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Jean-Claude Mignon,
René Rouquet
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ENJean-Claude Mignon
René Rouquet
Nous comprenons l'irritation, voire l'indignation, que certaines décisions ont pu susciter. Nous la comprenons mais ne la partageons pas car d'une part elle nous semble excessive et, d'autre part, porteuse de menaces sérieuses pour l'Etat de droit en Europe. Et, en tout état de cause, la méthode retenue n'est pas la bonne pour corriger les problèmes qui peuvent exister.
La problématique n'est pas nouvelle. Remontons un peu dans le passé. La méfiance à l'égard du pouvoir judiciaire est profondément ancrée dans notre histoire. Les abus des parlements d'Ancien régime, juridictions qui tentaient de s'approprier les pouvoirs d'un parlement, ont conduit à une vive réaction au moment de la Révolution française. Dans un discours prononcé le 24 mars 1790, Jacques-Guillaume Thouret rappelait que "Le second abus qui a dénaturé le pouvoir judiciaire était la confusion, établie dans les mains de ses dépositaires, des fonctions qui lui sont propres avec les fonctions incompatibles et incommunicables des autres pouvoirs publics. Emule de la puissance publique, il révisait, modifiait ou rejetait les lois : rival du pouvoir administratif, il en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement et en inquiétait les agents."
La loi des 16-24 août 1790 disposait que les tribunaux "ne pourront point faire de règlements, mais ils s'adresseront au Corps législatif toutes les fois qu'ils croiront nécessaire, soit d'interpréter une loi, soit d'en faire une nouvelle". L'article 5 du Code civil interdit "aux juges de prononcer par voie de dispositions générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises". "La prohibition révolutionnaire de l'interprétation judiciaire est totale" [1].
Bien plus tard, en 1921, Edouard Lambert publie "Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis. L'expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois". Dès l'introduction, l'auteur déplore que l'article 5 du Code civil soit devenu lettre morte, les arrêts de la Cour de cassation prenant de facto valeur d'arrêts de règlement. Il précise que "tout effort pour masquer ce facteur capital de la vie juridique contemporaine me paraît dangereux, parce qu'il contribue à cacher au législateur la principale cause de l'avortement, de plus en plus fréquent, de ses volontés et l'empêcher de prendre les mesures indispensables pour canaliser la jurisprudence et arrêter ceux de ses débordements qui menacent la stabilité de l'œuvre législative." [2]
De manière prophétique, il notait que "le jour où la judicature française aurait conquis à son tour le contrôle de la constitutionnalité des lois, elle retrouverait donc dans notre Déclaration des droits toutes les pièces constitutives de l'instrument à quatre cordes que j'ai décrit sous le nom de due process of law et qui a servi aux judicatures américaines à plier les législatures sous leur suprématie." [3]
De nos jours, le Conseil constitutionnel français dispose d'un pouvoir considérable, que la création des questions prioritaires de constitutionnalité a considérablement accru. Et ses décisions sont au moins aussi "créatives" que celles des autres cours suprêmes.
Le Royaume-Uni est d'ailleurs cohérent dans la mesure où il a maintenu une forte souveraineté du Parlement par rapport aux juridictions britanniques.
Certaines décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme apparaissent alors à certains comme une intolérable immixtion dans des matières qui relèvent de l'entière compétence du Parlement britannique. Le Royaume-Uni avait d'ailleurs défendu l'idée lors de la conférence de Brighton de 2012 sur la réforme de la Cour que les Etats devraient jouir, quel que soit le sujet, d'une large marge d'appréciation dans l'application de la Convention européenne des droits de l'Homme.
Ce conflit de philosophies a trouvé un point de focalisation avec l'affaire du droit de vote des détenus. Dans les arrêts Hirst, la Cour a contesté la privation automatique du droit de vote des détenus prévue par la loi britannique, quelle que soit la gravité de l'infraction. Ces décisions ont provoqué de multiples recours [4] qui ne peuvent que continuer à augmenter si les arrêts de la Cour restent inexécutés. Un temps, une solution avait paru possible avec la préparation d'un avant-projet de loi qui aurait prévu un "seuil" de condamnation pour l'interdiction du droit de vote. Désormais le gouvernement évoque un possible retrait de la Convention européenne des droits de l'Homme.
Touchant à des questions de société, donc très délicates, car l'opinion publique y est souvent sensible, garantissant les droits de catégories pas nécessairement populaires comme les détenus, la Cour peut naturellement, au-delà de conflits de principe comme celui-ci, voir ses décisions contestées.
La Cour n'est pas insensible à ce problème. Il est ainsi permis de penser qu'elle a pris en compte cet élément lorsque la Grande Chambre est revenue sur l'interdiction des crucifix dans les salles de classe en Italie ou lorsqu'elle a validé la législation française sur l'interdiction du voile.
De manière générale, la difficulté principale rencontrée par la Cour dans l'exécution de ses arrêts n'est pas tant une question de principe que la difficulté éprouvée par certains Etats membres à se placer au niveau des standards de la Convention. En 2013, près de la moitié des arrêts rendus concernaient 5 des 47 Etats membres du Conseil de l'Europe (Russie, Turquie, Roumanie, Ukraine et Hongrie).
La complexité des sources normatives, et en particulier la multiplication des normes de droit international, a renforcé le pouvoir du juge, seul interprète valable, autorité renforcée par la faculté qui lui est apportée d'écarter la loi au profit de normes supra-législatives : principes constitutionnels [5], conventions internationales, droit de l'Union européenne, etc.
Le juge, quel qu'il soit, se trouve souvent confronté à des principes contradictoires dont il doit pondérer l'importance. Ainsi, la Cour de Justice de l'Union européenne doit-elle souvent arbitrer entre le respect de la libre concurrence et le bon fonctionnement des services d'intérêt général, ce que l'on appelle des services publics en droit français.
Nous sommes sensibles au risque de voir le pouvoir législatif, détenteur de la légitimité démocratique du fait de l'élection, entravé par un "pouvoir" à la légitimité infiniment plus obscure. Mais la question dépasse très largement celle de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Celui qui voudrait s'attaquer à la Cour européenne des droits de l'homme devrait également s'attaquer à toutes les juridictions suprêmes, Cour de Justice, infiniment plus puissante, Conseil Constitutionnel, Conseil d'Etat, etc. Est-ce réaliste? On me permettra de douter que nous puissions revenir à 1790, où cela ne fonctionnait déjà pas très bien, dans un environnement juridique infiniment plus simple que celui, hypercomplexe, d'aujourd'hui. Ajouterons-nous que la loi moderne n'est souvent ni d'une telle clarté, ni d'une telle qualité qu'elle puisse servir de référentiel unique. En effet, la multiplication de textes hâtivement préparés est l'une des plaies de notre époque. Nous ne croyons guère à un retour en arrière, même si l'on peut légitimement s'interroger sur les fondements d'un pouvoir judiciaire.
Comme le disait le Général de Gaulle, "Il est tout à fait naturel que l'on ressente la nostalgie de ce qui était l'empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais quoi ? Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités" [6].
Au vu du bilan de la Cour européenne des droits de l'Homme, une remise en cause radicale est-elle d'ailleurs souhaitable ? Ce bilan est en effet excellent. Il y a certes des problèmes, nous y reviendrons, mais ils n'appellent pas un remède aussi radical que le retrait de la Convention.
Des Etats comme la France et le Royaume-Uni s'enorgueillissent légitimement d'un glorieux passé en termes de défense des droits de l'Homme. Est-ce à dire que tout y serait parfait ? Dans le cas de la France, peut-on reprocher à la Cour de nous avoir conduits à revoir la garde à vue [7] ou à nous interroger sur la situation si souvent contraire aux droits de l'Homme les plus élémentaires de nos prisons ?
Et si l'on peut avoir un légitime désaccord avec telle ou telle décision de la Cour, encore faut-il ne pas caricaturer la décision. Nous prendrons ici l'exemple des syndicats dans l'armée. Il est parfois reproché à la Cour d'interpréter abusivement la Convention. Or, que dit en l'espèce l'article 11 de la Convention ?
"1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat".
Que dit la Cour ?
Considérant que l'article 11 n'exclut aucune catégorie du droit de se syndiquer, que des restrictions peuvent être apportées à ce droit, mais qu'elles doivent être d'interprétation stricte et ne pas y porter atteinte au point de le vider de tout sens, la Cour examine si l'interdiction faite aux militaires français était prévue par la loi, poursuivait un but légitime, et, dans l'affirmative, si l'interdiction était nécessaire dans une société démocratique.
La Cour répond positivement aux deux premiers points, mais juge que l'interdiction absolue est excessive dans une société démocratique. Elle admet en revanche des "restrictions, même significatives" à ce droit.
Nous pourrions ajouter que le "Comité des ministres" du Conseil de l'Europe, composé généralement d'ambassadeurs représentant les Etats membres, s'était prononcé le 24 février 2010 pour l'octroi du droit syndical aux militaires !
En résumé, d'une part la Cour n'a pas déformé la Convention et d'autre part elle n'autorise pas la création de "soviets" dans l'armée.
Peut-être faudrait-il que la Cour communique plus et mieux sur ses décisions pour essayer de prévenir des malentendus ? L'absence d'avocats généraux, à la différence de la Cour de Luxembourg, rend plus complexe l'interprétation de ses décisions. A défaut, ne pourrait-on imaginer une publication régulière, un peu à l'image des Cahiers du Conseil Constitutionnel ?
Peut-être faudrait-il que la Cour veille à mieux garantir une totale lisibilité de ses décisions pour les juridictions nationales concernées ? Les décisions sont nombreuses [8], et il est essentiel qu'une cohérence totale les régisse.
De même, pour ne pas prêter le flanc à la critique, est-il impératif de veiller à ce que ses juges soient tous d'une qualité irréprochable, qu'ils aient l'expérience nécessaire, maîtrisent les deux langues officielles de la Cour, etc.
Ne nous cachons pas non plus qu'une augmentation du budget de la Cour serait la bienvenue ; il était de 67 millions € en 2014 contre 355 pour la Cour de Justice de Luxembourg.
Le retrait de la Convention constituerait-il une bonne méthode pour impulser les changements nécessaires ? Ce retrait mettrait en péril l'existence même du système de protection des droits de l'Homme mis en place en 1949. Depuis la chute du mur de Berlin, on a exigé de tous les nouveaux entrants qu'ils adhèrent à cette Convention. Où serait la cohérence politique si des Etats fondateurs s'en retiraient alors même que cette Convention est devenue le pilier de l'organisation ? La question de la légitimité de leur présence au sein du Conseil de l'Europe se trouverait posée. Et surtout, les Etats qui nous ont rejoints après la chute de l'URSS pourraient cesser de se sentir liés par notre système de protection des droits de l'Homme. Deux décennies de progrès, même si beaucoup reste à faire, seraient anéanties. Procéduralement, il est également à noter que la méthode des réserves qui pourraient être apportées à la Convention connaît ses limites dès lors que la Cour en a fortement limité la portée, dérogeant ainsi au droit international public classique (cf. en particulier Loizidou c/ Turquie du 23 mars 1999).
Et un retrait de la France et du Royaume-Uni signerait probablement l'arrêt de mort d'une organisation, le Conseil de l'Europe, créé en 1949 pour que l'on ne revive plus jamais les horreurs de la première moitié du XXème siècle, et ce à un moment où les tensions militaires et la montée des extrêmes affectent à nouveau gravement notre continent.
En conclusion, si le procès fait à la Cour européenne des droits de l'Homme est excessif, cela ne signifie pas que ne se pose pas la question bien plus générale de la manière de concilier un pouvoir sans précédent des juges en ce XXIème siècle avec le respect de la démocratie, tant il est vrai que l'"Etat de droit" est avant tout celui de ses interprètes. Cela mériterait une réflexion globale de tous les acteurs au niveau européen, sans démagogie ni simplifications abusives et sans mettre spécifiquement en cause une juridiction plutôt qu'une autre.
[1] : Jacques Krynen. L'emprise contemporaine des juges - NRF 2012, page 37
[2] : Edouard Lambert, op. cité, page 2
[3] : Idem - page 227
[4] : Le 30/9/2014, par exemple, la Cour a invité le gouvernement du Royaume-Uni à lui présenter des observations sur 1015 recours soulevant cette même question.
[5] : Souvent "découverts" par le juge.
[6] : Discours du 14 juin 1960
[7] : Dans l'arrêt Selmouni c/France du 28 juillet 1999, la Cour condamne par exemple la France pour actes de torture lors d'une garde à vue (coups de pied et de poing, avec une batte de baseball, humiliations diverses, notamment de caractère sexuel, menaces avec un chalumeau, etc...).
[8] : En 2013, la Cour a rendu 916 arrêts qui concernaient 3 659 requêtes. Au total, elle a terminé l'examen de 93 397 requêtes en 2013.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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