Les intérêts stratégiques des Européens : choix ou nécessité ?

Stratégie, sécurité et défense

Michel Foucher

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12 novembre 2013
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Michel Foucher

Géographe et diplomate, il est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d'études mondiales (FMSH–ENS Ulm). Membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, du conseil scientifique de l'Académie diplomatique internationale et du Centre des hautes études européennes, il a été Ambassadeur de France en Lettonie et directeur du Centre d'analyse et de prévision du ministère français des Affaires étrangères. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et vient de publier Le retour des frontières, CNRS éditions, 2016.

Ce changement d'échelle suppose que l'adaptation des États européens aux risques et opportunités de la mondialisation économique ne crée pas une divergence trop accentuée dans les réponses des États, qui affaiblirait la cohésion interne de l'Union européenne. Il revient aux institutions européennes d'y veiller.

La réalisation de ce projet implique également de dresser une liste étroite d'intérêts objectivement communs et explicitement partagés qui ne se limitent pas aux domaines économiques et commerciaux. Cette démarche est préalable à la définition d'une politique extérieure commune qui soit autre chose qu'un aimable "soft power". Or la lecture des rares textes de référence sur l'insertion du projet européen dans le monde révèle une hésitation constante entre l'autodéfinition de l'Union européenne comme communauté de valeurs et l'affirmation d'intérêts.

L'une des différences culturelles entre les Américains et les Européens réside dans la capacité des premiers à exposer de manière explicite leurs préférences collectives et leurs intérêts de long terme, qui sont grands et le resteront [2]. La directive de défense du 5 janvier 2012 en témoignait dès son titre, fort explicite : Maintaining US global leadership. Le discours du Président réélu, prononcé à Chicago dans la nuit du 6 au 7 novembre 2012, en fut une autre illustration [3]. C'est bien là une stratégie de choix et d'anticipation.

Du côté européen, rien de tel encore, par contraste avec les deux étapes précédentes de la construction européenne : la réconciliation des nations, en voie d'achèvement, suivie de l'extension, réussie, des acquis démocratiques à un second tiers du continent. Dans ces deux périodes, les Européens partageaient et animaient un projet (géo)politique mobilisateur.

Mission accomplie au regard de l'histoire, qui a permis d'étendre des valeurs démocratiques et d'apporter les bases d'une expansion économique en Europe centrale et baltique, ainsi que la stabilité et la sécurité, à un degré jamais atteint auparavant, y compris en faveur du voisin russe. Cette double tâche historique centrée sur le continent explique sans doute, par contraste, le décalage avec lequel les élites européennes ont pris la mesure des mutations géostratégiques à l'oeuvre dans le vaste monde.

Le rapport final sur l'avenir de l'Europe écrit par onze ministres des affaires étrangères [4] se réfère bien plus souvent aux valeurs qu'aux intérêts. Ceux-ci ne sont mentionnés que deux fois contre cinq fois pour celles-là. Mais le texte fait une place à la dimension de "joueur global" devant regrouper ses forces pour bâtir une approche intégrée et d'ensemble sur une série de dossiers (commerce et affaires économiques, aide au développement, élargissement et voisinage, flux migratoires, négociations climatiques et sécurité énergétique). Il invite également à "rechercher" une politique européenne de défense. Les crises et la compétition avec d'autres économies, d'autres modèles de société et d'autres valeurs sont prises en compte dans ce document qui appelle l'Union à devenir un "acteur réel" sur la scène globale, notamment dans le domaine de la défense.

Les conclusions du Conseil européen de décembre 2012 consacrent deux pages et six paragraphes à la politique de sécurité et défense commune, en constatant que l'Union joue déjà un rôle régional (voisinage) et global dans la gestion civilo-militaire des crises extérieures : "dans le monde qui change, l'Union européenne est appelée à assumer des responsabilités accrues dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale afin de garantir la sécurité de ses citoyens et la promotion de ses intérêts". Un bilan d'étape sera établi lors du Conseil européen de décembre 2013. L'insistance sur le développement des capacités est conforme à la demande que l'allié américain a adressée aux Européens dans sa directive du 5 janvier 2012, les invitant à devenir plus "producteurs" que "consommateurs" de sécurité.

Cette démarche exclut la réalisation à brève échéance d'un "livre blanc" européen de la défense, pourtant envisagée dans le Livre blanc français de 2008 tandis que plusieurs États européens comme la Pologne plaident pour une rénovation de la stratégie européenne de sécurité [5], en arguant de la réorientation géostratégique des États-Unis et du durcissement du discours des dirigeants de la Russie [6]. L'analyse dominante est qu'un tel exercice est prématuré en raison de la prééminence des questions économiques et financières et de l'ampleur des divisions internes.

Une relecture du texte de la stratégie de 2003 [7] rappelle du reste la pertinence des analyses exposées il y a une décennie : défis de la mondialisation et menaces du terrorisme, de la prolifération, des conflits régionaux persistants, de la déliquescence des États, de la criminalité organisée et, déjà, de la cyber-sécurité et du réchauffement de la planète. Le texte manifestait un sens de l'anticipation en ajoutant aux défis de sécurité dans le voisinage ceux liés aux menaces plus lointaines : "à l'ère de la mondialisation, les menaces lointaines peuvent être aussi préoccupantes que les plus proches", en citant la Corée du nord, l'Asie du sud et la prolifération. Le règlement du conflit israélo-arabe y était défini comme une priorité stratégique pour l'Europe et la recherche de partenariats stratégiques avec le Japon, la Chine, le Canada et l'Inde était envisagée. En termes d'intérêts étaient indiqués l'engagement continu à l'égard de la région méditerranéenne et du monde arabe, le "bon gouvernement" des pays situés aux frontières de l'Union et le développement d'institutions internationales comme l'Organisation mondiale du commerce et de la Cour pénale internationale.

Des intérêts rarement mentionnés et jamais définis : propositions concrètes

À ces trois exceptions près, la notion d'intérêts européens n'est donc jamais clairement définie. L'expliquent la crainte des divergences entre les hiérarchies des priorités des États, une forme d'inhibition par rapport aux États-Unis qui imposent, dans le meilleur des cas, une division stratégique du travail, enfin l'accent mis par les forces politiques sur une Union conçue exclusivement comme communauté de valeurs réduisant son champ de projection au "soft power".

Certains regretteront que l'année 2013 puisse se dérouler sans que le document Solana ne soit revisité, au-delà du bilan d'étape de 2008 [8]. Un préalable serait de procéder par étapes en commençant par l'établissement d'une liste étroite d'intérêts stratégiques communs ou partagés. Exercice à ouvrir en format restreint mais non exclusif, et d'abord dans le cadre franco-allemand.

Le document de 2003 peut être un point de départ ; le compléter ne suffit pas. Il convient également de reprendre le document franco-allemand rédigé dans la perspective de la célébration du 50e anniversaire du traité de l'Élysée, les engagements de l'Agenda franco-allemand 2020 [9] et les divers livres blancs et revues stratégiques disponibles dans les deux États.

Les lignes de force d'un tel document seraient les suivantes.

Le point de départ est l'explicitation, ou le rappel, par chaque partenaire de ses propres intérêts nationaux tels qu'ils sont, de manière franche et lucide, et qui nourrissent les intérêts communs. "Chaque nation dans un partenariat a droit à ses intérêts propres ; il s'agit de les faire valoir pacifiquement" [10]. La question est de ne pas les réduire à un plus petit dénominateur. La prise en compte de "lignes rouges" est réaliste car elles diffèrent de manière légitime [11].

Ce postulat de départ enfin admis, en raison de l'évolution des esprits en Allemagne [12] où l'on se rapproche de l'analyse française, il s'agit de se concerter et d'harmoniser la perception des menaces et les démarches stratégiques de manière à développer une vision stratégique commune. Ce travail devrait commencer par un exercice commun d'anticipation face à l'imprévisible conduit, par exemple, par les structures d'analyse et de prospective des deux États. Les précédents existent [13].

Parmi les priorités stratégiques et géographiques communes ou partagées devraient figurer :

– le maintien de l'autonomie stratégique des Européens, en termes de sécurité des flux (accès aux matières premières, sécurité des voies commerciales maritimes et terrestres) et des stocks (réseaux et infrastructures critiques) ;

– le dessin d'un plan à long terme d'interaction positive avec les ensembles géopolitiques proches (coopération renforcée et symétrique avec le Maghreb, accompagnement des transitions dans le Machreck, actions propices à l'ancrage européen de la Russie) ;

– un engagement à des actions communes dans la gestion des crises se déroulant dans des régions situées entre 3 et 6 heures de vol de Paris/Bruxelles/Berlin ;

– une stratégie d'intégration des pays émergents moyens (hors Chine, Brésil, Inde) dans le système international, via des dialogues stratégiques ;

– une stratégie de "tiers facilitant" dans la moitié du monde qui commence à l'est d'Ormuz, sur un continent asiatique dont la montée en puissance économique est constatée et dans lequel l'Union européenne a bien plus que des intérêts commerciaux ; l'Union ne peut se satisfaire d'un improbable duopole entre Washington et Pékin pour cogérer les crises à venir dans des régions ne disposant pas de structures de sécurité collective et pour lesquelles ni la période coloniale (Japon, Chine et Corée) ni la Seconde Guerre mondiale (Japon, Russie) ni la guerre froide (péninsule coréenne) ne sont soldées ;

– le renforcement des enceintes multilatérales, en veillant en particulier à la vigueur du droit romano-germanique ;

– la poursuite des actions en faveur de la coopération et du développement (11 Mds € en 2011, soit 8% du budget communautaire). L'Union est le premier pourvoyeur mondial d'aide au développement : l'objectif n'est pas d'abord humanitaire mais il s'agit d'une contribution à la stabilisation à long terme des voisinages via une exigence de conditionnalités ;

– la promotion et la protection enfin des intérêts commerciaux. C'est un domaine communautaire. Il est d'échelle globale. Face à l'asymétrie des marchés, il importe de mettre l'accent sur le principe de réciprocité. L'enjeu est également de protéger et de promouvoir nos capacités industrielles. Quant à l'euro, sa part dans les réserves mondiales augmente (40 % à la Banque centrale de Russie, 26 % dans celle de Chine, près de 28 % en total mondial), à la mesure du poids économique et commercial de l'Union européenne, premier partenaire de chacun des grands États et ensembles.

Le choix des priorités géographiques de projection politique et diplomatique s'appuiera sur la distinction d'échelles d'intérêts, qui détermine le dosage de moyens et d'outils à déployer. C'est évident en matière de défense et de projection de forces où les États européens, qui le veulent et le peuvent, agissent ensemble comme un acteur régional. Mais le modèle politique européen a une portée plus globale : fondé sur l'état de droit et l'exercice en commun de la souveraineté dans certains domaines, il fera de plus en plus référence aux yeux d'autres ensembles régionaux en recherche d'organisation (comme pour l'ASEAN, où l'on réfléchit à un cadre de sécurité collective pour 2015, l'Union africaine dont le soutien et le modèle extérieurs sont clairement européens et l'Amérique du sud où l'on suit de près l'expérience de l'Union, à usage interne).

Le passage à cette troisième étape du projet européen supposera un dialogue franc avec les États-Unis, en dehors du cadre de l'OTAN (que l'actuel Secrétaire général voudrait instituer en cadre exclusif des débats sur les affaires hors-zone) et au-delà d'un simple partage des tâches. Pendant la guerre froide, la sécurité sur le continent était le domaine réservé de notre grand allié et la croissance économique et la prospérité, celui des Européens.

Depuis 1991, et encore plus depuis 2012, il semble que les dossiers sérieux (Asie) soient gérés par Washington (le fameux pivot) et que les Européens aient comme mission de sortir de la crise économique (qui affecte les intérêts américains) et d'assurer la police régionale. Cette division du travail stratégique est-elle souhaitable ? Est-elle viable ? Notre avenir dépend d'un choix : si l'Union se perçoit uniquement comme un sous-ensemble de l'Occident et accepte cette division du travail, sa plus-value est faible. Si elle se pense comme un des pôles d'un monde multipolaire et qu'elle assume ses intérêts globaux, elle a une réelle plus value.

Dans cette perspective de reformulation du projet européen, les avancées dans la défense européenne sont une condition nécessaire et un atout. Les actions communes dans ce domaine très régalien témoigneront de la confiance atteinte entre les nations.

Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, y voit un nouveau ciment de la construction européenne : "j'ai la conviction que c'est l'Europe de la défense qui posera la dernière pierre de l'Europe de la paix, parce qu'il ne saurait y avoir plus grande confiance entre les États membres que celle de partager, devant des défis communs, une même ambition en matière de défense. Voilà notre ambition." [14]


[1] Ce texte est issu du "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2013" publié aux éditions Lignes de repères. L'ouvrage est disponible à l'achat sur notre site http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie/0160-rapport-schuman-sur-l-europe-l-etat-de-l-union-en-2013
[2] Les États-Unis resteront vraisemblablement "premier entre les puissants" en 2030 grâce à leur prééminence dans de nombreux domaines, à l'héritage de leur rôle de leader (Global Trends, National Intelligence Council, Washington, 12/2012).
[3] "Vous nous avez élus pour que nous agissions sur vos emplois, pas les nôtres. Et dans les mois à venir, je travaillerai avec les leaders des deux parties pour traiter des défis que nous ne pouvons régler qu'ensemble. Réduire le déficit. Réformer le code fiscal. Régler le système d'immigration. Nous rendre libres du pétrole étranger. Nous disposons du plus puissant appareil militaire de l'histoire mais ça ne nous rend pas forts. Nos universités, notre culture suscitent l'envie du monde mais ça n'est pas ce qui fait venir le monde entier sur nos rives. Ce qui rend l'Amérique exceptionnelle est le lien qui unit la nation la plus diverse sur terre".
[4] Final Report of the Future of Europe Group of the Foreign Ministers of Austria, Belgium, Denmark, France, Italy, Germany, Luxemburg, the Netherlands, Poland, Portugal and Spain, 17 septembre 2012.
[5] Towards a new European Security Strategy, Food for thought, Buro Bezpieczenstwa Narodowego (BBN), Varsovie, octobre 2012.
[6] Décrite comme une "growing assertiveness".
[7] Une Europe sûre dans un monde meilleur. Stratégie européenne de sécurité, Bruxelles, 12 décembre 2003.
[8] Rapport sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité - Assurer la sécurité dans un monde en mutation. Bruxelles, 11/12/2008 (S407/08).
[9] Adopté lors du 12e Conseil des ministres franco-allemand, Paris, 4 février 2010.
[10] Histoire et l'avenir du partenariat franco-allemand en matière de sécurité Stéphane Bemelmans, Secrétaire d'État au ministère de la défense de la République Fédérale d'Allemagne, Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) 12 décembre 2012.
[11] La France s'estime en droit d'intervenir dans d'anciennes colonies sauf en Afrique du nord (ce qui démontre que le cas de la Libye ne peut pas faire précédent), à la différence de l'Allemagne pour qui le refus de toute intervention de la Bundeswehr dans d'anciens territoires colonisés par Berlin est un axiome politique.
[12] Prises de position de Wolfgang Ischinger (Président de la conférence de sécurité de Munich et membre de la Commission du livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale 2012-3), Andreas Schockenhoff (vice-président du groupe CDU/CSU et président du groupe d'amitié Allemagne-France au Bundestag) et Roderich Kiesewetter (président de la sous-commission de désarmement, de contrôle des armements et de non-prolifération au Bundestag) Forum stratégique franco-allemand, IFRI et Konrad Adenauer Stiftung, Berlin, 29 novembre 2012.
[13] L'Europe à trente et plus, document conjoint du Centre d'analyse et de prévision et du Plannungstab, 1999 ; L'Europe face aux défis de la mondialisation, idem 2002.
[14] Intervention de Jean-Yves Le Drian à l'Ecole militaire le 11 décembre 2012.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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