Stratégie, sécurité et défense
Jean-Dominique Giuliani
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ENJean-Dominique Giuliani
Revenir à la méthode Schuman
"Une tâche européenne constructive et valable,
consiste sans doute à assurer la défense collective
contre toute agression possible.
Comme la paix, la sécurité est devenue indivisible".
Robert Schuman [1]
C'est peu dire que l'Europe fait face à un nouveau contexte stratégique qui l'interpelle. L'afflux de réfugiés provoqué par l'instabilité croissante à ses frontières, les actes terroristes commis sur son territoire, la multiplication des menaces globales, nourrissent, chez les citoyens européens, une demande de sécurité et de stabilité sans précédent.
En Europe centrale et orientale, le conflit en Ukraine a réveillé les craintes, qui empruntent autant à l'expérience historique des pays de cette région qu'au puissant ressentiment populaire qui en est issu. L'interminable conflit du Moyen-Orient s'est aggravé de la guerre civile en Syrie, des luttes d'influence au sein des pays musulmans et d'une contestation islamiste radicalisée. Le terrorisme est devenu le quotidien de toute une partie de l'Afrique et hélas, des pays de l'Union. Aucun des Etats européens n'échappe désormais à la menace de nationaux fanatisés, qui s'en prennent directement aux populations. La crainte monte d'un "11 septembre européen", susceptible d'emporter dans la tourmente beaucoup de convictions et de raison.
Enfin, le contexte géopolitique mondial est lui-même peu encourageant. L'Asie est ébranlée par de nouveaux rapports de force et les conflits potentiels y sont nombreux. Devant l'épuisement des ressources, les évolutions environnementales et la recherche de zones d'influence, les espaces océaniques constituent de nouveaux enjeux qui relancent la course à l'armement naval. L'Arctique est convoité, la mer de Chine est disputée, le Pacifique, l'Atlantique et l'Océan indien sont plus fréquentés que jamais par des puissances qui entendent s'y tailler un territoire au mépris du droit international et particulièrement de la liberté de navigation.
L'Union, longtemps centrée sur son organisation interne et convaincue qu'elle devait porter à l'extérieur le message issu de sa propre et récente expérience, apparaît bien démunie.
A défaut de promettre une stabilité incertaine, l'Europe doit garantir aux Européens une réelle sécurité sous peine de mettre en cause le projet d'unification continentale dans son essence même. Robert Schuman écrivait que "Les Européens seront sauvés dans la mesure où ils seront conscients de leur solidarité devant un même danger" [2]. Ce n'est actuellement pas le cas.
Quant au terrorisme d'abord. Les Européens sont-ils prêts à l'affronter en face, c'est-à-dire en acceptant qu'une forme de guerre les touche désormais directement alors que trois générations de citoyens ont pris l'habitude de la paix ?
L'ampleur du défi est considérable. Il ne saurait être relevé par les seules méthodes traditionnelles. Certes, il relève des gouvernements nationaux au premier chef et ne ressortit pas d'une compétence des institutions communes prévues par les traités. Mais on aurait tort de sous-estimer l'impact de l'issue de ce combat sur le projet européen lui-même, c'est-à-dire sur la coopération et la solidarité entre les Etats membres, qui constituent le "cœur nucléaire" de la construction européenne.
Une vague d'attentats sur le territoire européen aurait des effets meurtriers, accentuerait les réflexes de repli national qui sont déjà à l'œuvre et ébranlerait sur ses fondations l'ensemble de l'édifice communautaire, accusé alors, à tort ou à raison, de n'avoir pas su apporter son écot à la solution d'une situation vécue par les citoyens comme un état de guerre.
Il n'est pas simple pour les institutions européennes de s'adapter à ce nouveau contexte. Il leur impose, par exemple, de revoir leurs priorités, de relativiser certaines de leurs missions ou de leurs travaux en cours et d'aller encore plus loin dans la réforme de leur politique de communication pour bien montrer qu'elles participent, à leur place et à leur niveau, à l'éradication de cette menace.
Qu'on les aime ou pas, les frontières demeurent en Europe. 2015 a été pour elle l'année du retour des murs et des barbelés, mettant en lumière l'insuffisance des accords de Dublin, qui confient aux Etats des confins européens la protection de la frontière commune et donc de l'espace Schengen. Une vague de réfugiés sans précédent a alors pris le chemin de l'Europe et s'est dirigée principalement vers l'Allemagne. La Commission européenne a réagi à la hauteur du défi et l'on doit rendre hommage à son Président qui a démontré une fois encore, son expérience et sa sensibilité à une question politique par essence. Mais l'on ne saurait se satisfaire de la réaction collective de l'Union, trop diplomatique et technique, trop lente à décider et peu consciente de ses capacités communes. La faute en revient principalement aux Etats membres et à leurs dirigeants, plus préoccupés par les considérations intérieures que par la solution du problème. L'Europe va mettre trop de temps à y répondre parce que chacun décide à l'aune de son intérêt du moment sans prendre en compte l'intérêt collectif à long terme. Frontex y gagnera en efficacité et montrera peut-être qu'une voie commune est le seul chemin efficace.
Sur le plan extérieur, lié à ces défis internes, la défense de l'Europe n'a pas réellement progressé ; elle a, au contraire, révélé plus encore ses défaillances.
Tant les traités européens que leur mise en œuvre semblent avoir ignoré l'un des enseignements principaux du Père fondateur de l'Union : "L'Europe (...) se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait". En matière de défense européenne, ce conseil a été oublié ; et c'est l'une des raisons des échecs répétés de "l'Europe de la Défense".
La défense de l'Europe n'est pas assurée, la solidarité entre ses membres est pour le moins imparfaite et le continent se trouve pris au dépourvu par les évolutions stratégiques, ce qui est susceptible de le mettre en grave danger.
Est-il trop tard ?
Fausses idées, mauvaise voie
Depuis la fin de la Guerre froide, les Européens n'ont pas cessé de désarmer. De 1991 à 2013, leurs dépenses militaires ont régulièrement baissé pour atteindre le seuil de 175 milliards € (-1,3% depuis 2010). A ce rythme, en 2019, les dépenses de défense de l'OTAN, qui représentaient encore en 2010 2/3 des dépenses mondiales, seront inférieures aux dépenses du reste du monde, alors même que les Etats-Unis assument 75% des dépenses de l'Alliance. En 2016, aucun Etat membre (à l'exception peut-être de l'Estonie) ne devrait consacrer réellement, c'est-à-dire hors pensions et dépenses internes, plus de 2% de son PIB aux crédits militaires, contrairement aux engagements pris lors du sommet de l'OTAN le 5 septembre 2014. Il s'agit bien d'un relâchement général qui, au regard des circonstances présentes, constitue une très grave faute historique qui met la sécurité de l'Europe en péril. En effet, les dépenses militaires dans le monde (1 650 milliards $ en 2015) continuent de croître sous l'influence notamment de la Chine, de la Russie et des pays émergents. Ces deux premiers Etats ont augmenté les leurs de 9% et 21% en 2015 [3]. La part de la dépense européenne dans les dépenses militaires mondiales, qui était en 2001 de plus de 30%, s'établit désormais en-dessous de 15%.
La première idée fausse a donc été que la situation internationale au début des années 1990 permettait cette dégradation.
En découle immédiatement une seconde : la crise économique et budgétaire en est la cause. Or les chiffres sont sans appel. La réduction des crédits consacrés à la défense a commencé bien avant. Les Européens ont pensé que la paix sur le continent s'étendait au reste du monde. Ce sont désormais à leurs frontières que s'approchent les conflits meurtriers.
La troisième idée fausse est que cette situation peut être compensée par l'Europe et constitue une opportunité d'intégrer les outils militaires européens. Dans l'histoire des nations, jamais l'addition de l'absence des volontés n'a pu en constituer une. Il n'y aura jamais de défense européenne sans un effort important de dépenses militaires entraînant des choix politiques et sociaux difficiles. Assurer la sécurité nécessite certainement de revoir la priorité donnée aux dépenses de confort.
Ces fausses idées ont entraîné le choix de mauvaises voies pour faire progresser la cause d'une défense commune.
Si les traités évoquent le but ultime de construire une politique étrangère et de sécurité commune [4], ils n'ont pas choisi les meilleurs moyens en voulant l'atteindre "par le haut", avant même l'achèvement d'une Europe politique dotée d'institutions démocratiques, ignorant ainsi l'enseignement de Robert Schuman. Les dispositions dédiées à la défense du traité de Lisbonne sont intergouvernementales mais veulent s'inscrire dans un cadre communautaire. La Cour de Justice de l'Union européenne en est exclue, le Parlement européen et la Commission s'y voient attribuer des rôles restreints. Quel est donc l'intérêt d'inscrire un tel texte dans un cadre communautaire qui impose d'agir à 28 alors que les Etats membres ne sont d'accord ni sur la stratégie, ni sur l'usage de la force militaire ? C'était condamner d'avance toute idée de défense commune. La preuve en est que le traité n'est pas appliqué. L'objectif selon lequel "les États membres s'engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires" (art.42-3), mais aussi de la plupart des dispositions "opérationnelles" de ce texte, notamment celles relatives à la Coopération structurée permanente (art.42-6) ou à l'exécution de missions pour le compte de l'Union (art.44-1), n'ont donné lieu à aucun commencement d'exécution. Les seules réalisations du traité concernent en fait la création d'institutions nouvelles (Haut Représentant, Agence européenne de Défense et service diplomatique) qui, elles, impliquent la Commission et le Parlement, par ailleurs privés de tout pouvoir de décision sur le contenu des politiques. On ne pouvait pas faire plus mal! Les interventions militaires (Libye, Mali, Syrie) qui ont eu lieu depuis l'entrée en vigueur du traité l'ont d'ailleurs ignoré.
Cette mauvaise voie a entraîné l'Union sur la pente de ses plus mauvais penchants. Le Parlement européen s'est intéressé à la politique étrangère avec les moyens à sa disposition, budgétaires et de contrôle sur les institutions créées, et par la voie de vœux ou de rapports d'initiative qui n'ont pas tous démontré son savoir-faire...
La Commission, au nom du développement du marché intérieur, s'est immiscée dans les marchés de défense, comme s'il s'agissait de productions normales, commettant une très grave faute d'analyse, privilégiant l'offre sur la demande.
Les Etats membres ont rechigné à s'aventurer dans des voies plus ambitieuses que la simple coopération.
Grave erreur d'analyse
Les deux directives (paquet défense) sur les marchés de défense sont des échecs patents parce qu'il ne pouvait pas en être autrement. Justifiées par le constat inexact selon lequel les industries de défense européennes ne sont pas compétitives, elles veulent assurer la transparence d'un marché intérieur de l'armement, dont les clients ne sont que des Etats.
L'industrie européenne de défense est compétitive et n'a pas de problème d'offre. Ce dont elle a besoin c'est de demande, de commandes.
Parmi les 10 plus grandes entreprises mondiales du secteur, 4 sont européennes. 5 Etats européens [5] figurent parmi les 10 premiers exportateurs d'armes. Ne sont-ils pas compétitifs ? Un bombardier B2 (Northrop) coûte 2,14 milliards $ à l'unité ; Les 187 appareils F22 Raptor (Lockheed Martin) ont coûté 51 milliards € au contribuable américain et le programme phare, le F 35 Lightning, affiche une dépense totale sur 30 ans de plus de 1 000 milliards $, c'est-à-dire 407 millions $ par appareil, ce qui est un record.
Aucun pays européen n'a jamais atteint les coûts astronomiques des équipements américains de défense, supportés par le contribuable. Au contraire, l'industrie européenne est exportatrice et développe souvent sur fonds propres ces matériels de défense au meilleur niveau technologique. BAE, Airbus, Finmeccanica, Rolls-Royce, MBDA, MTU, Thales, Safran, Thyssen-Krupp, Dassault, Klaus-Maffei, Rhein Metall, TKNS, Agusta, etc. figurent parmi les plus grands fabricants mondiaux et sont, tous, des exportateurs réputés. Elle le fait en hypothéquant sa compétitivité face à une industrie américaine notamment, dont les programmes sont financés à 100% par le département de la défense. Les vraies questions sont la décrue inquiétante des crédits de recherche de défense (-40% entre 2006 et 2015) et l'absence d'une demande européenne forte, seul élément constitutif d'un vrai marché, qui pousse nos grands industriels à s'installer progressivement aux Etats-Unis.
Depuis 2007, la Commission entend rendre "plus compétitive" l'industrie de défense européenne. On ne compte plus les communications à ce propos [6]. Elle s'apprête d'ailleurs à en commettre une autre au printemps 2016.
Aussi, les deux directives du "paquet défense" affichent-elles un maigre bilan. Selon une étude du Parlement européen [7], seuls 5% des contrats étatiques d'équipement ont été conclus via la directive 2009/81 et en 2014 94% des fournisseurs attributaires des marchés d'Etats étaient des industriels nationaux. Entre 2011 et 2014, 6% des gagnants étaient ressortissants d'un autre Etat membre et 4%, dont 62% d'Américains, étaient des ressortissants hors-UE.
On objectera alors que les principes du marché commun s'opposent à la création d'un marché intérieur par la commande et la protection. Mais justement, depuis 1958 [8], il était convenu que la Défense ne faisait pas partie du domaine communautaire ! Et c'est totalement justifié. Commandes, crédits publics et protection, c'est ce qu'ont mis en place les Etats-Unis, notamment avec le Buy American Act et c'est surtout, partout dans le monde, la pratique des Etats qui veulent développer une industrie de défense autonome et technologiquement avancée. Il est impératif de mettre fin à l'actuelle action communautaire en matière d'industrie d'armement, qui semble davantage justifiée par l'habituel jeu de pouvoirs entre institutions européennes que par l'intérêt général. Inadaptée à des marchés qui ne concernent que des Etats, s'interdisant le concept de "préférence européenne", elle entraîne la fuite des industriels européens vers de vrais marchés continentaux, elle les expose au démantèlement.
Des conséquences sérieuses
Le "minilatéralisme" a été préféré par les Etats membres au multilatéralisme européen. Les accords régionaux de défense se sont multipliés sur le continent européen en dehors des traités. La coopération de défense nordique et de la Baltique [9], les accords du Benelux, de Visegrad [10], ou de Lancaster House [11] ont démontré à la fois l'inanité des dispositions du Traité de Lisbonne au regard des réalités militaires et l'aptitude des armées européennes à coopérer, vraisemblablement développée dans le cadre de l'OTAN. L'interopérabilité a progressé, la stratégie globale a régressé.
L'OTAN reste le cadre de la défense territoriale du continent, mais tant son niveau de préparation que ses capacités ne cessent de diminuer par rapport à ses grands compétiteurs mondiaux. Et son "grand parrain", les Etats-Unis, dont les préoccupations les poussent davantage vers le Pacifique, se lasse du laxisme européen. L'Europe risque ainsi d'apparaître largement désarmée devant les nouveaux défis géopolitiques.
Et quelques rares avancées
Des progrès ont néanmoins été réalisés, mais ils s'inscrivent dans une perspective de long terme et ne répondent pas aux défis immédiats. L'Union a été capable de déployer 28 missions extérieures impliquant plus de 20 000 personnels, dont 8 strictement militaires. Certaines ont connu un franc succès comme l'opération Atalante au large des côtes somaliennes, qui a contribué, la première, à réduire à zéro la piraterie dans la zone. Elle a entrainé une prise de conscience mondiale, consacrée par une résolution de l'ONU et suivie d'une implication, dans la zone, de toutes les grandes marines du monde.
Les armées européennes ont appris à travailler ensemble [12], les industriels aussi, dans la mesure où le partage de leurs savoir-faire, notamment les secrets industriels, ne passaient pas sous les fourches caudines des règles communautaires. MBDA, le nEUROn, l'avion de combat sans pilote, en sont des exemples.
La fonction de Haut représentant pour la politique extérieure et de sécurité commune a pris avec Federica Mogherini, une dimension nouvelle : une stratégie maritime de l'Union [13] reconnaît enfin la complémentarité opérationnelle des outils civils et militaires dans une vision prospective et globale. La future stratégie européenne de sécurité, qui devrait être adoptée en juin 2016, a fait l'objet de vastes débats et d'une large concertation. Le Service diplomatique commun (SEAE) a été utile pour la conclusion d'un accord avec l'Iran, et s'est impliqué dans la résolution des crises. "Champion des communiqués" (un par jour en moyenne), il contribue à l'expression de l'Union sur la scène internationale et favorise l'émergence d'une culture diplomatique commune en Europe. L'Agence européenne de défense, malgré l'opposition systématique des Britanniques, a produit des idées et concepts intéressants et a contribué à ouvrir des financements aux équipements à usage dual (civil et militaire). La Commission, sous l'influence de Jean-Claude Juncker, a démontré une flexibilité nouvelle. Il ne fait aucun doute, par exemple, que la mansuétude, dont elle fait preuve à l'égard de la France qui ne respecte pas ses engagements budgétaires, est justifiée à ses yeux par ses engagements militaires tant internes qu'extérieurs.
Dans l'urgence, et au regard des impératifs de sécurité, l'Union européenne doit faire un saut qualitatif majeur lui permettant de répondre aux nécessités. Pour cela, plusieurs pistes peuvent être explorées.
Une augmentation des dépenses de défense est la priorité absolue. Plusieurs Etats membres ont déjà annoncé leur intention en ce sens. Les pays baltes, la Pologne, la Roumanie ont accru significativement leurs budgets ; la France a décrété la stabilisation du sien et la fin de sa diminution [14] ; le Royaume-Uni, après des coupes sévères, a promis l'augmentation de ses crédits de défense [15].
Les Etats les plus avancés en ce domaine pourraient organiser un cercle privilégié de partage et de mutualisation de certains de leurs moyens. Ce serait la meilleure façon d'initier ce "pooling and sharing" dont on fait grand cas dans les arcanes européens. Au nom d'une solidarité européenne à réinventer, le Royaume-Uni et la France, noyaux évidents de cette coopération restreinte, devraient pouvoir s'adjoindre au moins l'Allemagne où les esprits évoluent rapidement.
Ce cercle pourrait conclure entre ses membres un Accord de Solidarité de Défense, en dehors du cadre des traités européens actuels, avec sa propre gouvernance purement politique et militaire. Pourraient s'y inscrire des actions de coopération existantes (terrorisme, renseignement, Lancaster House, mises à disposition ponctuelles de certaines capacités, etc.), toutes compatibles avec les procédures de l'OTAN et ne relevant que de la décision des Etats. N'est-ce pas déjà la situation actuelle ? Des frégates, belge, allemande et britannique, ont accompagné le groupe aéronaval français en Méditerranée orientale et dans le Golfe, des avions de patrouille maritime sont prêtés au Royaume-Uni pour combler son "trou capacitaire" provisoire, des avions de transports ont été détachés au service des armées françaises en opération au Sahel. Officialiser ces coopérations opérationnelles leur donnerait une portée politique forte, pourrait servir de cadre à des développements futurs et pourrait s'avérer utile à l'Allemagne, dont la Constitution freine la volonté de s'engager plus résolument sur le terrain.
Les institutions communes doivent d'abord se poser la seule question que l'urgence impose :
Que peut apporter l'Union à la sécurité individuelle et collective ?
La lettre et l'esprit des Traités doivent être respectés en excluant la défense, son économie et sa conduite, du marché intérieur et des procédures communautaires. Et les institutions communes doivent se sentir mobilisées aux côtés des Etats qui souhaitent améliorer leur outil de défense. Elles ne sont pas en charge de la sécurité de l'Union mais elles peuvent aider au renforcement de sa défense.
L'exemption de TVA des matériels militaires, si complexe soit-elle, doit être enfin actée par elles avant toute autre initiative. Il en va de même pour la certification des matériels, par exemple en matière aéronautique. La certification de l'hélicoptère de combat d'Airbus (NH 90) aurait coûté près d'un cinquième de son prix (20 milliards €) de développement ! L'Union a besoin, au niveau fédéral, d'agences autonomes, capables de rivaliser en compétence et en indépendance avec leurs grandes interlocutrices mondiales et de ne surtout pas se trouver sous la tutelle quotidienne d'une autre administration, même dépendant de la Commission européenne. Le financement de la recherche doit être ouvert aux industriels de la défense qui investissent dans les technologies du futur, pour peu qu'ils regroupent au moins deux entreprises de deux Etats différents, à l'image du programme EUREKA (Horizon 2020) de l'Union européenne. Il convient aussi de prendre acte des principes qui, partout dans le monde, sont ceux de la Défense : 100% de financement public et des règles de propriété intellectuelle qui évitent de disperser le savoir de façon indue.
Les accords actuels mettant à la charge des Etats le financement des opérations extérieures doivent être abandonnés, aussi difficile cela soit-il. Certains Etats membres s'exposent plus que d'autres et, de surcroît, en supportent la charge. 7 millions d'Européens vivent à l'extérieur des frontières de l'Union et ne sont protégés, y compris souvent leurs représentations diplomatiques évacuées, que par les forces armées de certains pays qui méritent, à ce titre, dédommagement ! Des mécanismes simples pourraient être mis en œuvre qui permettraient à certains Etats membres qui ne seraient pas en mesure d'intervenir à leurs côtés, pour des raisons politiques ou juridiques, de participer au financement d'opérations extérieures favorables aux intérêts collectifs de l'Union.
S'agissant des opérations civiles, leur tutelle par les institutions communes est manifestement à revoir. Souvent complémentaires de l'action armée ou diplomatique, elles doivent être gérées sur le terrain, par une nation-cadre, disposant au préalable des financements et de la liberté d'action nécessaires. Les contrôles actuels leur interdisent en effet la complémentarité, la mobilité et la réactivité indispensables. Ils s'avèrent lourds et fort coûteux. Ils pourraient être remplacés par des contrôles a posteriori qui, bien évidemment, demeurent légitimes.
La complémentarité entre les opérations civiles européennes, l'aide au développement, l'aide humanitaire et les opérations militaires, ne sauraient s'abstraire d'une vision stratégique. Or, si l'Union est performante dans l'élaboration des stratégies, elle est inexistante dans les incitations à les développer. Devrait-on aller jusqu'à envisager des "bonus" budgétaires pour les Etats "bons élèves", qui mettent en œuvre les stratégies adoptées en commun ? Cela aurait le mérite de donner corps à des textes souvent très appropriés mais qui restent par trop dans la sphère déclaratoire et de permettre leur application.
Enfin, l'Union européenne doit prendre conscience qu'elle est désormais "riveraine du monde". L'achèvement de l'unification européenne ne pourra être conduit à bien que par la prise en compte, en commun, des intérêts collectifs de demain en essayant de les anticiper. A titre d'exemple d'un intérêt commun qui doit absolument figurer dans la stratégie européenne, il est permis de penser que la sécurité maritime, c'est-à-dire la garantie du principe de liberté de navigation [16] telle que définie par la Conférence des Nations Unies sur le droit de la Mer [17], ainsi que la protection de la zone économique exclusive de tous les Etats membres, devraient être érigées en priorité par l'Union européenne. Car c'est sur les océans que se détermineront les rapports de force futurs entre les grandes puissances. Ce mouvement est déjà en marche. 90% du commerce européen emprunte la mer, y compris 40% de son commerce intérieur. La zone économique exclusive des Etats européens est la première du monde avec 25 millions de km2. L'avenir de l'Europe, "petit cap du continent asiatique" [18], est lié aux océans. 23 des 28 Etats membres disposent d'un littoral maritime de 90 000 km et de 3 800 installations portuaires, la flotte de commerce européenne est la première du monde et l'Europe compte les plus grandes entreprises liées à la protection et l'exploitation des mers où l'humanité ira bientôt chercher les nouvelles ressources dont elle a besoin. En termes d'environnement, d'économie, de technologie, de recherche, et donc forcément en termes de protection, de sécurité et de défense, les enjeux maritimes sont essentiels pour l'Europe.
Trop centrée sur ses propres efforts d'achèvement intérieur, nécessaires à l'évidence, mais insuffisants à sa puissance, l'Union européenne doit procéder sans tarder à une remise en cause stratégique de ses modes de pensée et d'action en matière de sécurité et de défense.
Dans l'immédiat, ce n'est pas d'une armée européenne dont l'Europe a besoin, c'est de solidarité entre ses membres, y compris sur le plan militaire.
Ce n'est pas de compétitivité dont l'industrie de défense européenne a besoin pour réarmer une Europe qui s'est laissé aller, mais d'un marché, d'une demande, d'équipements et de matériels du meilleur niveau possible.
Ce n'est pas seulement d'une stratégie dont l'Europe a besoin, mais de présence concrète partout où ses intérêts sont en cause, c'est-à-dire désormais sur l'ensemble de la planète et, particulièrement, sur toutes les mers du globe.
Car quand l'Europe se désintéresse du destin du monde, le monde va plus mal et l'Europe aussi.
Puissent les évènements nous permettre de réagir fortement à la demande de sécurité de nos concitoyens, c'est-à-dire, pour assurer notre défense à Bruxelles d'accepter, dans ce domaine, de changer provisoirement de méthode et dans les capitales de prendre conscience des dangers qui nous entourent ; afin d'y répondre dans la solidarité et la coopération européennes.
Si nous réussissons, l'unification européenne, ses institutions, nos Etats, y trouveront largement leur compte !
C'est depuis 1950 la leçon, bien oubliée, de Robert Schuman.
[1] : Pour l'Europe, Nagel éditions. 5ème édition, Paris, Fondation Robert Schuman, 2010, p.27.
[2] : Pour l'Europe, op. cit.
[3] : Source Jane's IHS Defence Budget FY 2016. Communiqué du 17.12.2015
[4] : § 10 du Préambule du Traité d'Union européenne : (Les Etats membres...) : "Résolus à mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition progressive d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire à une défense commune, conformément aux dispositions de l'article 42, renforçant ainsi l'identité de l'Europe et son indépendance afin de promouvoir la paix, la sécurité et le progrès en Europe et dans le monde".
[5] : SIPRI YearBook 2015. Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) et Groupe de Recherche et d'Information sur la Paix et la sécurité (GRIP).
[6] : 05/12/2007 : Communication : "Stratégie pour une industrie de défense plus forte et plus compétitive" 24/09/2013 Communication : "Vers un secteur Défense et Sécurité plus compétitif et efficace", 24/06/2014 "A new deal for European Defence (COM(2014) 387
[7] : Parlement européen. Etude réalisée à la demande de la sous-Commission Défense par le Directorat général pour les politiques extérieures : "l'impact des directives du Paquet Défense sur la Défense européenne". Juin 2015.
[8] : Décision du Conseil du 15 avril 1958
[9] : Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède, pays baltes
[10] : République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne
[11] : Royaume-Uni, France
[12] : Le Commandement du Transport européen (EATC), lancé en 2003 et opérationnel en 2010 a permis à l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg d'organiser la mise en commun de leurs avions de transports et de leurs ravitailleurs.
[13] : Adoptée en 2014
[14] : Déclaration du Président de la République française devant le Parlement. Versailles le 16 novembre 2015
[15] : National security Strategy and Strategic Defence and Security Review 205, novembre 2015.
[16] : Qu'on doit à Hugo De Groot dit Grotius (1583-1645), défini dans son ouvrage Mare Liberum (de la Liberté des mers) mars 1609.
[17] : Signée à Montego Bay le 10 décembre 1982
[18] : Paul Valéry (1871-1945) Conférence à l'Université de Zürich : "L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?" 1922. Voir aussi in "Europe de l'antiquité au XXe siècle - Note (ou l'Européen)" 1924 : "Qu'est-ce donc que cette Europe ? C'est une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l'Asie".
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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