Les Balkans
Thibault Boutherin
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Drôle d'époque que celle que traverse l'Union européenne. Alors qu'elle semble douter d'elle-même et s'enlise dans une crise protéiforme mêlant difficultés économiques, budgétaires, sociales et politiques[2], elle s'apprête à accueillir son 28e Etat-membre. En effet, le 1er juillet prochain, la Croatie " célèbrera " son entrée dans l'Union européenne. Cet élargissement est le premier depuis l'élargissement de 2004-2007, qui vit l'entrée de 12 nouveaux Etats et 100 millions de citoyens. Et le dernier, probablement, avant un long moment : l'Islande est en passe de faire volte-face suite aux élections législatives du 27 avril 2013, tandis que les autres Etats des Balkans occidentaux, bien que dotés du statut de candidats ou de " candidats potentiels " depuis les Conseils européens de Feira (2000) et de Thessalonique (2003), sont encore loin de l'adhésion[3]. Le tableau global est peu réjouissant et il y a très peu de chance que, le 1er juillet, à Bruxelles comme à Zagreb, l'humeur soit véritablement à la " célébration ". Pourtant, l'Union européenne s'est construite dans l'adversité et dans de telles situations elle a su faire des pas décisifs. Justement, cette nouvelle étape que connaît la construction européenne comporte en soi plusieurs points de rappel tout à fait salutaires. Ils nous remémorent l'esprit essentiel et les bienfaits majeurs de ce processus d'intégration inédit. Il nous rappelle aussi les dangers qui planent sur l'Europe, à force d'hésitation et de renoncement. Voici donc quelques éléments qui pourraient s'avérer utiles pour redonner le courage aux décideurs, la foi aux citoyens et redémarrer le moteur de l'intégration européenne.
1. L'adhésion de la Croatie réactive la validité du projet européen initial
La progression de l'intégration européenne, la paix et la prospérité que celle-ci a apportés ne doivent pas nous éloigner des fondamentaux et des principes sur lesquels le processus est fondé. Cette mémoire est pourtant la garante du succès de la construction européenne. A cet égard, l'adhésion de la Croatie offre une grille de lecture particulièrement pertinente.
a. L'intégration régionale apporte pacification et stabilisation
Le projet des Pères fondateurs visait un objectif central : la paix en Europe. Grâce au succès de cette entreprise, les citoyens et dirigeants des Etats ont en grande partie perdu de vue l'aspect essentiel et urgent de cet idéal. Cet aspect du projet européen reste encore tout à fait valide. La pacification du continent est indispensable et n'est en rien acquise. Les conflits qui ont déchiré l'ex-Yougoslavie il y a 20 ans l'ont rappelé de manière cruelle. Ils soulignaient d'autant mieux l'impériosité de la construction européenne.
Depuis, les initiatives pour la pacification et la stabilisation des Balkans occidentaux sont très largement à mettre au crédit de l'Union européenne. Un tel processus était absolument nécessaire pour la stabilité politique et le développement économique de la zone, mais il n'était en rien incontournable. Entre la paix de 1995 et la fin des règnes de Tudman en Croatie[4] et de Miloševic en République fédérale de Yougoslavie[5], très peu de pas avaient été faits dans le sens d'un rapprochement et ceux auxquels l'on avait pu assister avaient été concédés à reculons, principalement sous la pression internationale. C'est parce que l'Union européenne a joué un rôle décisif que la détente et le rapprochement ont été possibles. Elle su saisir l'occasion d'un horizon politique qui semblait se dégager, à l'aune de l'alternance politique à Zagreb et à Belgrade. C'est à ce moment-là qu'elle a pris l'initiative majeure du Sommet de Zagreb le 24 novembre 2000 et donné le coup d'envoi du Processus de stabilisation et d'association (PSA).
Le Sommet de Zagreb a installé les fondations du rapprochement régional. Les Accords de stabilisation et d'association (ASA) qui y ont été définis en constituent la charpente. Chaque Etat des Balkans occidentaux peut en signer un, pourvu que la Commission européenne l'estime " suffisamment stable " dans son rapport de faisabilité[6]. Mais l'une des conditions centrales à tout rapprochement avec l'Union européenne est la coopération régionale : pas de perspective européenne sans effort de chacun en ce sens. Cela figure au cœur des instruments financiers du Processus : programme CARDS (2000-2006) et Instrument d'aide à la préadhésion (IAP, 2007-2013). Dans cette perspective, l'Union investit de l'argent (4,65 milliards € pour 2000-2006 et 5,2 milliards € pour 2007-2013), elle encourage et elle réussit parce qu'elle conditionne. L'acception qu'elle se fait de la " stabilisation régionale " est d'ailleurs exhaustive et toute réticence est sanctionnée. L'ouverture des négociations d'adhésion avec la Croatie a ainsi été repoussée le 16 mars 2005 parce que le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) estimait que Zagreb ne coopérait pas complètement à l'arrestation du Général Ante Gotovina, inculpé de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Ce n'est qu'après son arrestation en décembre 2005 que l'Union a consenti à ouvrir les négociations.
L'Union européenne réussit parce qu'elle a créé une communauté de destin entre les Etats, une solidarité régionale obligatoire. A l'image de la Croatie et la Serbie, qui jouent désormais l'apaisement. Des initiatives d'excuses officielles ont été prises des deux côtés de la Save. Ainsi, le 29 avril 2013, Vesna Pusic, vice-Présidente du gouvernement croate et ministre des Affaires étrangères, et Aleksandar Vucic, vice-Président du gouvernement serbe et ministre de la Défense, ont discuté d'un agenda commun où figurent la résolution des questions liées au conflit encore en suspens, la coopération économique après l'adhésion de la Croatie et l'adhésion future de la Serbie. L'Union européenne s'est dotée d'une vision politique stratégique dans les Balkans. L'adhésion de la Croatie rappelle que son initiative, cheville ouvrière de la stabilisation régionale, fonctionne mais aussi qu'elle est incontournable et que le projet européen dans son essence reste pleinement valide.
b. L'intégration européenne conforte la démocratie
La construction européenne est d'essence démocratique, lancée il y a 63 ans face aux dictatures du Bloc de l'Est. Il s'agit d'une vertu dont le rappel est heureux. Tout Etat aspirant à adhérer à l'Union européenne doit répondre aux critères de Copenhague, dont celui exigeant des " institutions stables garantissant l'état de droit, la démocratie, les droits de l'Homme, le respect des minorités et leur protection ". Cette exigence est réaffirmée dans le Processus de stabilisation (PSA) et traduite dans l'Acquis communautaire. Certains de ces chapitres exigeaient de Zagreb des " efforts considérables ", dont les volets " Droits fondamentaux et judiciaires " et " Justice, liberté et sécurité ". La Croatie semble avoir relevé le défi. Mais l'influence positive de l'Union s'est aussi jouée ailleurs.
L'alternance politique que le pays a connue en 2000 fut une heureuse surprise. Après le décès de Franjo Tudman, père de l'indépendance au pouvoir depuis 1992 et aux méthodes autocratiques, la vigueur de la démocratie croate était difficile à estimer. Les élections législatives et présidentielle de 2000[7] infligèrent une humiliation au parti de Tudman, le HDZ (Union démocratique croate), et portèrent au pouvoir deux réformistes : Ivica Racan (Parti social-démocrate) comme Président du gouvernement et Stjepan Mesic (Parti populaire croate) à la présidence de la République. Depuis, l'évolution politique a prouvé que la démocratie était solide : le pays a connu plusieurs alternances et même des cohabitations[8] sans anicroche. Si l'alternance de 2000 et ses suites ont résulté d'une opposition interne mûrie face au pouvoir nationaliste de Tudman, l'Union européenne a eu une influence croissante sur le débat public et les politiques des gouvernements successifs.
L'alternance puis la révision constitutionnelle qui en a découlé sont indissociables de l'objectif d'intégration européenne de la Croatie. L'adhésion à l'Union européenne était au cœur du discours du nouveau gouvernement et du nouveau président dès 2000 et très rapidement, elle a été intégrée comme un enjeu politique national faisant l'objet d'un consensus parmi les principaux partis politiques du pays. Tous ont procédé à une révision de leur plateforme pour y intégrer cet objectif. Il a ainsi présidé à la rénovation idéologique du HDZ sous la houlette d'Ivo Sanader, ce qui l'a de nouveau porté au pouvoir de 2003 à 2011. La seconde révision constitutionnelle depuis l'alternance, conduite en 2010 visait à mettre la Croatie en conformité avec le droit communautaire (notamment au sujet des droits des minorités) et a été adoptée à une grande majorité trans-partisane[9]. L'ensemble des partis présents au Parlement, le Sabor, ont soutenu le " oui " lors du référendum sur l'adhésion organisé le 22 janvier 2012, lui offrant une victoire à 67,11 %.
Cette évolution ne fut pourtant pas sans réticence. L'exemple le plus frappant est la question des généraux Gotovina et Markac, considérés comme des héros en Croatie, qui a dressé une partie de la population contre l'Union européenne. Ils restent des efforts à faire dans la lutte contre la corruption ou pour l'indépendance de la justice. Mais globalement, les responsables politiques croates ont accepté les règles et les efforts exigés. En cela, l'Union européenne a grandement contribué à stabiliser la Croatie. On espère cette même tendance dans le reste des Balkans, à commencer par la Serbie où l'élection du candidat nationaliste Tomislav Nikolic avait fait craindre un regain de tension. Celui-ci a depuis repris à son compte l'objectif d'adhésion à l'Union européenne et adopté un discours en ce sens, allant même jusqu'à s'excuser " à genoux " pour le massacre de Srebrenica. Par ailleurs, sous la houlette de l'Union européenne, la Serbie et le Kosovo ont signé le 19 avril dernier un accord historique normalisant leurs relations.
Par sa politique de conditionnalité mais aussi par l'espoir qu'elle suscite, l'Union européenne a donc une influence conséquente sur la vie politique de ses postulants. Les Balkans occidentaux ont démontré les dangers de l'instabilité politique et la vivacité de ce risque. En cela aussi, le projet initial de la construction européenne reste valide et souhaitable.
c. L'intégration européenne assoit le développement économique
La crise économique et sociale que de nombreux Etats membres traversent actuellement ne doit pas occulter le bilan économique de la construction européenne des 63 dernières années. A son actif, en plus de la prospérité de ses Etats membres, l'intégration européenne a apporté un développement économique aux Etats moins favorisés qui ont ainsi pu rattraper leur retard en un temps record. La Croatie a commencé à bénéficier de cet effet et le processus sera amplifié après son accession. Le pays jouit déjà d'un niveau de développement relativement avancé : son PIB par habitant a doublé entre 1998 et 2008 et est estimé à 63,3% de la moyenne de l'UE, semblable à la Pologne. Il représente le double de celui de la Roumanie et de la Bulgarie. Mais l'économie croate a été frappée de plein fouet par la crise (récession de 6% en 2009 et de 1,8% en 2012) et fait face à des difficultés persistantes dont un chômage massif (20,4% en 2012), un déficit commercial important, des régions inégalement développées.
L'adhésion à l'Union est donc porteuse d'espoir à plusieurs titres. Elle permettra d'abord une modernisation de son économie. La transposition de l'Acquis communautaire a initié ce mouvement. Plusieurs domaines demandaient des efforts conséquents: liberté de circulation des marchandises, des travailleurs et des services, politique industrielle et entrepreneuriale, politique sociale et de l'emploi, etc. Ceci rendra le climat plus propice aux affaires et aux investissements. Les chapitres institutionnels y contribuent aussi : marchés publics, lutte contre la corruption, renforcement de l'efficacité de la justice et de l'administration. Mais l'un des secteurs qui présentaient le plus gros défi était la concurrence. Entre 2011 et 2013, l'Etat a obtenu le remboursement des aides versées à la sidérurgie (aciérie de Sisak) et a mené à bien la privatisation délicate de ses 5 chantiers navals, dont celui de Split.
Un autre bénéfice du processus est le développement des infrastructures. La Croatie accusait un certain retard, mais a déjà pu bénéficier de financements pour des équipements majeurs à l'image de l'autoroute Zagreb-Split-Dubrovnik. L'un des objectifs de l'IAP est justement de préparer le développement économique et la gestion des fonds structurels auxquels le nouvel Etat membre aura droit. Si entre 2007 et 2013, la Croatie a pu toucher 1,07 milliard € de crédits communautaires, la totalité des fonds qu'elle percevra durant le seul second semestre 2013 sera multipliée par 8,5. Les fonds structurels qu'elle percevra en 2013 seront multipliés par 2 en 2014 et par 3 en 2015. Enfin, son intégration favorisera encore les échanges commerciaux de la Croatie avec son premier partenaire commercial (Italie, Allemagne, Autriche, etc.). Le rapprochement régional imposé aux Balkans occidentaux a aussi relancé les échanges avec ses voisins. D'un point de vue réglementaire et d'infrastructures, la Croatie s'apprête donc à bénéficier à plein des bienfaits économiques de son adhésion. Au vu du climat général et des contrevérités régulièrement assenées sur la construction européenne, la réalité des faits est à souligner.
2. L'adhésion de la Croatie nous rappelle les risques qui pèsent sur l'Union européenne
A plusieurs titres, l'adhésion de la Croatie est un succès pour l'Union européenne. C'est aussi une bonne nouvelle pour les Balkans occidentaux, encore englués dans des problèmes endémiques. Mais ce nouvel élargissement doit aussi être mis en perspective : il nous rappelle les dangers qu'il y a à ne pas intégrer les Balkans, à ne pas faire l'Europe ou à renoncer au volontarisme qu'un tel processus exige.
a. Des citoyens européens démobilisés
Le référendum sur l'adhésion de la Croatie a offert une belle victoire au " oui ", avec 67,11 % des voix. Ce fut un soulagement car l'opinion croate s'est montrée très fluctuante au fil du processus. Après un soutien massif à cette accession, les courbes se sont progressivement érodées, au point d'atteindre en juin 2005 une majorité d'opposition. Cet épisode faisait suite à la décision du Conseil européen de repousser la date d'ouverture des négociations (pour manque de coopération avec le TPIY[10]). Depuis, la proportion de citoyens en faveur de l'adhésion a progressé mais ce projet n'est plus parvenu à entraîner de ferveur.
Ce joli score du " oui " ne doit d'ailleurs pas occulter que la participation ne fut que de 44 %. Triste record que la Croatie a battu ce jour-là, avec l'abstention la plus forte pour une telle consultation référendaire dans l'histoire de la construction européenne. Ce peu d'enthousiasme s'inscrit certes dans un contexte national de faible participation aux derniers scrutins : 54,32 et 50,13% aux élections présidentielles de 2005 et de 2010, 51% au scrutin législatif de 2011, traduisant une désillusion des Croates vis-à-vis de la politique. Mais il a une ampleur inquiétante dès lors qu'il s'agit d'Europe : 79,3 % d'abstentions lors des premières élections européennes le 14 avril 2013[11] ! Ce phénomène s'observe de façon plus globale au sein de tous les Etats membres, notamment ceux d'Europe centrale et orientale. Mais il y a là une différence majeure : les Croates ne sont même pas encore entrés dans l'Union. La démobilisation populaire touche une nouvelle frange de citoyens : ceux des pays candidats. Le soutien populaire au projet européen prend une dimension inédite, et le cas croate en illustre la gravité. L'Union européenne ferait bien d'y voir l'urgence de ce nouvel avertissement, et ses dirigeants de s'interroger en conséquence. La construction européenne ne pourra pourtant progresser sans soutien populaire. Si les citoyens s'en détournent, l'Europe risquerait de retrouver certains de ses vieux démons.
b. Les risques élevés d'un rejet populaire
Le problème est qu'une Europe démocratique, stable et pacifiée ne peut se payer le luxe d'hésitations et d'errements sur son projet. Le cadre des Balkans occidentaux nous rappelle ces risques avec acuité. Le terrain est propice : développement économique laborieux, instabilité politique, faiblesse institutionnelle, administrative et judiciaire et criminalité. Le tout se double de la vivacité du sentiment national et de la sensibilité des sujets liés à l'indépendance et à la souveraineté de l'Etat. Les pays des Balkans occidentaux ont tous été impliqués dans des conflits sanglants ces vingt dernières années. L'Union européenne y constitue le seul salut envisageable à moyen et long termes, dans le cadre d'un avenir démocratique stable et économiquement viable.
La Croatie occupe dans cette perspective un rôle exemplaire, qui rend son accession stratégique. Pourtant, les points d'achoppement potentiels sont nombreux. Les sacrifices demandés à la Croatie risquent de sembler démesurés si les espoirs suscités par l'accession ne sont pas satisfaits pleinement. L'agriculture va se heurter à son intégration à la Politique agricole commune (PAC). La privatisation des cinq chantiers navals (dont Brodosplit, avec 1 600 postes supprimés sur un total de 3 300) a été mal vécue dans un contexte de chômage élevé (20,4%). L'acquittement par le TPIY des généraux Gotovina et Markac en novembre 2012 a probablement désamorcé une raison supplémentaire de frustration nationale, mais les plaintes, présentées l'une contre l'autre par la Croatie et la Serbie auprès de la Cour de justice internationale pourraient, si elles ne sont pas retirées, remettre le feu aux poudres. Si l'exemple croate échoue, il risque d'entraîner les Balkans en entier.
Le risque nationaliste n'est pas limité aux Balkans occidentaux mais il lui donne davantage de relief. En Europe actuellement, les forces centrifuges s'expriment avec une audibilité accrue du fait de la crise économique et sociale. Les exemples de discours nationalistes se multiplient : les partis Aube dorée en Grèce, Ataka en Bulgarie, Front national en France, Ligue du Nord en Italie, etc. Tous ne sont naturellement pas comparables. Mais leur discours radicalement anti-européen constitue un risque de déstabilisation réel. S'ils venaient à entrer en résonnance, à cause du relâchement du projet européen, les conséquences pourraient être calamiteuses.
c. La stratégie d'élargissement et l'influence régionale de l'Union européenne mises en doute
L'adhésion de la Croatie est une nouvelle étape " vers une Europe totalement unifiée et démocratique ", selon les mots de Catherine Ashton. Pour autant, le succès du processus n'est pas garanti, l'enjeu est capital et sa portée dépasse la Croatie ou la région. Cet élargissement aura aussi des conséquences politiques pour l'Union.
Dans les Balkans, l'Union européenne n'a pas le droit à l'échec. Les risques politiques, économiques et diplomatiques sont trop importants. Le cas croate y est donc perçu comme un exemple. Mais les hésitations européennes sur sa stratégie d'élargissement notamment à leur égard et des efforts demandés trop importants au regard des retombées attendues pourraient achever de démotiver les candidats. Les difficultés économiques et institutionnelles qu'elle rencontre ont déjà un effet dissuasif sur certains candidats[12]. Il avait déjà fallu rassurer ces " candidats potentiels " en juin 2010 lors du sommet UE-Balkans occidentaux à Sarajevo. L'ancien président serbe Boris Tadic avait rappelé à cette occasion que " les pays des Balkans occidentaux ne [devaient] pas en subir les conséquences[13] ". Ceci ne serait pas dans l'intérêt de l'Europe, de toute façon. Elle ne peut se permettre d'avoir à ses portes des Etats fragiles et peu stables sur lesquels elle aurait perdu l'influence qu'elle tire de leur espoir d'adhérer un jour. Au bénéfice possible de la Russie, de la Chine ou de la Turquie.
Pour autant, l'Union européenne aura aussi intérêt à ne pas se précipiter. Elle devra être très rigoureuse dans ce rapprochement. Les accusations de précipitation ont été virulentes à son encontre lors de l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. Or, l'élargissement à la Croatie sera justement le premier depuis 2007. Autant dire que l'Union sera attendue au tournant. Le verdict conditionnera la poursuite de l'intégration des autres Etats de la région, alors même que les défis de la Bosnie-Herzégovine, de l'Albanie et a fortiori du Kosovo, entre autres, sont autrement plus conséquents. Le Commissaire européen à l'Elargissement Štefan Füle affirmait en mars 2010 qu'il fallait " tirer les leçons des élargissements précédents ", et estimait que l'Europe serait particulièrement vigilante sur le respect des critères. L'entrée de la Croatie est donc un véritable test.
d. La question du projet, plus pressante que jamais
L'Union européenne traverse une crise de confiance et fait face à la défiance d'une part croissante des citoyens. Les difficultés économiques et sociales que les Etats membres rencontrent ont ébranlé la foi que les citoyens avaient en la capacité de l'Union à les protéger et à défendre leurs intérêts. La question se posait déjà suite au précédent élargissement à des pays de l'Est économiquement moins développés en 2004-2007, et au débat sur le dumping social (le " plombier polonais "). L'Union européenne doit absolument relever le défi de la crédibilité et de la légitimité. Chaque politique qu'elle lance conditionne ce capital. C'est là que se trouve l'angle d'attaque principal des partis eurosceptiques, aux côtés des questions de principe de souveraineté et de démocratie supposément confisquées par les institutions européennes. Le prix d'un échec serait trop élevé, il désagrégerait encore un peu plus le crédit politique de l'Union.
En réponse aux préoccupations liées à l'élargissement, l'Union a introduit un nouveau critère en 2006, lié à sa " capacité d'intégration ". La question se pose de nouveau pour la Croatie. C'est le premier depuis celui de 2004-2007[14] qui avait fait passer l'Union de 15 à 25 puis 27 Etats membres, et accru la population de 25% (100 millions d'habitants). Ce précédent avait été un choc pour l'Union européenne dont l'onde se fait encore sentir, tant il a été difficile à absorber y compris du point de vue politique et de la gouvernance, entre autres. C'est pour cette raison que la Commission européenne a introduit cette notion. Pour la première fois depuis 1981, un élargissement ne se fera qu'à un seul Etat. La capacité d'intégration de l'Union européenne sera peu heurtée par l'accession de la Croatie, " seulement " peuplée de 4,4 millions d'habitants. Mais en filigrane, la question de la direction du projet européen reste en suspens.
Souvent, l'on a adossé à la stratégie de l'élargissement celle de " l'approfondissement ". En juin 2007, Olli Rehn, alors Commissaire européen à l'Elargissement, expliquait qu' "en cinquante ans de construction européenne, l'Union a obtenu des résultats remarquables, grâce à la combinaison de son approfondissement politique et de son élargissement graduel. [...] C'est par la combinaison de son approfondissement interne et de ses élargissements successifs que l'Europe a pu avec succès s'adapter aux mutations passées. " L'absolue pertinence de ce diptyque est discutable. La vraie question reste celle du projet, réactivée par chaque élargissement : à quoi bon s'agrandir si l'on n'a pas de direction ?
Ce nouvel élargissement se fait sans avoir résolu ni la question du projet, ni celle du soutien populaire. Certes, l'élargissement est relativement inévitable, pour des questions géopolitiques, économiques et sociales que l'on a tenté de démontrer. Mais, sans répondre franchement à la question urgente du projet, cette stratégie ressemble cruellement à une fuite en avant. Elle accroît les dangers qui pèsent sur la construction européenne. La faiblesse de la mobilisation citoyenne et la menace nationaliste prouvent que le projet européen ne constitue plus un idéal partagé ou suffisamment porteur d'espoir. Il souffre d'un manque de lisibilité et, surtout, d'orientation : qui sait où l'Europe veut et doit aller ? Si ses dirigeants, architectes de la construction européenne n'ont plus de plan, comment demander aux citoyens leur soutien ?
Conclusion
Le rôle que la Croatie souhaitera jouer en tant qu'Etat membre sera à observer. Sera-t-elle un Etat réticent, retenu par son opinion publique peu enthousiaste ? Sera-t-elle un " passager clandestin " de la construction européenne ? Usera-t-elle de son statut d'Etat membre pour faire pression sur ses voisins candidats dans le règlement de contentieux, comme la Slovénie l'a fait avec elle pour le conflit frontalier de la baie de Piran ou le dossier de la Ljubljanska Banka[15]? Ou gardera-t-elle son rôle de moteur, comme elle a semblé vouloir l'être ces derniers mois, apportant conseils techniques et encouragements aux Etats balkaniques, dont la Serbie ?
Il n'est naturellement pas question d'avoir une vision idyllique d'un processus d'intégration européenne qui présente des faiblesses. Mais l'adhésion de la Croatie doit redonner espoir et donner le sens des responsabilités. La construction européenne est un succès. A cet égard, l'intégration de la Croatie est frappante : en 20 ans, le pays est sorti de deux conflits meurtriers, a reconstruit son économie et a conforté la démocratie, au point d'intégrer l'Union européenne. Celle-ci est désormais à la croisée des chemins, mais ses décideurs et ses citoyens hésitent, renâclent et ont perdu conscience de cette inestimable chance pour l'avenir. Le débat sur la direction à donner à l'Union est légitime et sain. Pour autant, il ne doit pas induire une amnésie, quant aux aspects immensément bénéfiques et nécessaires de ce processus. Puisse donc cet élargissement - et les enseignements qu'il porte en son sein- apporter enfin un nouvel élan et nous amener à faire le bon choix.
[1] La Commission européenne compte les élargissements de 2004 et 2007 comme un seul processus.
[2] Voir Sébastien Richard, " Les mots de la crise ", Questions d'Europe n°278, Fondation Robert Schuman, 2013 http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0278-les-mots-de-la-crise
[3] Albanie, Ancienne république yougoslave de Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Monténégro, Serbie
[4] Décédé le 10 décembre 1999
[5] Battu aux élections de septembre 2000 et renversé en octobre 2000
[6] La Croatie fut le deuxième Etat après l'Ancienne république yougoslave de Macédoine à signer un ASA, le 29 octobre 2001, entré en vigueur le 1er février 2005.
[7] Les législatives se tinrent le 3 janvier 2000, la présidentielle le 24 janvier et le 7 février 2000.
[8] D'abord avec Stjepan Mesic comme Président (HNS-LD) et Ivo Sanader puis Jadranka Kosor (HDZ) comme Président du gouvernement, puis Ivo Josipovic (SDP) comme Président et Jadranka Kosor
[9] 131 votes pour, 4 contre
[10] Voir page 3
[11] ces députés européens n'ont été élus que pour un an, avant le prochain scrutin à l'échelle de l'Union tut entière en mai 2014.
[12] http://www.presseurop.eu/fr/content/news-brief/3740301-avec-la-crise-les-candidats-l-ue-reflechissent-deux-fois
[13] http://www.euractiv.fr/international/article20100602en-proie-aux-doutes-ue-tente-rassurer-balkans_68412-5014.html
[14] http://www.europarl.europa.eu/highlights/fr/303.html
[15] http://balkans.courriers.info/article21768.html
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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