L’Europe à plusieurs vitesses
Elisabeth Morin-Chartier
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La liberté de circulation des personnes est un des piliers de la construction européenne : l'un est impossible sans l'autre[1]. Après l'activation de l'article 50 par le gouvernement britannique, c'est principalement sur ce principe que s'articuleront les futures négociations avec le Royaume-Uni pour définir les termes du divorce. Ce dernier souhaiterait pouvoir bénéficier des avantages d'un accès total au marché intérieur européen sans pour autant devoir accepter la libre circulation des citoyens européens sur son sol. Et pour cause, la campagne référendaire ayant conduit le pays à son départ a été axée sur la lutte contre la migration intracommunautaire, c'est-à-dire celle des citoyens européens. La décision du peuple britannique du 23 juin 2016 fut emportée sur l'idée simple que les migrants européens coûtaient cher au Royaume-Uni. Dès le mois de février et plus précisément lors du Conseil européen des 20 et 21 février 2016, le Premier ministre britannique de l'époque, David Cameron, faisait part à ses pairs des conditions à accepter pour que le Royaume-Uni considère rester au sein du club : la limitation des aides sociales aux migrants européens. Que ce soit dans le camp du Brexit ou dans celui du Remain, la question du poids des migrants communautaires sur les systèmes de protection sociale était sur toutes les lèvres. Et la montée du populisme anti-européen dans la plupart des États membres est le signe que cette question n'est pas restée que d'un côté de la Manche. En France, la clause dite " Molière " est un exemple criant de ces dérives : forcer les travailleurs à parler la langue française sur les chantiers sous prétexte de sécurité sur le lieu de travail n'est qu'un prétexte pour discriminer les travailleurs étrangers qui participent à l'économie de notre pays. Je refuse cette logique : ce n'est pas en se repliant sur nous-mêmes, ni en discriminant les autres que nous relancerons l'emploi dans notre pays.
Les Européens sont attachés à leurs systèmes de protection sociale. Ils répondent aux héritages historique, économique et social de chaque pays. Bien qu'un travail de convergence soit entamé au niveau européen, il n'en reste pas moins que l'articulation entre l'hétérogénéité de ces systèmes nationaux et la mobilité de leurs bénéficiaires est complexe.
Les enjeux de la mobilité des travailleurs
En 2013, Eurostat faisait état d'une diminution annuelle de 0,4% du nombre de personnes en âge de travailler pour les quarante prochaines années. L'intérêt de cette étude n'était pas tant dans son résultat inquiétant, que dans son analyse des importantes divergences entre les États membres, voire infra-étatiques, quant à ces évolutions. Ce constat effrayant pour l'avenir de notre continent a cependant un mérite : il justifie l'importance de préserver la liberté de circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne. Bien que pensée dans les années 1950 par les Pères fondateurs, alors même que les perspectives démographiques étaient radicalement différentes, ce principe bien utilisé peut se révéler être salvateur pour le futur de l'Europe. Un des objectifs de cette liberté est la construction d'un marché européen du travail. Bien que nous en soyons toujours relativement éloignés, les règles sur la mobilité ont pour objectif de pallier les divergences entre les États membres et d'attirer de la main d'œuvre, qualifiée ou non, dans des bassins qui n'en bénéficieraient plus suffisamment.
Mais cet objectif ne rencontre pas l'adhésion publique. Une étude d'opinion[2] a reflété l'inquiétude des Européens face aux phénomènes migratoires : 40% avaient une opinion négative des migrants européens. Davantage qu'une défiance vis-à-vis des migrants, c'est la remise en cause de la liberté de circulation qui point. Au-delà d'une peur face aux flux migratoires croissants en provenance des pays tiers que connait l'Union européenne, on peut expliquer ce phénomène principalement par deux raisons :
La première est l'impact social de la crise financière et économique qui a frappé l'Europe à partir de 2008 et dont les conséquences sont toujours prégnantes dans la plupart des États membres. Bien que déclinant au niveau européen, le niveau de chômage est toujours élevé, voire très élevé, dans certaines régions. Les jeunes, qui représentent l'avenir de notre continent et qui devront choisir vers quelle direction l'orienter, ont été particulièrement touchés par le chômage et la perte de repères socio-économiques. Alors que la mobilité européenne devrait apparaître comme une solution à cette problématique, elle est trop souvent stigmatisée comme une pression supplémentaire sur le marché de l'emploi.
La crise a aussi accentué les écarts existants en Europe alors qu'un processus de convergence était entamé. Ce qui amène à la deuxième crainte liée à la liberté de circulation : le dumping social. En effet, les écarts de coûts du travail entre les États membres sont toujours extrêmement importants, allant de 1 à 10 en termes de coûts horaires (environ 40 € pour la Belgique et 4 € pour la Bulgarie). En outre, même si désormais une majorité de pays de l'Union européenne dispose d'un salaire minimum légal, les écarts entre ceux-ci sont également de 1 à 10 (1923 € pour le Luxembourg et 184 € pour la Bulgarie). Ces disparités sociales et économiques compliquent la compréhension de la mobilité professionnelle européenne pour les citoyens européens : comment peut-on parler de volonté de créer un marché européen du travail avec de telles divergences ?
La question subsidiaire des travailleurs détachés
Á ces craintes s'ajoute la question des travailleurs détachés qui est trop souvent traitée sur fond d'hystérie alors qu'elle mérite d'être résolue avec sérieux. L'Union européenne permet à un travailleur de venir fournir un service temporairement sur le territoire d'un pays autre que celui dans lequel il travaille habituellement. Ce travailleur est dès lors soumis à une partie du droit du travail du pays d'accueil, notamment en ce qui concerne le salaire minimal ou encore le temps de travail, mais demeure soumis au système de protection sociale de son pays d'origine en raison du caractère temporaire de son activité.
Les cotisations sociales sont donc payées dans son pays d'origine : changer ce principe reviendrait à lui ouvrir des droits sociaux dans le pays d'accueil pour une mission qui dure en moyenne quelques semaines. Cela aurait aussi pour conséquence une complexification de l'historique de sécurité sociale du travailleur qui se ferait au détriment de ses propres droits sociaux. Il faut avoir à l'esprit les conséquences néfastes que cela aurait pour les travailleurs originaires de pays à forte protection sociale détachés dans des pays à faible protection sociale. Revenir sur ce principe, ce serait mettre en danger la protection sociale de centaines de milliers de personnes.
Par définition, les travailleurs détachés n'ont donc aucun impact direct sur les systèmes de protection sociale des pays dans lesquels ils effectuent leur prestation de service. Cependant, ce sujet nous renvoie sans cesse à la question de la concurrence déloyale qui s'est peu à peu installée en raison de règles inadaptées à la situation sociale et économique européenne actuelle et qui trop souvent font l'objet de contournement. Si les règles actuelles se font au détriment des travailleurs locaux qui, eux, sont soumis aux cotisations sociales du pays, alors ne peut-on pas considérer qu'il y a un manque à gagner pour le système de sécurité sociale ? Il faut mettre en place des règles plus justes pour que les entreprises puissent interagir dans un système européen de concurrence saine et loyale. C'est la tâche qui m'a été confiée au Parlement européen en tant que rapporteur pour la révision de la Directive sur les travailleurs détachés.
Mobilité européenne et protection sociale
Paradoxalement, si une grande partie des Européens voient d'un mauvais œil les migrants communautaires, les trois quarts d'entre eux considèrent que la libre circulation est une " bonne chose "[3]. Depuis les prémices de la construction européenne, la volonté originelle de créer un grand marché intérieur s'est accompagnée de l'organisation de la liberté de circulation et particulièrement de celle des travailleurs. Dès le traité de Rome en 1957, cette liberté est consacrée et n'aura de cesse d'être promue au fil de l'évolution de la structure juridique qui mena à l'Union européenne en 1992 par le Traité de Maastricht.
De manière pratique, il a fallu accompagner cette liberté de se déplacer, de s'installer et de travailler dans un autre pays que le sien d'une organisation du suivi de la protection sociale des travailleurs, car comme le répète le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker : " L'Europe ce n'est pas le Far West ". Même si l'on peut répartir en cinq grandes catégories (Europe du Nord, Europe continentale, Europe anglo-saxonne, Europe méridionale et Europe centrale et orientale)[4] les systèmes sociaux des États membres, il n'est pas caricatural d'affirmer qu'il en existe autant qu'il y a d'États membres. Partant du constat qu'un système de sécurité sociale unifié au niveau européen n'était pas à l'ordre du jour, bien que l'harmonisation des systèmes sociaux soit inscrite dans les Traités[5], il a fallu ériger un principe conducteur : une personne n'est soumise qu'à un seul régime de sécurité sociale. Ce principe est sanctuarisé dans le règlement de coordination des régimes de sécurité sociale qui a justement pour objectif de déterminer dans le cas de mobilité européenne quel système doit s'appliquer. La Commission européenne a proposé une révision de ce règlement qui est maintenant entre les mains du Parlement européen et du Conseil. En ce qui me concerne, ma volonté est claire : favoriser la mobilité des travailleurs en clarifiant les règles pour que chacun puisse s'y retrouver et les rendre plus juste pour les bénéficiaires mais aussi pour l'ensemble des cotisants des systèmes nationaux.
En 2015, un peu plus de 14 millions d'Européens étaient installés dans un autre pays que celui de leur origine, soit moins de 3% de la population de l'Union européenne. Bien qu'il n'existe pas de raison unique poussant les personnes à vivre dans un autre pays européen que le leur, la majorité de la mobilité intra-européenne est professionnelle.
Selon la Commission européenne, près de 80% des migrants européens sont en âge de travailler et leur taux d'emploi est supérieur à celui des nationaux. Comme le montre annuellement les études de l'OCDE sur l'évolution des migrations internationales[6], les citoyens européens mobiles contribuent plus au système social de leur pays d'accueil qu'ils ne lui coûtent. Bien qu'il y ait quelques divergences entre les États membres, ils sont des contributeurs nets aux systèmes de protection sociale. Ce sont les États membres eux-mêmes qui, dès 2013, fournissaient à la Commission européenne les données permettant d'affirmer que les citoyens mobiles ne recourent pas plus que les citoyens nationaux aux prestations sociales.
Le discours selon lequel le principal motif de mobilité serait l'attractivité des régimes de protection sociale manque donc de sérieux et de crédibilité et se révèle être principalement appuyé sur des fantasmes et des peurs infondées, malheureusement bien trop porteurs dans l'opinion publique. L'Europe c'est la mobilité du travail, pas celle des allocations.
L'encadrement de la liberté de circulation
Si la majorité des citoyens européens mobiles le sont pour des raisons professionnelles, il n'en reste pas moins que des fraudes existent et que celles-ci doivent être ardemment combattues pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que cette minorité fraudeuse tue les bienfaits de la majorité travailleuse. D'un point de vue économique d'abord, parce qu'elle atténue leurs bienfaits pour la société. Mais surtout d'un point de vue symbolique, en cassant l'image de la mobilité européenne en la renvoyant à des pratiques malhonnêtes. Enfin, ces fraudes détruisent l'idée même de la construction européenne fondée sur les quatre libertés de circulation dont celle des personnes, devenues au fil du temps des citoyens.
Que ce soit dans son droit dérivé, par des directives et des règlements, ou dans la jurisprudence de la Cour de l'Union européenne, l'ensemble des instruments est d'ores et déjà mis à la disposition des États membres pour lutter contre le " tourisme social ". Le règlement de coordination des régimes de sécurité sociale pose le principe : un citoyen, quelque soit sa situation, ne peut être soumis qu'à un seul régime de sécurité sociale. Celui-ci est déterminé par deux facteurs : sa situation professionnelle et son lieu de résidence.
Mais avant même de pouvoir prétendre bénéficier de la sécurité sociale de son pays d'accueil, il est prioritaire de satisfaire aux critères du droit de séjour. Les règles européennes sont très claires : pour rester plus de 3 mois dans un pays autre que celui de son origine il faut soit un contrat de travail, soit des ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système de protection sociale du pays. Ceci a été mis en place dès 2004 par la directive " Citoyens de l'Union ".
Et en ce qui concerne l'articulation entre ces règles sur le droit de séjour et les droits à la sécurité sociale, la Cour de Justice a fait acte d'une jurisprudence récente et limpide. En 2014, dans l'affaire Dano, elle a conclu qu'une personne installée dans un autre État membre que le sien ne pouvait pas prétendre automatiquement à des aides sociales si elle ne pouvait justifier d'un travail et représentait une charge pour son pays d'accueil. Cela a été confirmé en 2015 par l'arrêt Alimanovic, qui statuait sur la question des demandeurs d'emploi. Si une personne a travaillé pendant au moins un an dans un pays, elle peut bénéficier des aides relatives au chômage du pays pendant 6 mois. Si ce n'est pas le cas, la personne ne peut réclamer automatiquement ces aides. Toutes ces règles issues de la jurisprudence de la Cour de Justice devront être intégrées dans le règlement de coordination des régimes de sécurité sociale afin que le droit européen soit l'outil de protection de nos systèmes de sécurité sociale.
Il est extrêmement regrettable de voir que les populistes anti-européens font leurs choux-gras de ce thème du " tourisme social " quand bien même c'est l'Union européenne qui donne tous les outils aux États membres pour contrer ces abus. L'Allemagne met actuellement en place une loi qui prévoit que les citoyens européens mobiles sur son territoire ne pourront prétendre au revenu minimum allemand avant 5 ans de résidence s'ils ne peuvent justifier d'un emploi. Les instruments existent et c'est l'Union qui les prévoit, la priorité est donc d'appliquer la politique européenne en la matière.
Si l'impact de la mobilité européenne sur les systèmes de sécurité sociale est positif, ce n'est pas l'image qu'il renvoie dans l'opinion publique en raison des fraudes qui existent et qui doivent être combattues. Mais ce combat ne passe pas par une liberté de circulation plus restreinte, bien au contraire ! L'Europe a besoin de plus de mobilité de ses citoyens et de ses travailleurs. Il faut cependant que là où le bât blesse les règles soient revues, comme pour les travailleurs détachés, afin d'assurer une meilleure organisation de cette mobilité. Ces actions de promotion d'une circulation plus juste doivent être complémentaires de la mise en application des règles instituées au niveau européen qui permettent aux États membres de prévenir les fraudes et de les sanctionner par des mesures pouvant aller jusqu'à l'éloignement du territoire. Il n'y aura pas de changement radical du regard que les Européens portent sur leurs concitoyens établis dans un autre pays et sur l'Union européenne en générale, tant que la fraude continuera de sévir impunément.
[1] : Ce texte est issu du " Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2017 ", éditions Lignes de Repères, Paris, mars 2017.
[2] : Eurobaromètre, printemps 2015
[3] : Eurobaromètre, printemps 2015
[4] : Bruno Palier et Christine Daniel, La protection sociale en Europe : le temps des réformes, Paris, La Documentation française, 2001
[5] : TFUE, Article 151
[6] : Perspectives des migrations internationales, OCDE, 19 septembre 2016.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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