Stratégie, sécurité et défense
Joachim Bitterlich
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" La défense est importante ", telle est la phrase par laquelle débutent les conclusions du Conseil qui " ... s'engage fermement à développer une PSDC crédible et efficace ". Il s'agit tout au moins d'un signe d'espoir, accompagné d'une série de priorités concrètes et de tâches assignées à la Commission européenne, à l'AED et aux Etats membres pour les années qui viennent.
Toutefois, ces mesures sont clairement insuffisantes si l'on tient compte de l'état d'un monde devenu non plus menaçant mais dangereux. Nos budgets de défense sont sous pression financière mais se contenter de percevoir les " dividendes de la paix " engrangés lors des deux dernières décennies doit être considéré comme une tentation qui n'est ni viable, ni efficace.
Nous ne devons pas rêver en réclamant la création immédiate d'une armée européenne qui serait l'aboutissement logique, et la toute dernière étape d'un développement qui doit être lancée et activée dès à présent, s'il existe une réelle volonté politique de renforcer à la fois notre défense et notre sécurité, et celle de l'OTAN afin de défendre nos intérêts vitaux de la manière la plus efficace par des moyens militaires, si nécessaire et en dernier ressort.
Mais comment dépasser les réflexes nationalistes et l'égoïsme qui prévalent encore dans ce secteur crucial de l'intégration européenne ? La défense est un domaine où nous n'avons pas encore atteint ni le consensus, ni la volonté politique dont faisaient preuve la plupart des Etats membres sous l'impulsion du leadership franco-allemand, à la veille de Maastricht, en 1991, puis en 1999.
Au-delà des conclusions de décembre 2013, quelles devraient être les prochaines étapes essentielles qui nous permettraient de prendre une décision fondamentale ?
L'Union européenne devrait en premier lieu concentrer ses efforts sur la création d'un " partage des tâches " dans des domaines essentiels de la défense, en d'autres termes, la meilleure approche serait celle d'une " mutualisation et partage ". En particulier, l'exemple du Commandement européen du transport aérien devrait être parachevé puis étendu à d'autres secteurs.
Cela impliquerait que la mise en place de procédures communes et l'identification des priorités et des besoins dans le domaine de la planification de la défense devraient être coordonnées par l'AED, en étroite collaboration avec les Etats membres. Ce qui suppose que nous acceptions, jusqu'à un certain degré du moins, la spécialisation des forces militaires nationales. Pour y parvenir, l'AED devrait être autorisée à acheter des biens et des services militaires sur la demande des Etats-membres, qui auraient à leur disposition ces moyens pour mener à bien certaines opérations concrètes.
Dans ce but, il faudrait obtenir, parallèlement, un changement significatif à l'égard de l'approvisionnement, de l'armement et des relations avec l'industrie de la défense. La base de cette évolution serait la création d'un véritable marché européen de la défense comprenant une " préférence européenne ".
Nous devrions donc encourager - comme nous l'avons fait par le passé avec Airbus - l'émergence d'une industrie européenne de la défense dont les acteurs seraient moins nombreux qu'aujourd'hui, mais plus rentables, et leurs efforts devraient être soutenus par la recherche appliquée.
Tous les acteurs européens concernés doivent être conscients du fait qu'un tel but nécessite une amélioration de l'efficacité et un changement profond de nos idées et de nos actes à vis à vis, à la fois, de l'approvisionnement et de l'industrie.
Dans la situation financière actuelle, qui n'est pas près de changer dans un futur proche, une industrie de la défense purement nationale n'a aucun avenir dans la plupart des cas. Par exemple, il n'est plus possible que la France continue à perdre de l'argent en n'achetant que des blindés français, ou que l'Allemagne n'achète que du matériel allemand ! Nous devons radicalement changer notre approche et " acheter européen ", même si cela exige une concentration de nos industries qui, sans cela, ne survivront pas à long terme.
A ce propos, j'approuve entièrement l'analyse de Wolfgang Ischinger[2], qui a souligné que " la fragmentation actuelle relève de l'irresponsabilité, en ce qui concerne les finances, les capacités et l'interopérabilité de nos systèmes ".
Parallèlement, nous devons revoir en détail nos schémas et systèmes de maintenance afin d'améliorer la capacité opérationnelle de nos forces armées. Les rapports récents sur l'état du matériel militaire de la Bundeswehr sont choquants, et l'état général des forces armées allemandes est plus qu'alarmant. Selon ces rapports, le matériel crucial de la Bundeswehr, en termes diplomatiques, n'est que " partiellement opérationnel ", or " partiellement " peut signifier qu'il est opérationnel à moins d'un tiers de ses capacités ! Mais je suis certain que des rapports objectifs montreraient que les autres armées ne se trouvent pas dans un état bien meilleur.
Une nouvelle approche commune devrait inclure un système de contrôle des approvisionnements et de l'accompagnement bien plus efficace que les systèmes nationaux actuels. Les Cours des comptes nationales pourraient être d'un grand secours dans ce domaine, mais la présence de compagnies d'audit privées devrait être évidente dès le début des approvisionnements durant toute la durée de vie des produits.
En gardant à l'esprit ces étapes, la défense de l'Union européenne pourrait créer en même temps des structures de commandement spécialisées et des unités opérationnelles communes capables d'agir chacune dans un domaine spécifique. Telle était l'idée qui sous-tendait le Corps européen lors de sa création, il y a plus de vingt ans. Toutefois, les capacités initialement prévues de l'Eurocorps n'ont pas été utilisées jusqu'à présent.
Nous pourrions commencer à créer - au-delà du Corps germano-néerlandais - des forces spéciales européennes capables d'intervenir sur des missions spécifiques ou en tant que premières unités préparant une campagne plus vaste.
Les étapes suivantes de notre feuille de route pourraient être constituées, en premier lieu, par une meilleure coordination, puis une harmonisation, dans la mesure du possible, des systèmes nationaux et de la législation concernant l'exportation des armements. Je suis conscient des sensibilités politiques au sujet de cette harmonisation, mais cette dernière serait une étape inévitable pour accompagner et contrôler une nouvelle industrie européenne de la défense.
Dans le même temps, il faudrait procéder à une unification des services de renseignements militaires, avec la création d'une cellule de coordination au niveau des hauts-représentants pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ainsi que des unités spécialisées dans les différents Etats membres.
Conclusion/h2>
La mise en œuvre de cette feuille de route, avec le développement de ses trois principaux axes, pourrait se dérouler d'ici 2020.
S'agit-il d'une proposition réaliste ou d'un rêve ? En fait, il ne s'agit que d'une première réponse au déclin de nos budgets militaires nationaux qui n'a pas commencé ces dernières années et date plutôt des années 1990.
Aujourd'hui, ces budgets se situent au-dessous du niveau nécessaire au maintien de forces armées capables d'agir dans les zones de conflit et/ou lors d'interventions internationales comme celles dont nous avons été témoins depuis la fin de la Guerre froide.
Nous devons prendre conscience du fait que nous n'avons pas perçu les dividendes de la paix que nous escomptions. Le monde qui nous entoure ne devient pas plus pacifique, bien au contraire !
En se basant sur les progrès que nous aurons réalisés d'ici 2020 sur ces trois principaux axes, les chefs d'Etat et de Gouvernement seront à même de décider s'ils mettent en œuvre, vers 2025, les dernières étapes aboutissant à la naissance d'une armée européenne, ou s'ils se satisfont des progrès déjà accomplis.
En parallèle, un processus similaire d'intégration devrait être développé dans le domaine de la politique commune des affaires étrangères et de la sécurité. La première phase de mise en place de la SEAE a clairement posé un certain nombre de problèmes mais elle a également mis à jour la valeur ajoutée d'une coordination permanente des efforts diplomatiques européens.
Les événements de la dernière décennie ont souligné la nécessité d'améliorer nos moyens civils, qui pourraient inclure une nouvelle politique de développement permettant de les mettre en œuvre comme un instrument puissant de notre politique étrangère[3].
[1] Ce texte a été publié à l'occasion de la parution de l'ouvrage " 10 years of working together " lors des 10 ans de l'Agence européenne de défense en décembre 2014. http://www.eda.europa.eu/info-hub/publications/publication-details/pub/10-years-of-working-together
[2] " The Ukraine - crisis and the security of Europe ", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er septembre 2014, p. 6
[3] Plus particulièrement pour les lecteurs allemands, je dois ajouter : L'évolution décrite n'est pas du tout incompatible avec la Constitution allemande et ses dispositions au sujet de la nécessité de l'approbation du Parlement avant de faire usage de la force militaire allemande et au sujet de son contrôle. Il est malgré tout évident que l'information permanente des commissions compétentes du Bundestag et les procédures devront être considérablement améliorées.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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