Élargissements et frontières
Arnault Barichella
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ENArnault Barichella
Résumé :
Le Brexit implique des changements potentiellement importants dans les relations transatlantiques telles qu'elles ont été organisées depuis la Seconde Guerre mondiale. La " relation spéciale " entre le Royaume-Uni et les États-Unis, fruit d'affinités culturelles et historiques, sera sans doute mise à l'épreuve car, traditionnellement, l'Amérique s'est appuyée sur le Royaume-Uni pour accéder à l'Europe, politiquement et économiquement. Le présent article s'efforcera de décrire le nouveau système, post-Brexit, fait de partenariats et d'alliances multiples qui émergera vraisemblablement. Certes, les États-Unis auront à cœur de garder des liens solides avec le Royaume-Uni, mais ils devront obligatoirement renforcer leurs relations avec d'autres pays membres de l'Union européenne. Avec le temps, une deuxième " relation spéciale " peut se développer si les États-Unis se tournent vers l'axe franco-allemand et le considèrent comme un interlocuteur-clé dans le cadre de leurs relations transatlantiques. L'Allemagne a déjà commencé à assumer son rôle de leader dans les relations transatlantiques économiques et commerciales, après avoir retrouvé sous la chancelière Merkel, sa position de puissance économique dominante et de décideur dans l'UE. De même, un rapprochement franco-américain a eu lieu depuis que la France a réintégré l'OTAN, en 2009 ; plus récemment, la France est devenue un allié privilégié des États-Unis dans le domaine de la coopération militaire, ce qui sera crucial pour l'avenir des relations transatlantiques en matière de sécurité et de défense. Après le Brexit, la France deviendra la seule puissance militaire majeure de l'UE, disposant d'un arsenal nucléaire, d'un siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l'ONU et d'une armée expérimentée qui est intervenue sur des points de crise un peu partout dans le monde.
Le Royaume-Uni a souligné que le Brexit n'affaiblirait pas son ferme engagement à l'égard de la sécurité européenne en tant que membre-clé de l'OTAN. Toutefois, après avoir quitté l'UE, le Royaume-Uni ne siégera plus au Conseil européen ni au Conseil des ministres, institutions où les États membres coordonnent leurs politiques nationales dans les domaines des affaires étrangères et de la sécurité. Le présent article examinera l'opportunité que la nouvelle situation offre aux pays de l'Europe continentale de renforcer leur coopération avec les États-Unis en matière de défense dans le cadre de l'OTAN, et particulièrement face à l'interventionnisme russe en Europe de l'Est. En raison du Brexit, le Royaume-Uni perdra vraisemblablement de son influence auprès des institutions de l'UE liées aux relations extérieures (PESC et PSDC), ce qui signifie que les États-Unis devront travailler plus étroitement avec l'UE en matière de coopération stratégique. Le Traité de Lisbonne définit les affaires étrangères et la défense comme étant du domaine de la politique intergouvernementale. Par conséquent, les relations extérieures de l'UE ont été limitées à des mesures de sécurité non-contraignantes. Le contexte actuel d'instabilité internationale suggère que cela n'est plus suffisant, ce qui a encouragé plusieurs responsables de l'UE à réclamer un renforcement des institutions de coopération militaire. Le Brexit a rendu ce souhait possible, sachant que le Royaume-Uni, qui avait jusque-là opposé son veto à toute tentative dans ce sens, ne pourra plus le faire. Néanmoins, pour préserver la cohésion de l'alliance occidentale, il est essentiel que les États-Unis, le Royaume-Uni, et d'autres pays non-membres de l'UE soient à l'avenir plus étroitement associés à la PESC et la PSDC. Bien que des négociations seront nécessaires pour déterminer quelles en seraient les implications pour l'OTAN, où les États-Unis occupent une position dominante, une coopération accrue de l'UE en matière de défense offrirait la possibilité de renforcer l'OTAN et l'alliance occidentale dans son ensemble.
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Les origines des relations transatlantiques remontent au XVIIIe siècle et à la guerre d'Indépendance américaine. George Washington, alors chef d'état-major de l'armée continentale, mène une insurrection désespérée pour libérer les treize colonies de la tutelle britannique, et la France accepte de fournir une aide financière et militaire substantielle à la cause américaine, en partie grâce aux bons offices de Benjamin Franklin et du marquis de Lafayette. Sans cette aide, l'insurrection de George Washington aurait probablement échoué et l'histoire de l'Amérique en aurait été fortement affectée[1]. Toutefois, les relations franco-américaines ont évolué en dents de scie durant deux siècles, avec des moments charnières de coopération ou de conflit. Tandis que la Grande-Bretagne, grâce à ses affinités culturelles et historiques, a souvent constitué l'allié privilégié des États-Unis en Europe, un lien encore renforcé par une " relation spéciale " forgée aux feux de la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, à l'issue du vote britannique en faveur d'une sortie de l'UE, le 23 juin 2016, ce partenariat privilégié entre les États-Unis et le Royaume-Uni sera sans doute mis à rude épreuve. Le gouvernement américain a clairement exprimé qu'il préférait que le Royaume-Uni reste dans l'UE, et le président Barack Obama a souligné que le Brexit reléguerait les britanniques en " bout de la file d'attente"[2].
Bien que les responsables américains, Obama en particulier, aient rapidement fait machine arrière à l'issue du scrutin, assurant que le Brexit ne changerait rien à la " relation spéciale ", il est difficile de croire que la sortie de l'UE sera sans effet sur l'évolution des relations transatlantiques[3]. Même si la relation entre les États-Unis et le Royaume-Uni reste solide, le Brexit poussera les États-Unis à renforcer ses liens avec les alliés de l'Union européenne. Cet article suggérera que les relations transatlantiques évolueront probablement vers un système de partenariats et d'alliances multiples qui ouvrira la perspective d'une coopération renforcée entre les États-Unis et l'Union européenne. A terme, un nouveau partenariat privilégié avec les États-Unis pourrait se fonder sur l'axe franco-allemand[4], avec deux alliés de choix : la France en matière de politique militaire, et l'Allemagne en matière de politique économique et commerciale. Même si le Royaume-Uni demeure un allié crucial pour les États-Unis, les successeurs de M. Obama devront s'adapter à la nouvelle situation créée par le Brexit. La première partie de cet article s'attachera à décrire le contexte des relations transatlantiques précédant le Brexit, et la deuxième partie analysera de quelle manière les États-Unis pourraient évoluer vers un système de partenariats multiples avec l'Europe. Enfin, la troisième partie se penchera sur les possibilités de coopération transatlantique dans les années à venir.
Origines historiques et contexte
Pendant les dernières décennies, la qualité des relations franco-américaines a beaucoup fluctué. Il faut néanmoins souligner que, en dépit des brouilles périodiques entre le général de Gaulle et les États-Unis[5], les deux pays ont généralement entretenu de bonnes relations. Ainsi, de Gaulle a apporté un soutien indéfectible au président Kennedy à des moments critiques, comme lors de la crise des missiles cubains, et ses successeurs ont activement cherché à renforcer les liens entre la France et les États-Unis. Par exemple, la France a été l'un des plus importants contributeurs de la coalition menée par les États-Unis lors de la guerre du Golfe de 1991, ainsi que lors de la campagne de frappes aériennes de l'OTAN en Serbie et au Kosovo, au cours des années 1990. Toutefois, malgré des relations globalement positives, le président Chirac a refusé de participer à la " coalition des volontaires " conduite par les États-Unis en Irak en 2003. Bien que la France ait exprimé son fort soutien aux États-Unis lors des attentats terroristes du 11 septembre, et qu'elle ait pleinement participé à la coalition qui est intervenue en Afghanistan en 2001, Jacques Chirac a menacé d'opposer un véto lors de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU sur la question de l'Irak. Le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Dominique de Villepin, a prononcé un discours passionné condamnant l'intervention en Irak devant l'Assemblée générale de l'ONU. La secrétaire d'État américaine de l'époque, Condoleezza Rice, a répondu en invitant ses concitoyens à " punir la France " par un boycott des produits français tels que le vin et le fromage, et en proposant de remplacer, dans la Maison Blanche, le nom de " french fries " par celui de " freedom fries "[6]. Lorsque le président Obama est arrivé au pouvoir, en 2008, les relations franco-américaines avaient atteint un niveau historiquement bas.
Le contraste est frappant par rapport à la " relation spéciale " entre les États-Unis et le Royaume-Uni, qui procède de fortes affinités historiques et culturelles. Malgré quelques fausses notes, les Britanniques et leurs alliés Américains se sont toujours serré les coudes sur la scène internationale. A titre d'exemple, le Premier ministre Tony Blair a repris à son compte les propos de Churchill à de Gaulle exprimant que si le Royaume-Uni était contraint de choisir entre l'Europe et le " grand large ", il choisirait toujours le " grand large " (i.e. les États-Unis)[7]. Ainsi, le Royaume-Uni a-t-il participé en première ligne à la " coalition des volontaires " qui est intervenue en Irak en 2003, malgré la farouche opposition de la France et de l'Allemagne. En outre, du point de vue américain, la " relation spéciale " présentait également des avantages hautement stratégiques : les États-Unis pouvaient compter sur le Royaume-Uni pour défendre à Bruxelles des politiques européennes favorables aux intérêts américains, ou du moins n'allant pas à leur encontre[8]. Avant le Brexit, le Royaume-Uni bénéficiait d'une position avantageuse, tout à la fois au cœur du monde anglophone et membre de l'Union européenne. Bon nombre d'entreprises américaines, de banques, de cabinets juridiques et d'institutions financières ont établi leurs quartiers généraux européens à Londres, considérée comme le meilleur point d'accès au lucratif marché unique de l'UE.
Le retour de l'Allemagne en position de puissance dominante de l'Europe, ainsi que le relatif déclin de l'influence française, ont également produit des effets sur les relations transatlantiques. La France avait joué un rôle de premier plan dans le lancement du projet européen après la Seconde Guerre mondiale[9]. Le président de Gaulle et le chancelier Adenauer cultivaient des liens personnels forts permettant la signature du " traité de l'Elysée " en 1963, qui établissait le partenariat franco-allemand comme pilier de la construction européenne. Durant toute la guerre froide, l'Allemagne divisée et le Royaume-Uni ayant choisi de se tenir à l'écart, ont permis à la France d'exercer une forte influence sur la Communauté européenne. Le partenariat franco-allemand était équilibré. Après la coûteuse réunification de l'Allemagne, durant les années 1990 et jusqu'au début des années 2000, l'économie française était plus performante que celle de l'Allemagne, souvent considérée, à l'époque, comme étant " l'homme malade de l'Europe "[10]. Mais, depuis 2006, la situation s'est inversée et l'écart entre les économies française et allemande s'est même considérablement élargi depuis la crise financière mondiale de 2008. Pendant la dernière décennie, l'Allemagne à toujours fait mieux que la France selon presque tous les indicateurs économiques, y compris le PIB, le taux de croissance, le chômage, la balance commerciale et les niveaux d'endettement[11].
Cette évolution économique a modifié l'équilibre des pouvoirs en Europe. L'Allemagne a assumé son rôle de leader au sein de l'UE lors de la crise de la dette de la zone euro, au moment où d'autres États membres, tels que la France, étaient confrontés à de sérieux défis économiques[12]. Comme on pouvait s'y attendre, cette nouvelle situation a affecté l'évolution des relations transatlantiques durant la dernière décennie. Répondant à la dynamique de ces changements, l'administration du président Obama a reconnu l'Allemagne comme étant le principal décideur de l'UE. Malgré des problèmes ponctuels, comme, par exemple, à propos des affaires d'espionnage, un rapprochement très net a eu lieu entre l'Allemagne et les États-Unis. A titre d'exemple, Barack Obama s'est adressé en premier lieu à Angela Merkel pour discuter des affaires concernant l'économie et le commerce transatlantique, et même au sujet de problématiques internationales telles que la crise des migrants[13]. Ainsi, jusqu'au Brexit, l'Allemagne et le Royaume-Uni - pour des raisons différentes - auront souvent supplanté la France aux yeux de Washington comme partenaires privilégiés dans les relations transatlantiques.
Un système de partenariats et d'alliances multiples pour les relations transatlantiques après le Brexit
Le Brexit engendrera des changements potentiellement importants dans l'équilibre des pouvoirs en Europe. Tant que l'UE sera capable d'empêcher un effet de contagion, le départ du Royaume-Uni produira certainement une mutation des relations transatlantiques dans les décennies qui viennent. Si le projet européen est capable d'aller de l'avant et que les États membres parviennent à relancer le processus d'intégration, alors les États-Unis devront modifier leur façon d'interagir avec l'Europe. Un nouveau système de partenariats et d'alliances multiples est susceptible de se développer avec le temps. En effet, même si les successeurs d'Obama s'efforceront de préserver leur relation étroite avec le Royaume-Uni, ils seront contraints de renforcer leurs liens avec les autres alliés de l'UE, et en particulier avec l'axe franco-allemand, pilier du projet européen.
Par exemple, après le Brexit, les États-Unis vont sans doute accélérer leur rapprochement avec l'Allemagne, première puissance économique de l'UE. Barack Obama a pu compter sur le soutien du Premier ministre britannique, David Cameron, durant les négociations concernant l'accord de partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP), en vue de créer une zone de libre-échange transatlantique (TAFTA). Après le Brexit, les États-Unis devront travailler de façon beaucoup plus étroite avec l'Allemagne s'ils veulent qu'un tel projet voie le jour. La France et l'Italie, en tant que deuxième et troisième puissance économique de l'UE, ont aussi un rôle important à jouer dans ce domaine. Néanmoins, à cause de leurs difficultés financières sérieuses et récurrentes, il sera difficile pour ces deux pays de disputer à l'Allemagne sa place de leader dans le domaine de la politique économique et commerciale. De plus, traditionnellement, la France et l'Italie n'ont pas la même vision du libre-échange que les États-Unis. Le président français François Hollande est formellement opposé au TAFTA dans sa forme actuelle et menace d'opposer son véto à la poursuite des négociations si les États-Unis ne font pas des concessions sur certains points cruciaux[14]. La position du parti conservateur allemand au sujet du libre-échange est beaucoup plus proche de celle des États-Unis, ce qui renforce la position d'Angela Merkel comme interlocuteur privilégié de Barack Obama lors des discussions au sujet de l'économie et du commerce transatlantiques. De même, en raison de leur importance économique, les États-Unis ont également travaillé avec d'autres alliés de l'UE durant les négociations sur le TAFTA - l'Espagne, les Pays-Bas, la Suède et la Pologne, par exemple - et il est vraisemblable que ce processus se poursuivra après le départ du Royaume-Uni.
En outre, Francfort est mieux placé que Paris ou que Rome pour remplacer Londres comme capitale financière de l'UE, car l'Allemagne bénéficie d'un régime fiscal plus compétitif, ainsi qu'une réglementation et une législation du travail plus souples. Beaucoup de choses dépendront également des termes du Brexit négociés par le premier ministre britannique Theresa May, en particulier au sujet du libre accès du Royaume-Uni au marché unique. La Grande-Bretagne restera un partenaire financier et économique important pour les États-Unis, mais il est probable que l'Allemagne, et non la France, deviendra pour les entreprises américaines le nouveau point d'accès au marché de l'UE. De même, Dublin, capitale de la république d'Irlande, pays anglophone et membre de l'UE, est en bonne position pour concurrencer Londres et devenir un nouveau point d'ancrage pour les sociétés américaines désireuses d'accéder au marché unique européen.
Le Brexit risque également d'ouvrir une brèche dans la politique militaire et sécuritaire européenne. Bien que le traité de Lisbonne ait renforcé la capacité de l'UE d'intervenir en tant qu'acteur international, il a également défini la politique étrangère et de défense comme faisant partie du domaine de compétence intergouvernementale. Cela signifie que les États membres conservent leur droit de véto, ainsi que le pouvoir de mener leur propre politique dans ces domaines. Ainsi, d'importantes décisions concernant la politique étrangère et militaire sont toujours prises par les États membres, qui tentent ensuite de coordonner leurs réponses aux crises internationales à travers des mécanismes tels que le Conseil européen (entre chefs d'État) ou le Conseil de l'UE (entre ministres des Affaires étrangères ou de la Défense)[15]. C'est de cette façon que l'Europe a répondu à la plupart des grandes crises internationales des dernières années, lorsque des négociations bilatérales et multilatérales entre les États membre étaient nécessaires afin de mettre au point une réponse commune, en collaboration avec leurs principaux alliés, tels que les États-Unis.
Le président Obama a tenu à souligner que, en dépit du Brexit, le Royaume-Uni devra conserver son rôle en matière de sécurité européenne[16]. De même, Michael Fallon, secrétaire d'État à la Défense britannique, a déclaré que le Brexit ne modifierait en aucune manière les engagements militaires du Royaume-Uni en tant que membre clé de l'OTAN et comme garant de la sécurité européenne. De fait, depuis le vote en faveur du Brexit, le Royaume-Uni a augmenté sa présence militaire en Estonie afin de renforcer le front Est de l'OTAN. Il a également renouvelé son programme de sous-marins nucléaires Trident, et accru sa collaboration avec des alliés tels que la France en matière de lutte contre Daech[17]. Fort de ses liens historiques avec le Commonwealth et de son siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, le Royaume-Uni s'est appuyé sur sa stature internationale pour orienter la façon dont l'Europe a répondu à plusieurs crises majeures.
Toutefois, à l'issue du Brexit, le Royaume-Uni perdra son siège au Conseil européen et au Conseil de l'UE, lieux où sont prises certaines décisions cruciales en matière de politique étrangère et de défense. Par conséquent, la portée de l'influence britannique en sera vraisemblablement réduite. De toute évidence, le Royaume-Uni continuera à être consulté en tant qu'allié de premier ordre, et il est essentiel que l'UE et les États-Unis poursuivent leur collaboration étroite avec Londres afin de préserver la cohésion et l'efficacité de l'OTAN. Néanmoins, le fait que le Royaume-Uni ne pourra plus participer aux négociations à Bruxelles implique que les États-Unis devront impérativement renforcer leur coopération en matière de défense avec les autres alliés de l'UE. Ainsi, il est fort probable qu'un nouveau système de partenariats et d'alliances multiples concernant les relations de sécurité transatlantiques se développera dans les années à venir. Même si le lien historique entre les États-Unis et le Royaume-Uni est préservé, le Brexit offrira aux pays de l'UE l'occasion de renforcer leur coopération avec les États-Unis dans le cadre de l'OTAN.
L'Europe continentale comprend un bon nombre de puissances militaires de premier plan, membres de l'OTAN, et qui ont apporté un soutien substantiel aux États-Unis lors de crises internationales. Par exemple, depuis sa réunification, l'Allemagne est parvenue à se hisser au rang de partenaire stratégique des États-Unis. En effet, le premier engagement militaire de l'Allemagne depuis 1945 a eu lieu dans les années 1990, lorsque la Luftwaffe a participé aux frappes aériennes de l'OTAN contre les forces serbes en Bosnie et au Kosovo. Pour répondre au contexte international instable sévissant depuis quelques années, l'Allemagne a changé d'attitude à l'égard de ses forces armées, mettant fin à un tabou qui datait de la Seconde Guerre mondiale. Pour le prochain exercice budgétaire, le gouvernement allemand a proposé une hausse du portefeuille de la défense de 1, 7 milliards d'euros, soit 6,8% d'augmentation par rapport à l'exercice actuel[18]. Et il ne s'agit pas d'une politique à court terme, car le gouvernement prévoit de consacrer 39,18 milliards d'euros à la défense d'ici 2020, d'augmenter ses effectifs de quelque 7 000 hommes d'ici 2023, et de dépenser 130 milliards d'euros pour ses équipements militaires d'ici 2030[19]. L'Allemagne a déjà commencé à assumer un rôle plus important sur la scène internationale en contribuant au renforcement de la défense des frontières Est de l'OTAN face à l'attitude agressive de la Russie, en envoyant des troupes pour soutenir les interventions françaises en Afrique dans le cadre de la politique de défense de l'UE, ou en augmentant sa participation aux frappes aériennes de la coalition menée par les États-Unis contre Daech.
De même, l'Espagne et l'Italie sont des puissances militaires qui hébergent des bases américaines stratégiques ayant joué un rôle de premier ordre lors des opérations de l'OTAN en Méditerranée et en Afrique du Nord. De plus, ces deux pays ont participé à l'intervention en Irak de 2003 et, plus récemment, aux opérations de l'OTAN en Libye, confirmant ainsi leur statut d'alliés précieux pour les États-Unis en Europe. De même, le récent interventionnisme russe en Ukraine a poussé certains pays de l'Est et du Nord de l'Europe à augmenter substantiellement leurs budgets militaires et à renforcer leur coopération avec les États-Unis en participant à des manœuvres conjointes. Les États baltes, qui ont des frontières communes avec la Russie, ont réagi avec force : cette année, la Lettonie a augmenté son budget de défense de presque 60%, la Lituanie de 35%, et l'Estonie de 9%[20]. La Pologne, considérée comme la première puissance militaire en Europe de l'Est, a renforcé son budget militaire de 9%, et la Suède envisage la possibilité d'adhérer à l'OTAN après avoir projeté une augmentation de son budget de la défense de 11% sur les cinq prochaines années[21].
Tout cela coïncide avec un revirement important de la politique de désengagement militaire des États-Unis en Europe depuis la fin de la guerre froide. Après l'annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014, le président Obama a annoncé, en juin 2014, le lancement d'une " initiative de réassurance européenne " (IRE), constituée par une réponse d'urgence dotée d'une enveloppe de 1 milliard de dollars destinée à renforcer les défenses de l'OTAN sur le front Est. L'escalade des tensions avec la Russie, en Ukraine mais aussi en Syrie, a poussé le Congrès des États-Unis à approuver la proposition d'Obama réclamant de multiplier par quatre le budget de l'IRE, qui passerait de 789 millions de dollars en 2016 à 3,4 milliards de dollars en 2017. De plus, l'IRE dispose du soutien des deux partis au Congrès, ce qui signifie que cette initiative est devenue un engagement à long terme en constituant un plan pluriannuel destiné à " renouveler l'engagement des États-Unis à garantir la sécurité et l'intégrité territoriale de ses alliés en tant que membres de l'Alliance atlantique[22] ". Par conséquent, étant donné le niveau actuel de leur engagement en Europe, les États-Unis devront renforcer leur coopération militaire avec les pays de l'Europe continentale après le Brexit afin de préserver la cohésion et l'efficacité de l'OTAN.
Ces récents développements font de la France un allié potentiel de choix dans le cadre de l'évolution des relations de sécurité transatlantiques. Bien que tous les membres de l'OTAN apportent une contribution précieuse à l'Alliance, la France et le Royaume-Uni ont été historiquement les puissances militaires dominantes en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, après le Brexit, les États-Unis devront collaborer plus étroitement avec la France dans le cadre de la coopération militaire avec l'UE. De fait, malgré des hausses récentes, les dépenses militaires de l'Allemagne ne représentent que 1,2% de son PIB, soit 34,9 milliards de dollars en 2015, et les augmentations prévues pour les années qui viennent resteront vraisemblablement en dessous des 2% préconisés par l'OTAN. En revanche, la France a consacré 2,1% de son PIB à ses dépenses militaires en 2015 (soit 50,9 milliards de dollars). La même année, le Royaume-Uni a dépensé 2% de son PIB à son budget de la défense (soit 55,5 milliards de dollars)[23]. Pour des raisons historiques, l'Allemagne n'a pas souhaité redevenir une puissance militaire au même niveau que la France ou le Royaume-Uni, d'autant plus que l'opinion publique allemande semble préférer que l'on investisse davantage dans les infrastructures ou dans l'éducation. Pareillement, aucun autre pays de l'UE n'est comparable à la France en ce qui concerne les capacités militaires ou le budget de la défense. L'Italie, qui en est le plus proche, dépense moins de la moitié du budget français pour sa défense (23,8 milliards de dollars en 2015, soit seulement 1,3% de son PIB)[24].
En outre, la France possède l'une des armées les plus déployées au monde, ainsi que des forces d'intervention puissantes et expérimentées, mobilisées avec succès lors d'opérations en de nombreux points du globe. Ce pays a également joué un rôle crucial pour endiguer le terrorisme et les troubles civils dans les pays de son ancienne sphère coloniale, en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient. Récemment, la France est intervenue en Côte d'Ivoire (depuis 2002), en Libye (2011), au Mali (2013), en République centrafricaine (2013), au Tchad (2014), en Irak (2014) et en Syrie (2015)[25]. La France conserve également un réseau de bases militaires importantes en Afrique, ainsi que 10 000 hommes déployés sur cinq pays : Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger et Tchad[26]. De plus, la France est une puissance nucléaire et dispose d'un siège permanent au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, ce qui fait d'elle un membre du club très fermé des décideurs de niveau mondial.
La France jouit également d'un autre avantage : l'approbation de son Parlement n'est pas nécessaire pour mener une intervention militaire à l'étranger, ce qui permet aux militaires français de se mobiliser efficacement dans des délais très courts[27]. En effet, les présidents français disposent de pouvoirs plus étendus que beaucoup d'autres chefs d'États démocratiques, et plus particulièrement en comparaison avec des régimes parlementaires tels que le Royaume-Uni. Cette différence a été clairement perceptible en 2013, lorsque le président Obama hésitait à lancer des frappes aériennes en Syrie après avoir appris que l'armée de Bachar el-Assad avait utilisé des armes chimiques. A cette occasion, le Parlement britannique a refusé d'intervenir avec les États-Unis en Syrie. Tandis que le président Hollande était prêt à déclencher des frappes militaires françaises dans les plus brefs délais, sans l'accord de son Parlement. De plus, la France a beaucoup augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, et le rythme s'est encore accéléré depuis les attaques terroristes de janvier 2015. Le président François Hollande a en effet annoncé une augmentation du budget de la défense de 4 milliards d'euros pour la période 2016-2020 afin de mieux lutter contre le terrorisme en France et à l'étranger[28]. Et ces prévisions budgétaires ont été revues à la hausse depuis l'attentat de Nice en juillet dernier.
Par conséquent, si les relations de sécurité transatlantiques sont susceptibles d'évoluer vers un système de partenariats multiples après le Brexit, la France est bien placée pour jouer un rôle de premier plan. En effet, une analyse plus approfondie révèle que, bien avant le vote en faveur du Brexit, un rapprochement notable entre la France et les États-Unis avait déjà commencé dès l'élection d'Obama en 2008. Soucieux de rétablir de bonnes relations avec les États-Unis, suite à une forte détérioration pendant les années Bush, l'ancien président français Nicolas Sarkozy décide en 2009 que la France doit réintégrer le commandement militaire intégré de l'OTAN. Cette initiative met fin à 43 ans d'une situation bâtarde née de la décision controversée de se retirer, prise par de Gaulle en 1966. Depuis 2009, la France a participé en première ligne à toutes les interventions militaires menées par les États-Unis, et Nicolas Sarkozy a pris l'initiative de l'intervention en Libye en 2011. L'ancien président français a même réussi à convaincre ses réticents alliés américains de participer à cette opération placée sous l'égide de l'OTAN[29], et à faire adopter une résolution par le Conseil de sécurité de l'ONU afin de fournir un contexte légal à l'intervention (même si son résultat final est à présent controversé). De même, les militaires français ont travaillé de façon rapprochée avec leurs homologues américains lors de toutes les interventions de la France en Afrique, y compris au Mali (janvier 2013) et en République centrafricaine (décembre 2013). Selon deux hauts responsables américains, l'engagement militaire des États-Unis dans le monde est déjà considérable. Par conséquent, la contribution de la France est précieuse du fait qu'elle a la capacité d'intervenir de manière décisive et rapide, et qu'elle est ainsi capable de se substituer aux États-Unis dans les cas où une intervention d'urgence serait requise[30].
Plus récemment, la France a combattu en étroite collaboration avec les États-Unis dans la lutte contre Daech. La France est même le deuxième contributeur de la coalition internationale engagée dans les frappes aériennes en Syrie et en Irak[31]. Après les attaques terroristes de novembre 2015 à Paris, le président américain Obama a permis au président français Hollande un accès accru aux renseignements secrets américains concernant Daech, un acte symbolique de solidarité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce rapprochement franco-américain s'est aussi clairement manifesté le 20 janvier 2016, quand le secrétaire de la Défense américain, Ashton Carter, a affirmé lors d'une conférence de presse à Paris qu'il parlait plus souvent et travaillait plus étroitement avec son homologue français Jean-Yves Le Drian qu'avec tout autre représentant allié[32]. Cette déclaration confirme sans ambigüité l'évolution positive des relations franco-américaines et laisse penser que les tensions liées au refus de la France de rejoindre la coalition de 2003 en Irak, ou son retrait de l'OTAN en 1966, font désormais partie du passé. On peut donc affirmer que, depuis l'élection du président Obama, les États-Unis ont entrepris un rapprochement avec la France, reconnue comme étant l'un de ses principaux alliés en matière de politique étrangère et de défense, et que ce mouvement devrait s'amplifier après le Brexit.
Scénarios pour l'évolution future des relations de sécurité transatlantiques
Une autre conséquence, très significative, du Brexit sur les relations transatlantiques est liée à ses effets sur l'évolution de la politique étrangère et de défense de l'UE, connue sous le nom de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de politique de sécurité et de défense communes (PSDC). Comme nous l'avons mentionné plus haut, le traité de Lisbonne établit que la politique étrangère et de défense fait partie du domaine intergouvernemental, ce qui signifie que chaque État membre peut mener sa propre politique en la matière. Néanmoins, les pays européens ont progressivement compris que, malgré leur volonté de conserver leur souveraineté dans ce domaine, il valait mieux mettre en commun des moyens pour mener une politique étrangère élargie, capable de renforcer leur influence sur la scène internationale. Ainsi, depuis le traité de Maastricht en 1992, les traités européens qui ont suivi sont parvenus progressivement à construire une politique étrangère et de défense commune indépendante. En particulier, le traité de Lisbonne ouvre la voie à d'importants développements. En effet, celui-ci a créé deux nouvelles fonctions pour représenter l'UE à l'étranger : un Président permanent du Conseil européen et un nouveau Haut Représentant pour les affaires étrangères, soutenu par le "Service européen pour l'action extérieure"[33] (SEAE).
Après le Brexit, le Royaume-Uni ne pourra plus exercer beaucoup d'influence sur la politique étrangère et de sécurité commune. Bien que cette dernière soit encore embryonnaire, la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, a joué un rôle très actif sur la scène mondiale, en particulier dans les négociations sur le programme nucléaire de l'Iran, sur l'annexion de la Crimée par la Russie et sur la crise des réfugiés. Le Service européen pour l'action extérieure a aussi commencé à jouer un rôle de ministère européen des affaires étrangères naissant, capable de soutenir l'action de la Haute Représentante. Comme l'UE n'est pas un État, elle a souvent été capable d'influer sur des négociations en se positionnant comme une force neutre, un arbitre entre les parties en conflit. Citons par exemple la participation de l'UE au dénommé " Quartet " - aux côtés de l'ONU, de la Russie et des États-Unis - qui a négocié en 2002 pour tenter de trouver une solution au conflit israélo-palestinien[34]. Ce fait révèle que les États-Unis ont commencé à considérer l'UE comme un partenaire sérieux et crédible. Or, comme le Brexit diminuera sans doute l'influence du Royaume-Uni sur la PESC, les États-Unis devront s'adapter à cette nouvelle réalité en collaborant de manière plus étroite avec ses autres alliés de l'UE sur les questions de politique étrangère.
En outre, jusqu'au Brexit, la France et le Royaume-Uni étaient au cœur des initiatives de coopération européenne en matière de défense. Ces dernières comprennent un ensemble d'accords bilatéraux et multilatéraux tels que ceux de Saint-Malo ou de Lancaster House, ainsi que la PSDC, encore au stade embryonnaire. Au cours des deux dernières décennies, l'UE a commencé à émerger en tant qu'acteur non-négligeable de la sécurité internationale. Depuis 2003, l'UE a mené avec succès quelque 30 missions de paix et d'opérations en Europe et dans le monde entier, y compris en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Extrême-Orient, avec des troupes composées de soldats originaires des États membres[35]. Le fait que la Grande-Bretagne quitte l'UE ouvre une grande interrogation quant à ses futures contributions à de telles initiatives de défense commune. Et même si la France et le Royaume-Uni ont réaffirmé que le Brexit ne changerait rien à leur coopération militaire bilatérale[36], il est probable que le Royaume-Uni cessera de participer à la PSDC.
Comme la défense reste du domaine de la politique intergouvernementale, la PSDC s'est jusqu'à présent concentrée sur des actions de sécurité non-contraignantes, telles que la gestion de crise, la prévention des conflits et la reconstruction post-conflit. Bien que disposant de moyens limités en comparaison aux capacités militaires de pays tels que la France ou le Royaume-Uni, la PSDC est parvenue progressivement à renforcer sa crédibilité. Par exemple, les missions de paix de l'UE ont joué un rôle crucial dans des pays tels que le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine, en facilitant la transition de la guerre civile vers la paix, la démocratie et l'État de droit[37]. De fait, six missions de la PSDC ont fait usage de la force militaire, prouvant que l'UE était capable de déployer une forme de puissance militaire, quoique de manière beaucoup plus limitée que les États[38]. Bien que sans rapport avec la PSDC, citons comme autre exemple les sanctions imposées par l'UE contre la Russie au début de l'invasion de la Crimée (début juillet 2014, et renouvelées depuis) qui ont eu un impact négatif sur l'économie russe.
Le Royaume-Uni s'apprête à quitter l'UE pendant une période troublée de la politique internationale. Bien qu'elle constitue une force émergente au niveau mondial, les limites des capacités de l'UE en politique étrangère et de défense ont été récemment mises en évidence lors des crises du printemps arabe et de l'agression russe en Crimée. Dans ces deux cas, c'est la puissance militaire exercée indépendamment par des États membres, qui a joué un rôle crucial, que ce soit lors de l'intervention de l'OTAN en Libye, ou lors du renforcement de la coopération défensive visant à dissuader la Russie d'intervenir en Europe de l'Est. La récente détérioration des relations internationales souligne que la puissance militaire constitue encore un aspect essentiel de la politique mondiale, et que les capacités actuelles de l'UE avec des moyens d'actions de sécurité non-contraignants ne sont plus suffisantes. Cet état de fait a poussé plusieurs États membres à affirmer qu'il est urgent de renforcer la coopération militaire au sein de l'UE. A titre d'exemple, en dépit de ses critiques contre la politique migratoire de l'UE, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a récemment réclamé la création d'une armée commune de l'UE afin de contrer la menace russe[39]. La question d'une défense européenne commune fait l'objet d'un débat depuis des décennies, alors que l'UE est actuellement entourée de régions instables, telles que le Moyen-Orient, l'Afrique du Nord et l'Europe de l'Est, ce qui rend ce débat plus urgent que jamais. Pour y parvenir, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a proposé lors de son allocution annuelle à Strasbourg de 2016 la création d' " un quartier général militaire européen permanent, et de travailler à bâtir une force militaire commune " dans les années qui viennent[40].
Le Brexit rend désormais possible une coopération militaire renforcée de l'UE car le Royaume-Uni s'était jusqu'à présent opposé à tout type d'intégration en matière de défense. Craignant l'affaiblissement des responsabilités exercées jusque-là par l'OTAN, ainsi qu'une perte de contrôle dans un domaine considéré comme étant au cœur de sa souveraineté, le Royaume-Uni a opposé son véto à toute tentative de renforcement de la défense de l'UE au-delà d'une coopération bilatérale[41]. S'il n'y a pas d'effet domino après le Brexit, il est probable que le processus d'intégration européenne continue, en particulier dans les domaines de la politique étrangère et de la défense, où ce besoin se fait sentir de manière pressante. Paradoxalement, alors que l'euroscepticisme a le vent en poupe, les affaires étrangères et la politique de défense de l'UE sont deux domaines qui font l'objet d'un large consensus populaire en Europe. Les enquêtes d'opinion des vingt dernières années révèlent qu'entre 65% et 75% des Européens approuvent le renforcement de la politique étrangère et de défense de l'UE, ce qui laisse penser qu'il existe un fort potentiel d'intégration dans ces deux domaines[42]. Le départ du Royaume-Uni ouvre de nombreuses possibilités pour renforcer la PSDC. Par exemple, début octobre 2016, la France et l'Allemagne ont signé un accord permettant aux deux pays d'utiliser une même base aérienne ainsi que des avions de transport communs, ce qui constitue un premier pas vers le renforcement de la coopération post-Brexit en matière de défense[43].
La création d'une armée fédérale européenne n'est pas à l'ordre du jour compte tenu des tensions qui existent actuellement au sein de l'UE. Préconiser sa création serait à la fois irréaliste et contre-productif. Par conséquent, la méthode intergouvernementale est susceptible de se révéler la meilleure voie pour aller de l'avant, et, sur cette base, une plus grande coopération militaire structurée permanente entre les États membres est susceptible d'émerger dans les années à venir[44]. Toutefois, la forme exacte de la future PSDC est actuellement en discussion, et plusieurs approches possibles ont été suggérées. Celles-ci vont des approches conservatrices ou réalistes qui impliquent une légère mise à niveau des arrangements institutionnels actuels, jusqu'à des approches plus ambitieuses et globales qui permettraient d'améliorer à la fois l'étendue et la portée de la coopération européenne en matière de défense[45]. La France, première puissance militaire de l'UE après le Brexit, est idéalement placée pour mener le renforcement de la PSDC. Néanmoins, la France ne peut supporter seule tout le fardeau de la sécurité de l'UE, qui nécessitera une large coopération entre tous les États membres. De plus, afin de ne pas affaiblir la cohésion de l'OTAN et de l'Alliance occidentale dans son ensemble, il est essentiel qu'une structure réformée de défense européenne soit associée autant que possible avec d'autres alliés de l'OTAN non-membres de l'UE, comme le Canada, la Norvège ou la Grande-Bretagne. En effet, malgré le Brexit, le Royaume-Uni reste le deuxième plus grand contributeur à l'OTAN après les États-Unis. Il serait donc absurde de ne pas associer étroitement la Grande-Bretagne à la PSDC. Cependant, le statut d'État associé est différent de celui de membre à part entière, et le Brexit implique que le Royaume-Uni cessera de faire partie de la PSDC dans un avenir proche.
Ainsi, si l'UE parvient à développer une politique de défense plus cohérente, les États-Unis auront besoin de s'adapter à cette nouvelle situation en renforçant leur coopération militaire avec la PSDC dans les années à venir. Des négociations approfondies sur les implications qui en découleraient pour l'OTAN, où les États-Unis jouissent actuellement d'une position dominante, seront nécessaires. Malgré les craintes d'un affaiblissement, il est probable qu'une défense européenne plus forte soit non seulement compatible avec l'OTAN, mais qu'elle puisse également contribuer à renforcer l'Alliance dans une période de grande instabilité internationale. Si l'UE parvenait à mettre au point un système de coopération militaire structuré permanent, celui-ci s'ajouterait aux capacités déjà considérables de l'OTAN. Le président de la Commission européenne a confirmé que " des ressources militaires communes doivent exister en pleine complémentarité avec l'OTAN [et que] plus de défense européenne ne veut pas dire moins de défense et de solidarité transatlantique".[46] De fait, les États-Unis se plaignent depuis déjà un certain temps de ce que ses alliés n'assument pas leur juste part des dépenses militaires[47]. Par conséquent, une plus grande capacité militaire de l'UE permettrait un partage des charges plus équitable. Et du moment que les États-Unis seront disposés à donner à l'UE une voix plus importante au sein de l'OTAN, la cohésion de l'Alliance n'en sera pas menacée. En effet, l'OTAN est susceptible de se voir renforcée par une structure de prise de décision plus équilibrée, même si certains responsables américains pourraient trouver cette idée difficile à accepter, du moins dans un premier temps. Tout cela est bien sûr hypothétique, et seul le temps nous dira si l'UE est capable de devenir un acteur crédible de la sécurité internationale, et comment les États-Unis réagiront à cela.
***
Le Brexit apportera des changements potentiellement importants aux relations transatlantiques telles qu'elles ont été organisées depuis la Seconde Guerre mondiale. Leur évolution dépendra en grande partie des conditions que négociera le Premier ministre britannique Theresa May. Toutefois, même si les responsables américains tiennent à conserver des liens étroits avec la Grande-Bretagne, le fait que le Royaume-Uni quitte l'UE poussera probablement dans les années qui viennent les États-Unis à renforcer leurs relations avec les autres alliés membres de l'UE. Une deuxième " relation spéciale " pourrait ainsi se développer, basée sur l'axe franco-allemand, pilier historique du projet européen. La France est bien placée pour devenir, dans un proche avenir, le partenaire européen privilégié des États-Unis en matière de politique de sécurité et de défense, de même que l'Allemagne en matière de politique économique et commerciale. La France, seule grande puissance militaire européenne après le Brexit, est idéalement placée pour mener le renforcement de la politique étrangère et de défense commune de l'UE, ce qui signifie que les relations franco-américaines seront essentielles pour l'évolution de la sécurité transatlantique. De même, étant donné que l'Allemagne est devenue la puissance économique dominante de l'UE, les relations germano-américaines deviendront également essentielles pour l'évolution des questions économiques et commerciales transatlantiques.
Le Brexit ne doit pas être pris à la légère, car il représente une menace potentiellement importante pour la cohésion de l'Alliance occidentale à un moment où il est nécessaire qu'elle reste unie pour relever des défis multiples, allant du terrorisme islamique à l'agression russe. Si le Brexit est mal géré, il existe un risque d'effet domino au sein de l'UE, ce qui mettrait en danger l'Alliance occidentale dans son ensemble. De fait, si l'UE devait imploser, les tensions nationalistes ne tarderaient pas à refaire surface en Europe, mettant fin à une période de coopération pacifique qui dure depuis la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis risqueraient de se désintéresser d'un vieux continent embourbé dans ses luttes intestines, surtout après avoir perdu le Royaume-Uni comme interlocuteur le plus proche. Les États-Unis pourraient par conséquent opter une fois de plus pour l'isolationnisme, comme après la Première Guerre mondiale, ou, plus vraisemblablement, simplement ignorer l'Europe pour accélérer son orientation vers l'Asie qui deviendrait le principal centre d'intérêt de sa politique étrangère.
Ces différents cas de figure seraient aussi désastreux l'un que l'autre et l'Alliance occidentale risquerait de ne pas y survivre, ce qui ouvrirait la dangereuse possibilité d'un nouvel expansionnisme russe en Europe. Pour ces raisons précises, il est essentiel que le Brexit soit bien géré par tous les acteurs concernés et que la transition vers un système de partenariats et d'alliances multiples soit assurée dans les années à venir. L'UE et le Royaume-Uni doivent arriver à un compromis permettant de trouver un équilibre, certes délicat, mais capable de préserver la collaboration de la Grande-Bretagne avec l'Europe, tout en évitant le risque d'implosion et de réactions en chaîne. De même, les États-Unis et l'UE doivent continuer à coopérer avec le Royaume-Uni en le considérant comme un partenaire majeur afin de maintenir la cohésion et l'efficacité de l'OTAN. Plus important encore, afin de revivifier l'Alliance occidentale, il est primordial que les États-Unis et l'UE trouvent de nouveaux moyens de renforcer leur collaboration dans tous les domaines. Par conséquent, la construction d'un nouveau partenariat transatlantique basé sur l'axe franco-allemand pourrait être l'une des meilleures façons de permettre à l'Alliance occidentale de survivre, de prospérer, et de relever les nouveaux défis du XXIe siècle.
[1] Taylor A., American Revolutions: A Continental History, 1750-1804, W. W. Norton & Company (2016).
[2] Discours du président Barack Obama lors de sa visite au Royaume-Uni du 22 avril 2016 : http://www.bbc.com/news/uk-36115138
[3] Haass R., Political Losses From Brexit Will Be Deep and Enduring, Financial Times (24 juin 2016).
[4] Le Corre P., After Brexit, the US will need a new "BFF", The Brookings Institution: https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2016/06/28/after-brexit-u-s-will-need-a-new-bff/
[5] Quand le général de Gaulle revient au pouvoir, en 1958, devenant le premier président de la Ve République, des tensions naissent entre la France et les États-Unis à propos du retrait français de l'OTAN. En effet, de Gaulle a procédé à un retrait pas à pas entre 1959 et 1966, afin de renforcer l'indépendance de la France, convaincu du fait que le commandement intégré de l'Alliance atlantique était au seul service des États-Unis. Et bien que de Gaulle ait tenté de rassurer ses alliés en déclarant que la France continuerait à faire partie de l'organisation politique de l'OTAN, cette décision a provoqué la colère du président Lyndon Johnson, ce qui a compliqué les relations franco-américaines jusqu'à la fin de la guerre froide.
[6] CNN International (12 mars 2003).http://edition.cnn.com/2003/ALLPOLITICS/03/11/sprj.irq.fries/
[7] Discours du Premier ministre britannique Winston Churchill à la Chambre des communes, le 11 mai 1953. Voir: Langworth R. Churchill by himself, The Definitive Collection of Quotations, Public Affairs Press (2008).
[8] En effet, de Gaulle craignait que le Royaume-Uni n'agisse comme un cheval de Troie au service des États-Unis dans la Communauté européenne, d'où son veto à la demande d'adhésion de la Grande-Bretagne à deux reprises dans les années 1960. Voir: Bozo F., French Foreign Policy since 1945: An Introduction, Berghahn Books (2016).
[9] Le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman fut l'artisan du lancement de la Communauté européenne du charbon et de l'acier avec la déclaration du 9 mai 1950.
[10] The Economist (3 juin 1999), 'The Sick Man of the Euro'. http://www.economist.com/node/209559
[11] The Economist (9 janvier 2014), 'Can François do a Gerhard?' :http://www.economist.com/news/leaders/21593456-president-talking-reform-it-his-interest-and-his-countrys-he-should-carry-it
[12] Cela est évident dans la façon dont Merkel a réussi à imposer la discipline budgétaire dans l'UE, contre l'opposition initiale du Président Hollande, ce qui révèle à quel point le partenariat franco-allemand n'est plus aussi équilibré que par le passé. Le fait que le président français, socialiste, n'a pas réussi à atténuer l'impact de l'austérité met en évidence le déclin de l'influence de la France dans l'UE, bien que cela ait constitué l'une des principales promesses électorales de Hollande, avec, en particulier, la renégociation du pacte budgétaire.
[13] Oreskes B., Germany: America's real special relationship. Brexit accelerates US shift away from the UK, POLITICO (30 juin 2016).http://www.politico.com/story/2016/06/germany-brexit-relationship-225000
[14] Rankin J., 'Doubts rise over TTIP as France threatens to block EU-US deal', The Guardian (3 mai 2016). https://www.theguardian.com/business/2016/may/03/doubts-rise-over-ttip-as-france-threatens-to-block-eu-us-deal
[15] Bindi F. et Angelescu I., The Foreign Policy of the European Union: Assessing Europe's Role in the World (2e édition), The Brookings Institution, Washington (2012).
[16] Discours du président américain Barack Obama lors du Sommet de l'OTAN le 8 juillet 2016.
[17] Fallon M., Le Brexit ne modifiera pas l'engagement britannique pour la sécurité européenne, Le Monde, 21 juillet 2016: http://www.lemonde.fr/referendum-sur-le-brexit/article/2016/07/21/michael-fallon-le-brexit-ne-modifiera-pas-l-engagement-britannique-pour-la-securite-europeenne_4972551_4872498.html
[18] Hoffmann L., German Defense Spending Hike Reflects Regional Trend, Defense News (24 mars 2016) http://www.defensenews.com/story/defense/international/europe/2016/03/24/german-defense-spending-hike-reflects-regional-trend/82204164/
[19] Smale A., In a Reversal, Germany's Military Growth Is Met With Western Relief, The New York Times (5 juin 2016). http://www.nytimes.com/2016/06/06/world/europe/european-union-germany-army.html?_r=0
[20] Jones S., Defence spending by Nato's Europe states up as uncertainty rises, Financial Times (30 mai 2016). https://www.ft.com/content/e0058620-259d-11e6-8ba3-cdd781d02d89
[21] O'Dwyer G., Russian Aggression Drives Swedish Defense Spending, Defense News (7 février 2016): http://www.defensenews.com/story/defense/policy-budget/warfare/2016/02/07/russian-aggression-drives-swedish-defense-spending/79841348/
[22] Cancian M. F. & Samp L. S., The European Reassurance Initiative, Critical Questions - Center for Strategic and International Studies (9 février 2016). https://www.csis.org/analysis/european-reassurance-initiative-0
[23] Perlo-Freeman S., Fleurant A., Wezeman P. et Wezeman S., Trends in World Military Expenditure, SIPRI Fact Sheet (2016). http://books.sipri.org/files/FS/SIPRIFS1604.pdf
[24] Ibid.
[25] Bender J., France's Military Is All Over Africa, Business Insider UK (22 janvier 2015): http://uk.businessinsider.com/frances-military-is-all-over-africa-2015-1?r=US&IR=T
[26] Site web officiel du gouvernement français: http://www.gouvernement.fr/en/french-military-forces-deployed-in-operations-abroad
[27] Dans un effort pour mettre fin à ce qu'il percevait comme une faiblesse du régime parlementaire sous la IVe République, le général de Gaulle avait insisté pour que l'on instaure la Ve République avec un exécutif fort. Le Président de la République français doit informer le Parlement d'une intervention militaire dans les trois jours, ce qui peut ouvrir un débat, mais sans droit de vote. Le Parlement ne vote que si l'intervention dure plus de quatre mois, et au-delà de ce laps de temps, toute prolongation doit être soumise au vote. Voir: Bozo F., French Foreign Policy since 1945: An Introduction, Berghahn Books (2016).
[28] BBC news (29 avril 2015), France increases defence spending 'to counter extremism'. http://www.bbc.com/news/world-europe-32509301
[29] Cox M. et Stokes D., U.S. Foreign Policy (2nd edition), Oxford University Press (2012).
[30] Entretiens avec un responsable du Pentagone, le 11 Août 2016 et avec un responsable du Département d'État, le 30 Août 2016, Washington D.C.
[31] http://www.euronews.com/2016/07/18/terrorist-attacks-why-france
[32] US Department of Defense (20 janvier 2016), Joint Press Conference by Secretary Carter and French Minister of Defense Le Drian in Paris, France. http://www.defense.gov/News/Transcripts/Transcript-View/Article/643932/joint-press-conference-by-secretary-carter-and-french-minister-of-defense-le-dr
[33] Hill C. et Smith M., International Relations and the European Union (2e édition), Oxford University Press (2011).
[34] Keukeleire S. et Delreux T., The Foreign Policy of the European Union (2e édition), Palgrave Macmillan (2014).
[35] European External Action Service, Security and defence - CSDP: http://www.eeas.europa.eu/csdp/
[36] Briançon P., Brexit or not, France and Britain deepen military alliance, POLITICO (5 juillet 2016). http://www.politico.eu/article/brexit-or-not-france-and-britain-deepen-military-alliance-lancaster-treaties-defense-david-cameron-nicolas-sarkozy/
[37] Hill C. et Smith M., International Relations and the European Union (2e édition), Oxford University Press (2011).
[38] Les 2 000 soldats déployés en République Démocratique du Congo en 2003, sans appui de l'OTAN, ont prouvé la capacité de l'UE à mener des combats armés de haute intensité contre des forces insurgées importantes. Ibid.
[39] BBC news (26 août 2016), Czechs and Hungarians call for joint EU army amid security worries. http://www.bbc.com/news/world-europe-37196802
[40] Discours de Jean-Claude Juncker au Parlement européen de Strasbourg, le 14 Septembre 2016 : http://www.bbc.com/news/world-europe-37359196
[41] BBC news (14 septembre 2016), Juncker proposes EU military headquarters. http://www.bbc.com/news/world-europe-37359196
[42] De France O., What EU citizens think about European defence, European Union Institute for Security Studies (2013): http://www.iss.europa.eu/uploads/media/Brief_43_CSDP_polls_01.pdf
[43] Radio France Internationale (5 octobre 2016), France, Germany to share military facilities post Brexit: http://en.rfi.fr/france/20161005-france-germany-share-military-facilities
[44] Giuliani J. D., Réassurer la défense de l'Europe : Projet de traité pour la défense et la sécurité de l'Europe, Policy Paper - Questions d'Europe n°405, Fondation Robert Schuman (3 octobre 2016).
[45] Keohane D. et Mölling C., Conservative, Comprehensive, Ambitious or Realistic? Assessing EU Defense Strategy Approaches, Policy Brief No.41 - Foreign and Security Policy Program, The German Marshall Fund of the United States (2016).
[46] Ibid.
[47] De Galbert S., Are European Countries Really 'Free Riders'?, The Atlantic (24 mars, 2016): http://www.theatlantic.com/international/archive/2016/03/obama-doctrine-europe-free-riders/475245/
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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