille, à l'innovation, à la rentabilité pour déposer et acheter plus de brevets. Regardons les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ce seront les chocs dans un monde plus instable et risqué, où l'arrivée des pays émergents sur la scène mondiale ne pourra se faire sans accrocs. Regardons la Chine.
Autrement dit, la structure économique et sociale qui a fait notre après-guerre ne peut continuer ainsi, avec son cortège de structures et d'avantages acquis. Autrement dit aussi, l'Europe et la zone euro permettent des changements et des réformes. Certains pays en ont constamment bénéficié et d'autres " profité " un temps, comme l'Espagne, la Grèce ou le Portugal, avant d'adopter une voie plus soutenable. Mais la France avait épuisé successivement les deux modèles : celui des Trente glorieuses et celui de la baisse des taux courts et longs que permettait la zone euro (autrement dit la crédibilité apportée par l'Allemagne). C'est donc maintenant qu'elle doit changer, de l'intérieur et à la base de ses structures productives et de ses territoires.
Pas avancer en fermant seulement " les autres voies ".
Sauf à alimenter encore la révolte contre " l'austérité " ou une vague montante qui pousse à sortir de la zone euro, populisme à la clef, la zone euro ne peut seulement avancer en fermant seulement " les autres voies " - la France moins que les autres. La monnaie unique, parce qu'elle empêche par construction la dévaluation, et les systèmes de suivi des budgets et de la dette (Two Pack et Six Pack), parce qu'ils encadrent la dépense publique, plus l'ensemble des règles et des normes, conduisent les entreprises à s'adapter ou à dépérir.
Mais cette férule est à l'évidence pénible, parce que subie. Surtout, elle est de plus en plus insuffisante car elle passe à côté de l'apport du débat social, avec la souplesse, la flexibilité et les idées qu'il permet et qu'il implique. Cette férule est exclusivement externe - subie, pas interne - acceptée et enrichie. Or cette adaptation doit être permanente, sachant qu'elle doit intégrer la révolution en cours de l'information et de la communication, sans oublier les chocs qui viennent des crises, risques et incertitudes mondiales. La férule, surtout " bruxelloise " ne marche plus, surtout elle ne suffit plus. Il ne s'agit pas d'obéir mais de participer et de créer.
Qu'on se le dise : le rebond de l'économie française passe par sa refonte sociale.
Jusqu'à présent, la France n'a pas pleinement intégré le double message européen : celui de la paix externe, politique, à partir de la paix interne, sociale. Dialoguer en interne, ce doit être désormais la solution française et c'est aussi le meilleur message que la France peut propager, dans la zone euro et dans le vaste monde.
Faire évoluer les relations sociales en France pour bénéficier de ce monde qui change et de la zone euro, et sortir peu à peu la France de son double déficit extérieur et budgétaire : voilà ce qui est en jeu dans les ordonnances qui se préparent. Ceci implique de faire naître un mouvement politique largement autour d'Emmanuel Macron, avec des possibilités d'accord à droite et à gauche dans des domaines " compatibles " - comme on le dit désormais.
Pour cela, il faut accepter de voir les enjeux de ce qui se passe, une recomposition politique d'origine économique et sociale, par rapport à ce qui peut se passer : la coalition des blocages, et à ce qui menace : la coalition des populismes. Ce sont bien les enjeux actuels du quinquennat d'Emmanuel Macron et, surtout, bien au-delà. C'est bien pourquoi il faut voir plus loin et relier ce qui se passe en France et dans la zone euro, pour bénéficier plus en France de l'amélioration économique que connaît la zone euro (ce qui la renforcera), et au moins autant pour éviter les risques qui montent partout ailleurs.
On ne change pas la société par ordonnances !
A voir : tout dépend de la façon dont on les élabore, les explique et les applique ! Ordonnances contre démocratie, vitesse contre négociation, avancées contre recul social, flexibilité contre précarité, " inversion des normes " contre " pouvoir des patrons ", croissance et emploi contre soumission à Bruxelles et à l'euro : préparons-nous à entendre de telles oppositions. Autant excessives qu'opposées, elles cachent l'essentiel : bonne raison pour clarifier le débat.
Ordonnances annoncées pour renforcer la loi El Khomri et Front social le 8 mai pour l'empêcher : Emmanuel Macron aura eu une période de grâce de moins de 7 jours ! Les extrêmes, droite et gauche, seront vent debout, certains syndicats mobilisés, tous en alerte. Les Républicains pourraient soutenir ou s'abstenir, en fonction de leur programme et de leurs diverses sensibilités. Le Parti socialiste a indiqué qu'il s'opposerait aux ordonnances et à tout " recul des droits des salariés sur le code du travail " dans sa plateforme pour les législatives. Nous verrons.
Empêcher les efforts de simplification administrative et surtout l'instauration d'une autre philosophie du droit du travail, et en fait des rapports sociaux, sont l'enjeu des débats à venir, avec une agitation sociale qui promet.
Bien sûr, comme toujours en France on parlera de " méthode "
Les ordonnances, selon une recette bien connue, doivent réunir de l'acceptable avec l'idée de " faire passer " du plus indigeste - si l'on peut parler ainsi. L'acceptable, ce serait le " droit à l'erreur " pour les citoyens face à l'administration. Il s'agit, d'après le programme de campagne d'Emmanuel Macron, de faire que " le cœur de la mission de l'administration ne soit plus la sanction mais le conseil et l'accompagnement ". Le programme cite en exemple le cas d'un employeur qui oublie de déclarer à l'Urssaf la prime de Noël qu'il verse à ses salariés, ou les grands-parents qui omettent de déclarer à la CAF le fait qu'ils hébergent leur petite-fille. Alors, au lieu d'être sanctionnés directement par une amende ou par la suspension des allocations, ils bénéficieraient d'une " sorte de matelas " qui est ce " droit à l'erreur ". Il faudra préciser tout ceci.
Le plus difficile sera regroupé autour de la " simplification du droit du travail ". La philosophie de l'ordonnance consistera à maintenir les " principes fondamentaux " (durée légale de travail, salaire minimum) dans la loi et à faire que les aménagements (horaires effectifs, organisation du travail) dépendront de l'accord majoritaire des représentants du personnel ou du référendum d'entreprise sur la base d'un accord. Il est également prévu qu'un barème encadrera les indemnités prud'homales, ceci afin de " normer " les coûts des séparations conflictuelles. Ces mesures, pour une bonne part, figuraient dans la première version de la loi El Khomri, avant les retraits qui ont, pas aisément, permis de la faire passer. Les ordonnances sont donc un retour au document premier, dans la ligne de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite " loi Macron ".
Et la zone euro là-dedans ?
Elle est partout, sans le dire. Il ne s'agit pas seulement de flexibilité, de flexi-sécurité ou de social-libéralisme, mais de décentralisation des décisions au sein de l'entreprise, pour s'adapter plus finement, par entreprise, et plus rapidement, par le dialogue social, aux changements de plus en plus rapides qui nous entourent et, plus encore, pour rattraper le retard.
Il s'agit aussi de se différencier de l'impossible démarche allemande de l'ancien Chancelier allemand Gerhard Schröder dans les années 2000 pour réduire rapidement le chômage et modérer la hausse des coûts salariaux qui minaient à cette époque la compétitivité. Et dont on voit les effets positifs actuels, mais aussi ses limites. L'Allemagne va devoir monter ses salaires et accroître la dépense publique, et participer plus à l'Union, en acceptant un budget autonome.
Les conditions ont été rarement aussi favorables pour changer le paysage social de la France en termes économiques, politiques et même financiers.
La France sociale doit changer pour réussir dans la zone euro, dans les entreprises et par le dialogue, en épousant plus profondément ses valeurs et en diffusant cet engagement. Elle ne peut plus jouer les prolongations, demander des délais " à Bruxelles ". Mais dialoguer est plus difficile qu'obéir et critiquer, qui sont au fond la même chose. Les ordonnances c'est pour guérir, en s'adaptant au monde qui change - et nous avons tous les moyens de réussir si nous dominons les forces du passé et si nous dépassons nos peurs.
"L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble: elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait." a dit Robert Schuman le 9 mai 1950.
La solidarité dorénavant, c'est d'abord entre nous, qu'il faut la renforcer.
[1] Le salaire minimum de croissance (Smic) correspond au salaire horaire minimum légal que le salarié doit percevoir.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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