Multilatéralisme
Simon Serfaty
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ENSimon Serfaty
Il y a dans l'attitude actuelle de la Russie davantage qu'un petit coup de nostalgie impériale, comme celui qui affecta quelques pays occidentaux à l'ère de la décolonisation. Davantage aussi qu'une petite déprime suite à la déchéance d'un pays habitué à un statut qui lui est dorénavant dénié - Grande Puissance de toujours, et superpuissance durant la Guerre Froide. Davantage enfin qu'une simple révolte contre une Amérique qui, dans le triomphe, a négligé la Russie quand celle-ci en avait besoin, ou contre une Europe qui, forte de son union, n'a pas fait une place à son grand voisin lorsque celui-ci semblait y aspirer.
Comme il aurait fallu s'y attendre, les vieux démons se font à nouveau voir et entendre. Oubliées les sept décennies du régime soviétique : c'est la grande Russie qui s'affirme à nouveau, dans un sursaut de fierté après 20 ans d'humiliation. Sa vocation est impériale. George W. Bush aurait dû mieux comprendre l'homme dont il croyait avoir découvert "l'âme" à l'issue de leur première rencontre, en juin 2001, peu après leur élection respective. Déjà, les émotions de Poutine se vivaient au passé composé, confirmant que même amputée d'un quart de son territoire par rapport à l'URSS, la Russie reste la grande puissance qu'elle a toujours été en Europe, et la puissance globale de premier plan qu'elle a toujours voulu devenir. C'est à propos d'"une certaine idée de la Russie" que se pose donc une nouvelle fois la question de savoir comment convaincre son gouvernement que ses moyens ne sont plus à la mesure de ses ambitions et que ses ambitions excèdent la tolérance de ses voisins.
De toute évidence, la réponse se fait attendre. "Quand la Russie était faible, dans les années 90, nous avons mal géré nos relations sur le long terme" [3], rappelait récemment l'ancien ministre américain de la Défense, Robert Gates. L'erreur, alors, fut de ne pas reconnaître suffisamment les besoins, les sensibilités et les intérêts légitimes de ce pays. Plus tard, ajoute Gates, lorsque la Russie s'est renforcée, l'erreur a été d'en surestimer leur poids et leur importance. Au fond, la querelle s'inscrit dans une vision encore floue d'une Europe qui reste divisée entre les États-membres de ses principales institutions, l'Union européenne et l'OTAN, et les États-orphelins qui, séparés des institutions euro-atlantiques, restent vulnérables au retour d'une nation revancharde et à nouveau sûre d'elle-même après avoir subie une catastrophe géopolitique qui semblait encore impensable alors même qu'elle se déroulait.
Morte à jamais ?
La fin de la guerre froide a été soudaine. Pas de cessez-le-feu et pas de conférence de paix, aucun traité de paix et aucun accord particulier. C'est presque d'un jour à l'autre que l'Union soviétique s'est retrouvée démembrée, amputée. Après quoi les Etats occidentaux en ont profité pour se servir - l'Allemagne en Europe, l'Europe à l'Est de son Union, et les Etats-Unis avec l'OTAN et dans le reste du monde où d'autres Etats émergents ont eu hâte de s'affirmer. Après ce raz-de-marée géopolitique l'Etat russe a pourtant réapparu. "Mort à jamais ?" s'interrogeait Marcel Proust. Mort peut-être, semblait-il en 1917, mais pas à jamais ou même pour longtemps : à l'évidence, c'était une grosse erreur que d'oublier la longue histoire expansionniste de la Russie, une marche impériale poursuivie pendant trois siècles à un rythme annuel d'une superficie égale à celle de la Belgique, avec pour aboutissant une russification brutale de ses minorités ethniques grâce à une gouvernance autoritaire, voire totalitaire. Fort de cette histoire, Poutine oublie dès l'ouverture d'un siècle nouveau, en l'année 2 000, la défaite la plus récente de son pays et engage une fronde antioccidentale contre un monde unipolaire avec "un seul centre de pouvoir, un seul centre de puissance et un seul centre de décision" [4]. Au fond, dit-il, nous ne sommes pas tous Américains.
Déjà, Boris Eltsine remarquait que, en l'absence d'un État vainqueur, la guerre froide n'avait pas non plus de vaincu. Il ne s'agit pas d'une relation du fort au faible mais d'un "rapport d'égal à égal" disait-il à son "ami" Bill Clinton. Échos lointains de Talleyrand en 1815, lorsque ce dernier réclamait à Vienne que la France, vaincue, soit tout de même traitée sur un pied d'égalité par ses vainqueurs ? "... S'il y a encore des puissances alliées, je suis de trop [5]" affirmait-il avec aplomb. Était-il prudent, en octobre 1991, d'inviter ce qui restait de l'Union soviétique, à la veille de son effondrement, à co-présider la Conférence de Madrid, considérée par le secrétaire d'Etat américain James Baker comme "la phase finale du processus de paix"[6] au Moyen Orient ?
A l'automne 2008, la violence et l'intensité de la guerre en Géorgie auraient dû pousser les Etats-Unis, selon Robert Gates, à "ouvrir enfin les yeux" et à changer leur regard sur la Russie. Son "attitude, affirmait-il alors, remet en question toutes les données du dialogue sur nos relations de long terme. Elle a de profondes implications sur nos relations futures en matière de sécurité, à la fois au niveau bilatéral et avec l'OTAN" [7]. Craintes restées sans lendemains pour Gates mais aussi pour les deux présidents qu'il a servis en tant que ministre de la Défense. Au contraire, à peine élu, Barack Obama a voulu une reconfiguration ("reset") de ses relations avec la Russie, comme s'il s'agissait de faire amende honorable. Offre mal comprise par un Poutine décidé à corriger le verdict de l'Histoire, trop sévère, et de punir les pays occidentaux accusés d'avoir "volé" et "pillé" son pays.
Une certaine idée de la Russie
En 2014, les tensions entre les États occidentaux et la Russie vont au-delà de l'Ukraine, de même que le conflit de 2008 dépassait la seule Géorgie. En fait, ni l'un ni l'autre de ces pays ne représente un intérêt crucial pour le Etats-Unis ; quant aux Etats européens ils n'ont ni l'intention ni les moyens de les intégrer dans l'Union européenne dans l'immédiat. Au fond, l'Ukraine, comme la Géorgie avant elle, représente davantage une crise pour la Russie que pour les pays occidentaux. La difficulté étant que "leur" crise est devenue "notre" problème, puisque les actions russes, dans les deux cas, menacent l'ordre institutionnel et territorial européen construit durant les soixante dernières années.
Dans cette perspective, Poutine n'a rien caché de ses intentions, ni de sa vision de la Russie, ni de ce qu'il pense de l'Occident. "Un homme fier qui aime son pays", disait de lui George W. Bush, naïf et mal informé [8]. Peu après avoir repris son poste de président, momentanément confié à Dmitri Medvedev, Poutine invitait son peuple à "ne pas se perdre en tant que nation" et à "rejeter les valeurs imposées de l'extérieur" pour mieux embrasser les "valeurs traditionnelles"[9] de la Russie. Dans ce discours de renouveau, qui semblait reprendre à son compte l'image d'un "l'empire du mal" évoqué par Ronald Reagan vingt ans plus tôt, le président russe fustigeait un Occident postchrétien, dirigé par une Amérique diabolique, qu'il accusait d'exporter l'impiété, le laxisme et la dépravation morale. Contrairement à Mikhaïl Gorbatchev, Poutine n'aspire donc pas à entrer dans une maison commune européenne. C'est sa propre maison qu'il se propose de construire : plutôt que de voir la Russie en Europe, il perçoit une Europe à la traine de la Russie, voire même, du moins pour ce qui concerne l'espace postsoviétique, une Europe en Russie.
Pour expliquer l'annexion de la Crimée, rattachée à la République soviétique d'Ukraine en 1954, Poutine s'exprime comme un intellectuel prolétarien qui monte sur les barricades géopolitiques au nom de ce qu'il croit davantage qu'au nom de ce qu'il sait. Il s'inspire de Nikolaï Danilovsky, dont le nationalisme russe a nourri la pensée de Feodor Dostoïevski qui plaidait lui-même pour une "grande hégémonie russe" se consacrant au "renouveau [...] du monde entier", menacé par une civilisation occidentale dont l'invasion "commence par le luxe, la mode, l'école et l'art, et finit inévitablement par la sodomie et la corruption universelle" [10]. Ces convictions font de Poutine un "joueur", prêt à tout parier sur une doctrine d'autodétermination de ce qu'il affirme être "le plus grand groupe ethnique du monde divisé par des frontières".
Voilà donc Poutine conjuguant le futur russe dans un imparfait impérial, mais voilà aussi ses interlocuteurs occidentaux essayant de le traduire avec des analogies tout aussi fallacieuses empruntés du passé. Comparer Poutine à Hitler et interpréter ses propos comme une version russe de Mein Kampf n'est pas plus constructif que de comparer l'Allemagne nazie à la Russie postsoviétique ou le printemps 2014 et l'automne 1938. Basta. L'Histoire n'offre pas de temps morts pour se refaire et elle ne permet pas à ses arbitres de reconfigurer le match après coup. Pareillement, évoquer une nouvelle guerre froide avec la Russie revient à retourner en mars 1948 et préférer la stratégie du refoulement plutôt que celle de l'endiguement, choisie par les Etats-Unis comme une troisième voie entre la guerre et l'apaisement. "Une monstruosité stratégique", écrivait alors le célèbre journaliste américain Walter Lippmann. Soyons sérieux : les événements récents en Ukraine, et le conflit avec la Russie à son propos, ne peuvent être comparés au contexte des accords de Munich, ni à celui du Coup de Prague dix ans plus tard ; Poutine n'est pas plus la réincarnation d'Hitler (ou de Staline) qu'Obama n'est semblable à Neville Chamberlain.
"Toute intervention militaire [russe] engendrera des coûts", prévenait le président des Etats-Unis en février 2014, quelques semaines avant l'annexion de la Crimée. Mais, de grâce : qu'aurait bien pu craindre Poutine après avoir constaté, un an auparavant, à quel point le président des Etats-Unis répugnait à défendre sa "ligne rouge" en Syrie, même au prix de frappes aériennes que son secrétaire d'État anticipait pourtant comme "incroyablement petites" ? En réalité, Obama ne peut pas faire grand-chose par rapport à ce que Poutine peut se permettre en Ukraine et même dans les pays d'Europe hors-OTAN. Une intervention militaire ayant été exclue, il ne reste que la possibilité de pontifier un peu - en affirmant, dixit Obama, que la Russie se trouve du "mauvais côté de l'Histoire" pour tenter de dissuader un adversaire qui perçoit le sens de l'Histoire à l'exact opposé.
Que la chose soit dite une fois pour toutes : l'Histoire, puisque c'est donc à elle que Poutine et Obama tiennent à s'adresser, ne doit pas à la Russie les excuses qu'elle doit à l'Ukraine et à d'autres Etats voisins où elle s'est souvent tragiquement manifestée. C'est là que s'entendent encore trop bien les sons étouffés de la guerre et que se sent encore l'odeur de la mort. Comme l'a remarqué l'historien Timothy Snyder, le nombre d'Ukrainiens tués au combat contre l'Allemagne nazie est supérieur à celui des morts américains, britanniques et français réunis, sans parler des millions de victimes causés par la famine organisée par Staline dans les années 1930 [11]. Dans l'ensemble, la Russie s'est fait remarquer dans l'Histoire par ce qu'elle a fait subir à son peuple et à ses voisins, plutôt que par l'inverse.
En bref, le gouvernement russe agit comme il agit parce que la Russie est ce qu'elle est : incapable de s'imaginer autrement qu'à la tête d'un empire, et pas encore prête à accueillir une nouvelle génération de dirigeants qui soient de vrais démocrates. En mars 2014, l'annexion de la Crimée a permis à Poutine de renforcer l'idée que les Russes se font d'eux-mêmes (dominateurs) et de l'Europe (à la dérive). Les Russes n'aiment peut-être pas tout ce que fait leur président, mais plus de 80% d'entre eux approuvent son attitude irréductible. Par comparaison, alors que Barack Obama donne aux Américains largement la politique étrangère qu'ils préfèrent - moins engagée et plus conciliante que par le passé - son action n'est pourtant approuvée que par moins d'un tiers de la population (comme s'il existait une sorte d'embarras général, voire de honte par rapport à l'idée que la nation aimerait avoir d'elle-même) [12].
L'Histoire enseigne qu'il est généralement plus facile de commencer une querelle que de savoir comment y mettre terme. C'est ce qui est arrivé, avec la Russie, après Versailles en 1919, puis après la division de l'Allemagne en 1949, et depuis l'effondrement de l'Union soviétique en 1991. En Géorgie d'abord, puis en Crimée et dans l'est de l'Ukraine, Poutine a effectivement commencé "quelque chose". Mais quoi ? Est-ce qu'il sait véritablement où il va et saura-t-il trouver à temps la porte de sortie ? Dans le même ordre d'idées, Obama a montré qu'il pouvait tenir tête aux va-t-en-guerre qui l'incitent à une action qu'il sait être impossible, mais saura-t-il, le moment venu, défendre aussi fermement d'autres causes et, si oui, lesquelles? C'est donc un peu le contraire de ce à quoi l'Histoire semblait nous avoir habitués : on sait comment cela se finira, car les limites de la puissance russe sont certaines et contraignantes, mais on ne sait pas par où commencer. L'Histoire se dit être fatiguée de guerres, mais comment convaincre ceux qui, tels Poutine, ne semblent pas partager cette vision ?
Patience, patience
De son propre aveu, Barack Obama est á l'aise avec la complexité - les "grandes choses", aime dire de lui l'ancien président Clinton. Sur ces "choses" du moins, Obama continue de dominer, mais son manque de suivi après coup fait que les promesses qui accompagnaient ses arguments ne sont pas respectés laissant ses interlocuteurs à la traîne d'un président lui-même à la dérive de ses idées. Certes, Obama n'est pas responsable du monde tel qu'il est, un monde en manque d'Amérique depuis la fin de la guerre froide. Il n'a pas davantage "perdu" Poutine ou "trahi" l'Ukraine que Roosevelt n'avait trahi l'Europe de l'Est à Yalta ou que Truman n'avait perdu Staline à Potsdam. Ces dernières années pourtant, il y a eu, et il y a encore aux Etats-Unis trop de vains débats sur un "pivot" vers l'Asie ou ailleurs, de même qu'il y a eu et il y a encore trop de bavardages sur une "reconfiguration" des relations avec la Russie ou d'autres pays, trop de propos creux sur le leadership en retrait ou autre, trop de discours condescendants au sujet de l'Union européenne ou de Poutine personnellement. Les mots, l'élégance des formules peuvent faire forte impression sur le moment mais leur efficacité n'est jamais durable. Certes, l'ancien agent du KGB n'est pas un intellectuel, comme le "professeur" Obama, qui aime bien s'entendre ; mais le président russe est néanmoins parfaitement capable de bien se faire comprendre lorsqu'il insiste sur l'idée panslave d'une Russie forte et unie, et l'amertume que ce pays ressent de s'être senti marginalisé pendant vingt ans par un adversaire triomphaliste.
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas seulement d'Obama ou de Poutine dont il s'agit. Dans le monde post-Américain, voire post-occidental qui émerge depuis la fin de la guerre froide, même pour la puissance hors-pair que restent les Etats-Unis, toute autre puissance est un allié potentiel, à condition qu'il s'exprime à la mesure de ses moyens ; tout adversaire peut servir de partenaire, ne serait-ce que pour un temps ; tous les juges peuvent faire figure d'accusés et tous les accusés peuvent devenir des juges, selon les cas et les circonstances : du Kosovo à la Crimée, de l'Irak à la Syrie, en Afghanistan du temps de Moscou et du temps de Washington, il est hasardeux de jeter la première pierre.
Après 1945, la stratégie de l'endiguement s'imposa comme une troisième voie, entre l'apaisement et la guerre - l'apaisement, de plus en plus irrésistible durant les années 30 jusqu'à ce que la guerre en soit la conséquence de plus en plus inévitable. Les craintes d'antan que l'endiguement ne soit, elle aussi, une stratégie trop passive et peu susceptible de refouler la poussée soviétique se sont avérées infondées, et l'hypothèse, souvent avancée, selon laquelle une autre stratégie, plus robuste, aurait été plus efficace est peu vraisemblable. L'Histoire a rendu un verdict, et il est sans appel : après la courte période de confusion géopolitique qui a suivi la guerre, l'endiguement a pu, dès 1948, stopper l'expansion soviétique jusqu'à sa chute finale en 1991, même si, pour en arriver là, les Etats-Unis et leurs alliés ont souvent "apaisés" l'URSS lorsque celle-ci faisait usage de la force - en Hongrie, par exemple, ou en Tchécoslovaquie une douzaine d'années plus tard. Qui s'en plaindrait aujourd'hui ? A un moment où la Russie rêve à nouveau d'Empire, c'est une stratégie aussi intelligemment mesurée qui est nécessaire.
Un Occident incontournable
Aider l'Ukraine dans son combat existentiel avec la Russie c'est d'abord reconnaître, hélas, que peu de choses peuvent se faire dans l'immédiat, ni pour préserver son intégrité territoriale ni même pour garantir sa pleine souveraineté. Vingt années d'indifférence occidentale durant lesquelles l'Ukraine a, au mieux, manqué de gouvernance, font obstacle au premier objectif, et des siècles de proximité territoriale et culturelle avec la Russie compromettent le deuxième. L'écho résonne encore des voix qui, durant la guerre froide, appelaient à la "libération" de l'Europe de l'Est. "Que proposez-vous de faire ?" demanda-t-on à John Foster Dulles. Ce fut au président Eisenhower de répondre pour son secrétaire d'État au tout-début de la crise en Hongrie : rien. "Le moment de la libération peut être remis à plus tard", confirmait-il alors, rendant un soulèvement à Budapest, ajoutait-il, "suicidaire" et donnant implicitement à une réaction américaine des conséquences cauchemaresques d' "holocauste" [13].
Soyons réalistes : quoi qu'on en dise, l'annexion de la Crimée par la Russie est désormais un processus irréversible dans l'immédiat et peut-être à tout jamais. Eviter une amputation territoriale supplémentaire est le mieux que nous puissions espérer. L'Histoire conditionne le destin de l'Ukraine : deux peuples dans un pays qui a un besoin urgent d'une nouvelle formule constitutionnelle qui pourrait encore préserver l'unité de ce qui reste du pays. Mais en ouvrant l'Ukraine sur sept pays, la géographie fait d'elle un état-pivot que ni la Russie ni les États occidentaux ne peuvent ignorer au risque d'aggraver une dangereuse fracture géopolitique au cœur de l'Europe.
En 1955, la neutralité de l'Autriche, négociée à un moment où Moscou aurait pu imposer une partition, est un précédent adaptable : durant les quarante années qui ont suivi le traité d'Etat, l'Autriche est restée en dehors des institutions occidentales, mais elle ne s'en est pas éloignée, de telle sorte qu'elle en est devenue un membre de plein droit dès la Guerre Froide finie. Par comparaison, mal gouvernée depuis sa libération il y a plus de vingt ans, l'Ukraine est devenue un pays en déliquescence, que l'Union européenne n'a pas la volonté d'accueillir en son sein et que la Russie n'a pas les moyens de remettre sur pied.
Certes, "Russia is back" mais pas comme l'espérait Boris Eltsine. Sa vulnérabilité était déjà comprise par Gorbatchev, lorsque son commerce extérieur, concernant surtout l'Europe de l'Est, ne représentait que 4% de l'économie russe, comparé à environ 30% aujourd'hui. Environ la moitié des exportations russes partent vers l'Europe ; elles sont majoritairement constituées par le pétrole et le gaz, rendant la première source de revenus pour la Russie sensible à des cours qui échappent complètement à son contrôle. Ajoutons à cela le besoin pressant de capitaux occidentaux permettant l'acquisition de technologies indispensable : qui a besoin de qui ? Malgré sa volonté de rester un acteur de premier plan sur la scène internationale, la Russie n'est plus ce qu'elle était. C'est un Etat demandeur, dont la puissance est minée par des carences liées à sa démographie, à son influence faible sur les marchés, y compris celui des hydrocarbures, et au rétrécissement de son espace sécuritaire - rogné à l'ouest par l'OTAN, à l'est par la Chine, et au sud par l'Islam.
"Patience, c'est de patience dont nous avons besoin [14]", conseillait George Kennan après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991. Cet épisode le plus récent, vécu en Ukraine, et ce moment encore présent, dominé par Poutine, finiront eux aussi par passer. Avec le temps, une Russie mal gouvernée, sous-développée, sous-peuplée et enclavée ne disposera que d'un seul choix viable : celui d'un rapprochement avec l'Occident - l'Europe et, par association, les Etats-Unis. L'autre option, avec la Chine, reste aléatoire, en mal d'histoire pour excès de conflits, et en manque de géographie pour excès de voisinage.
Un manque d'Amérique
A la question "Que pensez-vous de la civilisation occidentale ?", Gandhi avait, dit-on, répondu "Je pense que ce pourrait être une bonne idée". Après 65 ans d'existence, l'Amérique deviendrait-elle "une bonne idée" qui ne serait plus mise en pratique, non par manque de capacités mais par manque de confiance, ses adeptes, eux-mêmes en mal d'Obama, doutant dorénavant que la puissance des Etats-Unis soit utilisée avec la même efficacité, voire générosité que par le passé ? Pour la partie du monde qui s'est habituée à compter sur elle, les récentes démonstrations de son inefficacité en Irak et en Afghanistan, sans parler de la Syrie ou de l'ensemble du Moyen Orient, sont troublantes. Mais pour les Etats-Unis aussi, qui ont souvent demandé aux autres d'en faire plus, l'indisponibilité de leurs alliés est exaspérante. L'impatience américaine vise les États européens en particulier : pour refaire l'Alliance atlantique il faut faire l'Union européenne ; en manque d'Union, l'Europe peut être disponibles, voire pertinents, mais elle souffre d'un manque de capacités.
Ces questions, et les inquiétudes qu'elles suscitent, ne sont pas nouvelles. Elles reviennent régulièrement, comme les saisons. Elles sont ravivées par l'attitude de la Russie, mais également par l'ascendant pris par l'Allemagne au sein de l'Union européenne et par le fait que les Etats-Unis semblent vouloir se tourner vers l'Asie et de nouveaux pôles d'influence. En d'autres termes, l'alliance occidentale est de nouveau ébranlée par un problème russe que les Etats-Unis ne peuvent plus ignorer, par une question allemande que l'Union européenne ne peut plus éviter, et par un essoufflement américain que l'OTAN ne peut plus minimiser. Suite à l'attitude belliqueuse affichée par Poutine, l'équilibre militaire paraît plus que jamais favorable à la Russie ; de même, l'économie de l'Allemagne a rarement été aussi influente qu'elle ne l'est actuellement ; et les Etats-Unis n'ont jamais été aussi peu présents en Europe depuis qu'ils y sont retournés, au milieu du siècle dernier. Voilà un épilogue surprenant, après un triplé de conflits mondiaux centrés principalement autour de la Russie et de l'Allemagne et résolus décisivement avec l'apport de la puissance américaine.
Conclusion
Revenons donc à Kennan ; patience, de la patience... quoi d'autre, sinon ? C'est avec patience que la guerre froide a été gagnée, après avoir été souvent déclarée perdue ; que la moitié de l'Europe s'est reconstruite et s'est unie, après avoir souvent été irréversiblement bloquée ; et que les Etats-Unis d'Amérique se sont maintenus présents, après s'être souvent apparemment perdus. Certes, la partie n'est pas gagnée, pour ce qui est des modalités des relations euro-atlantiques, de la finalité de la construction européenne et de la pacification démocratique de la Russie. Mais alors que s'aborde un dernier quart temps, la stratégie de jeu se maintient : l'Amérique, le capitaine d'une équipe occidentale solidaire, n'a pas l'intention de prendre sa retraite ; l'Allemagne peut reprendre son ancienne position de meneur de jeu, à présent qu'elle fait partie d'une équipe européenne unie ; et la Russie, en manque de discipline, doit rester sur le banc de touche jusqu'au moment où, lasse d'être sanctionner, elle sera prête à entrer sur le terrain.
[1] Une première version de ce texte, en anglais, a été publiée dans la revue Europe's World (été 2014), p. 68-77. L'auteur remercie Manuel Alcantara pour son assistance dans l'adaptation du texte original en français.
[2] Strobe Talbott, The Russia Hand : A Memoir of Presidential Diplomacy, Random House, 2002, p 197.
[3] Robert M. Gates, Duty: Memoirs of a Secretary of War, Alfred A. Knopf, 2014, p. 158.
[4] Propos tenus par Vladimir Poutine lors de la Conférence sur la sécurité, Munich, février 2007.
[5] Jean Orieux, Talleyrand, ou le sphinx incompris, Flammarion, 1970.
[6] James A. Baker, The Politics of Diplomacy; Revolution, War & Peace, 1989-1992 (with Thomas B. DeFrank), G.P. Putnam's Sons, 1995, p. 488.
[7] Robert M. Gates, op. cit., p. 170.
[8] George W. Bush, Decision Points, Crown Publishers, 2010, p. 158, 433
[9] Cité par Ellen Barry, "Russia's History Should Guide Its Future, Putin Says," New York Times, 12 décembre 2012.
[10] Geir Kjetsaa, Fyodor Dostoyevsky, A Writer's Life, Viking, 1982, p. 239
[11] Timothy Snyder, "Ukrainian Extremists Will Only Triumph if Russia Invades," The New Republic, 17 avril 2014.
[12] Voir, par l'auteur, Un monde nouveau en manque d'Amérique, Odile Jacob, 2014.
[13] Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, 1956-1961, Doubleday & Company, 1965, p. 62-63.
[14] Cité par Talbott, op. cit., p. 401
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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