L'Union européenne face au terrorisme

Stratégie, sécurité et défense

Alain Chouet

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12 janvier 2015
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Alain Chouet

Ancien chef du Service de renseignement de sécurité de la DGSE.

L'Union européenne face au terrorisme

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Du terrorisme à la lutte armée et inversement

C'est ainsi que l'étiquette "terroriste" est appliquée indistinctement aux mouvements subversifs violents se réclamant d'Al-Qaïda, aux irrédentistes touaregs au Mali ou russes en Ukraine, aux groupes combattants salafistes un peu partout dans le monde, aux tueurs isolés en Occident s'ils sont musulmans, aux militants du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban. Il ne s'agit pas ici de discuter la légitimité ou l'illégitimité des uns et des autres de recourir à la violence mais de constater que les considérer sans nuance ni discrimination ne permet pas de se protéger de ces différents phénomènes ou de lutter contre eux, sauf à s'engager dans une inepte "guerre globale contre la terreur" comme l'a fait l'administration néo-conservatrice américaine avec les résultats désastreux que l'on sait. La confusion entre la guerre et la lutte antiterroriste conduit inévitablement à l'extension et à l'aggravation du risque. C'est ainsi qu'en créant le vide juridique lié à l'improbable statut d'"ennemi combattant", qui ne satisfait ni aux lois de la guerre ni à celles du maintien de la paix civile, les États-Unis ont renié leurs propres valeurs et multiplié à Guantanamo, à Abou-Ghraïb, dans des "prisons secrètes" sur leur territoire et ceux de leurs alliés, les situations inextricables et les atteintes aux droits les plus élémentaires suscitant partout la haire, le rejet et un désir de vengeance évidemment exploité par les pires idéologues du "conflit des civilisations".

En 2002, le renversement du régime taliban par des moyens militaires était légitime et justifié. Le régime de Kaboul était un pouvoir d'État qui accordait asile et soutien à une organisation terroriste qui avait durement frappé les États-Unis. Cela dit, après l'anéantissement d'Al-Qaïda et l'éviction des Taliban, il aurait été avisé d'en rester là, quitte à revenir autant de fois qu'il fallait pour éviter toute "rechute" de collusion entre le pouvoir local et le terrorisme international qui n'a jamais compté un seul Afghan dans ses rangs. Vécue comme une intrusion étrangère illégitime par tout un peuple jaloux de son indépendance, l'occupation militaire du pays pendant douze ans n'a aucunement contribué à juguler le terrorisme qui est allé s'exercer ailleurs, ni à instaurer un régime politique efficace et respectable dans le pays où l'on pressent déjà le retour politique des fondamentalistes sur les ruines du régime fantoche adoubé par l'OTAN. Sans revenir sur le cas de la seconde guerre d'Irak caricaturalement déclenchée sur la base de mensonges concernant la collusion du régime local avec le terrorisme, ses conséquences invitent à réfléchir sur les différences fondamentales qui existent entre les affrontements armés et la défense contre la criminalité terroriste.

Al-Qaïda était un mouvement terroriste stricto sensu. Scorie de la guérilla qui avait opposé les moudjahidin islamistes internationaux soutenus par l'Occident aux occupants soviétiques en Afghanistan, le mouvement de Ben Laden était un groupe restreint ayant une stratégie globale d'opposition à l'Amérique et ses alliés mais pas de tactique définie, mettant en œuvre des non-professionnels de la violence sacrifiables introduits au cœur des sociétés adverses en vue d'y commettre des attentats aveugles comme ils pouvaient, où ils pouvaient, quand ils pouvaient, pourvu que la violence soit spectaculaire, médiatisée et porte la signature et le message de la mouvance. L'État Islamique en Irak et au Levant (EIIL) est, au contraire, une véritable armée de professionnels de la violence avec un chef, une mission, des moyens, des uniformes ou des signes de reconnaissance, un agenda et des objectifs précis dans un espace limité dont il entend bien s'approprier le contrôle territorial pour s'y installer durablement. Le seul fait de se désigner sous le nom d'État montre bien que ses responsables entendent se donner un ancrage institutionnel et géographique. Ce n'était pas du tout le cas de Ben Laden, au moins dans sa version finale des années 1998-2001 qui prônait et mettait en œuvre une violence déterritorialisée contre le monde entier.

De fait, la seule véritable filiation d'Al-Qaïda se retrouve actuellement dans quelques groupuscules restreints dans le sud du Yémen et disposant de possibilités opérationnelles réduites. Ailleurs, Boko Haram, les Shebab somaliens, les Taliban afghans et pakistanais, AQMI ou le MUJAO au Sahel fonctionnent sur le même modèle que l'État Islamique au Levant. Ils ont entrepris des opérations de guérilla ou de guerres quasi-conventionnelles de conquête territoriale contre les pouvoirs locaux et, le cas échéant, contre leurs alliés extérieurs venus en renfort. C'est ainsi que tout ressortissant d'un pays belligérant capturé sur le terrain est considéré comme ennemi et traité comme tel avec l'étalage médiatique monstrueux destiné à impressionner les opinions publiques. Mais, malgré quelques menaces tonitruantes, ces groupes semblent à ce jour n'avoir ni la volonté ni, surtout, la capacité opérationnelle de porter le fer au sein des sociétés occidentales. Ainsi les rodomontades d'AQMI formulées contre la France à l'occasion de son intervention au Mali et complaisamment relayées par la presse sont à ce jour restées sans effet.

Faire face au risque militaire générateur du risque terroriste : une nécessité pour l'Europe

Le problème terroriste n'est pas évacué pour autant. Il se posera avec acuité aussi bien en cas de défaite que de victoire de ces groupes sur le terrain. Filiation incontrôlée du "Bureau des services" créé à Peshawar avec le soutien financier de l'Arabie, l'appui logistique des services pakistanais et l'assistance technique de conseillers américains, pour enrôler les volontaires islamistes étrangers dans la lutte des moudjahidin afghans contre l'occupation soviétique, Al-Qaïda a cristallisé la rancœur de ces volontaires abandonnés par l'Occident après 1990 transformant le djihad contre le communisme en djihad universel désespéré. L'organisation de Ben Laden est le produit paroxystique de ce qui a été ressenti comme une trahison et une défaite. La débâcle éventuelle des groupes armés djihadistes actuels produira inéluctablement les mêmes effets et ils trouveront sans trop de peine parmi la vingtaine de millions de musulmans résidant en Europe les quelques dizaines d'individus susceptibles, comme Mehdi Nemmouche, d'y semer la mort et la dévastation. Mais une victoire de ces groupes ne serait pas plus garante d'apaisement. Bénéficiant d'une implantation solide dans des "zones grises", installés dans une économie de rente par la prédation qu'ils exercent sur les populations et les ressources locales, ils ne pourront se maintenir que par une fuite en avant permanente, une extension de leur zone de contrôle, des offensives sans cesse renouvelées, tout en tentant de se mettre à l'abri des ripostes extérieures par des pressions politiques et terroristes, au premier rang desquelles figurera la recherche incessante d'une rupture et de l'affrontement violent en Occident entre les communautés musulmanes et le reste de la population.

Si les mouvements salafistes violents se montrent aussi actifs et habiles sur Internet et les réseaux sociaux pour séduire des sympathisants au sein des communautés émigrées en Occident, leur objectif premier n'est pas d'y recruter des combattants ou des exécutants mais d'abord de dresser un mur d'incompréhension et de haine entre communautés, de semer le trouble et le désordre en vue de dissuader les sociétés occidentales d'intervenir militairement contre eux ou de soutenir les régimes en place qui leur résistent. Les milices de l'État islamique, de Boko Haram, des Shebab somaliens ou d'AQMI disposent de suffisamment de volontaires aguerris et rompus aux rigueurs du terrain sans avoir à s'encombrer de recrues inexpérimentées et inadaptées aux contraintes locales. Leur stratégie de séduction est strictement conforme à celle de la Confrérie des Frères Musulmans - dont est issue la quasi-totalité des cadres de la violence islamiste - qui, depuis les années 50 et suivant les préconisations de son théoricien de la subversion armée, Sayyid Qotb, a fait de la violence politique exercée contre les régimes en place et leurs alliés occidentaux un moyen privilégié d'accès à un pouvoir dont ils cherchent à s'emparer par tous les moyens depuis près d'un siècle. Le temps, la clandestinité et l'exil auxquels ils ont été souvent contraints, les répressions auxquelles ils ont été soumis ont développé chez eux un réel talent pour le discours populiste et démagogique, pour les surenchères au fondamentalisme religieux et à la haine des autres, pour l'exploitation de toutes les failles culturelles, juridiques et politiques des sociétés qui les accueillent.

Soutenus financièrement et idéologiquement par de riches ressortissants de la Péninsule arabique pour qui les évolutions démocratiques et l'influence de l'Iran chiite sont également haïssables parce qu'elles remettent en cause leurs privilèges et leur propre légitimité politique, la propagande djihadiste jointe au double langage des Frères Musulmans ont toutes les chances d'atteindre leur objectif si les pays européens n'ont à leur opposer que l'ignorance, la bien-pensance ou la mollesse des "arrangements raisonnables" qui sont autant de capitulations en rase campagne. Il existe sans doute en France, en Europe et en Occident en général quelques centaines de jeunes gens borderline, en perte de repères familiaux, culturels et sociaux, prêts à passer à la violence aveugle au hasard d'une situation tendue, de rencontres malheureuses dans leur vie personnelle ou sur les réseaux sociaux. Ce type de dérive est à l'évidence d'une extrême gravité et requiert toute l'attention de nos sociétés et des mesures strictes de prévention et de répression. Cependant, elle relève beaucoup plus de nos problématiques éducatives, culturelles, sécuritaires, politiques et sociales internes que d'une menace d'irréductible affrontement idéologique.

Cette dimension vient d'être tragiquement illustrée en France par l'attentat contre le journal Charlie Hebdo dont les auteurs présumés sont des voyous quasi professionnellement formés à la violence dans les milieux de la criminalité mais en recherche de notoriété et peut-être de ressources auprès de "généreux donateurs étrangers" par la manifestation de leur capacité de nuisance et de mobilisation des esprits faibles. Seule l'identification certaine des auteurs permettra de savoir s'ils ont agi en tant que groupuscule autonome d'individus poursuivant leurs propres objectifs ou s'ils ont agi sur instruction et en coordination avec une mouvance extérieure. Depuis longtemps déjà, de nombreux observateurs mettent en garde à juste titre contre une possible transition vers le terrorisme international du groupe "État Islamique" si celui-ci perd pied militairement sur le terrain - ce qui semble être le cas en ce moment. Il y a tout lieu de redouter le retour vers leur pays d'origine des volontaires étrangers haineux et frustrés comme le montre l'exemple de Mehdi Nemmouche.

Cependant, il me semble que si l'État Islamique connaissait une telle dérive, ou si Al-Qaïda voulait changer de méthode dans sa rivalité avec Da'esh, ces organisations devraient avoir plutôt tendance à privilégier des actions contre les intérêts américains et, en tout cas, contre des cibles plus "lisibles" pour les opinions du monde musulman : décideurs politiques, bâtiments ou institutions emblématiques, lieux publics à forte densité, etc. Même si Charlie Hebdo avait concentré sur lui beaucoup de haine et de rancœur dans les milieux fondamentalistes islamiques, il demeure assez peu connu à l'étranger. Le choix de cette cible par les auteurs de l'attentat semble donc plutôt renvoyer à un groupuscule interne à la France agissant dans le cadre global de la violence islamiste mais sans coordination et sans instructions extérieures. C'est un point que l'identité des auteurs présumés paraît confirmer. Il n'empêche qu'ils ont agi en fonction du bruit de fond de la violence salafiste internationale et que leur action renforce ce bruit dans une opinion publique légitimement bouleversée.

L'Europe n'a donc pas le choix. Elle ne se protégera pas du risque terroriste en conservant une prudente neutralité, en refusant de s'impliquer militairement et politiquement contre les bandes islamistes et en s'obstinant à ignorer l'existence des soutiens idéologiques et financiers de la violence salafiste. Il est de son intérêt de s'opposer politiquement et diplomatiquement avec vigueur à ces soutiens. Il est de son devoir d'engager collectivement ses forces armées contre la barbarie salafiste aux côtés des États-Unis et des gouvernements légaux des pays musulmans, fussent-ils peu démocratiques ou peu vertueux. Fallait-il pendant la Seconde Guerre mondiale renoncer à l'alliance avec l'URSS de Staline face à la barbarie nazie ? La grandeur des politiques est de faire des choix difficiles. Pour les choix faciles, les peuples n'ont besoin de personne. Qu'elle s'engage ou non dans la destruction des armées djihadistes au Moyen Orient et en Afrique, l'Europe devra faire face au risque terroriste sur son sol avec d'autant plus d'intensité que ce terrorisme disposera de bases arrière. Il est donc également indispensable de développer au niveau européen une véritable coopération judiciaire et policière destinée à déceler le plus en amont possible et prévenir les dévastations de la propagande salafiste sur les citoyens les plus fragiles. Compte tenu de l'heureuse liberté de mouvement instituée dans l'espace de Schengen, il ne sert pas à grand chose d'identifier à l'échelon national les sujets à risque si les partenaires de l'espace n'en sont pas informés.

Conclusion

Manifestement, l'Europe ne paraît pour l'instant prête à faire face ni à l'un ni à l'autre de ces défis. Aucune démarche collective n'a été entreprise à ce jour pour assurer le suivi et la prise en charge des candidats éventuels à la violence. Le poids de l'engagement militaire contre le phénomène est laissé à la France et au Royaume-Uni d'ailleurs soupçonnés d'une subordination excessive à "l'atlantisme" et d'entretenir des visées néo-coloniales ou de puissance, tandis que la déflation généralisée des budgets militaires de chacun des Etats membres de l'Union européenne rend illusoires des interventions isolées qui ne seraient pas mutualisées et concertées.

Quant à l'inévitable risque terroriste sur le sol européen, qui ne relève en aucun cas d'une prévention militaire mais - comme toute menace criminelle - de l'action des services de renseignement, de police et de justice appuyée sur une politique commune de prévention éducative, culturelle et sociale, il requiert une réelle coopération multilatérale des 28 Etats membres, sans a priori ni tabous de "bien-pensance", pour l'identification, la surveillance, le suivi et, le cas échéant, la neutralisation des personnes et milieux à risques, qu'il soient résidents ou de retour des théâtres d'affrontement. Ce n'est pas faire injure aux musulmans ni les stigmatiser de penser que l'on trouvera des islamistes parmi eux et qu'il est d'abord dans leur intérêt de lutter contre une barbarie dont ils sont les premières victimes. Si l'Europe va à l'épreuve en ordre dispersé ou, pire, refuse de s'y engager, elle n'y trouvera que le déshonneur et la destruction.


[1] Ce texte sera publié dans la prochaine édition du Rapport Schuman sur l'Europe. L'état de l'Union 2015, Editions Lignes de repères (à paraitre en mars 2015).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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